« Je frémis à songer que, plus
tard, quelque Taine jugera notre société d'après les pièces de Bernstein et de
Bataille, d'après les procès de Malvy, Steinheil, etc. » (Gide, Journal).
Mais non ! il la jugera plutôt
d'après Gide, Proust et Valéry, et selon le miséricordieux principe « De
mortuis nil nisi bonum ». Et même s'il en pense du mal, reste que la
médiocrité du moins s'évacue de toute époque devenue historique, comme la lie
d'un vin qu'on laisse reposer — reste que, couleur de l'ivresse ou couleur du
poison, il s'établit dans toute période qui n'a plus pour éclairage que
l'éclairage du souvenir une transparence étrange. Ne serait-ce que par
l'élision automatique de tout ce qui fait la trivialité d'une époque : du
quotidien, de tous les éléments de répétition par lesquels le vécu grisaille.
Toute cette érosion de la matière interstitielle et conjonctive qui fait du
Temps le poète des événements.
Médiocre valeur du coup d'œil rétrospectif
que l'écrivain jette sur ses livres : leur contenu, trop remâché en cours
de confection, ne lui est plus de rien ; s'aiguise au contraire chez lui
exagérément au fil des années la sensibilité aux mutations de la forme
(« Je n'écrirais plus ainsi aujourd'hui »). Tous les signes de
mûrissement, ou de vieillissement, qu'apporte un simple intervalle de quelques
années, sont perçus, enregistrés par lui avec une subtilité en alerte.
Le lecteur, lui, a une tendance
inverse à ramener les parties successives de l'œuvre sous un éclairage uniforme
et intemporel ; sa préférence va au constat réitéré de l'identité,
acquiesce avec délectation à la tyrannie unificatrice de la signature
(« c'est bien de lui ! »). L'écrivain, devant ses livres, est sensible surtout à
son évolution, le lecteur à ses constantes. Un auteur est toujours, il me
semble, naïvement surpris quand il constate l'aisance d'un lecteur sans
expérience critique particulière à le détecter derrière un fragment de quelques
lignes pris au hasard dans ses livres. Il ne se savait pas si ressemblant à lui
même, parce que ses propres livres n'ont jamais pu vraiment lui tendre un
miroir ; s'il les rouvre, il voit bien en eux ce qui les embue, les raye
ou les écaille, non ce qu'ils réfléchissent d'indéformable.
* * *
La mythomanie de Malraux me glace,
moins parce qu'elle est mythomanie que parce qu'elle est gravité calculée, et
quelquefois spéculation payante parce qu’il a tiré sur elle bien d'autres
traites que des traites littéraires : songeons à l'incroyable bluff
chinois, auquel même Trotsky se laisse prendre, et qui lui permet de traiter
avec le Russe de pair à compagnon ! (chez Chateaubriand, même quand il
raconte sa fausse visite à Washington, la mythomanie reste toujours bon enfant
et cligne de l’œil au lecteur, mais, hélas ! Malraux lorsqu'il fabule ne
s'amuse que bien rarement).
Quand je réagis contre mon irritation, je
m'accuse de mesquinerie biographique, et je me
dis qu'en somme Malraux n'a fait qu'étoffer sa vie des addenda qui lui semblaient dus, qui la prolongeaient organiquement, et dont seul le cadre trop étriqué d'une
existence individuelle au vingtième siècle l'élaguait. L'Orient l'a fasciné,
comme il a fasciné Napoléon, non parce que l'Europe est devenue une taupinière,
mais parce que l'Asie demeure le continent où, contrairement à notre
civilisation archiviste, l'histoire devient légende à peine l'événement
consommé (toujours Alexandre ! comme le tombeau de Bucéphale, et les
cavaleries de bronze verdissant dans les steppes touraniennes l'ont
envoûté ! comme il est bizarre qu'il ait pu mouler un moment sur les
schémas marxistes abstraits son projet de vie, qui était plutôt celui du
Macédonien devant le tombeau d'Achille !). Pourquoi l'histoire personnelle
(l'éloignement dans l'espace remplaçant le recul dans le temps) ne
deviendrait-elle pas légende elle-même avant de finir ? Le flou artistique
des fonds des Antimémoires marque à la fin de sa vie le rejet formel de
l'état-civil et du matricule, un rejet plus systématique que dans les Mémoires
d'Outre-Tombe, où Chateaubriand retouche seulement le détail de sa
biographie, tandis que Malraux dans ses écrits traite hardiment sa vie entière
comme une structure gonflable, capable d'expansion indéfinie, mais toujours
selon sa forme empreinte. Pourquoi lui reprocher, après tout, d'avoir
introduit, et en somme avec succès, un peu de
jeu, et plus libre, entre l'existence telle qu'elle est vécue intimement,
c'est-à-dire à demi conduite, à demi rêvée, et le curriculum vitae trivial
qui lui correspond dans les fiches d'état civil et les sommiers de
police ? Il proteste à sa manière, qui n'est pas illégitime, contre une réduction de
l'homme-corseté dans une armature de données objectives étouffante — que le vingtième siècle rend insupportable à tous
ceux que l'imagination surtout fait vivre. Il y eut un temps, qui n'est pas si
éloigné de nous, où la représentation que l'homme avait de sa vie,
chronologiquement, flottait dans l'indéterminé autant par la date de sa
naissance que par celle de sa mort, et, spatialement, n'était bornée que par
les limites, élastiques et déplaçables, de la mémoire à éclipses et de la
fantaisie individuelles. Il était moins difficile alors de satisfaire — et plus
d'une fois on lui faisait droit sans façons pour soi-même — à la parole de
Rimbaud : « A chaque être, plusieurs autres vies me semblaient
dues ».
* * *
Les plaisirs dont on est redevable à
l'art, c'est, pour les neuf dixièmes, au cours d'une vie, non le contact direct
avec l'œuvre qui en est le véhicule, mais son seul souvenir. Comme on s'est peu
préoccupé pourtant de la nature différente, de la fidélité différente, de
l'intensité différente des formes que revêt ce souvenir, selon qu'il s'agit d'un
tableau, d'une musique, ou d'un poème ! Pour ce dernier seul, le souvenir
est présence absolue, résurrection intégrale, et peut-être même — c'est assez
singulier — davantage encore : seul contact véritablement authentique,
puisque l'aptitude à la mémorisation entre comme constituant essentiel dans le
poème, par l'entremise du mètre et de la rime, lesquels font que, même entendu
pour la première fois, réglé qu'il est sur un rythme et des retours de sonorité
de nature mnémotechnique, il revêt déjà la tonalité propre au
ressouvenir : c'est en quoi toute poésie, seule des productions des muses, peut être
dite fille de mémoire. Le souvenir d’un
tableau est le souvenir d’une émotion, d'une surprise, ou d’un plaisir sensuel,
rapporté mécaniquement, mais non lié affectivement, à la persistance dans la
mémoire d'une vague répartition des masses et des couleurs à l'intérieur d'un
cadre. En somme, aussi privé de vie, ou peu s'en faut, que le souvenir qu'on
garde de l'ameublement d'une pièce. Le souvenir musical a presque la précision
du souvenir d'un poème, mais ne conserve ni le volume et l'intensité sonore, ni
la vigueur des timbres instrumentaux ou vocaux inséparables de la seule
exécution.
Il est singulier qu'un art existe, la
poésie, dont la substance est soluble tout entière dans la mémoire, et ne
réside véritablement qu'en elle, auquel aucune réalisation, aucune exécution,
aucune matérialisation ne peut ajouter quoi que ce soit. Car le poème, dont la
lecture par un acteur sur une scène de théâtre a quelque chose, nécessairement,
de grossier, et même de caricatural, parce que de superflu (lire un poème,
c'est déjà à demi le mimer, c'est sortir entièrement du medium qui lui
est propre), le poème, qui déjà s'épure et gagne en puissance de suggestion
s'il sort de la bouche d'ombre anonyme de la radio, n'atteint à toute sa
plénitude expressive que lorsqu'il remonte à la conscience porté par la voix — même pas murmurante, même pas silencieusement mimée par la
gorge, mais abstraite et comme dépouillée de toute sujétion charnelle du seul
souvenir.
Il y a des conséquences à cette
inégalité des différents arts devant la mémorisation. Elle retire toute
consistance réelle à une culture qui prendrait pour base les seules œuvres
plastiques. Une culture purement musicale, au contraire, apparaît possible, sans
grandes fenêtres sur l'extérieur, étroitement bornée et liée à une imagination de l'oreille très rarement dispensée — de là la clôture presque complète
à l'égard du profane des véritables cercles de musiciens. La
dominante littéraire, fondamentale dans
toutes les cultures modernes de type
occidental, tient sans doute
certes à ce que la langue s'est constituée le véhicule privilégié de la pensée,
mais presque autant peut-être au caractère éminemment intériorisé et
entièrement portatif de sa production de base, qui a été d'abord la poésie
lyrique, épique, ou gnomique, apprise par cœur.
Julien
Gracq, in En lisant, en écrivant