mardi 30 avril 2019

En espérant... Timothy Radcliffe, Lorsque tout paraît fini


Espérer dans le désert ?
L’année dernière, à la même époque, je me trouvais en Irak. Je rendais visite à des communautés chrétiennes avec Brian Pierce, un frère dominicain des États-Unis. Nous souhaitions fortifier leur espoir. Mais comme bien souvent, ce sont elles qui nous donnèrent une leçon d’espérance. On nous expliqua qu'en arabe, il y a deux mots pour dire  « espoir, espérance » : amal qui traduit l’optimisme de l’homme, et rajâ' qui est la vertu théologale qui fait espérer en Dieu. Nos frères et sœurs d'Irak n’ont plus de raison, ou presque, d’« espérer » au sens de amal. Ils ont pratiquement tout perdu ; ils ne sont pas certains de rester les bienvenus au Kurdistan. La plupart des chrétiens se sont enfuis maintenant. Ils ne font pas confiance aux gouvernements des pays d’Occident qui, ils en sont persuadés, n'en ont qu'après le pétrole. La seule perspective que l’avenir semble leur réserver, c'est de vivre dans des camps ou s'exiler à l'étranger. Et pourtant, ils se cramponnent à leur espérance au sens de rajâ'.
Ils peuvent nous enseigner le sens d'espérer au sein de la crise la plus grave de notre temps. L’espérance est le plus grand défi adressé à l’humanité aujourd’hui. Les rêves de progrès réels développés par l'Occident des Lumières se sont, en grande partie, écroulés après le siècle le plus violent de l’histoire de l’humanité. Beaucoup de pays, en particulier en Afrique, demeurent pris au piège de la pauvreté. Au Moyen-Orient, les États-nations se sont effondrés ou sont chancelants. Il y a une montée du terrorisme, généralement liée au fondamentalisme religieux. Les Nations Unies estiment que le nombre de réfugiés sans foyer est supérieur à 50 millions et que des dizaines de milliers de personnes meurent chaque année en essayant de trouver un lieu sûr. Le pape François a rappelé au monde, dans sa lettre encyclique Laudato Si’, que nous sommes confrontés aux ravages d’une catastrophe écologique, mais qu'il n’y a pas de volonté politique d’y faire face. Devant un tel désespoir mondial, comment partager notre espérance de chrétiens ? Nos frères et sœurs d'Irak peuvent nous le montrer.
Demeurez en moi
Tout d'abord, l’espérance qu’ils mettent en Dieu s'exprime par leur refus de quitter l'Irak, tandis que des milliers d’autres ont fui. Je ne dis pas cela pour critiquer ceux qui sont partis, peut-être pour de bonnes raisons d'ailleurs. Mais simplement pour dire que rester est un signe d'espérance dans le Seigneur qui a promis d'être avec nous jusqu'à la fin des temps (Matthieu 28, 20). Jésus dit aux disciples, alors qu'il marchait vers sa mort : « Demeurez en moi comme je demeure en vous ! » (Jean 15, 4).
Le magnifique film Des Hommes et des Dieux se déroule en Algérie, dans les années quatre-vingt-dix, dans une petite communauté de trappistes bravant une vague de violence qui allait en grossissant. Ils doivent décider entre rester ou partir. L'un des moines avoue à ses voisins musulmans : « Nous sommes comme des oiseaux sur une branche, nous ne savons pas si nous devons partir ». L’épouse de l’un deux lui répond : « Les oiseaux, c’est nous ; la branche, c'est vous. Si vous partez, on ne saura pas où se poser ». Les moines décident de rester au prix de leur vie.
Serge de Beaurecueil, o. p., vécut solitaire en Afghanistan pendant un quart de siècle. Il fut la plupart du temps le seul prêtre catholique dans le pays. Il s’est souvent demandé à quoi bon rester là. Mais il a écrit ceci :
Porteur silencieux de la Parole, d'une parole créative, incarnée et crucifiée, simplement en étant, simplement en vivant ici, simplement en aimant, simplement en mourant ici, simplement en célébrant l'Eucharistie, j'engage l'avenir d'un peuple dans la Lumière.
Rowan Williams, l’ancien archevêque anglican de Canterbury, a déclaré :
« Je ne pars pas » est une des choses les plus importantes qu'on puisse entendre, que ce soit de la bouche d'une personne à notre chevet quand on est malade ou avec laquelle on prend un verre ou quand on se demande ce qu'il se passe dans notre quartier et notre société.
Demeurer est signe que nous espérons en ce Dieu qui ne s’en ira jamais. Nous demeurons avec les pauvres, avec les gens qui se sentent abandonnés, avec nos congrégations quand les temps sont rudes, en tant que membres de l'Église, parce que Dieu demeure avec nous.
Faites ceci en mémoire de moi
L’espérance des chrétiens d’Irak s'exprime également par la prière. La prière, comme l’espérance, est tendue vers l’avenir. La célébration de l’Eucharistie est la prière suprême. Au milieu de Bagdad déchirée par la guerre et de la désolation des camps de réfugiés du Kurdistan, ils se rassemblent pour se rappeler ce que Jésus accomplit la nuit avant sa mort.
Le hasard est que ma première visite au Rwanda coïncida avec le tout début du conflit, au commencement de l’année 1993, quand les choses entraient en ébullition. Nous sommes allés de Kigali jusqu’au nord du pays et nous avons vu de nos propres yeux les régions dévastées, les camps de réfugiés et surtout un hôpital rempli d’enfants qui avaient perdu des membres dans l'explosion de mines terrestres. Ce soir-là, je rendais visite à nos sœurs dominicaines et je me demandais quoi dire. La souffrance me réduisait au silence. Alors, je me souvins d'une chose qu’il nous était possible de faire : nous pouvions nous rappeler comment sa dernière nuit, Jésus rassembla ses disciples et leur donna son corps et son sang. Cette nuit ultime avant la crucifixion, toute espérance semblait impossible. La communauté se désagrégeait. Un disciple avait trahi Jésus et un autre le renierait ; la plupart des autres allaient s’enfuir. L'avenir ne réservait que souffrance solitude et mort. Au plus sombre de cette séquence de l'histoire des hommes, Jésus réalisa un geste stupéfiant, ce geste d'espérance : « Ceci est mon corps donné pour vous. [...] Ceci est mon sang versé pour vous ».
Tous les dimanches, la communauté se rassemble pour se rappeler le moment de sa dispersion : c'est le paradoxe du christianisme. La mémoire de ce moment d'apparent désespoir contient la promesse faite. Nous commençons la semaine en nous rappelant ce qui donnait l’impression d'une fin définitive. Le paradoxe est amplifié par la lecture du récit complet de ce soir-là donné dans les Évangiles. Beaucoup de savants pensent que ces  textes résultent d’une autre crise, quand Jésus ne revint pas alors qu’on l’attendait ardemment, après le martyre de Pierre et de Paul, et la première vague de persécutions. Lors de cette deuxième période sombre, quand la tentation du désespoir les étreignait à nouveau, les disciples redirent l'histoire de la crise du jeudi saint.
Ainsi, nous ne devrions pas craindre les crises. C’est lorsque tout paraît fini, dans notre vie personnelle ou  communautaire, que le Seigneur se manifeste d’une façon nouvelle et secrète. Comme je suis intarissable sur le sujet et que casse la tête de mes frères américains ils m'ont un jour offert un T-shirt où est écrit : « Bonne crise ! » En ces  temps où l’humanité traverse une profonde crise de l’espérance, nous, chrétiens, devrions être aux aguets, les yeux et les oreilles bien ouverts, pour Le reconnaître quand Il viendra sous une forme inédite.
Les sacrements sont des signes. Ils expriment que nous espérons en quelque chose qui ne peut se dire avec des mots : la venue de Dieu. Ils désignent une plénitude expressive que seuls des gestes peuvent traduire. « Gens de sacrements »  nous devrions inventer une gestuelle créative qui soit l’expression de notre espérance.
Le pape saint Jean Paul II était capable de gestes lumineux pour dire l’espérance. Quand il se rendit à Jérusalem, beaucoup pensaient qu’il ne pourrait rien accomplir pour sortir la région de l’impasse du conflit. Or, il fit quelque chose d’extraordinaire. Il prit place au Mur des Lamentations au milieu des centaines de juifs qui s'y trouvaient,  et lut des Psaumes. Ce geste, mieux que n’importe quel autre, reflétait l’espoir de paix. Depuis son élection, le pape François a accompli des gestes qui ont mis le monde sens dessus dessous. Quand il a lavé les pieds de détenus, dont ceux d’une jeune musulmane, le premier Jeudi Saint de son pontificat, le monde en fut secoué . Quand il embrassa un homme dont le corps était couvert d'atroces tumeurs, le monde fut pénétré d'amour pour lui.
Aux Philippines, le pape François renonça au discours qu’il avait préparé, lorsque Glyzelle Palomar l’interrogea en pleurant : « Beaucoup d'enfants sont entraînés dans la drogue et la prostitution. Pourquoi Dieu permet-il de pareilles choses ? Les enfants n'ont commis aucune faute ». Il l’embrassa et déclara : « Elle est la seule à avoir posé une question à laquelle on ne peut répondre et elle n’était même pas en état de la formuler avec des mots, ce sont ses larmes plutôt qui ont parlé ». À ses larmes, il répondit par son étreinte. Il arrive parfois qu’on ne puisse exprimer l’espérance qu'au moyen d'un geste silencieux.
Les gestes de Jésus constituent l'ossature de l’Évangile de Jean. Ils annoncent le signe grandiose de son élévation qui attirera les foules : « [...] quand j’aurais été élevé de terre, j'attirerai à moi tous les hommes » (Jean 12, 32). Notre tâche est de faire des gestes qui appelleront les gens vers le Christ, des gestes qui soient le signe d'une espérance ineffable. Lors d'une rencontre de chefs spirituels chrétiens et musulmans au Vatican, en décembre 2014, il fut convenu que ces responsables devraient visiter ensemble les camps de réfugiés au Moyen-Orient. Songez comme ce  serait un signe fort pour dire la paix ! Si les évêques et les religieux voulaient bren accueillir des migrants dans leurs maisons, songez à la portée d’un tel geste. Nous avons besoin de faire quelque chose d’un peu fou. Si nous nous contentons de préparer des chefs-d'œuvre d'écriture, ils poseront inaperçus. Mais un geste, lui, fait le tour du monde en quelques secondes. Notre société pleine de symboles est un terrain idéal sur lequel l’imagination catholique peut s'exprimer en matière de sacrements.
Quand Jésus réunit ses disciples autour de lui ce dernier soir, ils chantèrent, selon la coutume de la Pâque juive (Marc 14, 26). Dans les camps du Kurdistan, le chant d'espérance le plus vibrant était la musique ensorcelante des Psaumes chantés en arabe par les sœurs dominicaines. Chanter est une des ressources de l’homme pour affronter la souffrance et la mort.
Cette réaction humaine face à la mort est peut-être universelle. Seule la musique, seul le chant parviennent à exprimer notre espérance en dépit du silence imposé par la mort. Le chant se fraie un passage à travers les barrières dressées  entre les hommes. Quand les soldats allemands entonnèrent des chants de Noël dans les tranchées pendant la Première Guerre mondiale, les soldats britanniques joignirent leur voix, et ces hommes ne tardèrent pas quitter leurs positions défensives pour se retrouver et chanter en chœur, et même faire une partie de foot. Momentanément les inimitiés n’existèrent plus, on fit une trêve grâce au chant. Et, chose étrange, la chanson qui brisa le silence hostile était Stille Nacht, Douce nuit ! Hélas, quelques jours après, les généraux britanniques donnèrent l’ordre d’un tir de barrage à l’artillerie pour noyer le son des cantiques. Finie la « Douce nuit » !
Explorer les liens entre espérance et musique nécessiterait tout un ouvrage. Je me contenterai de dire que l'espérance est la vertu des pèlerins, et que les pèlerins chantent en chemin. Le chant, à instar de la gestuelle, permet d’exprimer une espérance inaccessible à nos concepts. Il offre un avant-goût de la musique céleste qui triomphe de toutes les dissonances et révèle l’harmonie parfaite. Le dernier jour de l’année liturgique, nous lisons ces mots de saint Augustin, emprunts de beauté :
Dès maintenant, donc, chantons, non pour le délice de notre loisir, mais pour alléger notre labeur. Tels les voyageurs habitués à chanter, chantez, mais sans interrompre la marche. Chantez, et allez de l’avant !
Faire le bien pour le bien
À Bagdad et dans les camps du Kurdistan, l’avenir est profondément incertain. Nul ne peut deviner ce qu’il adviendra. L'espérance des chrétiens s'exprime par le simple fait de se lever le matin et de réaliser toute bonne action inspirée par le Seigneur pour ce jour-là. Nous sommes « créés en Jésus Christ pour les œuvres bonnes, que Dieu a préparées d'avance, afin que nous nous y engagions »(Éphésiens 2, 10). Le célèbre critique littéraire Terry Eagleton a écrit que :
Les actions les plus épanouies sont celles qu'on accomplit comme si elles devaient être les dernières de notre vie, et qu'on accomplit pour elles-mêmes, non pour les conséquences qu’elles auront.
Un de nos frères récemment retourné à Bagdad, nous a dit un jour : « Espérer signifie que je suis vivant aujourd'hui, quoi qu’il arrive demain ». Les Filles de la Charité de saint Vincent de Paul s'occupent d'enfants handicapés abandonnés par leur famille. Je ne puis oublier le visage grave de Nora, née sans bras ni jambes, mais qui nourrit les plus jeunes enfants à la cuiller : elle en tient le manche avec la bouche. Deux vierges consacrées dirigent un foyer ouvert aux femmes abandonnées par leur famille et de toutes religions : quelle joie avons-nous éprouvée dans leur maison ! Dans les camps, nous avons rencontré une femme qui possédait trois pharmacies jusqu'à l’arrivée de Daech. Elle travaille maintenant comme bénévole et distribue le peu de médicaments disponibles. « J’ai tout perdu, déclara-t-elle, mais j’ai appris à remercier pour le peu qui reste. C’est pour ça que je suis venue ».
Voilà des œuvres bonnes, réalisées sans d’autre but qu'elles-mêmes et non pour faire advenir le Royaume. Ce ne sont pas des moyens pour atteindre un but. À Auschwitz, Primo Levi fit la connaissance d’un Italien prénommé Lorenzo qui partagea sa ration de pain avec lui tous les jours. Dans le journal de sa déportation, il écrit :
Je crois que c'est justement à Lorenzo que je dois d'être encore vivant aujourd'hui, non pas tant pour son aide matérielle que pour m'avoir constamment rappelé, par présence, par sa façon si simple et facile d'être bon, qu’il existait encore, en dehors du nôtre, un monde juste, des choses et des êtres encore purs et intègres que ni la corruption ni la barbarie n’avaient contaminés [...] quelque chose d’indéfinissable, comme une lointaine possibilité de bonté pour laquelle il valait la peine de se conserver vivant. […] C’est à Lorenzo que je dois de n'avoir pas oublié que moi aussi j'étais un homme.
Nous donnons à manger à ceux qui ont faim et des vêtements à ceux qui sont nus parce qu'il est bien de le faire, quelles qu'en soient les conséquences. À de tels actes, on a donné le nom de paraboles matérielles ou d’anticipations du Royaume de Dieu, de création nouvelle, dans les conditions d’ici-bas ».
À l'opposé, se trouvent les actes motivés par une fin, des expédients, des moyens de tirer avantage. Dans l’Évangile selon Jean, Jésus est crucifié parce que le grand prêtre Caïphe a dit : « [...] c’est votre avantage qu’un seul homme meure pour le peuple et que la nation ne périsse pas tout entière » (Jean 11, 50). L’opportunisme est un prétexte pour justifier des œuvres mauvaises. On s’en est servi pour justifier le bombardement de Hiroshima et de Nagasaki où des centaines de milliers de civils périrent calcinés en un instant. Il fut la cause des atrocités commises pendant la guerre du Viêtnam. La phrase est restée célèbre : « Nous n'avions d’autre choix de détruire le village pour le sauver des communistes ». L'opportunisme justifia aussi les pratiques de la prison militaire africaine de Guatanamo Bay et les Special renditions,  en d'autres termes, les tortures.
Mais les œuvres bonnes, intrinsèquement désintéressées, sont des gestes d’espérance en un Dieu qui nous mènera au Royaume par des chemins imprévus. Oscar Romero a dit que « Dies es el protagonista de la historia », Dieu est le protagoniste de l'histoire. Parce que nous espérons en Dieu, nous n'avons pas recours à des abominations pour parvenir à nos fins. Nous pouvons laisser Dieu s'occuper de tout, non par passivité de notre part, mais parce que nous sommes libres de faire ce qui est bien, si modeste soit le geste accompli.
Nous témoignons du règne de Dieu, sans toutefois essayer de tout contrôler. Le théologien méthodiste américain Stanley Hauerwas a dit qu'une vie de chrétien « est hors de contrôle » :
Vivre « hors de contrôle » [...] consiste à renoncer à l’illusion que les chrétiens ont pour tâche de veiller au bon déroulement de l'histoire.
La Providence s'en chargera. Nous témoignons de cela en faisant ce qui est bon, sais savoir comment ces actes contribueront ou non à la venue du règne de Dieu. Le philosophe canadien Charles Taylor a observé le mouvement ascendant de la « culture du contrôle ›› sur laquelle repose le processus de sécularisation. Nous espérons en l'Esprit de Dieu qui plane au-dessus du désordre et du chaos de nos vies, et accouche d’une création nouvelle. C’est pourquoi le pape François nous demande de ne pas avoir peur du désordre. Lors des Journées mondiales de la jeunesse (JMJ) à Rio, après les pluies diluviennes, il déclara :
Je m’attends à patauger pendant cette Journée. Mais je veux qu'on patauge et qu'on se remue dans les  rassemblements.
Nous espérons que du désordre naisse quelque chose de neuf. L’ultime perte de contrôle, c'est la mort des martyrs, et aussi l'ultime témoignage de notre espérance en la souveraineté de Dieu. Le contraste est absolu entre la mort des martyrs qui remettent leur vie entre les mains de Dieu avec confiance, sans répondre à la violence par la violence, et celle des tristes kamikazes qui se font exploser, ceux que l’historienne Marie-Françoise Baslez nomme les martyrs du désespoir.
Pourquoi ?
L’engagement des chrétiens dans l’enseignement et l'étude est le témoignage d'espérance le plus surprenant en Irak. À Bagdad, nos sœurs et nos frères dominicains tiennent des écoles, dirigent un établissement d’enseignement supérieur. Dans cette ville déchires par la guerre, ils s’occupent de l’éducation des jeunes, en particulier des musulmans. Nous publions une revue mensuelle al-Fíkr al-Masîhî, La Pensée chrétienne, qui a des milliers de lecteurs musulmans. Dans les camps du Kurdistan, la théologie est enseignée au Babel College. Deux de nos sœurs de là-bas ont obtenu leur doctorat en théologie et études bibliques des universités d’Oxford et de Notre-Dame. Dans les camps où nous travaillons, ce sont des enseignants réfugiés qui renseignent aux enfants réfugiés. On pourrait penser que lorsque son monde écroule, on relègue les études au dernier rang de la liste de ses priorités ! Eh bien non, et c'est une belle expression d'espérance !
Tout d'abord et bien évidemment parce que c'est la réponse à long-terme à la vague croissante de fondamentalisme qui consume le Moyen-Orient. L'Académie des sciences humaines de Bagdad, créée en 2012, a pour emblème le blason dominicain avec un grand point d’interrogation. En fin de compte, la seule réponse à l'essor de l’État islamique est d'encourager les gens à penser. Un célèbre Maître des novices dominicain, au début du siècle dernier, avait coutume de dire aux novices : « Pensez. Pensez à n'importe quoi, mais pour l’amour de Dieu, pensez-y ! »
Penser, en particulier en temps de crise, exprime notre espérance qu’à la fin tout prendra sens. Quand le Bienheureux Oscar Romero se rendit sur le lieu d'un massacre perpétré par l’armée, il tomba sur le corps d'un jeune garçon gisant dans un fossé :
C'était juste un gamin, au fond du fossé, le visage tourné vers le ciel. On pouvait voir les trous des balles, les bleus dus aux coups, le sang séché. Il avait les yeux ouverts, comme s’il demandait le motif de sa mort et ne comprenait pas.
Le désespoir, c'est quand toute espérance de sens s'est effondrée. L’ancien président de la République tchèque et dramaturge Vaclav Havel a affirmé que « l’espérance, ce n'est pas être convaincu que quelque chose ira bien ; c'est avoir la certitude que quelque chose a un sens et peu importe la manière dont cela finira ».
Bien entendu, nous ne réussirons jamais à comprendre la signification des terribles souffrances. Il nous est impossible de trouver un sens à l’obscénité des génocides, à la vanité des ravages provoqués par les kamikazes, ni à la mort des jeunes. Face au mystère du mal, notre seul recours est un mystère encore plus grand, celui du dimanche de Pâques. Mais quand nous nous martelons la tête pour comprendre, il peut arriver que nous entr’apercevions de manière très fugace la signification ultime de notre existence. Étudier, dans les camps irakiens, nous prépare à cette révélation ultime qui nous sera offerte quand nous serons face à Dieu.
Saint Paul ne dit-il pas : « À présent, ma connaissance est limitée, alors, je connaîtrai comme je suis connu » (1 Corinthiens 13, 12). Étudier, c’est savourer à l’avance la révélation dernière qui viendra lorsque tout sera compris.
Laissez les enfants venir
À chaque fois que nous arrivions dans un camp, avec l’habit blanc des dominicains, les enfants accouraient, surexcités. Ils avaient été chassés de chez eux par des étrangers ayant fait intrusion dans leur chambre en pleine nuit. Certains n’avaient pas pu s'échapper. Une femme nous raconta comment un terroriste de l’État islamique lui avait arraché des bras son enfant alors qu'elle s'enfuyait. Et malgré tout, ces enfants réfugiés étaient heureux de nous voir. À Bagdad, nous avons visité les salles de maternité de deux hôpitaux dirigés par des sœurs dominicaines ; des nouveau-nés reposaient en rangs côte à côte, chrétiens, musulmans et yézidis. Une sœur, qui est sage-femme, a présidé à la naissance de générations d'enfants ; on l'a surnommée la Mère de l'Irak.
Dans le rite catholique chaldéen, juste avant la communion, deux enfants montent à l'autel et reçoivent du prêtre le signe de paix qu'ils transmettent à l’assemblée des fidèles. Ces enfants sont peut-être des messagers d'espérance en l’avenir, même si, à l'heure actuelle, il nous est impossible d'imaginer la forme qu'elle prendra.
Saint Thomas d'Aquin a écrit que « la jeunesse est cause d'espoir [...]. En effet, les jeunes ont beaucoup d'avenir et peu de passé ». Aux yeux de Charles Péguy, l’espérance a les traits de sa fillette de neuf ans :
Cette petite espérance qui n’a l’air de rien du tout.
Cette petite fille espérance.
Immortelle.
[…]
C’est elle, cette petite, qui entraîne tout.
L'Espérance voit ce qui n'est pas encore et qui sera.
Elle aime ce qui n'est pas encore et qui sera.
Dans le futur du temps et de l’éternité.
Une Église qui espère a des enfants dont elle prend soin. Un effondrement du taux de natalité, dans certains pays est peut-être une manifestation de désespoir. Les injures faites aux enfant sont pure horreur. Nous éduquons les enfants pour qu’ils accomplissent nos impossibilités et qu’ils deviennent ce que nous ne pouvons encore imaginer. Pierre Teilhard de Chardin a dit que « l’avenir appartient à ceux qui donnent à la génération future des raisons d’espérer ».
Je ne doute pas que les chrétiens d'Irak, bien souvent, n'ont pas le cœur à espérer. Et cependant, leur façon de vivre incarne une Espérance qui sourd d'un endroit plus enfoui que le siège des sentiments, et vient parfois déborder avec allégresse, mais se contente souvent de s'écouler secrètement, comme une rivière souterraine. On l'observe dans le fait qu'ils restent là, exactement comme nous sommes appelés à demeurer dans les lieux les plus désolés. C’est aussi visible lorsqu'ils effectuent les « œuvre bonnes, que Dieu a préparées d'avance, afin que nous nous y engagions » (Éphésiens 2, 10). Cela transparaît dans l’éducation qu’ils donnent aux jeunes qui accompliront peut-être des merveilles que notre imagination n'est pas capable de concevoir. L'Église est, à vrai dire, la grande éducatrice de la jeunesse dans tous les pays du monde. Puisse le Seigneur garder vivante en nous tous cette espérance.
Timothy Radcliffe, op, in Au cœur du mystère



mardi 16 avril 2019

En désirant... Réginald Garrigou-Lagrange, L'Amour de Dieu et le mystère de la Croix



Les perspectives qu'ouvre le mystère de la Croix sur Dieu même, sur le Christ-Jésus et sur les pécheurs sont sans limites.
Qu'est-ce qui nous a le mieux manifesté ici-bas le triple amour de Dieu pour le bien suprême, qui s'identifie avec lui, pour son Fils incarné et pour nos âmes, sinon le mystère de la Croix ?
Par lui, Dieu nous dit non seulement son saint amour du bien, fondement de tout devoir, mais sa haine du mal, du mensonge, de l'injustice sous toutes ses formes, mal qui exige une réparation pour que l'ordre de la justice soit rétabli.
Par le mystère de la croix, si étrange que cela paraisse au premier abord, Dieu nous dit aussi son immense amour pour le Verbe fait chair ; car, en l'envoyant à la mort ignominieuse du Calvaire, comme un chef d'armée envoie à une mort certaine le meilleur de ses lieutenants pour le salut de la patrie, le Très-Haut a voulu faire remporter au Christ Jésus la plus grande des victoires, il a voulu faire de lui le vainqueur du péché et du démon 1 ; victoire cachée, mais très supérieure à celle remportée sur la mort, le jour de la résurrection.
Par le mystère de la croix, le Seigneur nous dit enfin son amour pour nos âmes, pour le salut desquelles il a livré, son Fils unique.
Pour mieux saisir cette vérité, nous voudrions considérer ici la Passion du Sauveur comme la manifestation suprême ici-bas de la plénitude de grâce que Notre-Seigneur reçut en sa sainte âme dès l'instant de sa conception, en vue de sa mission universelle de Rédempteur.
À ce point de vue, un des aspects les plus mystérieux et aussi les plus révélateurs de cette divine Passion est l'union en elle de la souffrance qui vu jusqu'à l'angoisse et de la paix la plus haute dans la consommation de l'œuvre rédemptrice. Entre ces deux extrêmes si parfaitement unis, se trouve manifestement toute la vie intérieure de Jésus 2.
Arrêtons-nous à cette considération, et nous verrons ensuite quelle leçon elle contient pour nous, comment nous devons conserver, en union avec le Sauveur, l'abandon à Dieu et la paix au milieu des pires épreuves. Lorsque la souffrance aiguë se prolonge pour nous, lorsqu'elle est non seulement physique, mais morale et nous laisse seuls sans presque aucun secours humain, et même sans secours apparent du côté du ciel, nous tombons presque toujours dans l'accablement et il semble que nous soyons sur le point de perdre tout courage et tout espoir. Rares sont les âmes qui, en ces heures de tristesse profonde, conservent un parfait abandon à Dieu et la paix qui ne peut nous venir que de lui. Au premier rang de ces âmes héroïques et très au-dessus de toutes, se trouve. la sainte âme du Verbe fait chair, et la raison de cette force et de cette paix dans l'extrême souffrance se trouve en la grâce surabondante qu'elle reçut dès le premier jour de sa venue en ce monde.

La plénitude de Grâce causa en Notre-Seigneur un ardent désir de la croix
pour l’accomplissement parfait de Sa mission rédemptrice
Dès l'instant de sa création et de son union au corps formé dans le sein virginal de Marie, la sainte âme de Jésus a reçu une plénitude de grâce créée proportionnée à son union personnelle au Verbe. Plus en effet on est près de Dieu, plus on reçoit de lui lumière et vie, comme plus on se rapproche d'un foyer lumineux, plus on est éclairé.
* * *
La personnalité du Verbe fait chair.
La sainte âme de Jésus dès le premier instant de sa création est et sera toujours plus qu'aucune créature unie au Verbe de Dieu, puisqu'elle constitue avec lui une seule et même personne, puisqu'elle existe de par l'existence incréée du Verbe 3. Il est impossible de concevoir une union plus intime et plus indissoluble de deux natures infiniment distantes. Ce n'est pas seulement une union accidentelle par la connaissance et l'amour ; c'est une union substantielle par l'être même, puisque la nature divine et la nature humaine, sans pourtant se confondre, appartiennent vraiment à la personne incréée du Verbe fait chair, de telle façon qu'il n'y a pas en Jésus de personnalité humaine, de moi humain, mais seulement le moi du Verbe de Dieu.
Est-ce là une diminution pour l'humanité du Sauveur ?
— Nullement. C'est une perfection souveraine, que la vie des saints permet d'entrevoir de très loin. Plus les saints grandissent dans l'amour de Dieu, plus ils perdent en lui en quelque sorte leur personnalité humaine et deviennent, par cette union à Dieu, indépendants pour ainsi dire de tout le créé, très supérieurs aux conditions naturelles des hommes de leur pays et de leur temps, pour guider les générations humaines vers la vie de l'éternité. Par la haine du moi fait d'amour-propre plus ou moins déréglé, les saints substituent de plus en plus en leur intelligence à leurs idées propres les idées de Dieu reçues par la foi ; ils substituent aussi en leur volonté à l'égoïsme l'amour de Dieu, si bien que saint Paul peut dire : « Je vis, mais non, ce n'est plus moi qui vis, c'est Jésus-Christ qui vit en moi ». Saint Paul reste pourtant une personne humaine créée, infiniment distante de Dieu.
En la sainte âme de Jésus ; ce ne sont pas seulement les facultés qui sont ainsi transformées, déifiées ; ce n'est pas seulement en son intelligence la lumière de la vérité divine qui règne sur toutes ses conceptions et éclaire tous ses jugements ; ce n'est pas seulement en sa volonté une charité suréminente qui exclut tout égoïsme ; l'essence de l'âme du Sauveur n'a pas seulement reçu, comme celle de saint Paul, la greffe divine de la grâce sanctifiante à un très haut degré ; mais à la racine des facultés et de l'âme elle-même, il n'y a pas de moi humain, il n'y a pas de personne humaine ; à sa place se trouve et règne véritablement le moi même du Verbe qui s'est fait homme. Le Verbe, qui possède de toute éternité avec le Père et le Saint-Esprit la nature divine infinie et indivisible, a assumé aussi intimement que possible et pour toujours notre nature humaine, un corps et une âme semblables aux nôtres. C'est ce qui permet de dire à Jésus : « Je suis la voie, la vérité el la vie » (Jean XIV, 5), non seulement j'ai reçu la vérité et la vie, mais je suis la Vérité et la Vie, et comme la Vérité est l'Être, celui-là seul qui est l'Être même peut parler ainsi. « En vérité, en vérité, je vous le dis, avant qu'Abraham fût, je suis » (Jean VIII, 58) ; — « Personne ne connaît le Fils, si ce n'est le Père, et personne ne connaît le Père, si ce n'est le Fils, et celui à qui il veut le révéler » (Matthieu XI, 27). « Le Père et moi nous sommes un » (Jean X, 30).
On ne saurait donc concevoir d'union plus intime que celle de l'humanité du Sauveur avec la personnalité du Verbe, qui est le principe radical de toutes les opérations humaines du Christ. En lui, c'est le Verbe de Dieu qui connaît par l'intelligence humaine, qui veut par la volonté humaine, qui parle, qui souffre et qui meurt pour nous.
La plénitude de grâce.
Que s'ensuit-il pour la sainte âme de Jésus ? — Plus près de la source de toute grâce qu'aucune autre âme ou qu'aucun ange, elle a reçu évidemment plus de lumière et plus d'amour ; elle a reçu une plénitude absolue de grâce créée proportionnée à la dignité du Verbe fait chair et proportionnée aussi à la mission universelle de Sauveur de l'humanité 4.
Toute mission divine requiert une sainteté proportionnée ; si trop souvent nous voyons dans le gouvernement des choses humaines des incapables et des imprévoyants occuper les plus hautes situations au grand détriment de ceux qu'ils gouvernent, il ne peut y avoir un pareil désordre, une pareille disproportion en ceux que Dieu lui-même a directement et immédiatement choisis pour une œuvre divine exceptionnelle. Une mission divine suréminente demande une sainteté suréminente, et donc l'âme du Sauveur, déjà sanctifiée par l'union personnelle au Verbe, a dû recevoir une plénitude intensive et extensive de grâce telle, qu'elle puisse rayonner sur toute l'humanité et vivifier toutes les générations humaines. C'est ainsi que Jésus a été constitué tête de l'Église, et c'est pourquoi il est dit dans l'Évangile de saint Jean I, 16 : « C'est de sa plénitude que nous avons tous reçu ».
Or la grâce spéciale, que reçoivent les grands serviteurs de Dieu, les incline avant tout à l'accomplissement de leur mission ; et comme Jésus a reçu la mission de Rédempteur universel, de Prêtre et de Victime, la plénitude de grâce causa, dès le premier instant, en son âme sans aucun doute un ardent désir de la croix. Comme le dit saint Thomas : « Dieu le Père livra son Fils à la passion, dès qu'il lui inspira, en lui donnant la charité, la volonté de souffrir pour nous »5.
Le désir de la croix et de notre salut dans la prédication du Sauveur
Cette grande inspiration du sacrifice de la Croix, ce n'est pas seulement la théologie qui l'affirme, mais très au‑dessus d'elle c'est la Révélation divine par la bouche même du Sauveur.
Saint Paul a écrit dans l'Épître aux Hébreux X, 7 : « Le Christ dit en entrant dans le monde : Vous n'avez voulu ni sacrifice, ni oblation (du sang des taureaux et des boucs), mais vous m'avez formé un corps... Me voici, je viens, ô mon Dieu, pour faire votre volonté ». Cet acte d'oblation de lui-même, Notre-Seigneur l'a incessamment renouvelé au cours de sa vie ; c'est ainsi qu'il marchait vers le but de sa mission rédemptrice. C'est ce même acte qu'il exprime à nouveau à Gethsémani, en disant : « Mon Père, s'il est possible, que ce calice s'éloigne de moi ! Cependant que votre volonté soit faite, et non la mienne » (Matthieu XXXVI, 39, 42). Il y a ici l'angoisse de la croix toute proche et le désir efficace d'être pleinement fidèle à la mission de Prêtre et de Victime, et c'est ce désir qui l'emporte pour se réaliser dans le Consummatum est.
Cette soif ardente de noire salut a été comme l'âme de l'apostolat de Notre-Seigneur.
Des modernistes ont prétendu que l'idée du sacrifice de la Croix était une invention du génie de saint Paul et qu'elle était étrangère à la prédication de Jésus. Mais c'est à chaque instant qu'elle fut affirmée par Lui, non seulement sous la forme où elle nous est rapportée par saint Jean, mais sous les formes variées conservées dans les trois premiers évangiles.
C'est dans l'Évangile selon saint Matthieu XX, 28, que Jésus dit : « Le Fils de l'homme est venu, non pour être servi, mais pour servir et donner sa vie pour la rédemption de beaucoup ». Item Marc X, 45 ; cf. Luc I, 68 ; II, 38 ; XXI, 28.
Dans une de ses plus belles paraboles Jésus dit : « Je suis le bon pasteur ; je connais mes brebis, et mes brebis me connaissent ; comme mon Père me connaît et comme je connais mon Père, et je donne ma vie pour mes brebis... Il y aura une seule bergerie, un seul pasteur. C'est pour cela que mon Père m'aime, parce que je donne ma vie pour la reprendre. Personne ne me la ravit, mais je la donne de moi-même ; j'ai le pouvoir de la donner et le pouvoir de la reprendre : tel est l'ordre que j'ai reçu de mon Père » (Jean, x, 11-18).
La même pensée revient toujours dans la prédication de Jésus : « Je suis venu jeter le feu sur la terre, et que désiré-je, sinon qu'il s'allume ? Je dois encore être baptisé d'un baptême, et quelle angoisse en moi jusqu'à ce qu'il soit accompli ! » (Luc XII, 49). Il parlait du baptême de sang, le plus parfait de tous 6.
« Quand je serai élevé de terre, j'attirerai tout à moi. Ce qu'il disait, ajoute saint Jean, pour marquer de quelle mort il devait mourir » (Jean XII, 32).
Lorsque Pierre, ne pouvant porter l'annonce de la Passion, prend à part Notre-Seigneur et se met à le reprendre en disant : « à Dieu ne plaise, Seigneur ! cela ne vous arrivera pas », Jésus répond : « Retire-toi de moi, Satan, tu m'es en scandale ; car tu n'as pas l'intelligence des choses de Dieu ; tu n'as que des pensées humaines » (Matthieu XVI, 23). De fait, les pensées humaines de Pierre en cet instant étaient contraires au mystère même de la Rédemption et à toute l'économie de notre salut.
La pensée et le désir de la croix sont si fréquents chez Notre-Seigneur qu'il la présente à tous comme l'unique voie du salut. Comme le rapporte saint Luc IX, 23 : « S'adressant à tous, il dit : Si quelqu'un veut venir après moi, qu'il se renonce lui-même, qu'il porte sa croix chaque jour et me suive. Car celui qui voudra sauver sa vie la perdra, et celui qui perdra sa vie à cause de moi la sauvera ». De même il dit plus loin en saint Luc XIV, 27 : « Quiconque ne porte pas sa croix et ne me suit pas, ne peut être mon disciple ».
Aux fils de Zébédée : « Vous ne savez ce que vous demandez. Pouvez-vous boire le calice que je vais boire, ou être baptisés du baptême dont je vais être baptisé ? » (Marc X, 38).
La grandeur du désir qu'il avait d'accomplir sa mission de prêtre et de victime, Jésus l'exprima encore la veille de la Passion, à la Cène, en instituant le sacrifice eucharistique, qui s'identifie en substance avec celui de la croix. Comme il est rapporté en saint Luc XXII, 15, « Il dit alors : J'ai désiré d'un grand désir manger cette Pâque avec vous, avant de souffrir, antequam patiar, car je vous le dis, je ne la mangerai plus jusqu'à la Pâque parfaite, célébrée dans le royaume de Dieu. Et prenant du pain, après avoir rendu grâces, il le rompit et le leur donna en disant : Ceci est mon corps, qui est donné pour vous ; faites ceci en mémoire de moi. Il fit de même pour la coupe, après le souper, disant : Cette coupe est la nouvelle alliance en mon sang, qui est versé pour vous ».
C'est au sortir de la Cène, en allant au jardin de Gethsémani, que Jésus dit encore : « Le Prince de ce monde vient, et il n'a rien en moi, mais afin que le monde sache que j'aime mon Père et que j'agis selon le commandement que mon Père m'a donné, levez-vous, partons d'ici » (Jean XIV, 31). Comme le remarque saint Thomas en cet endroit de son commentaire sur l'Évangile de saint Jean, Jésus parle manifestement ainsi selon l'inspiration de son Père, qui le porte à vouloir mourir pour nous par amour et obéissance.
Un peu plus loin (Jean XV, 13) il dit plus clairement encore : « Il n'y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis », et dans l'oraison sacerdotale « Père saint... sanctifie-les (mes apôtres) dans la vérité... Je me sacrifie moi-même pour eux afin qu'eux aussi soient sanctifiés en vérité » (Jean XVII, 17).
C'est ce qui fait dire à saint Jean : « Nous avons connu l'amour de Dieu, en ce qu'il a donné sa vie pour nous ; nous aussi nous devons donner notre vie pour nos frères » (1 Jean III, 16). En d'autres termes, cet effet de la plénitude de grâce en Notre-Seigneur doit se retrouver selon une participation plus ou moins parfaite dans les membres de son corps mystique.
La Croix et toutes ses circonstances douloureuses étaient ainsi comprises dans le décret de la Rédemption, consommation de l'œuvre du Christ et de sa destinée de Prêtre et de Victime.
La sainte âme de Jésus, du fait qu'elle a été personnellement unie au Verbe et constituée tête de l'Église, a contracté l'obligation de satisfaire pour l'humanité. La tête doit réparer le désordre auquel les membres se sont livrés. La plénitude de grâce, disposant Jésus au parfait accomplissement de sa mission, est donc en lui comme un poids qui l'incline vers la Croix (amor meus, pondus meum) et la lui fait ardemment désirer pour notre salut.
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Pondus crucis et pondus gloriae
Louis Chardon a magistralement mis en lumière ce point de doctrine, en montrant que la grâce du Christ est le principe de deux forces, de deux poids, qui le tirent, pour ainsi parler, en sens inverse : le poids de la gloire 7 et l'inclination à la croix. Même au Thabor, Jésus pense surtout à s'offrir pour nous, et c'est de sa Passion qu'il parle avec Moïse et Élie.
« Abîmé, dit Chardon 8, dans l'essence divine, et absorbé en la plénitude du bonheur éternel, qui fait en toutes ses facultés, tant inférieures que supérieures, un déluge de joies... au lieu de retenir son esprit arrêté à tant de biens qui portent leurs effets jusque dessus ses vêtements, au contraire il l'en retire et divertit sa pensée, pour envisager de loin les fouets, les épines, les clous et la mort honteuse... Au travers de tant de lumières béatifiques... si déifiantes et si déiformes, il regarde la Croix, il soupire après les horreurs de sa passion. Les rassasiements de la gloire éternelle ne peuvent étancher la soif qu'il a de souffrir.
« Deux excès se présentent à son esprit : l'un de gloire, l'autre de confusion ; un comble de vie bienheureuse et un comble de mort honteuse... La condition de vie heureuse est présente ; celle de déshonneur est absente. Et néanmoins le poids que la grâce fait dans son âme pour l'accomplissement du prix de notre rançon, arrête les effets du premier excès. Il [ce poids de la croix] ne se contente point de bannir toute sorte de motifs de joie... de la partie où il s'est fait tyran... ; il est cause encore que le poids éternel de la gloire, avec la perfection universelle de sa vertu toute-puissante, demeure suspendu, quant à la production de ses effets et de ses épanchements déiformes sur la partie inférieure. Et lors même que, comme en passant, par un certain rejaillissement… ménagé par la divine Providence, elle fut faite participante de cette gloire, tandis que dura le mystère de la Transfiguration, il [le poids de la croix] ne peut être ni tout à fait éteint en sa force, ni tant soit peu émoussé en sa vivacité, puisque, au milieu de joies si excédantes... il gagne que le cœur, l'amour, l'esprit et l'attention de Jésus soient moins sur le Thabor que sur le Calvaire. Étrange poids, qui ne peut être fléchi par les épanchements de la gloire éternelle »9. Par suite, comme dit saint Paul, la croix opère en celui qui la porte bien un poids éternel de gloire, « aeternam gloriae pondus operatur » (2 Corinthiens IV, 17).
Manifestement la plénitude de grâce produisit en la sainte âme de Jésus un très ardent désir de l'accomplissement parfait de sa mission de Rédempteur ; c'est le motif même de l'Incarnation, qui a été voulue par Dieu surtout comme Incarnation rédemptrice.
Le motif de l'Incarnation
Nous touchons ici à ce qu'il y a de plus intime et de primordial dans la vie de Jésus. Le motif de l'Incarnation fut surtout un motif de miséricorde envers l'humanité pécheresse et malheureuse.
Le motif de la miséricorde est la misère à soulager « Ratio miserendi est miseria »10. Or la miséricorde appartient surtout à Dieu, et elle est la plus éclatante manifestation de sa toute-puissance et de sa bonté, lorsqu'il nous relève du péché mortel pour nous rendre les trésors de sa vie intime pour l'éternité. Souvent il donne ainsi plus par miséricorde, qu'il n'aurait donné par simple libéralité, comme le montrent la conversion de Madeleine et celle du bon larron. Il en fut de même pour le rachat de l'humanité.
Il existe sans doute une opinion selon laquelle le Verbe se serait incarné, même si l'homme n'avait pas péché ; mais, remarque saint Thomas, « comme l'Écriture dit partout que la raison de l'Incarnation a été la rédemption du genre humain, il est préférable de dire qu'elle a été ordonnée par Dieu comme un remède contre le péché, et que si le premier homme n'avait pas péché, elle n'aurait pas eu lieu » (IIIa, q. 1, a. 3). En d'autres termes le motif de l'Incarnation a été surtout un motif de miséricorde. C'est ce que nous dit le Credo : « Qui propter nos homines et propter nostram salutem descendit de caelis el incarnatus est ». — « Dieu a tant aimé le monde qu'il lui a donné son Fils unique, afin que quiconque croit en lui ne périsse pas, mais qu'il ait la vie éternelle » (Jean, III, 16).
En insistant sur ce point, il est facile de résoudre les objections présentées par ceux qui admettent l'opinion contraire. Ces objections reviennent à ceci : le supérieur ne peut être ordonné à l'inférieur ; or il en serait ainsi, si l'Incarnation était ordonnée à notre rédemption.
Selon saint Thomas, il est aisé de répondre : C'est le propre de la miséricorde d'incliner le supérieur vers l'inférieur, non pas certes pour le subordonner à lui, mais pour relever celui-ci, pour restaurer et grandir l'ordre primitif, l'harmonie originelle. Le Verbe, en s'incarnant, et par là même en s'inclinant par miséricorde vers l'humanité pécheresse, loin de se subordonner à elle, la subordonne à son Père, à Lui-même, à l'Esprit Saint, et manifeste de la façon la plus profonde sa toute-puissance et sa bonté. De toute éternité, la Miséricorde divine a voulu l'Incarnation comme rédemptrice 11 « Ratio miserendi est miseria ».
Mais ne négligeons pas un autre aspect de ce grand mystère : comme par ailleurs Dieu ne peut permettre le mal qu'en vue d'un plus grand bien, il faut dire que le péché originel a été permis en vue de cette manifestation suprême de la Miséricorde, qu'est l'Incarnation rédemptrice, où tous les droits de la justice sont en même temps sauvegardés. « Rien ne s'oppose, dit saint Thomas, à ce que la nature humaine après le péché ait été élevée à une plus grande union avec Dieu ; car Dieu ne permet le mal qu'en vue d'un plus grand bien. C'est pourquoi il est dit dans l'Épître aux Romains V, 20 : « où la faute abondait, la grâce a surabondé », et l'Église chante dans la bénédiction du cierge pascal : « O felix culpa quae talem ac tantum meruit habere, redemptorem » (IIIa, q. 1, a. 3)12.
Et donc le Christ Jésus est avant tout et par-dessus tout, non pas précisément Roi, Docteur, prophète ou thaumaturge, mais bien Sauveur et Victime. Dans sa prédestination, ce n'est pas là quelque chose de secondaire, accidentellement surajouté par suite du péché du premier homme ; c'est quelque chose de primordial. Il a été surtout voulu par Dieu comme rédempteur de l'humanité déchue, comme vainqueur du péché, du démon et de la mort (Ia, q. 20, a. 4, ad 1).
Telle est du moins la pensée de saint Thomas et de beaucoup d'autres théologiens, qui y trouvent avec lui le sens même de l'Écriture. S'il en est ainsi, on voit combien primordial et prédominant fut dans la vie du Christ le désir de notre salut, le désir de souffrir pour nous sur la Croix.
L'heure de Jésus.
C'est pourquoi Jésus parlait souvent de Son heure, l'heure de sa Passion, son heure par excellence ; elle avait été infailliblement déterminée de toute éternité par la divine Providence, et avant qu'elle ne fût arrivée ses ennemis ne pouvaient rien contre lui. Il parle d'elle comme devant immanquablement venir, sans que sa liberté ni celle de ses bourreaux soient le moins du monde violentées ou nécessitées 13. Plus cette heure approche, plus pressants sont ses avertissements à ses disciples. À Gethsémani « il commença à éprouver de la frayeur et à être accablé d'ennui. Alors il dit à Pierre, à Jacques et à Jean : « Mon âme est triste jusqu'à la mort ». « Coepit pavere et taedere. Et ait illis : Tristis est anima mea usque ad mortem » (Marc XIV, 33 ; Matthieu XXVI, 38).
Serait-ce là une contradiction ? Serait-ce en Notre-Seigneur la négation de son ardent désir de souffrir pour nous, d'accomplir parfaitement sa mission de victime ? Certains martyrs semblent n'avoir pas éprouvé pareille tristesse devant la mort : saint Ignace d'Antioche désirait ardemment être moulu par la dent des bêtes pour devenir le froment du Christ. Notre-Seigneur aurait-il donc été une minute inférieur à quelques-uns de ses disciples ? — Évidemment non ; mais au contraire, après la sainte ardeur de l'oblation, il a voulu connaître l'écrasement, il a voulu, pour offrir un sacrifice parfait, souffrir pour nous jusqu'à cette tristesse mortelle, jusqu'à cette frayeur que l'homme éprouve naturellement devant une pareille mort. Il a voulu aussi nous laisser là un grand exemple pour nos heures d'accablement. Cette tristesse n'était pas en lui une émotion qui précédait et troublait le jugement de la droite raison et le consentement de la volonté ; elle était au contraire voulue pour que l'holocauste fût parfait 14. Au lieu de se raidir comme un stoïcien contre la souffrance et de la nier avec orgueil, Jésus se livrait volontairement à elle pour notre salut : « Personne ne m'arrache la vie, mais je la donne de moi-même ; j'ai le pouvoir de la donner et le pouvoir de la reprendre » (Jean X, 18).
Il a voulu souffrir jusqu'au couronnement d'épines, jusqu'à la flagellation, qui réduisit tout son corps à n'être qu'une plaie. Après ce supplice, on lui remit sa robe qui adhéra à ses plaies, et lorsque ensuite elle lui fut brusquement ôtée pour le crucifiement, elle mit tous ses membres à vif. S'étant offert pour nous en holocauste, il a voulu être cloué sur la croix, il a voulu souffrir des prêtres de la Synagogue qui avaient pour mission de reconnaître la venue du Messie, souffrir de la trahison de Judas, de l'abandon de son peuple qui l'avait acclamé le jour des Rameaux, souffrir du triple reniement de Pierre, de l'éloignement de ses disciples, des ricanements et des blasphèmes de la foule soulevée contre lui 15.
Il a voulu aller plus loin encore et, après avoir pris sur lui toutes nos fautes, il a voulu souffrir à notre place de la malédiction due au péché : « Factus est pro nobis maledicium », dit saint Paul aux Galates III, 13 16. Victime expiatoire, il sentit la Justice terrible de Dieu s'appesantir sur lui. Comme l'annonçaient Isaïe LIII, 5, 10 : « Ipse vulneratus est propter iniquitates nostras, attritus est propter scelera nostra... Domitius voluit conterere eum in infirmitate... Il a été blessé pour nos iniquités, brisé pour nos crimes ; le châtiment qui nous donne la paix est tombé sur lui, et c'est par ses meurtrissures que nous sommes guéris... Dieu l'a frappé pour l'iniquité de nous tous... Le Seigneur a voulu le briser par la souffrance... Mais après avoir livré sa vie en sacrifice pour le péché, il verra une très nombreuse postérité, et l'œuvre de Dieu prospérera entre ses mains... Si posuerit pro peccalo animam suam, videbit semen longaevum et voluntas Domini in manu ejus dirigetur ». Ainsi Isaïe sous la lumière prophétique avait contemplé la Passion à venir comme avec l’œil même de Dieu.
La plénitude de grâce a conduit Notre-Seigneur jusqu'à cette extrémité ; c'était là sa mission de Rédempteur et de Victime. Si presque tous les saints ont désiré le martyre, si saint Ignace d'Antioche aspirait ardemment à être broyé par la dent des bêtes, que dut être le désir de la Croix en la sainte âme de Jésus ! Il n'a pas seulement voulu connaître le saint enthousiasme de l'oblation sous certaines grâces comblantes ; il a voulu connaître aussi, comme une victime littéralement écrasée à notre place, la tristesse mortelle et l'angoisse, et pour nous il a offert cet accablement avec toute la pureté et l'intensité d'un amour surnaturel qui ne peut se trouver que dans le cœur de Dieu : « Vere languores nostros ipse tulit, et dolores nostros ipse portavit » (Isaïe LIII, 4).
Père Réginald Garrigou-Lagrange, in L’Amour de Dieu et la Croix de Jésus

1. Cf. saint Thomas, Ia, q. 20, a. 4 : An Deus semper magis diligat meliora, ad 1 : « Deus Christtun diligit non solum plus quam totum genus humanum, sed etiam magis quam totam universitatem creaturarum, quia scilicet et mains bonum voluit, quia dedit ei nomen quod est super omne nomen, ut verus Deus esset. Nec ejus excellentiae deperiit ex hoc quod Deus dedit eum in mortem pro salute humani generis ; quinimo ex hoc factus est victor gloriosus : « Factus enim est principalus super humerum ejus » (Isaïe 9).
2. C'est là l'idée fondamentale du beau livre du Père Chardon, O. P., La Croix de Jésus, écrit avant la controverse entre Bossuet et Fénelon.
3. Cf. saint Thomas, IIIa, q. 17, a. 2.
4. Cf. saint Thomas, IIIa, q. 7, a. 9, 1o, 11, 12, 13.
5. IIIa, q. 47, a. 8 : « Secundum tria Deus Pater tradidit Christum passioni. Uno quidam modo secundum quod sua aeterna voluntate praeordinavit passionem Christi ad humani generis liberationem... Secundo in quantum inspiravit ei volantatem patendi pro nobis, infundendo caritatem... Tertio non protegendo eum a passione, sed exponendo persequentibus ».
6. Cf. saint Thomas, IIIa, q. 46, a. 12.
7. « Aeternum gloriae pondus operatur » (2 Corinthiens III, 17).
8. Croix de Jésus, édition originale, p. 40-41. N'ayant pas à notre disposition cette édition originale si rare aujourd'hui, nous la citons d'après les longs extraits qu'en donne M. Henri Bremond, Histoire littéraire du Sentiment religieux en France, t. VIII, p. 3o. Après avoir rapporté le début de cette page de L. Chardon, M. Henri Bremond, qui en a bien saisi la grandeur, note : « C'est le thème. Il va l'orchestrer avec une maîtrise étonnante ». Il est vraiment très regrettable que la nouvelle édition de Chardon soit revue ; le texte original est généralement bien plus savoureux et plus fort.
9. La même idée est magnifiquement exprimée par le bienheureux Grignion de Montfort dans son très beau livre L'Amour de la divine sagesse II, 5. Triomphe de la Sagesse éternelle en la croix et par la croix. « Chose étonnante, c'est sur cette croix, bois vil appelé gibet, qu'elle jette les yeux ; elle y prend ses complaisances, elle la choisit parmi tout ce qu'il y a de grand sur la terre pour être l'instrument de ses conquêtes ».
10. IIa IIae, q. 30, a. 2.
11. Comme le dit souvent saint Thomas : Tout être est pour son opération, ou mieux pour lui-même opérant, et opérant finalement pour Dieu. Omnis res est propter semetipsam operantem. De même le Christ a été voulu comme Sauveur des hommes.
12. Voir l'exposé de cette doctrine chez les Carmes de Salamanque, Godoy, Gonet, qui nous paraissent avoir donné la meilleure interprétation de la doctrine de saint Thomas sur le motif de l'Incarnation, par l'application du principe : causae ad invicem sent causae in diverse genere ; en d'autres termes il y a une dépendance mutuelle à des points de vue divers entre l'Incarnation en vue de laquelle le péché originel a été permis et ce péché pour la délivrance duquel l'Incarnation rédemptrice a été voulue par la miséricorde divine. Ainsi, dans la prédestination, il y a une dépendance mutuelle entre la gloire en vue de laquelle la grâce nous est accordée et la grâce qui dans l'ordre d'exécution nous fait mériter cette gloire. Cf. Ia, q. 23, a. 5.
13. Cf. saint Thomas, Commentaire sur saint Jean II, 4 : « Nondum venit hora mea ». Item Jean V, 25, 28 ; VII, 3o ; VIII, 20 ; XII, 23, 27 ; XIII, 1 ; XVI, 2, 4, 21, 32 ; XVII, 1 ; Marc XIV, 41 ; Luc XXII, 53.
14. Cf. saint Thomas, IIIa, q. 15, a. 4, 5, 6, 7, et q. 46, a. 6 et 8 où est citée la parole devenue classique de saint Jean Damascène : « Divinitas Christi permisit carni agere et pati quae propria seu quod est ei proprium » (De Fide orthodoxa, I. III, c. 15) : « La divinité du Christ permit à sa chair d'agir et de souffrir selon sa nature, dans les très dures circonstances de la douloureuse Passion ». C'est le souvenir de Gethsémani qui inspire Polyeucte et Néarque lorsqu'ils disent avant le martyre :
NÉARQUE
Qui n'appréhende rien présume trop de soi.
POLYEUCTE
J'attends tout de sa grâce et rien de ma faiblesse.
Mais, loin de me presser, il faut que je vous presse !
D'où vient cette froideur ?
NÉARQUE
Dieu même a craint la mort.
POLYEUCTE
Il s'est offert pourtant, suivons ce saint effort...
NÉARQUE
Puissé-je vous donner l'exemple de souffrir,
Comme vous me donnez celui de vous offrir !
15. Cf. saint Thomas IIIa, q. 46, a. 5 : « Secundurn genus passus est Christus omnem passionem hurnanam ».
16. Saint Thomas dit à ce sujet dans son Commentaire sur l'Épître aux Galates III, 13 : « Factus pro nobis maledictum. In quantum maledictionem peccati suscepit, pro nobis moriondo, dicitur esse factus pro nobis maledictum. Item dicitur II Corinthiens V, 21 : Eum, qui non noverat peccatum, fecit pro nobis peccatum ; scilicet Christum, qui peccatum non fecit, Deus scilicet Pater pro nobis fecit peccatum, id est fecit pati peccati poenam, quando oblatus est propter peccata nostra, vel fecit eum reputari peccatorem ».