jeudi 30 août 2018

En communiant... Sophia Kuby, L'irruption de Dieu



Très tôt dans ma vie, j'ai éprouvé un désir ardent d'être comblée au plus profond de mon être. Je n'avais pas la foi, je ne connaissais pas cette source qui est aujourd'hui devenue la source de ma joie. Je ne connaissais pas d'espérance au-delà du simple optimisme. J'étais comme cet homme dont saint Augustin dit : « Il cherche sa patrie mais il ne la connaît pas »1.
Mais j'avais des rêves, j'avais des désirs. Je voulais vivre à fond et la demi-mesure ne me satisfaisait pas. J'attendais beaucoup de la vie. Sans arriver à mettre des mots sur mon désir, je sentais intuitivement que la vie devait être plus que le plaisir, les amitiés, plus que toutes les belles choses qu'on peut expérimenter ou posséder. J'avais le désir d'un plus, mais sans savoir ce que c'était. J'avais un désir de vérité, de me battre pour la justice. Je cherchais du sens, je voulais être heureuse.
Adolescente, je n'avais pas encore compris que le propre de l'homme est justement de n'être jamais satisfait. Nous sommes faits pour plus, pour beaucoup plus que les petites satisfactions du quotidien. Croyants ou non-croyants, nous sommes constamment attirés par quelque chose qui n'est pas encore là, mais vers lequel notre cœur tend et dont nous avons une intuition suffisamment claire pour savoir que l'atteindre nous procurera un bonheur sublime. Le désir est une joie anticipée.
Être habité par des désirs qui cherchent toujours plus beau, plus grand, plus haut, plus loin, implique une certaine agitation de notre cœur. Ce n'est pas de tout repos. Dès que nous assouvissons un désir, celui-ci se manifeste encore plus fortement aussitôt après. Nous le savons bien : nous ne sommes jamais tout à fait en paix. Et si nous le sommes, c'est pour un instant fugitif. « Notre cœur est sans repos jusqu'à ce qu'il trouve le repos en toi », dit saint Augustin.
Au cours de ma vie, cette agitation intérieure est devenue plus forte quand mes parents ont divorcé. J'avais 14 ans. Une certitude — celle d'une famille unie, celle de parents vivant sous un même toit — m'a été soudainement enlevée. Un monde, mon monde, s'écroulait. Mais avec les années, cette blessure est devenue un incubateur pour mon chemin spirituel et particulièrement pour une réflexion sur mes désirs. Souvent dans la vie, des moments de rupture, de changement, de crise, de césure sont des points de départ vers d'autres rives, vers des eaux plus profondes dans notre vie, vers une relation à Dieu plus authentique. Ce sont des moments où nous sommes invités à déposer notre vie plus sérieusement devant le Seigneur, car nous nous rendons compte qu'aucun autre remède n'existe.
Pour moi, l'effondrement de cette certitude vitale fut, inconsciemment encore, le point de départ d'une histoire d'amour. Une histoire avec Celui qui sait combler tous nos manques et nos désirs. Plus exactement, ce fut le début d'une attirance particulière pour cette eau vive qui seule peut nous abreuver totalement. Sans mettre des mots dessus, j'avais la forte intuition qu'il valait la peine de rechercher sérieusement ce qui pourrait réellement combler les désirs de mon cœur.
C'est lors de ma conversion, à presque 18 ans, quand le Seigneur est entré dans ma vie de manière très puissante, que j'ai rencontré Celui que mon cœur cherchait inconsciemment.
Alors que je n'étais pas baptisée, je me suis trouvée, sur invitation d'une personne que je connaissais à peine, dans une grande célébration eucharistique. Le monde catholique, ses habitudes, son vocabulaire, ses chants, sa liturgie m'étaient complètement étrangers. Je savais seulement une chose : à la messe, au moment de la communion, je pouvais m'approcher du prêtre pour être bénie.
La messe, l'eucharistie, la bénédiction d'un prêtre, tout cela ne voulait rien dire pour moi, mais je savais que c'était un moment important pour ceux qui avaient la foi. Ma mère s'était convertie quelques années auparavant et j'avais vu combien l'eucharistie était devenue importante pour elle. Mais moi, j'étais jeune, je découvrais la vie, j'étais fêtarde. Le monde avec ses possibilités innombrables s'ouvrait devant moi. Pourquoi m'intéresser à la religion ? Pourquoi m'intéresser à Dieu ? J'y voyais peut-être un intérêt pour la fin de vie, ce que je n'envisageais certainement pas avant mes 85 ans !
Cela étant, une bénédiction pouvait-elle me faire du mal ? Je me suis dit que non et me suis levée pour rejoindre la file. Je ne soupçonnais pas que ces quelques mètres entre ma chaise et ce petit pain blanc que le prêtre distribuait allaient devenir mon chemin de Damas. Arrivée devant le prêtre, les bras croisés devant la poitrine, j'étais un peu mal à l'aise. Il m'a regardée et m'a tendu sa main avec la petite hostie. Surprise, je lui ai dit que je n'étais pas baptisée et que je ne pouvais pas communier.
Il s'arrête alors, me regarde et me pose la question qui va tout bousculer dans ma vie. Tenant la petite hostie droit devant mes yeux, il me demande de façon extrêmement directe : « Crois-tu que ceci est Jésus Christ ? »
Je m'attendais à tout sauf à cela. Plantée là, face à l'hostie, j'avais soudainement la sensation que les dix mille personnes autour de moi avaient disparu. Il y avait moi et il y avait l'hostie. Rien d'autre. Je l'ai regardée sans bouger. Comme au ralenti. Et la question continuait de résonner en moi : « Crois-tu que ceci est Jésus Christ ? » En quelques secondes s'est produit en moi quelque chose que je ne peux expliquer que comme une grâce absolument inattendue et gratuite. Soudain, une certitude absolue m'a envahie : cette petite hostie, c'était Dieu lui-même, le Seigneur, mon propre créateur que j'avais ignoré jusqu'à présent, le Créateur de l'univers, le maître de ma vie, la réponse à toutes mes questions. Il était là, devant moi, tout petit. Tout puissant.
J'ai fait ma profession de foi devant ce prêtre en disant sans le moindre doute : « Oui, je le crois ». Le prêtre m'a donné l'eucharistie et j'ai rencontré l'amour du Seigneur d'une puissance impressionnante. J'étais bouleversée. Je tremblais, mes larmes coulaient. Alors que je n'avais jamais expérimenté une chose pareille, j'ai compris que c'était Dieu lui-même qui était en train de se révéler à moi. Un amour plus fort que tout ce que j'avais connu jusque-là.
D'un seul coup, tout m'est apparu évident : ma vie avait un sens et mes désirs une réponse. Et pas seulement les miens, mais les désirs de tout homme ! Ils trouvaient leur sens et leur accomplissement. Cette réponse était plus puissante, plus surprenante, plus saisissante que je ne l'avais espéré en cherchant ailleurs pendant toutes ces années. Je pouvais désormais nommer ce plus vers lequel mon cœur tendait depuis si longtemps. Dieu lui-même était la réponse à mon désir.
Aujourd'hui, je me rends compte de plus en plus combien il est nécessaire de croire profondément que Dieu veut nous combler jusqu'au bout ! Un doute subsiste toujours par rapport à cela. Dieu veut-il mon bonheur ? Peut-il vraiment me donner ce que je désire ? Avoir foi en cette bonne volonté de Dieu change la vie, même si cela n'est jamais acquis une fois pour toutes. Nous sommes donc appelés à la cultiver car elle est le fondement d'une vie spirituelle authentique. Sans cette confiance fondamentale, cette certitude que Dieu s'intéresse à mon bonheur, à mes désirs, à l'agitation de mon cœur, et que son désir est de combler les miens, notre foi restera un pieux conte de fées.
Au fil des années, j'ai appris à me laisser pétrir par Dieu avec tout ce qui est en moi. Ce chemin m'a permis de faire une découverte qui a révolutionné ma vie : nos désirs sont le lieu privilégié où Dieu veut nous rejoindre dans l'intimité ; autrement dit, le lieu où Dieu peut et veut habiter et à partir duquel il veut nous transformer si nous le laissons y entrer. Or, qui dit désir, dit manque. Ce manque constitue pour la plupart d'entre nous un problème. Quelque chose que nous devrions éliminer à tout prix ou dont il faudrait se distraire.
Pourtant, la découverte la plus précieuse que j’ai faite dans ma vie est précisément le contraire : nos manques les plus concrets nous montrent la grande et magnifique vocation qui est la nôtre. Ce chemin est à la fois un chemin de bonheur et de larmes et il nécessite de la patience. Il n’est pas comme ces calmants qui agissent tout de suite, mais ne résolvent rien. Il ne fait pas disparaître le manque en nous d’un coup de baguette magique. Ce n’est d’ailleurs pas le but. Laisser Dieu agir en nos manques est à l’extrême opposé des promesses de bien-être spirituel, qui nous font certes miroiter le bonheur, mais qui nous centrent très vite sur nous-mêmes. Celles-ci nous chouchoutent superficiellement pendant que notre soif profonde s’intensifie. Laisser Dieu entrer dans nos manques est un chemin plus étroit, peut-être moins glamour, mais c’est le seul qui nous permet d’être en vérité avec nous-mêmes, et qui nous rend réellement libres et heureux.
Sophia Kuby, Il comblera tes désirs

1. Saint Augustin prie les psaumes, Sermon Mai, 12, trad. Hamman, DDB, 1980.

lundi 27 août 2018

En pensant... Blaise Pascal, Qu'il faut chercher Dieu



334. Avant que d'entrer dans les preuves de la religion chrétienne, je trouve nécessaire de représenter l'injustice des hommes qui vivent dans l'indifférence de chercher la vérité d'une chose qui leur est si importante, et qui les touche de si près.
De tous leurs égarements, c'est sans doute celui qui les convainc le plus de folie et d'aveuglement, et dans lequel il est le plus facile de les confondre par les premières vues du sens commun et par les sentiments de la nature. Car il est indubitable que le temps de cette vie n'est qu'un instant, que l'état de la mort est éternel, de quelque nature qu'il puisse être, et qu'ainsi toutes nos actions et nos pensées doivent prendre des routes si différentes selon l'état de cette éternité, qu'il est impossible de faire une démarche avec sens et jugement qu'en la réglant par la vue de ce point qui doit être notre dernier objet.
Il n'y a rien de plus visible que cela et qu'ainsi, selon les principes de la raison, la conduite des hommes est tout à fait déraisonnable, s'ils ne prennent une autre voie.
Que l'on juge donc là-dessus de ceux qui vivent sans songer à cette dernière fin de la vie, qui se laissent conduire à leurs inclinations et à leurs plaisirs sans réflexion et sans inquiétude, et, comme s'ils pouvaient anéantir l'éternité en en détournant leur pensée, ne pensent à se rendre heureux que dans cet instant seulement.
Cependant cette éternité subsiste, et la mort, qui la doit ouvrir et qui les menace à toute heure, les doit mettre infailliblement dans peu de temps dans l'horrible nécessité d'être éternellement ou anéantis ou malheureux, sans qu'ils sachent laquelle de ces éternités leur est à jamais préparée.
Voilà un doute d'une terrible conséquence. Ils sont dans le péril de l'éternité de misères ; et sur cela, comme si la chose n'en valait pas la peine, ils négligent d'examiner si c'est de ces opinions que le peuple reçoit avec une facilité trop crédule, ou de celles qui, étant obscures d'elles-mêmes, ont un fondement très solide quoique caché. Ainsi ils ne savent s'il y a vérité ou fausseté dans la chose, ni s'il y a force ou faiblesse dans les preuves. Ils les ont devant les yeux ; ils refusent d'y regarder, et dans cette ignorance ils prennent le parti de faire tout ce qu'il faut pour tomber dans ce malheur au cas qu'il soit, d'attendre à en faire l'épreuve à la mort, d'être cependant fort satisfaits en cet état, d'en faire profession et enfin d'en faire vanité. Peut-on penser sérieusement à l'importance de cette affaire sans avoir horreur d'une conduite si extravagante ?
Ce repos dans cette ignorance est une chose monstrueuse et dont il faut faire sentir l'extravagance et la stupidité à ceux qui y passent leur vie, en la leur représentant à eux-mêmes, pour les confondre par la vue de leur folie. Car voici comme raisonnent les hommes quand ils choisissent de vivre dans cette ignorance de ce qu'ils sont et sans rechercher d'éclaircissement. « Je ne sais », disent-ils...
335. Qu'ils apprennent au moins quelle est la religion qu'ils combattent, avant que de la combattre. Si cette religion se vantait d'avoir une vue claire de Dieu et de le posséder à découvert et sans voile ce serait la combattre que de dire qu'on ne voit rien dans le monde qui le montre avec cette évidence. Mais puisqu'elle dit au contraire que les hommes sont dans les ténèbres et dans l'éloignement de Dieu, qu'il s'est caché à leur connaissance que c'est même le nom qu'il donne dans les Écritures, Deus absconditus [Isaïe XLV, 15], et enfin, si elle travaille également à établir ces deux choses : que Dieu a établi des marques sensibles dans l'Église pour se faire reconnaître à ceux qui le chercheraient sincèrement, et qu'il les a couvertes néanmoins de telle sorte qu'il ne sera aperçu que de ceux qui le cherchent de tout leur cœur, quel avantage peuvent-ils tirer, lorsque, dans la négligence où ils font profession d'être de chercher la vérité, ils crient que rien ne la montre, puisque cette obscurité où ils sont, et qu’ils objectent à l'Église, ne fait qu'établir une des choses qu'elle soutient, sans toucher à l'autre, et établit sa doctrine, bien loin de la ruiner ?
Il faudrait, pour la combattre, qu'ils criassent qu'ils ont fait tous leurs efforts pour la chercher partout, et même dans ce que l'Église propose pour s'en instruire, mais sans aucune satisfaction. S'ils parlaient de la sorte, ils combattraient à la vérité une de ses prétentions. Mais j'espère montrer ici qu'il n'y a personne raisonnable qui puisse parler de la sorte, et j'ose même dire que jamais personne ne l'a fait. On sait assez de quelle manière agissent ceux qui sont dans cet esprit. Ils croient avoir fait de grands efforts pour s'instruire, lorsqu'ils ont employé quelques heures à la lecture de quelque livre de l'Écriture, et qu'ils ont interrogé quelque ecclésiastique sur les vérités de la foi. Après cela, ils se vantent d'avoir cherché sans succès dans les livres et parmi les hommes. Mais, en vérité, je leur dirai ce que j'ai dit souvent, que cette négligence n'est pas supportable. Il ne s'agit pas ici de l'intérêt léger de quelque personne étrangère, pour en user de cette façon ; il s'agit de nous-même, et de notre tout.
L'immortalité de l'âme est une chose qui nous importe si fort, qui nous touche si profondément, qu'il faut avoir perdu tout sentiment pour être dans l'indifférence de savoir ce qui en est. Toutes nos actions et nos pensées doivent prendre des routes si différentes, selon qu'il y aura des biens éternels à espérer ou non, qu'il est impossible de faire une démarche avec sens et jugement qu'en la réglant par la vue de ce point, qui doit être notre dernier objet.
Ainsi notre premier intérêt et notre premier devoir est de nous éclaircir sur ce sujet, d'où dépend toute notre conduite. Et c'est pourquoi, entre ceux qui n'en sont pas persuadés, je fais une extrême différence de ceux qui travaillent de toutes leurs forces à s'en instruire, à ceux qui vivent sans s'en mettre en peine et sans y penser.
Je ne puis avoir que de la compassion pour ceux qui gémissent sincèrement dans ce doute, qui le regardent comme le dernier des malheurs, et qui, n'épargnant rien pour en sortir, font de cette recherche leurs principales et leurs plus sérieuses occupations.
Mais pour ceux qui passent leur vie sans penser à cette dernière fin de la vie, et qui, par cette seule raison qu'ils ne trouvent pas en eux-mêmes les lumières qui les en persuadent, négligent de les chercher ailleurs, et d'examiner à fond si cette opinion est de celles que le peuple reçoit par une simplicité crédule, ou de celles qui quoique obscures d'elles-mêmes, ont néanmoins un fondement très solide et inébranlable, je les considère d'une manière toute différente.
Cette négligence en une affaire où il s'agit d'eux-mêmes, de leur éternité, de leur tout, m'irrite plus qu'elle ne m'attendrit ; elle m'étonne et m'épouvante : c'est un monstre pour moi. Je ne dis pas ceci par le zèle pieux d'une dévotion spirituelle. J'entends au contraire qu'on doit avoir ce sentiment par un principe d'intérêt humain et par un intérêt d'amour-propre : il ne faut pour cela que voir ce que voient les personnes les moins éclairées.
Il ne faut pas avoir l'âme fort élevée pour comprendre qu'il n'y a point ici de satisfaction véritable et solide, que tous nos plaisirs ne sont que vanité, que nos maux sont infinis, et qu'enfin la mort, qui nous menace à chaque instant, doit infailliblement nous mettre dans peu d'années dans l'horrible nécessité d'être éternellement ou anéanti ou malheureux.
Il n'y a rien de plus réel que cela, ni de plus terrible. Faisons tant que nous voudrons les braves : voilà la fin qui attend la plus belle vie du monde. Qu'on fasse réflexion là-dessus et qu'on dise ensuite s'il n'est pas indubitable qu'il n'y a de bien en cette vie qu'en l'espérance d'une autre vie, qu'on n'est heureux qu'à mesure qu'on s'en approche, et que, comme il n'y aura plus de malheurs pour ceux qui avaient une entière assurance de l'éternité, il n'y a point aussi de bonheur pour ceux qui n'en ont aucune lumière.
C'est donc assurément un grand mal que d'être dans ce doute ; mais c'est au moins un devoir indispensable de chercher, quand on est dans ce doute ; et ainsi celui qui doute et qui ne cherche pas est tout ensemble et bien malheureux et bien injuste ; que s'il est avec cela tranquille et satisfait, qu'il en fasse profession, et enfin qu'il en fasse vanité, et que ce soit de cet état même qu'il fasse le sujet de sa joie et de sa vanité, je n'ai point de terme pour qualifier une si extravagante créature.
Où peut-on prendre ces sentiments ? Quel sujet de joie trouve-t-on à n'attendre plus que des misères sans ressource ? Quel sujet de vanité de se voir dans des obscurités impénétrables, et comment se peut-il faire que ce raisonnement se passe dans un homme raisonnable ?
« Je ne sais qui m'a mis au monde, ni ce que c'est que le monde, ni que moi-même ; je suis dans une ignorance terrible de toutes choses ; je ne sais ce que c'est que mon corps, que mes sens, que mon âme et cette partie même de moi qui pense ce que je dis, qui fait réflexion sur tout et sur elle-même, et ne se connaît non plus que le reste. Je vois ces effroyables espaces de l'univers qui m'enferment, et je me trouve attaché à un coin de cette vaste étendue, sans que je sache pourquoi je suis plutôt placé en ce lieu qu'en un autre, ni pourquoi ce peu de temps qui m'est donné à vivre m'est assigné à ce point plutôt qu'à un autre de toute l'éternité qui m'a précédé et de toute celle qui me suit. Je ne vois que des infinités de toutes parts, qui m'enferment comme un atome et comme une ombre qui ne dure qu'un instant sans retour. Tout ce que je connais et que je dois bientôt mourir, mais ce que j'ignore le plus et cette mort même que je ne saurais éviter.
« Comme je ne sais d'où je viens, aussi je ne sais où je vais ; et je sais seulement qu'en sortant de ce monde je tombe pour jamais ou dans le néant, ou dans les mains d'un Dieu irrité, sans savoir à laquelle de ces deux conditions je dois être éternellement en partage. Voilà mon état, plein de faiblesse et d'incertitude. Et de tout cela, je conclus que je dois donc passer tous les jours de ma vie sans songer à chercher ce qui doit m'arriver. Peut-être que je pourrais trouver quelque éclaircissement dans mes doutes ; mais je n'en veux pas prendre la peine, ni faire un pas pour le chercher, et après, en traitant avec mépris ceux qui se travailleront de ce soin », — quelque certitude qu'ils en eussent, c'est un sujet de désespoir plutôt que de vanité, — « je veux aller, sans prévoyance et sans crainte, tenter un si grand événement, et me laisser mollement conduire à la mort, dans l'incertitude de l'éternité de ma condition future ».
Qui souhaiterait d'avoir pour ami un homme qui discourt de cette manière ? qui le choisirait entre les autres pour lui communiquer ses affaires ? qui aurait recours à lui dans ses afflictions ? Et enfin à quel usage de la vie on le pourrait destiner ?
En vérité, il est glorieux à la religion d'avoir pour ennemis des hommes si déraisonnables ; et leur opposition lui est si peu dangereuse, qu'elle sert au contraire à l'établissement de ses vérités. Car la foi chrétienne ne va presque qu'à établir ces deux choses : la corruption de la nature, et la rédemption de Jésus-Christ. Or je soutiens que, s'ils ne servent pas à montrer la vérité de la rédemption par la sainteté de leurs mœurs, ils servent au moins admirablement à montrer la corruption de la nature par des sentiments si dénaturés.
Rien n'est si important à l'homme que son état, rien ne lui est si redoutable que l'éternité ; et ainsi, qu'il se trouve des hommes indifférents à la perte de leur être et au péril d'une éternité de misères, cela n'est point naturel. Ils sont tout autres à l'égard de toutes les autres choses : ils craignent jusqu'aux plus légères, ils les prévoient, ils les sentent ; et ce même homme qui passe tant de jours et de nuits dans la rage et dans le désespoir pour la perte d'une charge ou pour quelque offense imaginaire à son honneur, c'est celui-là même qui sait qu'il va tout perdre par la mort, sans inquiétude et sans émotion. C'est une chose monstrueuse de voir dans un même cœur et en même temps cette sensibilité pour les moindres choses et cette étrange insensibilité pour les plus grandes. C'est un enchantement incompréhensible, et un assoupissement surnaturel, qui marque une force toute-puissante qui le cause.
Il faut qu'il y ait un étrange renversement dans la nature de l'homme pour faire gloire d'être dans cet état, dans lequel il semble incroyable qu'une seule personne puisse être. Cependant l'expérience m'en fait voir en si grand nombre que cela serait surprenant, si nous ne savions que la plupart de ceux qui s'en mêlent se contrefont et ne sont pas tels en effet ; ce sont des gens qui ont ouï dire que les belles manières du monde consistent à faire ainsi l'emporté. C'est ce qu'ils appellent avoir secoué le joug, et qu'ils essayent d'imiter. Mais il ne serait pas difficile de leur faire entendre combien ils s'abusent en cherchant par là de l'estime. Ce n'est pas le moyen d'en acquérir, je dis même parmi les personnes du monde qui jugent sainement des choses et qui savent que la seule voie d'y réussir est de se faire paraître honnête, fidèle, judicieux et capable de servir utilement son ami, parce que les hommes n'aiment naturellement que ce qui peut leur être utile. Or, quel avantage y a-t-il pour nous à ouïr dire à un homme qu'il a donc secoué le joug, qu'il ne croit pas qu'il y ait un Dieu qui veille sur ses actions, qu'il se considère comme seul maître de sa conduite, et qu'il ne pense en rendre compte qu'à soi-même ? Pense-t-il nous avoir porté par là à avoir désormais bien de la confiance en lui et en attendre des consolations, des conseils et des secours dans tous les besoins de la vie ? Prétendent-ils nous avoir bien réjoui, de nous dire qu'ils tiennent que notre âme n'est qu'un peu de vent et de fumée, et encore de nous le dire d'un ton de voix fier et content ? Est-ce donc une chose à dire gaiement ? et n'est-ce pas une chose à dire tristement, au contraire, comme la chose du monde la plus triste ?
S'ils y pensaient sérieusement, ils verraient que cela est si mal pris, si contraire au bon sens, si opposé à l'honnêteté, et si éloigné en toutes manières de ce bon air qu'ils cherchent, qu'ils seraient plutôt capables de redresser que de corrompre ceux qui auraient quelque inclination à les suivre. Et en effet, faites-leur rendre compte de leurs sentiments et des raisons qu'ils ont de douter de la religion ; ils vous diront des choses si faibles et si basses, qu'ils vous persuaderont du contraire. C'était ce que leur disait un jour fort à propos une personne : « Si vous continuez à discourir de la sorte, leur disait-il, en vérité vous me convertirez ». Et il avait raison, car qui n'aurait horreur de se voir dans des sentiments où l'on a pour compagnons des personnes si méprisables ?
Ainsi ceux qui ne font que feindre ces sentiments seraient bien malheureux de contraindre leur naturel pour se rendre les plus impertinents des hommes. S'ils sont fâchés dans le fond de leur cœur de n'avoir pas plus de lumière, qu'ils ne le dissimulent pas : cette déclaration ne sera point honteuse. Il n'y a de honte qu'à n'en point avoir. Rien n'accuse davantage une extrême faiblesse d'esprit que de ne pas connaître quel est le malheur d'un homme sans Dieu ; rien ne marque davantage une mauvaise disposition du cœur que de ne pas souhaiter la vérité des promesses éternelles ; rien n'est plus lâche que de faire le brave contre Dieu. Qu'ils laissent donc ces impiétés à ceux qui sont assez mal nés pour en être véritablement capables ; qu'ils soient au moins honnêtes gens s'ils ne peuvent être chrétiens, et qu'ils reconnaissent enfin qu'il n'y a que deux sortes de personnes qu'on puisse appeler raisonnables : ou ceux qui servent Dieu de tout leur cœur parce qu'ils le connaissent, ou ceux qui le cherchent de tout leur cœur parce qu'ils ne le connaissent pas.
Mais pour ceux qui vivent sans le connaître et sans le chercher, ils se jugent eux-mêmes si peu dignes de leur soin, qu'ils ne sont pas dignes du soin des autres, et qu'il faut avoir toute la charité de la religion qu'ils méprisent pour ne les pas mépriser jusqu'à les abandonner dans leur folie. Mais, parce que cette religion nous oblige de les regarder toujours, tant qu'ils seront en cette vie, comme capables de la Grâce qui peut les éclairer, et de croire qu'ils peuvent être dans peu de temps plus remplis de foi que nous ne sommes, et que nous pouvons au contraire tomber dans l'aveuglement où ils sont, il faut faire pour eux ce que nous voudrions qu'on fît pour nous si nous étions à leur place, et les appeler à avoir pitié d'eux-mêmes, et à faire au moins quelques pas pour tenter s'ils ne trouveront pas de lumières. Qu’ils donnent à cette lecture quelques-unes de ces heures qu'ils emploient si inutilement ailleurs : quelque aversion qu'ils y apportent, peut-être rencontreront-ils quelque chose, et pour le moins ils n'y perdront pas beaucoup ; mais pour ceux qui y apporteront une sincérité parfaite et un véritable désir de rencontrer la vérité, j'espère qu'ils auront satisfaction, et qu'ils seront convaincus des preuves d'une religion si divine, que j'ai ramassées ici, et dans lesquelles j'ai suivi à peu près cet ordre... (194)
Blaise Pascal, Pensées, Marques de la grandeur de l’homme

vendredi 24 août 2018

En sauvant... Fulton & Will Oursler, La vie ardente du Père Flanagan



Des enfants au tribunal
Assis au dernier rang du public, au tribunal pour enfants d'Omaha, le père Flanagan assistait en silence à l'entrée des prisonniers qui devaient être jugés.
Il avait déjà assisté à des procès, pour en étudier la procédure et les méthodes, mais il n'en avait encore jamais vu de semblables.
Ces criminels étaient tous des enfants.
Des policiers les avaient amenés ; maintenant ils étaient assis dans le box, attendant leur tour. Ils étaient conduits un à un devant le juge en robe, tandis que les faits incriminés étaient rappelés dans la phraséologie juridique de l'acte d'accusation.
Dans cette parade de jeunes criminels figurait un enfant nommé Johny. Il avait douze ans, des cheveux roux et des taches de son, et il tordait ses lèvres en une sorte de sourire, tandis qu'il était debout devant le juge.
C'était un détective de grand magasin qui témoignait contre lui. Sa tâche, expliquait l'homme, consistait à surveiller attentivement les voleurs à l'étal. Le matin du délit, il était en train de faire sa ronde au premier étage lorsqu'il remarqua l'inculpé se promenant dans l'allée centrale. Quelque chose de furtif dans son comportement attira aussitôt son attention.
Il avait suivi l'accusé en se dissimulant et l'avait vu s'arrêter devant un comptoir de sweaters. Jetant rapidement un coup d'œil autour de lui pour s'assurer que personne ne le voyait, l'enfant glissa rapidement deux sweaters sous son manteau.
Le détective décrivit comment le même accusé s'était ensuite rendu dans le fond du magasin, au rayon des sports. Là, il s'empara d'un gant de base-ball, le glissa également sous son manteau, puis gagna rapidement la sortie. Au moment où il franchissait la porte, le détective empoigna le coupable et le fit mettre en état d'arrestation.
À écouter le détective, on aurait pu croire qu'il s'agissait d'un « ennemi public » plutôt que d'un enfant.
Il apparut bientôt que Johny avait déjà eu des ennuis avec la justice. Il avait une longue liste de délits à son compte, bien que jusqu'alors il s'en fût tiré sans punition grave.
Le district attorney demanda que, cette fois, on ne lui pardonne plus ; l'inculpé ne niait pas les faits ; on avait trouvé les preuves sur lui ; la sentence devait imposer le maximum de la peine.
Le procureur, naturellement, faisait son travail, mais, pour le prêtre qui les écoutait, ses paroles semblaient impliquer qu'il s'agissait d'un criminel endurci. Qu'allait faire le juge ? Flanagan connaissait quelques magistrats de ce tribunal. C'étaient de braves gens, mais ils ne pouvaient agir que dans les limites des lois et des institutions de l'Etat. Dans la présente instance, le juge déclara qu'il n'y avait pas d'autre possibilité pour lui que d'envoyer Johny dans une maison de redressement pour une durée indéterminée. Le sourire forcé de Johny disparut lorsque la sentence fut prononcée. Un autre garçon fut amené, et un autre détective vint à la barre pour témoigner.
Le fait le plus incroyable, pour le Père Flanagan, était la manière dont les délinquants étaient jugés : on agissait comme s'ils étaient des adultes. Ailleurs, il le savait, d'autres méthodes, plus compréhensives, étaient essayées. Pourtant il était sceptique, même à l'égard de ces expériences modernes. En fait, dans cette année qui précéda l'entrée en guerre des Etats-Unis, le Père Flanagan fit preuve d'une prescience remarquable à l'égard du problème tout entier de la délinquance juvénile.
« Je prêche et j'enseigne, disait-il, que la bonté, la religion et l'affection enlèvent au crime ses mobiles ». Des théories nouvelles et brillantes étaient dans l'air, mais Flanagan voyait clairement le défaut de beaucoup d'entre elles. « Je sais, ajouta-t-il, ce qui arrive à la jeunesse si Dieu ne fait pas partie de sa vie quotidienne ».
Ses craintes étaient justifiées, car la criminalité juvénile des garçons et des filles continua à croître jusqu'à représenter, l'année de sa mort, 16,1% du total des arrestations en une année aux États-Unis. Il aurait connu, avant de mourir, une époque où le crime avait pu être minuté et où l'on put compter qu'un crime majeur était commis toutes les vingt-huit secondes sur le territoire des Etats-Unis : attaques de banques, cambriolages, hold-up armés, meurtres.
Toutes les vingt-deux secondes, en moyenne, pendant les vingt-quatre heures des trois cent soixante-cinq jours de l'année, un crime majeur est encore commis aujourd'hui dans ce pays de liberté.
Le Père Flanagan était certain, dès le départ, que le problème du crime ne pouvait être considéré en dehors du problème de l'enfance. Si l'on veut sauver l'homme, il faut commencer avec l'enfant. Mais, même lorsqu'on en vient à admettre cette vérité, on ne trouve nulle part un remède scientifique universel ; il n'y a pas de panacée pour le crime, sinon l'amour de Dieu dans le cœur de l'homme. L'espoir de Flanagan reposait surtout sur le renforcement des organismes déjà existants et dans une synthèse de leurs efforts.
Dans les années qui devaient suivre, il trouva un allié en J. Edgar Hoover, directeur du Federal Bureau of Investigation. Tous deux savaient que le renforcement de la loi, si poussé soit-il, ne suffit pas s'il lui manque la vision chrétienne. Le crime ne peut être éliminé des États-Unis, ni même réduit de manière appréciable, par la seule habileté de la police, par l'astuce de ses détectives, ni par l'élévation du niveau professionnel et moral des serviteurs de la loi. Le renforcement de la loi peut couper les mauvaises herbes ; il ne peut en détruire les racines. Le crime n'est pas un problème sociologique, mais d'abord un problème moral et religieux.
En attendant, comme le faisait remarquer le Père Flanagan, la lutte contre le crime coûte chaque année, aux contribuables américains, la somme de quinze milliards de dollars. Ce chiffre, que les autorités estiment une bonne approximation, représente quatre fois plus que ce qui est dépensé pour l'éducation. Jusqu'à la guerre, il dépassait celui de tous les impôts et représentait une contribution de cent vingt dollars par an, versée par chaque homme, chaque femme et chaque enfant des États-Unis.
Pour cette seule question de dollars et de cents, le Père Flanagan estimait que les Américains devaient s'intéresser au crime plus qu'à tout autre problème national. Pourtant, au commencement de la tâche, il dut constater la cynique indifférence des citoyens moyens. Nous avons tous tendance à penser que le crime ne nous atteint pas personnellement ; nous nous imaginons que nous ne participons pas aux frais qu'entraîne l'existence du milieu. Lourde erreur ! Par le coût de la police, des tribunaux et des prisons, par celui de la malhonnêteté dans les affaires et dans l'industrie, chaque citoyen américain est imposé pour entretenir l'armée du crime. Le crime prélève une dîme sur chacun de nos repas, sur les vêtements et les chaussures que nous portons, sur notre loyer, nos frais de blanchissage, les billets de cinéma.., sur presque tout ce que nous payons.
Si tous les criminels des États-Unis pouvaient être rassemblés en un seul endroit, cette cité de hors-la-loi atteindrait presque la taille de New-York. « Nous sommes, insistait Flanagan, en face d'un fléau social ; en tant que tel, celui-ci doit être traité non seulement du point de vue scientifique, mais aussi du point de vue religieux. Nous ne pouvons nous en débarrasser, comme le feraient les médecins de la fièvre jaune, la typhoïde ou la petite vérole. Pour éliminer le crime, les œuvres sociales et les représentants de la loi doivent travailler la main dans la main avec les autorités religieuses ».
Flanagan connaissait bien, en outre, l'alliance secrète conclue, dans presque toutes les villes ou bourgs, entre la pègre et les politiciens, alliance compliquée généralement par la domination exercée sur la police par les groupes politiques locaux. Il éprouvait un ressentiment particulièrement vif à l'égard d'une classe apparemment responsable et estimable, celle des avocats de la défense. Dans la combinaison formée par le gouvernement local, la politique et le crime, on retrouve chaque fois la figure ironique et sinistre de l'avocat des criminels que l'on pourrait appeler souvent, et plus exactement, l'avocat criminel.
Le Père Flanagan s'indignait particulièrement de l'action corruptrice exercée sur la jeunesse par le cinéma, la radio, les magazines et les journaux. « Je n'ignore pas, dit-il une fois aux auteurs de ce livre, qu'il est d'usage et bien porté de rire de telles accusations. Mais parlez avec des enfants derrière les barreaux d'une prison et vous changerez d'attitude. Ils vous diront où ils ont pris toutes leurs idées. La grande majorité des films, des publications et des émissions sont au-dessus de toute critique, naturellement. Mais il suffit d'un certain pourcentage d'individus sans prudence ou sans scrupules pour que leur action exerce un si grand ravage dans ce pays. Donnez des héros et non des crapules à imiter à nos enfants ».
Mais le plus grand scandale aux yeux du Père Flanagan, celui qui exigeait la solution la plus radicale, était celui des prisons locales. Sur les trois mille prisons locales qui existaient aux États-Unis il y a quelques années, seize cents avaient été condamnées comme inutilisables.., et étaient toujours en usage. Leurs insuffisances du point de vue sanitaire étaient une menace pour la santé de la communauté. Véritables nasses en cas d'incendie, leur surpeuplement aurait soulevé le cœur de Lucifer. L'effet produit sur de jeunes criminels, jetés pour la première fois dans l'horrible intimité de ces lazarets bondés, était incalculable.
Le Père Flanagan apprit aussi à connaître très tôt toutes les combinaisons et tous les maux du parole system, tel qu'il est couramment pratiqué. Pire encore, il a vu toutes les horreurs qui souvent accompagnent le système plein de mansuétude du sursis. Il s'est retrouvé là, une fois de plus, en accord avec J. Edgar Hoover. Parlant du sursis, Mr. Hoover à dit : « Si le parole system est un scandale, le sursis est quelque fois une horreur que les citoyens décents ne peuvent imaginer. Qu'arrive-t-il lorsqu'un jeune, privé de toute direction paternelle, se livre à sa première infraction ? Il bénéficie de cette institution nécessaire et louable qu'est le sursis. Il est juste qu'il ait un sursis. C'est un crime qu'un enfant soit incarcéré après une première infraction sans avoir une chance de se réformer, sinon faisons abstraction du cas très rare du dégénéré antisocial. Mais, dans notre système mal administré, il se trouve souvent que le fonctionnaire chargé du contrôle des sursis est un ignorant, quand il n'est pas un criminel ou un entremetteur de la politique, prêt, pour garder son emploi, à se détourner de la plus sacrée des tâches, la protection de notre jeunesse. C'est ainsi que l'on voit l'enfant délinquant s'enfoncer de plus en plus loin, d'abord dans le sursis, puis dans des maisons de redressement qui ne sont que des creusets où fermentent les plus bas instincts et où l'innocence disparaît pour être remplacée définitivement par le cynisme. Nous le voyons instruit, pas à pas, non point à obéir à la loi, mais à la tourner. Nous le voyons aller de la maison de redressement à la maison de correction, puis en prison, où il s'associera avec des criminels plus âgés et plus dangereux. Finalement, il sera lui-même un professeur du crime et il recrutera à son tour un cercle grandissant d'émules. C'est ainsi que nous sommes arrivés à cette situation que chaque année, en Amérique, douze mille personnes meurent assassinées ».
Il devint bientôt évident pour le Père Flanagan que la tâche la plus importante et la plus urgente était la prévention du crime et que la seule prévention réellement efficace serait celle qui décapiterait les carrières criminelles en sauvant les enfants.
Flanagan savait que cette tâche était beaucoup moins simple qu'il ne semblait. Car, déjà, les nouveaux tribunaux pour enfants, tellement vantés, étaient mis en échec. Bien des années devaient passer avant que les savants acceptassent la conclusion radicale du Père Flanagan ; mais le moment vint où ils ne purent l'éviter. Pendant ce temps, les Américains vécurent une sorte de confort intellectuel, s'appuyant sur l'idée que les enfants sont semblables à des bouteilles, dans lesquelles il suffit de verser une certaine dose d'information pour qu'ensuite les bouteilles soient emplies de bon liquide.
Pour le Père Flanagan, cette théorie pouvait à la rigueur se justifier dans une époque de civilisation rustique, telle qu'à la ferme de Leabeg. Un enfant allait à l'école et apprenait la table de multiplication. Ensuite il allait dans une boutique, dans un atelier ou dans un bureau et utilisait sa table de multiplication. Ou bien il retournait à la ferme. Il n'y avait pas de heurts.
Aujourd'hui, aucun enfant n'est capable, seul, de se préparer convenablement au tourbillon de la vie que mènent les adultes. Le garçon qui grandit se trouve en face d'une énigme qui le dépasse, celle de savoir ce qu'il doit faire de sa vie. Même s'il est bien préparé, il peut être déçu par le manque de débouchés. Ou il reste à la charge de l'État, ou il en est réduit à ses seules ressources. Dans les deux cas, il a des chances de se trouver près de la porte qui s'ouvre sur la pègre. C'est pourquoi l'âge auquel le plus grand nombre — et de loin — de criminels sont arrêtés est dix-neuf ans.
Mais, pour prévenir le crime, le Père Flanagan savait qu'il devrait aller bien en deçà de cet âge de dix-neuf ans. En fait, plus il étudiait le problème, plus il accordait d'importance aux premières années de l'enfant et à la nécessité de remonter jusqu'à sa naissance, sinon même avant ! Les années qui précèdent immédiatement l'âge adulte sont toujours marquées d'un dangereux potentiel de délinquance. Les petites infractions des enfants ne sont pas sans conséquence ; elles représentent, au contraire, la plus sérieuse menace d'offensive du côté du crime. Les carrières criminelles commencent dès l'enfance.
Le jeune Père Flanagan ne considérait pas l'enfance délinquante du point de vue de la faute ou de la punition, mais sous l'angle du diagnostic et de la thérapeutique. Il s'attacha à découvrir pourquoi les enfants commettaient des crimes. Cette étude, où se rencontraient tant de problèmes annexes, s'avérait fort complexe. S'agissait-il d'un problème individuel ou social ? Toutes les enquêtes mettaient en relief l'importance de l'entourage : criminalité infantile, criminalité adulte égale proportionnellement. Le facteur social, comme l'économique, jouait aussi son rôle. La criminalité n'est pas grande seulement autour des taudis, mais aussi dans les quartiers industriels et commerciaux, dans les banlieues résidentielles. Cela veut dire que l'élimination des taudis ne doit pas entraîner forcément celle du crime. Quelques-uns des plus dangereux criminels de notre époque ne sont pas issus des taudis suburbains, mais, au contraire, de fermes prospères : Dillinger, Nolson, Floyd, Bates, Kelly étaient des fils de fermiers.
Naturellement, les jeunes délinquants promis au crime sont, dans bien des cas, le résultat de la promiscuité des taudis, tant urbains que ruraux. Le Père Flanagan, se penchant une fois sur le cas de deux jeunes frères condamnés à mort pour meurtre, le vit d'abord expliqué par les taudis où ils étaient nés. Puis il apparut qu'ils étaient allés à la chaise électrique accompagnés de leur patron, qui, lui, n'était pas un produit des taudis, mais un lauréat de l'Institut de Technologie du Massachussets !
Dans les cités populeuses, en dépit des terrains de jeu et des distractions qui s'offrent, les garçons tendent toujours à s'organiser en bandes. Or le Père Flanagan ne croyait pas que ces bandes fussent mauvaises en elles-mêmes. Se réunir en groupe pour jouer est un phénomène naturel à l'enfance. Ce qu'il faut, c'est orienter l'activité de ces gamins des rues et en faire des joueurs de base-ball ou de football, des athlètes, des bons citoyens.
Ce qui manque le plus à la jeunesse d'aujourd'hui, selon le Père Flanagan, c'est l'autorité et la douce surveillance de la religion. Il y a cinquante ans, tous les enfants allaient à l'École du Dimanche. L'Église avait alors une puissante influence sur la prévention du crime. Cette influence a décru et doit être rétablie. Comme l'a dit Flanagan : « Nous devons renvoyer nos enfants à l'église, les renvoyer à Dieu. Et les hommes d'Église doivent avoir une meilleure compréhension de ce problème ». L'école ne peut pas remplacer la religion. Si fiers que nous puissions être de nos progrès pédagogiques, nos écoles ne donnent pas à leurs élèves l'essentiel de toute éducation, qui est la formation du caractère. Elles exercent les cerveaux, mais non les âmes. L'enfant arriéré bénéficie de classes spéciales, mais arriéré signifie seulement qu'il a du mal à apprendre ses leçons. Nous approchons ici, comme l'a senti le Père Flanagan, d'un point important. Nous ne pouvons mettre en œuvre un procédé purement mécanique, parce que le problème se situe trop profondément dans l'âme individuelle intangible, mais nous pouvons utiliser l'école pour déceler l'enfant qui se dirige vers le crime et essayer de changer sinon la forme même de son esprit, du moins la direction qu'il lui donne.
Cette idée du Père Flanagan, qui a déjà entraîné de nombreuses réalisations, ouvre sur d'autres perspectives. Un problème, par exemple, continue à se poser : celui de l'ignorance des parents qui perdent le contrôle de leurs enfants. Tous les enquêteurs sont d'accord aujourd'hui pour dire, avec le Père Flanagan, que soixante-quinze pour cent des enfants à problèmes ont des parents à problèmes. Il faut également s'occuper de ceux-ci : l'éducation ou la rééducation des adultes doit faire partie de tout programme lucide de prévention du crime. Essentiellement cependant, celle-ci reste un problème d'enfant : « Lorsque nous aurons appris à prévoir avec l'enfant, au lieu de regarder en arrière le criminel adulte, nous aurons fait un grand pas dans la prévention du crime ».
C'est très exactement ce qu'a cette époque les autorités et les dirigeants des œuvres sociales croyaient sincèrement réaliser. De bons citoyens s'enorgueillissaient de l'institution neuve, libérale et tolérante connue sous le nom de Tribunal pour enfants. Ils pensaient que ces tribunaux permettaient un traitement adéquat et intelligent des jeunes délinquants. En 1900, lorsque les premiers tribunaux pour enfants furent installés à Chicago et Denver, on put croire trouvée la réponse définitive au problème. Un enfant vole un tuyau de plomb sur un camion. La société éclairée intervient et déclare qu'il ne doit pas être traité comme un criminel. Il existe une institution pour ce garçon : le tribunal pour enfants. Le délinquant est conduit devant un juge compréhensif, dans une pièce ordinaire. C'est une audience sans l'apparat ni l'atmosphère de la correctionnelle. Ses parents sont là, ainsi que le curé, le rabbin ou le pasteur de son église. Il n'y a pas de policier en vue. Des adultes affectueux essayent de trouver une solution sensée. S'il le faut, on soustraira l'enfant à son entourage néfaste. Dans les années qui suivront, les psychiatres viendront également dire leur mot. Que peut faire d'autre la société ?
Après l'installation de ces tribunaux éclairés, l'opinion publique s'assoupit dans un sentiment fallacieux de sécurité. Mais pas le Père Flanagan ni les réalistes de son espèce. Bientôt d'ailleurs devait éclater une bombe. Le professeur Sheldon Glueck, de l'Université de Harward, et sa femme, le docteur Eléonore T. Glueck, entreprirent l'étude d'un millier de cas de jeunes délinquants. Les Glueck n'avaient aucunement au départ l'idée de critiquer les tribunaux pour enfants. Il y croyaient, au contraire, et continuent à y croire.
Le résultat de leurs recherches fut stupéfiant.
Qu'arrivait-il, en effet, au cours des cinq années suivantes, aux enfants qui avaient bénéficié de cette juridiction spéciale ? Quatre-vingt-huit pour cent d'entre eux avaient poursuivi, pendant cette période, leur carrière criminelle. Ceux qui avaient été arrêtés l'avaient été en moyenne trois ou six fois. Et il ne s'agissait pas seulement d'infractions mineures : sept dixièmes de ces récidivistes avaient commis des crimes graves. Sur les mille enfants étudiés par les Glueck, neuf cent cinq avaient continué à commettre des délits ou des crimes alors qu'ils se trouvaient sous la surveillance des tribunaux pour enfants !
Que fallait-il en conclure ? Admettre d'abord avec le Père Flanagan que, en dépit de tous les efforts fournis, au cours d'un travail honnête et intelligent, par les juges, les psychiatres, les cliniciens et certaines communautés, le régime en question a connu un piètre succès. Une énorme majorité des garçons a récidivé, et, malgré tant d'attentions prodiguées, ils se sont transformés en criminels endurcis. Est-ce par défaut d'un élément essentiel dans le système : l'affection ?
Tandis qu'il quittait le tribunal, le Père Flanagan condamnait avec indignation les méthodes archaïques qu'il venait d'observer. Elles eussent pu aussi bien convenir pour un procès de sorcières. Certes, ces garçons avaient commis des actes répréhensibles, mais il n'était pas moins douteux qu'aucun n'était un criminel endurci. Chacun en particulier, le prêtre en était certain, aurait pu être conquis avec de la patience, de la compréhension et de l'affection.
Il devint un visiteur assidu du tribunal. L'hôtel fonctionnait maintenant sans à-coups et, avec la permission de son curé, il pouvait consacrer un certain temps à cette nouvelle étude. Grâce à ces classes comme il aimait à appeler ce travail, le Père Flanagan se lia avec les juges. Ceux-ci l'appelaient souvent dans la chambre du conseil pour discuter les cas qui leur étaient soumis.
Il vit que ces hommes, qui travaillaient à l'intérieur d'étroites limites, désiraient passionnément trouver une solution honnête au problème de l'enfance.
Et pourquoi, demanda-t-il un jour à l'un des juges du tribunal pour enfants, envoyez-vous tous ces pauvres garçons, les plus âgés, les plus jeunes et même les simples orphelins, à la même soi-disant maison de redressement ?
Parce que, mon Père, nous n'avons pas d'autre endroit où les envoyer. Leurs foyers sont impossibles, et il faut bien les placer quelque part.
L'arithmétique simple de cette situation l'épouvanta. La combinaison de l'apathie du public et de l'encombrement des tribunaux et des institutions d'État (celles-ci administrées en grande partie par des profiteurs de la politique), laissait une maigre chance aux enfants.
Anxieux de découvrir les racines du problème, Flanagan étendit le champs de ses investigations, écrivant aux dirigeants de chaque État, rassemblant des données sur les enfants abandonnés ou délinquants et cherchant à savoir comment ces enfants étaient traités dans les maisons de redressement, dans des écoles industrielles d'État, les orphelinats et autres institutions de discipline et de correction.
Dans toute les méthodes qu'il étudia, le Père Flanagan trouva quelque chose à admirer et à recommander. Mais il y avait cependant deux fautes dans presque toutes : il n'y était pas plus question d'affection que de tendresse, moins encore de Dieu.
Dans son esprit, ces deux réalités vivantes et dynamiques transcendaient tous les plans et tous les schémas d'organisation. Le Père Flanagan n'était pas opposé à la psychiatrie ni à la recherche scientifique du bien-être social ; mais il luttait pour les enfants et pour Dieu et disait avec une simple solennité : « Préserver les enfants du crime, c'est en finir avec le crime. Si nous n'arrivons pas à préserver nos enfants, notre civilisation périra. C'es le but final et grandiose de ce problème ».
C'est pourquoi il venait souvent au tribunal d'Omaha, pourquoi il étudiait, écrivait, poursuivait ses recherches. De toute façon, il voulait entrer dans la bataille. Il ne savait pas encore très bien comment, mais il savait maintenant qu'il ne tarderait pas à trouver.
Il avait déjà eu un petit avant-goût du travail avec des enfants difficiles. On lui avait demandé, dans la paroisse, de prendre en main quelques garçons à problèmes, dont plusieurs étaient des paresseux invétérés. Il découvrit que le déséquilibre de ces enfants était souvent provoqué par quelque mal sous-jacent : le favoritisme vrai ou imaginaire des parents à l'égard d'un autre enfant, le manque d'intérêt ou d'attention que ces enfants trouvaient chez eux. Une fois le problème familial résolu, ils redevenaient généralement normaux.
Les juges du tribunal pour enfants d'Omaha commençaient à se dire que Flanagan avait des idées passionnantes et des informations nouvelles sur le problème des enfants. Un matin, à la suite de l'audience, le juge l'appela auprès de lui.
— Avez-vous remarqué ces deux garçons qu'on a trouvés sur la promenade, la nuit dernière, demanda le juge ?
— Oh ! oui, répondit Flanagan, mais ils ont un foyer...
— Oui, ils ont un foyer. Mais le père boit et la mère n'est pas capable de se contrôler. Ce ne sont pas de mauvais enfants, mais ils ont besoin d'être surveillés. J'aimerais autant ne pas les envoyer au loin. Je me demande si...
Il s'interrompit, regardant le prêtre avec un sourire affable.
— Je me demande si je ne pourrais pas les confier à votre surveillance ?
Bien qu'il n'eût aucun endroit où les caser, Flanagan accepta. Il parla aux deux enfants qui étaient âgés de douze et quatorze ans et convint avec eux de les rencontrer un soir par semaine. Comme il ne voulait pas qu'ils prissent contact avec les clients de son hôtel, il leur fixa rendez-vous sous un réverbère en face du bâtiment de la Telephone Company.
Au cours de ces réunions sur le trottoir, les deux garçons lui racontaient leurs activités, leur travail à l'école, leurs jeux, les gains qu'ils réalisaient en vendant des journaux. S'ils avaient un ennui quelconque, Flanagan s'arrangeait pour en obtenir confidence sans chercher, si peu que ce fût, à vérifier leurs histoires.
Il avait leur parole qu'ils lui diraient tout.
— Vous êtes deux braves garçons, leur disait-il ; maintenant, je sais que je peux compter sur vous.
Parfois, dans la tache de lumière que faisait le lampadaire dans la rue obscure, il leur parlait de religion. Leurs pères et leurs mères n'allaient pas à l'église ; les deux enfants avaient la vague idée que Dieu était une sorte de gouverneur antipathique installé dans le ciel et qui pourrait un jour ou l'autre les frapper de sa colère.
— Dieu punit les gens, lui annonça un soir le plus jeune ; c'est ça qu'il fait. Il punit les gens quand ils sont méchants.
— Vous ne devez pas avoir peur de Dieu, répondit aussitôt le prêtre. C'est un père aimant ; ne croyez-vous pas qu'il comprend qu'un garçon peut avoir parfois des ennuis ?
Théoriquement, les enfants étaient baptistes. Au bout de quelques semaines, ils se mirent à fréquenter régulièrement l'École du Dimanche baptiste.
Le père continuait à s'enivrer, et la mère toujours malade était incapable de leur donner les soins convenables. Mais les deux enfants désormais n'eurent plus d'ennuis. Ils dormaient chez eux dans leur chambre, au lieu de passer leurs nuits à vagabonder dans les rues. Dans une certaine mesure au moins, sous la direction de Flanagan, ils pouvaient mener une vie normale. Et les juges, voyant les résultats de l'expérience, la développèrent.
D'autres enfants furent ajoutés aux deux premiers. Comme Flanagan n'avait toujours pas de local disponible, il les rencontrait toujours dans la rue.
Les autorités furent stupéfaites par les résultats. Les protégés du père Flanagan se transformaient, ne revenaient pas en récidivistes devant le tribunal. Quelle sorte de magie employait-il donc ?
Il était difficile, pour ces hommes logiques, d'accepter l'affirmation du prêtre selon laquelle c'était seulement la magie de l'affection et de la compréhension.
Par les nuits chaudes, il se promenait avec ses pupilles dans le parc d'Omaha. Ils s'asseyaient dans l'herbe pour parler, et Flanagan s'en tenait fermement à sa méthode de les croire toujours sur parole. Jamais il n'essayait de les effrayer avec les représailles qu'ils encouraient en agissant mal. Tous savaient qu'il devait faire des rapports sur chacun d'eux au tribunal et ils savaient que le contenu de ces rapports dépendait d'eux seuls.
Une fois assurés qu'ils avaient affaire à un ami, les garçons venaient à lui en toute confiance. Un soir, tandis qu'ils étaient tous réunis sur un banc du parc, un des enfants demanda :
— Mon Père, vous nous dites que nous ferons toujours le bien. Comment le savez-vous ?
Le prêtre réfléchit un moment.
— Tout simplement, dit-il enfin, parce que je suis sûr que vous apprenez à suivre le chemin de Dieu.
Et, si incroyable que cela pût sembler aux œuvres sociales officielles, le fait est que le petit groupe de paroles du Père Flanagan suivait réellement ce chemin. Il fallait en convenir : les séances sous le réverbère payaient.
La plupart, il est vrai, étaient des enfants abandonnés dont les crimes avaient un caractère mineur. Mais l'étape suivante devait poser à Flanagan un problème très différent et beaucoup plus sérieux.
Il y avait à ce moment-là à Omaha une vague de crimes. La ville tout entière était émue par des vols commis dans des magasins, par des cambriolages et des attaques à main armée sur des passants dans la rue. À l'origine de tous ces délits, se trouvait un gang de jeunes garçons d'Omaha-Sud.
D'après la police, il s'agissait là d'une bande typique de vauriens des rues. Souvent, l'un de ses membres était envoyé dans une maison de redressement, pour revenir environ un an plus tard avec un prestige accru parce qu'il avait passé un moment à l'ombre.
La rue dans laquelle se rassemblaient les membres de ce gang était bien connue de tout le monde. À cause du langage ordurier et du comportement grossier de ces garçons, on l'évitait comme un mauvais lieu.
Les parents du voisinage, qui vivaient dans la terreur que leurs propres enfants subissent l'influence de la bande ou soient victimes d'une bagarre dans la rue, réclamaient la destruction du gang.
Devant la clameur publique, la police frappa un grand coup. Des équipes spéciales rassemblèrent des preuves contre les meneurs, assez de preuves pour envoyer ceux-ci dans une maison de correction jusqu'à leur majorité.
Le Père Flanagan se trouvait au tribunal le matin où les sept chefs de la bande furent jugés. Il connaissait bien les sentiments du public : c'étaient de vrais incorrigibles, maintenant aux mains de la loi ; ils ne méritaient aucune pitié.
Il y eut quelques cris isolés lorsque les jeunes terroristes furent introduits, et le juge dut rappeler le public à l'ordre. Le prêtre se pencha en avant pour examiner le visage des accusés alignés dans leur box et se rassit, stupéfait.
Aucun de ces gangsters ne devait avoir plus de quinze ans. Les journaux les avait décrits comme d'insolents jeunes criminels qui défiaient toute autorité. Mais il n'y avait plus d'insolence maintenant sur leur visages. Ils étaient sept enfants effrayés.
On lisait le long acte d'accusation ; aucun des inculpés ne niaient les vols, les actes de vandalisme, ni les violences. Selon les rapports, il s'agissait d'incurables antisociaux. Maintenant, visiblement effrayés, ces jeunes garçons révélaient au Père Flanagan un fait très important et significatif. S'ils avaient été des malfaiteurs endurcis, ce moment eût été pour eux une sorte de triomphe ; ils se fussent dressés devant le tribunal avec l'arrogance des affranchis, affirmant leur mépris pour la société. Cette peur était l'indice qu'il cherchait. Puisqu'ils étaient encore des enfants, ils pouvaient être sauvés.
Le juge ordonna aux prisonniers de se lever. Comme il allait prononcer les sentences, le Père Flanagan se leva également. Le juge hésita, jeta un coup d'œil au prêtre et lui demanda :
— Voulez-vous dire quelque chose ?
— Oui (La voix claqua comme un coup de fusil). Oui, Votre Honneur. Je voudrais que ces garçons soient confiés à ma garde.
Des murmures hostiles coururent dans la salle, et le juge dut faire un nouveau rappel à l'ordre. Il demanda au prêtre de s'approcher. Bien que le juge connût parfaitement le succès obtenu par le Père Flanagan avec ses paroles, il n'ignorait pas qu'il n'avait affaire qu'à des cas relativement mineurs.
— Vous rendez-vous compte, lui demanda-t-il, de ce que vous allez entreprendre avec ces garçons ? Savez-vous tout ce qu'ils ont fait ?
— Je sais, répondit Flanagan. Et je connais aussi, d'après ce que j'ai lu et vu moi-même, les conditions dans lesquelles ils vivent.
— Et vous pensez pouvoir faire quelque chose avec eux ? Les sept incorrigibles se tenaient toujours debout, tout près. Pour le juge, la décision n'était pas facile à prendre. Une opinion publique mécontente et effrayée exigeait la punition de ces garçons.
Les milieux politiques de la ville n'avaient aucun désir de déplaire aux citoyens en laissant les coupables en liberté. Cependant le juge était un homme juste et il connaissait l'habileté du prêtre. Il finit par déclarer :
— Mon père, je vous laisse courir votre chance. J'espère que vous arriverez à guérir ces enfants. Je vais les placer sous votre surveillance.
Puis, se tournant vers les prisonniers :
— Vous avez ainsi une dernière chance, leur dit-il ; je ne sais si vous en profiterez. Le Père Flanagan croit qu'il peut vous aider. J'espère que vous vous rappellerez que sans lui vous seriez tous en route déjà vers la maison de redressement.
Les plus étonnés de tous dans la salle, c'étaient les garçons eux-mêmes. Ils regardaient le prêtre avec un air profondément stupéfait. Ils s'étaient attendus jusque-là à se retrouver derrière des barreaux de prison.
Si le Père Flanagan se rendit compte de cette stupéfaction, il n'en laissa rien paraître. Il s'approcha d'eux et leur demanda de le suivre.
Sans un mot, comme engourdis, ils obéirent. Tous les yeux, dans le prétoire, étaient tournés vers le Père Flanagan, tandis que, suivi de ses nouveaux protégés marchant en file indienne, il avançait dans la travée centrale, vers la sortie.
Fulton & Will Oursler, in La vie ardente du Père Flanagan