jeudi 31 mars 2011

En lisant... Sebastian Haffner - Allemagne, mars 1933

Qu'est-ce qu'une révolution ?

Les spécialistes du droit public répondent : la modification d'une constitution par d'autres moyens que ceux qu'elle prévoit. Si l'on souscrit à cette sèche définition, la "révolution" nazie de mars 1933 n'en était pas une. Car tout se passa dans la stricte légalité, avec les moyens prévus par la constitution : d'abord des "décrets-lois" du président et enfin une résolution qui transférait au gouvernement la totalité du pouvoir législatif, résolution votée par le Parlement à la majorité des deux tiers exigée pour les changements constitutionnels.

C'est là une imposture manifeste. Mais quand on voit les choses comme elles ont vraiment été, on peut encore se demander si ce qui s'est joué en mars mérite vraiment le nom de révolution. Pour le sens commun, l'essentiel d'une révolution semble résider dans le fait que des gens attaquent par la violence l'ordre existant et ses représentants : police, armée, etc., et l'emportent sur lui. Ce n'est pas toujours forcément magnifique et enthousiasmant, et cela peut fort bien être associé à des débordements, des violences, des brutalités de populace déchaînée ; on peut piller, tuer, brûler. Ce qu'on attend des gens qui se prétendent des révolutionnaires, c'est au moins qu'ils attaquent, fassent preuve de courage, mettent leur vie en jeu. Les barricades sont peut-être un peu démodées, mais une forme quelconque de spontanéité — insurrection, prise de risque, émeute — semble inhérente à l'essence de la révolution.

Rien de tel en mars 1933. Les événements étaient une décoction des ingrédients les plus bizarres, mais on aurait vainement attendu un acte de courage, de bravoure, d'audace de quelque côté que ce fût. Ce mois de mars produisit quatre choses qui auraient pour résultat final la domination incontestée des nazis : la terreur, des fêtes et des déclamations, la trahison, et pour finir un collapsus collectif — plusieurs millions d'individus s'effondrant simultanément. Beaucoup d'États européens, la plupart même, ont eu une naissance plus sanglante. Mais il n'en existe aucun dont la naissance eût été à ce point répugnante.

L'histoire européenne connaît deux formes de terreur : l'une est l'ivresse sanguinaire effrénée d'une masse révolutionnaire déchaînée, grisée par sa victoire ; l'autre est la cruauté froide, délibérée, d'un appareil étatique triomphant qui cherche à intimider, à manifester son pouvoir. Ces deux formes sont normalement réparties entre révolution et répression. La première est révolutionnaire ; elle s'excuse par l'émotion et la rage du moment, par l'emportement. La deuxième est répressive ; elle s'excuse par les représailles à l'encontre des atrocités de la révolution.

Les nazis ont eu le privilège de combiner les deux d'une façon qui n'admet aucune excuse. La terreur de 1933 fut bien exercée par une tourbe ivre de sang (à savoir les SA, les SS ne jouant pas encore le rôle qui serait le leur), mais les SA se présentaient comme une "police auxiliaire" ; ils agissaient sans la moindre émotion, sans la moindre spontanéité, et surtout sans prendre le moindre risque — mais bel et bien en toute sécurité, sur ordre et avec discipline. Le tableau externe était celui de la terreur révolutionnaire : populace hirsute pénétrant par effraction la nuit dans les maisons et traînant des gens sans défense dans une cave pour les torturer. Le processus interne était celui de la terreur répressive : gestion administrative froidement calculée, couverture policière et militaire totale. L'ensemble ne découlait pas de cette excitation qui suit la victoire, un grand danger auquel on a survécu — rien de tel ne s'était produit. Ce n'étaient pas non plus des représailles à l'encontre d'atrocités exercées par le parti adverse — il n'y en avait eu aucune. Ce qui se produisait, c'était l'inversion cauchemardesque des notions normales : brigands et assassins dans le rôle de la police, revêtus du pouvoir souverain ; leurs victimes traitées comme des criminels, proscrites, condamnées d'avance à mort. Un cas exemplaire, rendu public en raison des proportions prises : une nuit, un responsable syndical social-démocrate de Köpenick1 se défendit, aidé de ses fils, contre une patrouille de SA qui avait pénétré chez lui et abattit, en état de légitime défense évidente, deux SA. Sur quoi, cette même nuit, ses fils et lui furent maîtrisés par une seconde patrouille plus nombreuse et pendus dans la remise de leur maison. Mais le jour suivant, en bon ordre, des SA en service commandé pénétrèrent chez tous les habitants de Köpenick connus pour être des sociaux-démocrates et les abattirent sur place. On n'a jamais su le nombre de morts.

Cette sorte de terreur avait un avantage : selon les cas, on pouvait hausser des épaules navrées en parlant des "inévitables conséquences fâcheuses de toute révolution" — c'était l'excuse de la terreur révolutionnaire — ou se référer à la rigueur de la discipline en démontrant que l'ordre et le calme régnaient, que seules avaient lieu les descentes de police indispensables, et que c'était précisément cela qui épargnait à l'Allemagne les troubles révolutionnaires — c'était l'excuse de la terreur répressive. Et les deux étaient effectivement invoquées à tour de rôle, suivant le public concerné.

Cette forme de publicité a contribué, et contribue toujours, à rendre la terreur nazie plus repoussante qu'aucune autre terreur connue dans l'histoire européenne. La cruauté elle-même peut avoir une ombre de grandeur quand elle s'affiche avec la grandiloquence d'une détermination suprême, quand ceux qui l'exercent revendiquent fougueusement leurs actes comme ce fut le cas lors de la Révolution française et des guerres civiles russe et espagnole. Les nazis, en revanche, n'ont jamais affiché autre chose que le rictus blême, lâche et craintif du meurtrier niant ses crimes. Tandis qu'ils torturaient et assassinaient systématiquement des êtres sans défense, ils affirmaient tous les jours avec des accents nobles et touchants qu'ils ne faisaient de mal à personne, et que jamais révolution ne s'était déroulée de façon aussi humaine et pacifique. Et quelques semaines après l'institution de l'épouvante, une loi menaçait d'une lourde peine quiconque affirmait, fût-ce entre ses quatre murs, qu'il se passait des choses atroces.

Il va de soi que cela n'avait pas pour but de tenir secrètes les horreurs. Car alors elles n'auraient pu atteindre leur but, qui était de provoquer chez tous crainte, effroi, soumission. Ce secret tendait au contraire à renforcer l'effet de la terreur par le danger qu'il y avait ne serait-ce qu'à en parler. L'exposition publique — par exemple à la tribune de l'orateur ou dans les journaux — de ce qui se passait dans les caves de la SA et dans les camps de concentration aurait peut-être pu provoquer même en Allemagne une riposte désespérée. Les nouvelles épouvantables chuchotées sous le manteau — "Faites bien attention, voisin ! Savez-vous ce qui est arrivé à X ?" — brisaient bien plus sûrement toutes les résistances.

D'autant plus qu'on était au même instant occupé et distrait par une série interminable de fêtes, de solennités, de célébrations nationales. On commença par fêter la victoire en grand avant les élections, le 4 mars, jour du "Réveil national". Marches gigantesques et feux d'artifice, tambours, trompettes, orchestres et drapeaux dans toute l'Allemagne, des milliers de haut-parleurs diffusant la voix de Hitler, serments et promesses — et tout cela alors qu'il n'était pas certain que les nazis n'allaient pas prendre une veste électorale. De fait, c'est bien ce qui se produisit ces élections, les dernières à se dérouler en Allemagne, n'apportèrent aux nazis que quarante-quatre pour cent des voix (auparavant ils en avaient obtenu trente-sept) — la majorité votait toujours contre eux. Si l'on songe que la terreur battait déjà son plein, que les partis de gauche avaient été muselés dès la semaine décisive qui précédait le scrutin, il faut dire que le peuple allemand dans son ensemble s'est assez bien comporté. Mais les nazis n'en eurent cure. La défaite fut tout simplement célébrée comme une victoire, la terreur renforcée, les fêtes se multiplièrent. Quinze jours durant, les fenêtres restèrent pavoisées. Une semaine plus tard, Hindenburg abolissait les anciennes couleurs, et le drapeau à la croix gammée devenait, avec le noir-blanc-rouge, le "pavillon provisoire du Reich". Et chaque jour des défilés, des célébrations géantes, des manifestations de gratitude pour la libération nationale, de la musique militaire du matin au soir, honneurs rendus aux héros, consécration des couleurs, enfin, pour couronner le tout, la mise en scène boursouflée de la "journée de Potsdam", avec ce vieux félon de Hindenburg se recueillant sur la tombe de Frédéric le Grand, Hitler jurant pour la énième fois fidélité à je ne sais quoi, cloches sonnant à toute volée, cortège solennel des députés vers l'église, parade militaire, sabres au clair, enfants agitant des petits drapeaux, retraites aux flambeaux.

L'ineptie, l'absurdité sans bornes de ces manifestations continuelles étaient, selon toute vraisemblance, parfaitement concertées. Il fallait habituer la population à se réjouir et à se "réveiller", même si elle n'en voyait pas vraiment la raison. Chaque jour, chaque nuit, des gens qui s'abstenaient trop ostensiblement de participer — chut ! — étaient torturés à mort à coups de drille ou de fouet d'acier, et c'était déjà une raison suffisante. Réjouissons-nous donc, et hurlons avec les loups, Heil, Heil ! Et on finissait par y trouver goût. En mars 1933, il faisait un temps magnifique. N'était-ce pas beau, sous le soleil printanier, de se mêler à une foule en liesse sur une place pavoisée, prêtant l'oreille. à des propos sublimes où revenaient les mots de patrie et de liberté, de réveil et d'engagement sacré ? (En tout cas, cela valait mieux que de se retrouver à huis clos dans une caserne de SA, à se faire remplir d'eau les intestins).

On se mit à participer — d'abord par crainte. Puis, s'étant mis à participer, on ne voulut plus que cela fût par crainte, motivation vile et méprisable. Si bien qu'on adopta après coup l'état d'esprit convenable. C'est là le schéma mental de la victoire de la révolution national-socialiste.

Pour la parachever, toutefois, une chose était indispensable : la lâche trahison de tous les chefs de partis et d'organisations auxquels s'étaient confiés les cinquante-six pour cent d'Allemands qui, le 5 mars 1933, avaient voté contre les nazis. Le monde n'a pratiquement pas pris conscience de cette évolution historique terrible et décisive. Les nazis n'avaient pas intérêt à la souligner, parce qu'elle ne pouvait que dévaluer considérablement leur "victoire" ; quant aux traîtres eux-mêmes, ils avaient tout intérêt à se taire. Pourtant, seule cette trahison explique le fait apparemment inexplicable qu'un grand peuple, qui ne se compose quand même pas exclusivement de poltrons, ait pu sombrer dans l'infamie sans résistance.

La trahison fut totale, générale et sans exception, de la gauche à la droite. J'ai déjà dit que les communistes, derrière les rodomontades de façade qui exaltaient leur "détermination" et mentionnaient des préparatifs de guerre civile, préparaient en vérité l'exil de leurs hauts fonctionnaires avant qu'il ne fût trop tard.

En ce qui concerne les cadres de la social-démocratie, à qui des millions de braves petites gens fidèles accordaient une confiance aveugle et loyale, ils avaient commencé de les trahir dès le 20 juillet 1932, quand Severing et Grzesinski s'étaient "inclinés devant la force". Les sociaux-démocrates s'étaient déjà terriblement humiliés au cours de la campagne électorale de 1933 en courant après les slogans des nazis pour souligner qu'ils étaient, eux aussi, de bons "nationaux". Le 4 mars, veille du scrutin, Otto Braun2, leur "homme fort", chef du gouvernement prussien, passa en automobile la frontière suisse ; il avait pris soin d'acquérir une maisonnette dans le Tessin. En mai, un 'mois avant la dissolution de leur parti, les députés sociaux-démocrates en étaient à accorder massivement leur confiance au gouvernement Hitler et à chanter le Horst-Wessel-Lied 3. (Le compte rendu des débats parlementaires note : "Applaudissements sans fin dans la salle et sur les tribunes. Le chancelier lui-même, tourné vers les sociaux-démocrates, applaudit").

Le centre, ce grand parti bourgeois catholique qui, dans les dernières années, avait rallié une part de plus en plus importante de la bourgeoisie protestante, avait atteint ce stade dès le mois de mars. Ses voix assurèrent à Hitler la majorité des deux tiers qui lui confiait "légalement" la dictature. Il agissait sous la houlette de l'ancien chancelier Brüning. L'étranger l'a généralement oublié aujourd'hui, et Brüning y passe encore largement pour le possible successeur de Hitler. Mais qu'on me fasse confiance : les Allemands, eux, ne l'ont pas oublié. Un homme qui croyait encore, le 23 mars 1933, pouvoir inféoder à Hitler : dans un vote d'importance vitale, le parti qui lui était confié, n'aura plus jamais la moindre chance en Allemagne.

Enfin, le parti national, la droite conservatrice qui revendiquait carrément l'honneur" et l'héroïsme" comme programme — Dieu ! qu'il était lâche et déshonorant, le spectacle que ses chefs infligèrent à leurs partisans en 1933 et par la suite ! Une fois déçue leur attente du 30 janvier, alors qu'ils espéraient avoir "mis les nazis dans leur poche" pour les "empêcher de nuire", on attendait au moins qu'ils "freinent" pour "éviter le pire". Que non ; ils participèrent à tout : à la terreur, aux pogromes, aux persécutions contre les chrétiens ; ils ne se laissèrent même pas émouvoir par l'interdiction de leur parti et l'arrestation de leurs partisans. Il est déjà navrant de voir des fonctionnaires socialistes s'enfuir en plantant là leurs électeurs et leurs sympathisants. Mais que dire d'officiers nobles qui, voyant fusiller leurs amis et leurs collaborateurs les plus proches — comme M. von Papen —, restent en place en criant Heil Hitler ? Tels partis, telles fédérations. Il existait une Fédération des anciens combattants communistes, et, en ce qui concernait le Parti démocratique allemand, une Reichsbanner schwarz-rot-gold, organisée militairement, non dépourvue d'armes, comptant des millions d'adhérents destinés expressément à tenir les SA en échec si le besoin s'en faisait sentir. Durant tout ce temps, on ne perçut rien de son existence, absolument rien, pas la moindre chose. Elle disparut sans laisser de trace, comme si elle n'avait jamais existé. Dans toute l'Allemagne, la résistance prenait tout au plus la forme d'un acte individuel désespéré — comme celui du syndicaliste de Köpenick. Les officiers de la Reichsbanner ne firent même pas mine de riposter quand les SA "reprirent" leurs locaux. Le Stahlhelm, l'armée des nationalistes, se laissa mettre au pas, puis dissoudre peu à peu, en récriminant, mais sans résister. Il n'y eut pas un seul exemple d'énergie défensive, de vaillance, de tenue. Il n'y eut que panique, fuite éperdue, apostasie. En mars 1933, des millions de personnes étaient encore prêtes au combat. Du jour au lendemain, elles se retrouvèrent sans chefs, sans armes, trahies. Une partie d'entre elles cherchèrent encore désespérément à rallier le Stahlhelm et les nationalistes quand il s'avéra que les autres ne se battaient pas. Le nombre de leurs adhérents enfla démesurément en l'espace de quelques semaines. Puis ils furent dissous eux aussi — et se rendirent sans combat.

Cette terrible capitulation morale des chefs de l'opposition est un trait fondamental de la "révolution" de mars 1933. Grâce à elle, les nazis eurent le triomphe facile. Il est vrai qu'en même temps elle remet en cause la valeur et la solidité de leur victoire. La croix gammée n'a pas été imprimée dans la masse allemande comme dans une matière récalcitrante, mais ferme et compacte. Elle l'a été comme clans une substance amorphe, élastique et pâteuse. Le jour venu, cette pâte est susceptible de prendre une autre forme, avec autant de facilité et sans plus de résistance. Il est vrai que depuis mars 1933 subsiste une question sans réponse : vaut-elle vraiment la peine d'être formée ? Car l'Allemagne a manifesté alors une faiblesse morale trop monstrueuse pour que l'histoire n'en tire pas un jour les conséquences.

Ailleurs, toute révolution, même si elle a laissé le peuple momentanément exsangue et affaibli, a toujours amené une remarquable potentialisation des énergies dans les deux camps en présence — aboutissant, à long terme, à l'émergence d'une nation considérablement plus forte. Qu'on considère la formidable quantité d'héroïsme, d'intrépidité, de grandeur humaine — mêlée sans doute à des débordements, des cruautés, des violences — qu'ont déployée dans la France révolutionnaire jacobins et royalistes, dans l'Espagne contemporaine franquistes et républicains ! Quelle que soit l'issue, la bravoure avec laquelle on a combattu demeure dans la conscience de la nation comme une inépuisable source d'énergie. À l'endroit où cette source devrait jaillir, les Allemands d'aujourd'hui n'ont que le souvenir de l'infamie, de la lâcheté, de la faiblesse. Cela ne peut manquer d'avoir des conséquences qui se manifesteront un jour, peut-être dans la dissolution de la nation allemande et de sa forme politique.

Le Troisième Reich est né de cette trahison de ses adversaires et du sentiment de désarroi, de faiblesse et de dégoût qu'elle a suscité. Le 5 mars, les nazis étaient encore minoritaires. Si de nouvelles élections avaient eu lieu trois semaines plus tard, ils auraient vraisemblablement eu la majorité. Ce n'était pas seulement l'effet de la terreur, ni de l'ivresse engendrée par les fêtes (les Allemands aiment à s'enivrer de fêtes patriotiques). L'élément décisif, c'est que la colère et le dégoût provoqués par la lâcheté et la traîtrise des chefs de l'opposition l'emportaient momentanément sur la colère et la haine à l'encontre du véritable ennemi. Dans le courant du mois de mars 1933, d'anciens opposants au parti nazi s'y rallièrent par centaines de milliers — les "victimes de mars", suspectées et méprisées par les nazis eux-mêmes. Surtout, pour la première fois, même des centaines de milliers d'ouvriers quittèrent leurs organisations sociales-démocrates ou communistes pour s'inscrire clans les "cellules" nazies ou s'enrôler dans la SA. Ils y étaient poussés par diverses raisons, et souvent plusieurs à la fois. Mais on aurait beau chercher longtemps, on n'en trouverait pas une seule dans le lot qui soit bonne, valable, inattaquable et positive — pas une seule de présentable. Le phénomène manifestait dans chaque cas particulier tous les symptômes d'une dépression brutale.

La raison la plus simple, qui s'avérait presque toujours, quand on creusait, la plus intime, c'était la peur. Frapper avec les bourreaux, pour ne pas être frappé. Ensuite, une ivresse mal définie, ivresse de l'unité, magnétisme de la masse. Puis, chez beaucoup, dégoût et ressentiment envers ceux qui les avaient laissés tomber. Puis un syllogisme étrange, typiquement allemand, qui déduisait : "Les adversaires des nazis se sont trompés dans toutes leurs prévisions. Ils ont affirmé que les nazis allaient perdre. Or, les nazis ont gagné. Donc, leurs adversaires avaient tort. Donc, les nazis ont raison." Puis, chez quelques-uns (en particulier chez les intellectuels), la conviction de pouvoir encore changer le visage du parti nazi et l'infléchir dans leur direction en y adhérant eux-mêmes. Ensuite, bien entendu, la soumission pure et simple, l'opportunisme. Enfin, chez les plus primitifs, les plus frustes, dominés par l'instinct grégaire, un phénomène tel qu'il a pu s'en produire dans les temps mythologiques, quand une tribu vaincue abjurait son dieu tutélaire manifestement infidèle pour se mettre sous la protection du dieu de la tribu victorieuse. On avait cru en saint Marx, il n'avait pas secouru ses fidèles. Saint Hitler était manifestement plus puissant. Brisons donc les statues de saint Marx placées sur les autels pour consacrer ceux-ci à saint Hitler. Apprenons à prier : "C'est la faute aux juifs", au lieu de : "C'est la faute au capitalisme." Peut-être est-ce là notre salut.

Comme on le voit, ce phénomène n'a rien que d'assez naturel ; il relève tout à fait du fonctionnement psychologique normal, et cela explique presque parfaitement ce qui semble inexplicable. La seule chose qui subsiste, c'est l'absence totale de ce qu'on nomme, chez un peuple comme chez un individu, de la "race" : à savoir un noyau dur, que les pressions et les tiraillements extérieurs ne parviennent pas à ébranler, une forme de noble fermeté, une réserve de fierté, de force d'âme, d'assurance, de dignité, cachée au plus intime de l'être et que l'on ne peut, précisément, mobiliser qu'à l'heure de l'épreuve. Cela, les Allemands ne le possèdent pas. Ils forment une nation inconstante, molle, dépourvue de squelette. Le mois de mars 1933 en a fourni la preuve. À l'instant du défi, quand les peuples de race se lèvent spontanément comme un seul homme, les Allemands, comme un seul homme, se sont effondrés ; ils ont molli, cédé, capitulé — bref : ils ont sombré par millions dans la dépression.

Le résultat de cette dépression généralisée fut le peuple uni, prêt à tout, qui est aujourd'hui le cauchemar du monde entier.

Tel est le processus évident, clair et bien délimité qui se présente aujourd'hui, avec le recul, à l'observateur. Tandis qu'il se déroulait, il m'était bien sûr impossible de le voir dans son ensemble. Je sentais bien, et c'était assez terrible, que tout cela était écœurant jusqu'à la nausée, mais j'étais incapable d'en saisir et d'en classer les éléments. Chaque fois qu'on essayait de comprendre, on voyait s'interposer comme un voile ces discussions infiniment oiseuses et stériles, toujours recommencées, au cours desquelles on s'efforçait de faire entrer les choses dans un système de notions politiques obsolètes qui ne leur était plus adapté. Comme ces discussions paraissent inconsistantes aujourd'hui, quand un caprice de la mémoire en fait remonter à la surface des bribes et des lambeaux ! Avec toute notre culture historique bourgeoise, nous étions intellectuellement démunis devant cette évolution qui ne s'était jamais produite dans tout ce que nous avions appris. Les explications étaient absurdes, les tentatives de justification parfaitement stupides — mais les constructions de fortune que la raison tentait d'édifier autour de ce sentiment d'effroi et de dégoût qui ne trompait pas étaient aussi désespérément superficielles. Tous les -ismes qu'on mobilisait étaient d'une inanité qui me fait frissonner quand j'y pense.

En outre, la vie quotidienne était un obstacle à l'analyse lucide — la vie qui continuait, encore que définitivement irréelle et spectrale, chaque jour tournée en dérision par les événements dans lesquels elle s'inscrivait. J'allais encore au tribunal, comme avant ; on y disait toujours le droit, comme si ce mot signifiait encore quelque chose, et le conseiller juif qui faisait partie de ma chambre siégeait toujours tranquillement en toge derrière la barre. Il est vrai que ses collègues le traitaient déjà avec cette délicatesse pleine de doigté qu'on témoigne aux grands malades. Je continuais d'appeler au téléphone mon amie Charlie, nous allions au cinéma, buvions du chianti dans un bistrot à vin, allions danser quelque part. Je continuais à voir des amis, à discuter avec des camarades, à fêter des anniversaires en famille — mais alors qu'en février on pouvait encore se demander si tout cela ne signifiait pas le triomphe de la vraie vie, de la réalité indestructible sur les agissements des nazis, on devait désormais admettre que ce n'était plus, au contraire, qu'un mécanisme automatique et creux qui démontrait à chaque instant le triomphe des puissances ennemies qui le submergeaient de toute part.

Et pourtant, curieusement, c'était entre autres choses la poursuite machinale de la vie quotidienne qui s'opposait à une quelconque réaction énergique et vitale contre la monstruosité. J'ai déjà dit comment la trahison et la lâcheté de leurs chefs avaient empêché les équipes des autres groupes politiques de se mobiliser contre les nazis. Cela n'explique pas pourquoi il n'y eut pas, ici, là ou ailleurs, un individu pour se dresser et se défendre spontanément, sinon contre l'ensemble, du moins contre quelque injustice particulière, quelque scandale survenu non loin de lui. (Je n'ignore pas que cette question inclut un reproche à l'égard de moi-même).

À cela s'opposait précisément le mécanisme de la vie courante. Il est probable que les révolutions, et l'histoire dans son ensemble, se dérouleraient bien différemment si les hommes étaient aujourd'hui encore ce qu'ils étaient peut-être dans l'antique cité d'Athènes : des êtres autonomes avec une relation à l'ensemble, au lieu d'être livrés pieds et poings liés à leur profession et à leur emploi du temps, dépendant d'une foule de choses qui les dépassent, éléments d'un mécanisme qu'ils ne contrôlent pas, marchant pour ainsi dire sur des rails et désemparés quand ils déraillent. La sécurité, la durée ne se trouvent que dans la routine quotidienne. A côté, c'est tout de suite la jungle. Tout Européen du XXe siècle le ressent confusément avec angoisse. C'est pourquoi il hésite à entreprendre quoi que ce soit qui pourrait le faire dérailler — une action hardie, inhabituelle, dont lui seul aurait pris l'initiative. D'où la possibilité de ces immenses catastrophes affectant la civilisation, telle que la domination nazie en Allemagne.

Certes, j'écumais de rage en ce mois de mars 1933. Certes, je faisais peur à ma famille avec des projets désordonnés : quitter la fonction publique, m'exiler, me convertir avec ostentation au judaïsme. Mais je me contentais de formuler ces intentions. Mon père, riche de l'expérience, point adaptée aux nouveaux événements, d'une vie qui s'était déroulée entre 1870 et 1933, minimisait, dédramatisait, tentait de contrer mes propos emphatiques par une discrète ironie. Il faut dire que j'étais habitué à son autorité, et pas encore très sûr de moi. En outre, le scepticisme tranquille m'a toujours convaincu davantage qu'une grandiloquence péremptoire ; j'ai mis longtemps à comprendre que dans ce cas particulier mon instinct de jeune homme avait effectivement raison contre la sagesse et l'expérience de mon père, et qu'il existe des choses que le scepticisme tranquille est impuissant à maîtriser. À l'époque, j'étais encore trop timide pour tirer les conséquences de mes intuitions.

Peut-être, n'est-ce pas, avais-je effectivement une vision déformée de la situation. Peut-être fallait-il l'endurer, laisser passer les choses. C'est seulement dans mon travail, protégé par les articles du Code civil et du Code de procédure civile, que je me sentais sûr de moi et mûr. Ces articles étaient toujours debout. Le palais de justice aussi. Son activité pouvait pour l'heure paraître vide de sens, mais elle ne s'était en rien modifiée. Peut-être qu'en fin de compte tout cela finirait par s'avérer durable et l'emporterait.

Donc, accomplir la routine quotidienne dans une expectative incertaine. Ravaler sa rage et son effroi ou les épancher à la table familiale en éclats stériles du plus haut comique. Vivant dans la même apathie que des millions d'autres individus, je laissais venir les choses.

Elles vinrent.



Sebastian Haffner, in Histoire d’un Allemand – Souvenirs (1914-1933)
Babel



1 Faubourg de Berlin.

2 Otto Braun (1872-1955), social-démocrate, à la tête du parti depuis 1911, ministre-président de Prusse entre 1925 et 1933.

3 Chant de marche de la SA écrit sur une mélodie existante par le jeune Sturmführer (lieutenant) Horst Wessel (1907-1930). Celui-ci ayant trouvé la mort au cours d'une bagarre avec des communistes dans des circonstances mal élucidées, les nazis firent de lui un martyr et de son œuvre l'hymne officiel du parti.

En lisant... Sebastian Haffner - Allemagne, 1930

Au printemps 1930, Brüning devint chancelier. Autant que nous puissions nous souvenir, c'était la première fois que l'Allemagne était dirigée d'une main ferme. De 1914 à 1923, tous les gouvernements avaient été faibles. Stresemann avait pris des mesures habiles et radicales, mais tout en souplesse, sans blesser personne. Brüning n'arrêtait pas de blesser tout le monde, c'était son style, il mettait un point d'honneur à être "impopulaire". Un homme dur, osseux, l'œil étréci et sévère derrière des lunettes sans monture. Il répugnait par nature au liant, à la rondeur. Ses succès — il en connut quelques-uns, c'est incontestable — avaient toujours le schéma "opération réussie, patient mort", ou "position maintenue, garnison massacrée". Pour poursuivre jusqu'à l'absurde le paiement des réparations, il mit l'économie allemande au bord de la faillite ; les banques fermèrent, le nombre des chômeurs atteignit six millions. Pour sauver le budget malgré tout, il appliquait avec une farouche rigueur la recette du père de famille sévère : "se serrer la ceinture". À intervalles réguliers, tous les six mois environ, sortait un décret-loi qui réduisait et réduisait encore les traitements, les retraites, les prestations sociales, et finit par réduire jusqu'aux salaires privés et aux intérêts. L'un entraînait l'autre, et Brüning, les dents serrées, en tirait chaque fois la douloureuse conséquence. Plusieurs des instruments de torture les plus efficaces de Hitler furent inaugurés par Brüning : c'est à lui que l'on doit "la gestion des devises", qui empêchait les voyages à l'étranger, "l’impôt sur la désertion", qui rendait l'exil impossible ; c'est lui aussi qui commença à limiter la liberté de la presse et à museler le Parlement. Et pourtant, étrange paradoxe, il faisait tout cela pour défendre la république. Mais les républicains commençaient peu à peu à se demander, et on les comprend, ce qui leur restait encore à défendre.
À ma connaissance, le régime de Brüning a été la première esquisse et pour ainsi dire la maquette d'une forme de gouvernement qui a été imitée depuis dans de nombreux pays d'Europe : une semi-dictature au nom de la démocratie et pour empêcher une dictature véritable. Quiconque se donnerait la peine d'étudier à fond le système de Brüning y trouverait tous les éléments qui font en fin de compte de ce mode de gouvernement, de façon presque inéluctable, le "modèle" de ce qu'il est censé combattre : c'est un système qui décourage ses propres adeptes, sape ses propres positions, accoutume à la privation de liberté, se montre incapable d'opposer à la propagande ennemie une défense fondée sur des idées, abandonne l'initiative à ses adversaires et finalement renonce au moment où la situation aboutit à une épreuve de force.
Brüning n'était pas vraiment suivi. Il était toléré. Il était le moindre mal : le maître sévère qui corrige ses élèves en affirmant "Cela me fait plus mal qu'à vous", face au bourreau sadique. On couvrait Brüning, parce qu'il semblait la seule protection possible contre Hitler. Il le savait, bien entendu. Et comme son existence politique était directement liée à sa lutte contre Hitler, et donc à l'existence de celui-ci, il ne devait en aucun cas l'anéantir. Il devait combattre Hitler, mais en même temps le conserver. Il ne fallait pas que Hitler parvienne au pouvoir, mais il devait rester dangereux. Difficile équilibre que Brüning, les dents serrées, impassible comme un joueur de poker, maintint pendant deux ans, et c'était déjà une performance. Il était inévitable que l'équilibre se rompît un jour. Qu'arriverait-il alors ? Question sous-jacente à toute la période Brüning : et après ? Ce fut une époque où seule la perspective d'un avenir d'épouvante tempérait la tristesse du présent.
Brüning lui-même n'avait rien d'autre à offrir au pays que la misère, la morosité, la limitation de la liberté et l'assurance qu'on ne pouvait rien obtenir de mieux. Tout au plus pouvait-il exhorter au stoïcisme. Mais il était trop austère de nature pour que même cette exhortation fût convaincante. Il ne lança à la nation ni une grande idée, ni un appel. Il ne faisait que la recouvrir d'une ombre chagrine.
Cependant que les énergies restées si longtemps en jachère se rassemblaient à grand bruit.
Le 14 septembre 1930 eurent lieu ces élections législatives qui propulsèrent à la deuxième place un petit parti ridicule : les nazis passèrent de douze mandats à cent sept. De ce jour, la figure phare de l'époque Brüning cessa d'être Brüning pour devenir Hitler. La question n'était plus : Brüning restera-t-il ? mais : Hitler viendra-t-il ? Les discussions politiques âpres et torturantes ne mettaient plus aux prises partisans et adversaires de Brüning, mais partisans et adversaires de Hitler. Et dans les faubourgs, où les fusillades avaient repris, on ne s'entre-tuait pas au nom de Brüning, mais au nom de Hitler.
Et pourtant la personne de Hitler, son passé, sa façon d'être et de parler pouvaient être d'abord un handicap pour le mouvement qui se rassemblait derrière lui. Dans de nombreux milieux, il était encore en 1930 un personnage plutôt fâcheux sorti d'un trouble passé : le rédempteur bavarois de 1923, l'homme du putsch grotesque perpétré dans une brasserie... Son aura personnelle était parfaitement révulsante pour l'Allemand normal, et pas seulement pour les gens "sensés" : sa coiffure de souteneur, son élégance tapageuse, son accent sorti des faubourgs de Vienne, ses discours trop nombreux et trop longs qu'il accompagnait de gestes désordonnés d'épileptique, l'écume aux lèvres, le regard tour à tour fixe et vacillant. Et le contenu de ces discours : plaisir de la menace, plaisir de la cruauté, projets de massacres sanglants. La plupart des gens qui l'acclamèrent en 1930 au Sportpalast auraient probablement évité de lui demander du feu dans la rue. Mais déjà se montrait ici un phénomène étrange : la fascination qu'exerce précisément, dans son excès même, la lie la plus écœurante. Nul n'aurait été surpris si, dès le premier discours du personnage, un sergent de ville l'avait saisi au collet pour le mettre au rancart dans un endroit où l'on n'aurait plus jamais entendu parler de lui et où il eût été sans nul doute à sa place. Mais rien de tel ne se produisit. Au contraire, cet individu ne cessa de surenchérir, devenant de plus en plus dément, de plus en plus monstrueux, et parallèlement de plus en plus célèbre et de plus en plus en vue, si bien que l'effet s'inversa : le monstre se mit à fasciner. En même temps qu'intervenait le mystérieux "effet Hitler" : ses adversaires, étrangement obnubilés et anesthésiés, ne comprenaient rien à ce phénomène et se trouvaient comme hypnotisés par le regard d'un serpent, incapables de comprendre que l'enfer en personne les provoquait.
Hitler, convoqué comme témoin devant la Cour suprême, rugit à la face des juges qu'un jour il prendrait le pouvoir en toute légalité, et que des têtes tomberaient. Rien ne se produisit. Le président de la cour, un vieillard aux cheveux blancs, n'eut pas l'idée de faire emmener le témoin. Hitler, candidat contre Hindenburg aux élections présidentielles, déclara que la campagne était de toute façon décidée en sa faveur : son adversaire avait quatre-vingt-cinq ans, lui quarante-trois, il pouvait attendre. Rien ne se produisit. Quand il le répéta au cours de la réunion suivante, le public se mit à rire comme si on le chatouillait. Six SA avaient attaqué dans son lit un homme qui ne partageait pas leurs opinions, le piétinant à mort. Condamnés à mort pour cet acte, ils reçurent de Hitler un télégramme de félicitations. Rien ne se produisit. Ou plutôt si : les six assassins furent graciés.
C'était étrange d'observer cette surenchère réciproque. L'impudence déchaînée qui transformait progressivement en démon un petit harceleur déplaisant, la lenteur d'esprit de ses dompteurs, qui comprenaient toujours un instant trop tard ce qu'il venait de dire ou de faire — c'est-à-dire quand il l'avait fait oublier par des paroles encore plus insensées ou par un acte encore plus monstrueux —, et l'état d'hypnose où il plongeait son public qui succombait de plus en plus passivement à la magie de l'abjection et à l'ivresse du mal.
Au reste, Hitler promettait tout à tout le monde, ce qui lui valait bien sûr une vaste clientèle et un électorat nombreux recruté parmi les indécis, les déçus, les appauvris. Mais ce n'était pas là l'élément décisif. Au-delà de la simple démagogie et des points de son programme, il promettait deux choses : la reprise du grand jeu guerrier de 1914-1918, et la réédition du grand sac anarchique et triomphant de 1923. En d'autres termes : sa politique extérieure future, sa future politique économique. Il n'avait pas besoin de le promettre explicitement ; il pouvait même prétendre le contraire (comme dans ses "discours de paix" ultérieurs) : on le comprenait quand même. Et cela lui valut ses vrais disciples, le noyau dur du parti nazi. Il faisait jouer les deux grands moments vécus et assimilés par la jeune génération. Telle une étincelle électrique, il se propagea sur tous ceux qui en avaient la secrète nostalgie. Seuls restèrent en dehors ceux qui avaient, en leur for intérieur, fait précéder ces deux moments d'un signe négatif. Donc "nous".
Mais "nous" n'avions pas d'autre parti, pas de drapeau auquel nous rallier, pas de programme ni de devise. Qui aurions-nous suivi ? Outre les nazis, qui partaient favoris, il y avait ces bourgeois réactionnaires et civilisés rassemblés autour du Stahlhelm*, des gens qui exaltaient avec un enthousiasme un peu fumeux "l'expérience du front" et "le retour à la terre" et qui, sans avoir la vulgarité déchaînée des nazis, en partageaient les ressentiments stupides et l'attitude fondamentalement hostile à la vie. Il y avait les sociaux-démocrates, discrédités sur bien des fronts, vaincus longtemps avant la bataille. Enfin, il y avait les communistes avec leur dogmatisme sectaire et les défaites qu'ils traînaient comme une comète sa queue. (Curieux, quoi que les communistes entreprissent, ils étaient toujours, pour finir, battus — et abattus alors qu'ils tentaient de fuir. Cela semblait être une loi naturelle).
Pour le reste, il y avait l'énigmatique Reichswehr, commandée par un général de cabinet porté sur l'intrigue, et la police prussienne, qui avait la réputation d'être un instrument du pouvoir républicain, fiable et bien entraîné. Sachant ce que l'on savait, cette réputation n'était pas sans inspirer une certaine méfiance.
Telles étaient les forces en jeu. Quant au jeu lui-même, il se traînait avec une pesante morosité, sans points culminants, sans tension dramatique, sans dénouement prévisible. L'atmosphère qui régnait alors en Allemagne rappelle à plus d'un égard celle qui règne aujourd'hui en Europe : attente engourdie de l'inéluctable, auquel on espère cependant, jusqu'à la dernière minute, échapper. Ce qu'est aujourd'hui en Europe la guerre qui se prépare, c'était alors en Allemagne la prise du pouvoir par Hitler et la "Nuit des longs couteaux", dont les nazis parlaient par anticipation. Même les détails étaient semblables : la lente approche de la catastrophe, le désarroi des forces d'opposition, désespérément cramponnées aux règles que l'ennemi violait quotidiennement, la guerre unilatérale, l'état intermédiaire entre "l'ordre et la paix" et la "guerre civile" (il n'y avait pas de barricades, mais il y avait tous les jours des bagarres, des fusillades absurdes et puériles, des attentats dirigés contre les locaux des divers partis, et sans cesse de nouveaux morts). Même l'idée de l'appeasement était déjà dans l'air : des groupes puissants étaient partisans de "confier des responsabilités à Hitler" pour "l'empêcher de nuire". Il y avait des discussions politiques sans fin, hargneuses et stériles, partout : dans les salons de thé, les bistrots, les boutiques, les écoles, les familles. Et, n'ayons garde de l’oublier, les jeux arithmétiques étaient de nouveau à l'honneur. Car des élections plus ou moins importantes avaient lieu à tout bout de champ, et chacun avait en tête des suffrages et des mandats. Les chiffres des nazis montaient sans cesse. Ce qui n'existait plus, c'était la joie de vivre, la gentillesse, l'innocence, la bienveillance, la compréhension, la bonne volonté, la générosité et l'humour. Il n'y avait plus non plus de bons livres, et sûrement plus personne pour s'y intéresser. L'air d'Allemagne était rapidement devenu irrespirable.
Il le devint de plus en plus jusqu'à l'été 1932. Puis Brüning tomba, d'un jour à l'autre, sans raison, et ce fut l'étrange intermède Papen-Schleicher : un gouvernement d'aristocrates, dont personne ne savait au juste qui ils étaient, et six mois d'une cavalcade frénétique. On assista à la liquidation de la république, à la suspension de la constitution, à la dissolution de l'Assemblée, à de nouvelles élections suivies d'une nouvelle dissolution, à l'interdiction de plusieurs journaux, au renvoi du gouvernement prussien, au remplacement de tous les hauts fonctionnaires — et tout cela dans une atmosphère presque joyeuse, avec une insouciance poussée à son paroxysme. L'année 1939 a dans toute l'Europe le même goût que cet été 1932 en Allemagne : on n'était plus séparé de la fin que par l'épaisseur d'un cheveu, ce que l'on redoutait pouvait intervenir d'un instant à l'autre. Dans leur uniforme enfin autorisé, les nazis emplissaient les rues, lançaient déjà des bombes, élaboraient déjà des listes de proscription ; dès le mois d'août, on négociait avec Hitler pour lui proposer le poste de vice-chancelier et en novembre, Papen et Schleicher s'étant brouillés, on lui offrit même la chancellerie. Entre Hitler et le pouvoir, il n'y avait plus désormais que la fortune de quelques nobliaux qui faisaient de la politique comme on joue à la roulette. Tous les obstacles sérieux avaient été éliminés. Plus de constitution, plus de garanties juridiques, plus de république, plus rien de rien, plus même de police prussienne républicaine. De même, aujourd'hui, la Société des nations a disparu ainsi que la sécurité collective, la valeur des traités et le sens des négociations ; l'Espagne est tombée, et l'Autriche, et la Tchécoslovaquie. Et pourtant, à l'époque comme aujourd'hui, au dernier moment, le plus dangereux, le plus désespéré, se répandit un optimisme pathologique et béat, un optimisme de joueur, la certitude confiante et joyeuse que tout s'arrangerait à la dernière minute. Les caisses de Hitler n'étaient-elles pas vides ? Ne sont-elles pas vides ? Les anciens amis de Hitler eux-mêmes n'étaient-ils pas passés à la résistance ? Ne le sont-ils pas aujourd'hui encore ? la politique figée n'avait-elle pas recommencé à vivre et à bouger — comme dans l'Europe de 1939 ?
Alors comme aujourd'hui, on commençait juste à jouer avec l'idée que le pire était passé.
Sebastian Haffner, in Histoire d’un Allemand – Souvenirs (1914-1933)
Babel

* "Casque d'acier", association d'anciens combattants fondée en novembre 1918.

mercredi 30 mars 2011

En lisant... Gilbert Cesbron, Un Roman de poche

UN ROMAN DE POCHE

Le voisin exaspéré donna trois coups de poing dans le mur ; la radio de Gérard l'assourdissait, faisait trembler les meubles. Il attendit un instant, puis frappa des deux poings à la fois et, comme il n'avait pas tapé en mesure, sa protestation parvint jusqu'au garçon.
« Ce mec, pensa Gérard, j'en ai vraiment rien à foutre ! »
Rien du tout, c'est vrai : ils ne vivaient pas selon les mêmes horaires, jamais ils ne se rencontreraient. Jamais aucun d'eux ne saurait à quoi ressemblait ce visage qu'une cloison guère plus épaisse que le poing séparait du sien.
« Ce mec... » — Mais peut-être était-ce une bonne femme. Pas une fille, en tout cas ! Les filles ne cognent pas sur les murs : elles frappent aux portes et l'on peut s'arranger. D'ailleurs, les filles aiment cette musique-là et savent bien que le premier geste, en pénétrant dans sa chambre, est d'ouvrir la radio en même temps que la lumière : l'une chasse les ténèbres, l'autre la solitude. Quand la radio marche, pourvu que ce soit un peu trop fort, les problèmes, les souvenirs indésirables, les projets sans issue s'évanouissent.
Le voisin protesta de nouveau. « C'est sûrement un vieux, pensa Gérard. Pourtant, ils sont sourds d'habitude, non ? »
Il n'avait connu ni son père ni sa mère, et il entassait les plus de quarante ans dans un fourre-tout de générations qui avaient fait on ne sait combien de guerres, calculaient en anciens francs, voyageaient par chemin de fer et détestaient le jazz. Il eut pourtant un bon mouvement, ouvrit grande sa croisée : « Comme ça, il entendra moins... » Mais la cour entière entendit, cette fois. « Encore ce dingue, avec sa musique yé-yé ! » pensa le voisinage qui ferma ses fenêtres.
Le jour tombait sans hâte. En mai, fais ce qui te plaît ! Et voici ce qui plaisait au soleil : se laisser flotter entre ciel et terre comme dans un hamac, écouter les rumeurs du soir : celles des villes où l'on devance la nuit à force d'enseignes lumineuses, celles des campagnes où l'on feint de ne pas la voir tomber.
Mais Gérard détestait cette heure indécise ; tout ce qui ne ressemblait pas à sa vie l'effrayait, et celle-ci était taillée à la hache : l'atelier, et puis les copains et les filles ; cinq jours, et le changement de planète du samedi ; onze mois, et puis ces trente jours d'une tout autre étoffe. Une vie sans demi-saisons ; alors, ce crépuscule de mai, vous comprenez, « il n'en avait rien à foutre ». Dans dix minutes, il retrouverait Sylvie à l'Apo (c'était le diminutif d'Apollinaire, le nom d'un bistrot) ; ils iraient dîner dans un snack, danser au Bus-Palladium, et finiraient la nuit dans cette même chambre au son de la radio, très douce cette fois. Et demain, dimanche...
« Marre, marre, marre ! » cria-t-il brusquement, plus fort que la radio. Il ne parvenait pas à obtenir de ses cheveux la disposition qu'il souhaitait : il s'agissait de ressembler à la fois à un poète romantique, à un voyou et à un cow-boy. Généralement, la longueur de sa chevelure et une certaine saleté huileuse le lui permettaient ; mais, ce soir, il ne parvenait à ressembler qu'à lui-même en enfant de chœur.
« Marre, marre, marre ! »
Avec cette formule magique, il jouait quitte ou double : ou bien sa coiffure et, par conséquent, sa soirée, seraient définitivement compromises, ou bien...
Les cheveux se soumirent. La radio lui donna l'heure avec, en prime, la marque d'une montre et quelques conseils pour obtenir le linge le plus propre du monde. Déjà ? Sylvie devait l'attendre à l'Apo. Sylvie... Par égard pour le voisin, il baissa le son de la radio. Le souvenir de cette gosse lui dictait ainsi des gestes gentils, ce qui l'inquiétait. Du temps de José, de Cathy, ou surtout de Babette, celles-ci lui inspiraient plutôt des vacheries. Il se regarda au miroir avec le regard de Sylvie, se plut, s'attarda complaisamment. « Au troisième top... », répéta la radio. — « Merde ! » Gérard sortit en courant, claqua la porte, dégringola l'escalier qui sentait la cuisine des autres.
Sur le seuil de la vieille maison, il aspira le bon air du quartier : gaz d'essence et vapeurs d'huile, grâce au feu rouge et à la friterie du carrefour. Il s'y mêlait un relent d'égouts, parce que les premières chaleurs troublaient leur digestion profonde, et l'odeur âcre et crayeuse de la droguerie dont la porte restait constamment ouverte. Gérard respira longuement, puis se mit à rire comme un chien : sans bruit et les yeux fermés, comme un chien qui retrouve l'odeur de son monde. C'était son monde à lui, ce paysage de tous les gris, sans un pouce de terre libre, sans une feuille, sans un oiseau. Les hommes avaient coulé, sur les entrailles de la rue, leur béton, leur asphalte, cette lave aveugle de la ville qui l'empêche de respirer. (Des petits enfants couleur de trottoir s'accroupissent parfois devant les bouches d'égout et attendent longtemps qu'en monte un cri vivant).
Le sol carrelé de l'orphelinat, le ciment du préau de l'école et celui de l'atelier, tout ce qu'avait connu Gérard ressemblait à ce trottoir ; il s'avança d'un pas confiant sur ce terrain si sûr. L'appel guttural du vendeur de France-Soir, le hurlement d'un juke-box, les ding-ding d'un flipper achevèrent de donner ses dimensions à son décor familier. Il pénétra dans le café, glissa une pièce dans un distributeur, reçut plusieurs rations de gomme à mâcher et dut défaire trois emballages de papiers différents avant de pouvoir mordre dans l'une. Bientôt, l'haleine même de Sylvie (qui en mâchait sans cesse) remplit sa bouche et, de nouveau, il se mit à rire de bonheur.
Sylvie est déjà arrivée à l' Apo ; elle s'est assise dans un angle et les glaces reflètent l'une son profil gauche, qui est enfantin, l'autre son profil droit, celui d'une femme. La ville mûrit les filles en les « forçant », comme les maraîchers sans scrupule ; Sylvie est une petite fille déguisée en femme, mais elle ne le sait pas. Ce soir, elle ne s'est pas regardée dans les glaces du bistrot : elle se moque de ses cheveux et de l'heure qu'il est : elle relit, pour la cinquième fois, la lettre de sa petite grand-mère, fourmilière répandue sur du papier quadrillé.
Le « Salut, Jerry ! » des copains lui annonce l'arrivée de Gérard. Mais déjà, il la baise brutalement sur les lèvres, et puis sur le front mais très doucement ; c'est sa manière et aussi le symbole de leur amour.
— Tu es mal coiffée.
— Tu penses, je n'ai pas l'esprit à ça !
— Qu'est-ce qui se passe ?
Avant qu'elle puisse répondre, il l'embrasse de nouveau, longuement, parce que la sorte d'anxiété qu'exprime ce visage lui confère un attrait nouveau ; c'est un peu comme s'il embrassait une autre fille.
— Alors, qu'est-ce qui se passe ?
— Il se passe que ma grand-mère est malade. Elle m'a écrit.
— Tu as une grand-mère, toi ?
(Lui n'a jamais eu personne ; pour ne pas se sentir trop minable, il s'invente quelquefois un oncle dans le Périgord).
— Heureusement ! Qui est-ce qui m'aurait élevée, si je n'avais pas eu de grand-mère ?
— On se démerde, murmure amèrement son compagnon. Elle est vieille ?
— Heu... oui, dit Sylvie qui vient seulement de s'en aviser, de devenir adulte parce que son rempart s'effrite : sa petite grand-mère est malade.
— Marcel ! commande Gérard qui ne sait plus quoi dire, apporte-nous deux...
— Rien du tout, décide Sylvie en se levant, je t'attendais pour filer à la gare.
— Et notre soirée ?
— Et ma grand-mère, Jerry ?
Brusquement, il se sent absolument seul. Aucun copain, aucune fille, aucune radio ne comblera ce vide-là, ce soir.
— Où habite-t-elle ?
— Près de Senlis.
— Je t'y conduis.
— Mais, Jerry...
(Allons bon, elle n'a pas l'air satisfait. Vous comprenez quelque chose aux filles, vous ?)
— Ça ne te plaît pas ?
— Si, si, tu es chic, fait-elle sans conviction.
— Tu as peur que mon genre ne convienne pas à ta vieille ? demande Gérard, susceptible comme tous les orphelins.
Très vite, il l'embrasse, comme pour étouffer sa réponse. « On dirait que j'ai besoin d'elle, sans blagues ? » C'est vrai, on dirait, par instants, qu'il préfère cette gosse à lui-même ! C'est un sentiment tout nouveau qui l'angoisse et l'humilie.
— Ce n'est pas « ma vieille », dit Sylvie quand elle a repris son souffle, c'est... c'est ma petite grand-mère.
Elle se demande, en effet, ce que la vieille dame des champs va penser de Jerry ; elle le regarde avec des yeux de soixante-quinze ans qui, tous les matins, voient se lever un soleil sans éboueurs, approcher le facteur sur son vélo et, dans sa journée, rencontrent plus de bêtes que de gens. Ce sont les yeux de son enfance ; et son désarroi doit se lire sur son visage rond : voici qu'il ressemble tout entier à son profil gauche...
— Pourquoi tu me regardes comme ça ?
« Je dois l'aimer, pense Sylvie sans répondre. Je dois l'aimer puisque j'ai peur que grand-mère ne l'aime pas. Oh oui ! je l'aime sûrement... Quelle chance ! »
Elle lui saisit les mains, change de visage ; lui aussi.
— Quand part-on ?
— Tout de suite, si tu voulais bien.
En sortant de Luzarches, apparut une route, droite comme une épée, pointée vers ce ciel où le soleil abdiquait enfin. Pas une voiture ; sur les deux rives, les arbres, alourdis par la chaleur du jour, formaient une haie de courtisans. Gérard poussa sa machine à fond ; la lourde moto bondit comme une bête et tous les trois éprouvèrent un moment d'ivresse : la machine, son cavalier qu'elle vengeait de l'atelier où, huit heures durant, une autre machine l'avait asservi, et Sylvie. Assise en croupe derrière lui, la joue contre le blouson de cuir, protégée du vent, de la peur, protégée de tout, croyant, malgré le tumulte du moteur, entendre battre ce cœur qu'elle avait l'air d'ausculter, elle éprouvait un trouble qui lui rappelait l'amour physique. Elle se mit à crier impunément dans le vent et serra de toutes ses forces ce buste dur auquel elle se cramponnait depuis Paris.
— Hé ! tu m'étouffes, cria-t-il ravi.
Non, rien n'aurait pu l'étouffer : il respirait, il respirait enfin ! C'étaient les arbres, le soir libre, le ciel si vaste, et surtout de tourner le dos à Paris. Il crut que c'était sa moto et le compteur qui marquait 130.
Il faisait nuit lorsqu'ils atteignirent Nerval, mais la lune patiente faisait office de veilleuse.
— À gauche !... Tu tourneras à la barrière verte, là-bas...
Ils avaient quitté les rues pour des chemins, puis des sentiers.
— Tu parles d'un bled, fit Gérard dégrisé. Mais Sylvie, qui reprenait pied dans son enfance, ne l'entendit même pas.
— C'est là, cette petite maison avec une glycine...
— Une quoi ?... Dis donc, où est-ce que je vais ranger ma moto ?
— Dans le hangar du jardin.
— Il est moins grand qu'elle !
Déjà Sylvie frappait à la porte de la maison basse, frappait de nouveau, s'affolait de ne pas recevoir de réponse.
— Viens vite !
Gérard la rejoignit. La clef se trouvait sur la serrure, mais Sylvie avait peur d'entrer seule.
— Ouvre, toi !
Du seuil, ils aperçurent, dans un rayon de lune, la vieille dame qui dormait bien à plat comme une morte, coiffée d'un bonnet blanc qui enserrait son visage.
— Grand-mère !
— Qu'est-ce qui... ? Ah ! c'est toi, ma petite Marie ! (« Marie » ?) Tu pourrais me réveiller plus doucement.
— J'ai... Tu m'as fait peur.
— Tiens donc ! (Quand elle souriait, Sylvie lui ressemblait, mais comme le soleil ressemble à la lune. Sylvie ou Marie ?) Je ne suis pas encore morte !... Tu n'es pas seule ? demanda-t-elle en allumant et en s'asseyant dans son lit qui parut immense.
— Un ami de Paris m'a amenée jusqu'ici... Mais avance donc, toi ! Voilà Jerry, grand-mère.
— Quel drôle de nom, dit bonnement la vieille dame. Ce ne serait pas plutôt Gérard ? Vous vous tutoyez : vous vous connaissez donc depuis longtemps ? (Elle n'attendit pas davantage la réponse.) Je laisse la clef sur la porte pour que les voisines puissent venir me voir. Mes pauvres enfants, où allez-vous dormir ? Et moi qui n'ai même pas le droit de me lever pour préparer...
— Mais qu'est-ce que tu as exactement, grand-mère ?
— Bah ! mon âge, et le cœur un peu plus fatigué que la tête. Je ne voulais pas t'inquiéter, mais j'avais envie de te voir : il y a combien de mois que tu...
Sylvie courut l'embrasser. « Qu'est-ce que je fous là ? » se demanda Gérard, mais il se sentait assez heureux.
— Est-ce que vous avez dîné au moins ?
— Non, mais ça ne fait rien. D'ailleurs, maintenant que je suis rassurée...
— Tu ne vas pas repartir ? demanda la vieille d'une voix altérée. C'est demain dimanche : tu peux bien...
— Mais Jerry ?
— Gérard peut bien rester une nuit à la campagne, non ? (Elle avait retrouvé son assurance.) Tu vas coucher dans ton ancienne chambre, à côté : rien n'y est changé ! Tu feras un lit à ton ami dans le grenier ; prends ce qu'il faut dans l'armoire. Et, pour le dîner... Mais d'abord, cesse de ruminer, ma petite fille !
Gérard, tout heureux d'obéir, alla lui aussi cracher sa gomme à mâcher.
Ils dînaient dans la cuisine où tout avait cent ans. Par la porte entrouverte, la vieille dame donnait des conseils en forme d'ordres :
— ... Mets donc un peu de lait dans tes œufs battus... A feu doux, l'omelette, surtout !... N'entame pas le nouveau fromage : il lui manque deux jours. C'est drôle que personne ne sache plus acheter les camemberts ! ajoutait-elle à mi-voix.
Sylvie retrouvait les gestes de Marie (son vrai prénom, mais dont elle avait honte à Paris), et Gérard la regardait faire avec une sorte de tristesse. Sylvie en tablier bleu devant ces casseroles ou transformant une vieille planche rugueuse en table servie pour deux, c'était Sylvie demain, la femme de quelqu'un, la femme d'un autre. Elle représentait ce petit bonheur que ses copains et lui bafouaient à longueur de samedi soir : la bagnole qu'on achète à crédit, le gosse qui survient avant qu'on ait pu s'équiper, les dimanches où l'on pousse la voiture d'enfant parmi des arbres minables. A d'autres ! Toutes ces filles dont la jupe laissait voir les cuisses, qui se charbonnaient les yeux et passaient de main en main, ce n'étaient tout de même pas les mêmes qui, un jour, vous fabriqueraient une omelette ou un enfant ! Il ne suffisait pas d'un tablier bleu ! Il observait cette Sylvie inconnue et prenait peur : l'impression de vieillir sans avoir vraiment vécu...
— Est-ce que c'est bon, Gérard ? demanda la grand-mère, du fond de son lit.
— Drôlement !
— Comment ça, drôlement ?
— Je veux dire : très bon.
Il ne trouvait, pour parler à la vieille dame, qu'une voix enrouée qui faisait rire Sylvie. Oui, vachement bon ! Autrement bon qu'à la friterie voisine où tout se préparait dans une immense cuve d'huile où rissolaient pêle-mêle les poulets, les saucisses et les pommes de terre. Ils burent du lait dans des bols.
— À quoi penses-tu ? demanda Gérard à mi-voix et, sans attendre la réponse : Depuis qu'on est arrivé, tu souris, tu regardes ailleurs ; tu ne penses plus du tout à moi !
— Je suis heureuse. Tu n'aimes pas que je sois heureuse ?
— Sans moi, pas tellement.
Ils entendirent frapper à la porte, puis une voix : « C'est ma mère qui m'envoie. Vous n'avez besoin de rien pour la nuit ? »
— Marie, appela la vieille, viens donc par ici. Tu te rappelles Adrien ?
Elle se leva. Son visage était devenu rose, d'un seul coup ; elle ne se ressemblait plus. Gérard prit peur. « Sylvie ! » appela-t-il en tendant la main vers elle, mais elle avait oublié ce faux prénom. Lui-même se leva et, demeurant dans l'ombre, regarda cet Adrien (le même âge que lui, les cheveux en brosse, un bleu de travail) et Sylvie qui courait à lui.
— Te voilà revenue, Marie ? dit le garçon d'une voix changée.
— Juste pour voir grand-mère.
— Et tu te plais toujours à Paris ?
— Oui, dit Gérard en s'avançant, je crois qu'elle s'y plaît bien. (« Pourquoi ai-je dit cela ? se demanda-t-il aussitôt. Qu'est-ce que j'en ai à foutre de cet Adrien ? »)
— Gérard, un copain qui m'a amenée de Paris, présenta Sylvie. Adrien, un ami d'enfance.
— Ton fiancé, quand tu avais huit ans ! fit la vieille dame, mais elle fut la seule à rire.
— Tu ne viens pas souvent, dit Adrien avec un demi-sourire.
— Et toi, Adrien, tu ne viendras donc jamais ?
— À Paris ? Ah ! non, ça jamais !
— Ce n'est pas le bout du monde, fit Gérard. Il allait ajouter : « On est venu en trente-sept minutes » ; mais l'autre le précéda :
— Je sais. Il y a trois cars par jour, dans les deux sens. Pas le bout du monde, bien pire : un autre monde !
« Bon, c'est un plouc », pensa Gérard, mais il aurait aimé être son copain.
— On se verra demain peut-être, Marie ? fit Adrien en se tournant vers elle. Tous les trois, ajouta-t-il un peu trop précipitamment.
— Ne me l'enlève pas trop ! dit la vieille femme à mi-voix. Toi, tu as le temps...
« Qu'est-ce que ça veut dire ? se demanda Gérard. Le temps de quoi ? » Il se tourna vers Sylvie et la vit immobile.
— Bon. Alors, bonsoir madame, bonsoir Marie. Salut, Gérard !
— Pas Gérard : Jerry, murmura l'autre presque méchamment.
Sylvie, à son tour, le considéra : son blue-jean, ses boots, son blouson, sa coiffure — et il passa dans ce regard un mélange d'étonnement et de pitié que Gérard surprit.
Il sortit une main de sa poche et saisit celle de Sylvie à peu près comme on s'agrippe à une bouée.
Elle avait été longue à trouver le sommeil ; trop d'odeurs d'autrefois, à peine suries, flottaient dans la chambre désertée depuis des mois. Un automne, un hiver étaient passés là durant l'absence de Sylvie et avaient laissé sur les étoffes un liséré d'humidité et, dans l'air, une senteur de cave et de grenier.
Elle tendait l'oreille vers le bruit de la demeure : l'horloge placide, les jointures de la charpente qui craquaient un peu. Comme toutes les vieilles, la maison avait ses douleurs. Par les volets disjoints, parvenait la rumeur de la nuit vivante.
Sylvie, lovée dans son lit comme dans le ventre de sa mère qu'elle n'avait jamais connue (et dont cette vieille petite dame si fragile, avec son bonnet de morte, avait tenu lieu), Sylvie se laissait couler en souriant au creux de sa jeunesse. Elle se rappela sa première communion (qu'est-ce que ça voulait dire, au juste ?) et se mit à pleurer avec un étrange bonheur.
Au-dessus d'elle, Gérard, les yeux ouverts, prête une oreille inquiète à ces craquements, ces abois lointains, ces chants d'oiseau si proches. Il se sent investi de mystères qui lui paraissent d'autant plus étrangers qu'il les pressent familiers à d'autres, à cette petite vieille, à cet Adrien, à Sylvie peut-être.
Que ne donnerait-il pas pour posséder aussi une petite vieille ! Il ne la laisserait pas tomber, lui ! Si son oncle du Périgord existait vraiment... Mais quoi ! oncle ou grand-mère, on le devient soi-même. Il suffit d'entrer dans le jeu, dans ce fameux petit bonheur minable ! — Il ne parvient pas à le croire ; son mal à lui doit être inguérissable, contagieux : quand on a pas eu de famille, comment en fonder une ?
Il se force à croire en cette absurde malédiction parce qu'il a envie d'être à plaindre. Tenez, cet Adrien ne lui a pas dit « bonsoir », mais « salut ». Restera-t-il, toute sa vie, le type à qui on dit « salut », ce qui ne signifie rien ? un copain, toute sa vie ? — Où et comment peut-on reprendre pied ? Sylvie possède la réponse ; ou plutôt Marie. Quel beau nom ! Aucune de ses anciennes amies n'aurait pu le porter. Mais il sait bien que ce n'est plus la même fille qui, sur la route au crépuscule, l'enserrait de ses bras, et qui dort, à présent, sous cette carcasse gémissante où lui-même tente en vain de s'endormir. Et, parce qu'il sent monter en lui un désespoir sans recours, parce que c'est un ennemi trop fort pour lui, il entreprend de le chasser par une petite rage ridicule, un peu comme on tire des pétards contre l'orage dans les pays de vignes. Une colère absurde sur sa nuit gâchée, afin d'oublier que sa vie l'est peut-être. Sa nuit du samedi au dimanche, la plus longue de la semaine, la seule que le réveille-matin ne décapite pas, gâchée à cause d'une grand-mère au fond d'un lit, d'une histoire de chaperon rouge, sans blagues ?
— Marre, marre, marre !
Il l'a murmuré seulement ; depuis qu'il est entré dans cette maison (mais non ! depuis qu'il est sorti de Paris), il se sent environné de puissances qu'il craint d'éveiller. À l'orphelinat, la nuit, quand il fallait gagner « les lieux » par des corridors glacés... C'est cette peur-là qu'il retrouve, et cela l'enrage. On va voir !
Il se lève, descend l'escalier dont chaque marche fait exprès de craquer, entre dans la chambre de Sylvie.
— Qui est-ce ?... Ah ! tu m'as fait peur. Tu ne dors pas ?
Qu'elle est belle dans cette lumière si pâle ! C'est elle et c'est une autre, et Gérard les désire toutes les deux. La voici, sa nuit retrouvée ! Le seul moyen de chasser les fantômes, le voici !
Il s'approche d'elle.
— Mais qu'est-ce que... ? Tu es fou ! Grand-mère est là...
— Moi aussi, je suis là ! proteste Gérard, mais il n'ose pas davantage élever la voix. J'en ai marre, à la fin ! Si nous étions à Paris...
— Justement, nous ne sommes pas à Paris.
Cela signifie tant de choses qu'il perd toute son assurance ; et le voici qui pose la question la plus inattendue :
— Mais, Sylvie, tu m'aimes ?
Cela ne va guère avec le blouson, la moto, ni cette condescendance brutale dont ses copains et lui usent envers les filles et qui finit par faire d'elles de veules petites putains mal parées.
Quand l'une d'elles leur demande avec un sourire tremblant : « Mais tu m'aimes ? » ils éclatent de rire.
Gérard s'entend poser cette question ridicule, humiliante, comme s'il s'agissait d'un film mal doublé.
— Mais, Sylvie, tu m'aimes ?
— Tu ne me l'avais jamais demandé, fait-elle interdite.
Elle-même se l'est-elle vraiment demandé ? À Paris, on vit au jour le jour, à la nuit la nuit ; l'important est de ne jamais se poser de questions. À Paris, il ne faut pas réveiller le somnambule : il tomberait de haut. À Nerval...
— Tu ne me réponds pas, fait Gérard en retrouvant sa détestable stature. Tu as tort. Je n'ai pas le temps d'attendre. Demain matin, tâche de savoir ce que tu veux. Sinon...
Sinon quoi ? Il aurait été bien incapable de le formuler. Seul son amour-propre parlait ici, et Sylvie le sentit aussitôt.
— Dors bien, lui dit-elle en se tournant vers le mur.
Étrange nuit où les paroles les plus banales s'aiguisaient et blessaient à coup sûr. Gérard sortit furieux, mais satisfait de l'être : la fureur est un sentiment simple.
Comme il savait qu'il ne dormirait pas de sitôt, il ouvrit la porte qui donnait sur le jardin. Le petit matin y montrait déjà son visage de condamné. Les coqs se répondaient, dressaient, d'une voix enrouée, le cadastre villageois. Un chien, tôt levé, l'encolure basse, prospectait en maître les jardins des autres. Gérard et lui s'aperçurent, s'immobilisèrent, se défièrent du regard.
Le garçon frissonnait, et il tentait de se persuader que c'était le froid, par ce matin de grâce, par ce mai le plus tendre. Allons, tout ici était son ennemi : ces animaux qu'il devinait embusqués, retenant leur souffle, ces humains tapis dans leurs maisons basses, ce vide, ce vide et ce silence.
Comme il cherchait quoi que ce fût d'amical dans ce désert, il aperçut l'arrière de sa moto qui dépassait du hangar misérable. Rouge et noir, cuir et métal chromé, un peu ternie par cette saloperie de rosée, mais son éclat brillait aux yeux de Gérard comme, pour le prisonnier, l'entrebâillement lumineux de la porte. Trente-sept minutes ! En trente-sept minutes (même pas ! car, allégée de Sylvie, elle battrait son record) sa moto le ramènerait à Paris. Il retrouverait la bonne chaleur humaine des copains autour du flipper et sa radio fidèle qui, toute la nuit, aurait diffusé de la musique. À Paris, les arbres sont prisonniers, les chiens tenus en laisse, et le tumulte de la rue oblitère celui des cloches (voici qu'elles sonnaient, à présent !) qui vous rappellent on ne sait quoi de triste et vous forcent à lever la tête.
Trente-sept minutes ! Son « oncle du Périgord » venait de mourir à jamais. Gérard fit rouler la lourde machine hors du jardin. Demain, Sylvie le rejoindrait à Paris par le car, sinon... (Sinon quoi, mon pauvre bonhomme ?)
Elle entendit pétarader le moteur, bien que le garçon, par superstition plutôt que par égard, ne l'eût mis en marche que loin de la maison. « C'est une moto », pensa-t-elle ; mais elle savait très bien de quelle moto il s'agissait, et son ventre se serra. Elle entendit aussi les cloches ; leur son, alternativement grave et joyeux, la rassurait.
Il y eut un gémissement, de l'autre côté de la cloison. Elle courut, le cœur battant, ouvrit la porte. La petite grand-mère dormait paisiblement. Dormait ? Oui, le drap se soulevait avec la régularité, la lenteur de l'océan.
Sylvie courut se recoucher, heureuse d'être seule dans son lit, comme une enfant. « Adrien... Adrien, lui, a gardé son visage d'enfant », songea-t-elle.
Sur la route à peu près déserte, Gérard accélère encore. Le chemin lui paraît bien plus court qu'à l'aller. La machine tourne rond : pour elle, crépuscule du soir ou du matin, c'est pareil ; elle n'est pas romantique.
Au débouché d'un tournant, Gérard aperçoit le dos d'un autocar et sent, de loin, son souffle puant : le premier Senlis-Paris. Et cela lui remémore Adrien : « Trois cars par jour, ce n'est pas le bout du monde ! » Adrien...
— Marre, marre, marre !
Il accélère, dépasse l'autre en trombe, au sommet d'une côte qui lui cachait la route. « Un accident à 140, a-t-il pensé en un éclair, ce serait aussi une solution ! »
Mais Dieu veille. Le premier Paris-Senlis, frère jumeau de l'autre, surgit soudain à un jet de pierre. Il a pris quelques instants de retard, à Luzarches, parce qu'une vieille n'en finissait pas de descendre. Sinon...
— Tous ces jeunes, quels dingues ! murmure le chauffeur dans chacun des deux cars ; et leurs passagers, qui n'ont même pas eu le temps d'avoir peur, hochent une tête ensommeillée.