mercredi 29 juin 2011

En ordonnant... Cardinal Sarah, homélie à Saint-Martin


Bien chers frères et sœurs en Jésus-Christ, chers frères dans l'épiscopat et le sacerdoce, bien chers ordinands,
Je ne crois pas que ce soit un pur hasard, ou très simplement une heureuse coïncidence que vous ayez choisi de recevoir la grâce du diaconat et du presbytérat, la veille de la solennité du Saint-Sacrement du Corps et du Sang du Christ. C'est pour moi une évidence que la Providence divine, maître de l'histoire et des événements, a aidé elle-même à prédisposer les circonstances et les moments du sacrement que nous célébrons aujourd'hui. Dieu veut ainsi vous montrer, à la fin de cette longue préparation à votre ministère sacerdotal et pastoral, que ce n'est pas vous qui vous donnez à Lui, mais c’est Lui qui, gratuitement et dans sa grande miséricorde, sa grande générosité, se donne à vous.
Certes, aujourd'hui, aux yeux du monde, vous vous engagez à offrir votre corps, votre cœur, toute votre vie, et toute votre capacité d'aimer, au Seigneur. Cet engagement personnel et librement consenti, vous le manifesterez tout à l'heure par les réponses que vous donnerez aux questions que je vous poserai concernant votre disponibilité à prêcher l'Évangile, à consacrer votre vie à la prière et à la louange, et à vivre dans l'obéissance, le célibat et la pauvreté par amour pour le Christ et en signe du don de vous-mêmes à Dieu.
Mais en réalité, c'est Dieu Lui-même qui se donne à vous, pour qu’en accueillant au plus profond de votre cœur, il fasse de vous des instruments de son amour. Saint Jean nous rappelle plus d'une fois les paroles de Jésus : « Ce n'est pas vous qui m'avez choisi, mais c'est moi qui vous ai choisi et établi pour que vous alliez porter du fruit et que votre fruit demeure ». Dans sa première lettre il ajoute : « En ceci consiste l'amour : ce n'est pas nous qui avons aimé Dieu mais c'est Lui qui nous a aimés et qui a envoyé son Fils en victime de propitiation pour nos péchés.1 […] Quant à nous, aimons, puisque que Lui nous a aimés le premier »2.
En effet, avec le Saint Sacrement du Corps et du Sang de Jésus, sacrement que l'on peut dire de la générosité divine, Dieu nous concède sa grâce, et c'est Dieu lui-même qui se donne à nous en Jésus-Christ, qui est réellement et toujours présent, non seulement durant la Sainte Messe, avec son Corps, avec son Âme, avec son Sang et sa Divinité. Désormais par l'ordination presbytérale, vous aurez par vocation à perpétuer quotidiennement le Sacrifice Eucharistique, le sacrifice du don que Jésus fait de Lui-même. Et vous, les diacres, régulièrement à genoux pour le contempler, pour l’adorer, vous aurez à donner cette Présence d'Amour aux fidèles chrétiens pour qu’ils s'en nourrissent.
Par l'imposition de mes mains, par une nouvelle et ineffable effusion de l'Esprit Saint, vous allez recevoir dans vos âmes un caractère indélébile qui vous configure au Christ, vous rend entièrement semblable au Christ-Prêtre, en vous associant à la plénitude du Christ pour agir au nom du Christ, tête du Corps mystique. Vous aurez à travailler chaque jour pour que, grâce à l'Esprit Saint, vous ressembliez parfaitement au Christ, ressemblance pareille à celle qui existe entre l’eau et l’eau ; entre l'eau qui jaillit de la Source et celle qui, de là, est venue dans l’amphore. En effet c'est, par nature, la même pureté que l'on voit dans le Christ, et chez celui qui participe au Christ. Mais chez le Christ, elle jaillit de la Source et celui qui participe du Christ puise à cette source, et fait passer dans sa vie la pureté et la beauté du Christ.
Oui, désormais vous n'êtes pas seulement un alter Christus, un autre Christ ; mais bien plus vous êtes ipsus Christus, vous êtes le Christ lui-même, mystère admirable mais combien redoutable et terrifiant en même temps. Avec le sacrement de l'ordre, vous allez, en prononçant les paroles mêmes du Christ, consacrer le pain et le vin pour qu'Il devienne le Corps et le Sang du Christ. Vous allez ainsi offrir à Dieu le saint sacrifice, pardonner les péchés dans la confession sacramentelle, et exercer le ministère de l'enseignement de la doctrine au peuple. In iis quae sunt ad Deum : en tout ce qui se réfère à Dieu, et en cela seulement. Vous voyez que tout ce que vous êtes, tout ce que vous faites, tout ce que vous dites, ne vous appartient pas ; tout, absolument tout est donc une manifestation de l'amour de Dieu en votre faveur, et sans mérite aucun de votre part.
C'est pourquoi le prêtre doit être exclusivement un homme de Dieu : un saint, ou un homme qui aspire à la sainteté, quotidiennement adonné à la prière, à l'action de grâce et à la louange, et renonçant à briller dans des domaines où les autres chrétiens n'ont nul besoin de lui. Le prêtre n'est pas un psychologue, le prêtre n'est pas un sociologue, ni un anthropologue, ni un chercheur dans les centrales nucléaires, ni un homme politique. C'est un autre Christ, et je répète, il est vraiment ipse Christus, le Christ lui-même, destiné à soutenir et à éclairer les âmes de ses frères et sœurs, à conduire les hommes vers Dieu, et à leur ouvrir les trésors spirituels dont ils sont terriblement privés aujourd'hui.
Vous êtes prêtres pour révéler le Dieu d'amour qui s'est manifesté sur la Croix, et pour susciter, grâce à votre prière, la foi, l'amour, et le retour de l'homme à Dieu. En effet, dans un monde où Dieu est de plus en plus absent, et où nous ne savons plus quelles sont nos valeurs, et quels sont nos repères, il n'y a plus de référence morale commune, on ne sait plus ce qui est mal et ce qui est bien, il existe une multitude de points de vue. Aujourd'hui on appelle blanc ce qu'hier on appelait noir, ou vice versa.
Dans ce contexte, comme prêtre, pasteur, et guide du peuple de Dieu, vous devez avoir la préoccupation constante d'être toujours loyaux envers la doctrine du Christ. Il vous faut constamment lutter pour acquérir la délicatesse de conscience, le respect fidèle envers le dogme et la morale qui constituent le dépôt de la foi et le patrimoine commun de l'Église du Christ.
C'est précisément le conseil et l'exhortation que saint Paul adresse à chacun de vous aujourd'hui dans la première lecture. Je le redis au nom de saint Paul : « Montre-toi un modèle pour les croyants »3. Car le prêtre est d'abord un croyant, qui conduit et éduque la foi. Montre-toi un modèle pour les croyants, par la parole, la conduite, la charité, la foi, la pureté. Consacre-toi à la lecture, à l'exhortation, à l'enseignement, ne néglige pas le don spirituel qui est en toi, qui t’a été confié par une intervention prophétique, accompagnée de l'imposition des mains du collège des presbytes. Veille sur ta personne et sur ton enseignement. Persévère en ces dispositions.
Si nous avons peur de proclamer la vérité de l'Évangile ; si nous avons honte de dénoncer les déviations graves dans le domaine de la morale ; si nous nous accommodons à ce monde de relâchement des mœurs, de relativisme religieux et éthique ; si nous avons peur de dénoncer énergiquement les lois abominables de la nouvelle éthique mondiale sur le mariage, la famille sous toutes ses formes, sur l'avortement – lois en totale opposition aux lois de la nature et de Dieu – que les nations et les cultures occidentales promeuvent et imposent grâce aux mass media et à la puissance économique ; alors les paroles du prophète Ézéquiel tomberont sur nous comme un grave reproche divin : « Fils d'homme, prophétise contre les pasteurs d'Israël […] qui se paissent eux-mêmes. Les pasteurs ne doivent-ils pas paître leurs troupeaux ? Vous vous êtes nourris de lait, vous vous êtes vêtus de laine, […] vous n'avez pas fortifié la brebis chétive, soigné celle qui était malade, pansé celle qui était blessée. Vous n'avez pas ramené celle qui s'égarait, cherché celle qui était perdue. Mais vous les avez gouvernées avec violence et dureté »4.
Ces reproches sont graves. Mais plus importante est l'offense que l'on fait à Dieu quand, ayant reçu la charge de veiller au bien spirituel de tous, on maltraite les âmes en les privant du vrai enseignement sur Dieu, sur l'homme, et sur les valeurs de l'existence humaine ; en les privant de l'eau limpide du Baptême qui régénère l’âme, de l'huile sanctifiante de la Confirmation qui la renforce, du Tribunal qui pardonne, et de l'Aliment Eucharistique qui donne la vie éternelle.
Vous, chers amis et bien-aimés serviteurs de Dieu, aimez vous asseoir dans le confessionnal pour entendre les âmes qui viennent avouer leur péché, et désirent humblement revenir dans la maison paternelle ; aimez célébrer l'eucharistie avec dignité ferveur et foi ; aimez enseigner la doctrine de l'Église.
Et celui qui ne lutte pas pour prêcher l'Évangile, convertir, protéger, nourrir et conduire le peuple de Dieu sur la voie de la vérité et de la vie qu’est Jésus lui-même ; celui qui se tait devant les déviations graves de ce monde, ensorcelé par sa technologie et ses succès scientifiques ; s'expose à l'un ou l'autre de ces esclavages qui savent enchaîner nos pauvres cœurs. L'esclavage d’une vision exclusivement humaine des choses. L’esclavage du désir ardent de pouvoir et de prestige temporel. L’esclavage de la vanité. L’esclavage de l'argent. La servitude de la sensualité. Et il n'y a qu'une voie qui puisse nous libérer des esclavages et nous conduire à assumer pleinement notre ministère de pasteurs et de bergers. C'est la voie de l'amour.
L'amour, l'agapè, est la clef pour comprendre le Christ. Et pour celui qui exerce le ministère pastoral de l'Église, il ne peut puiser ses énergies que dans un amour suprême pour le Christ. Faire paître le troupeau est un acte d'amour : c'est parce que l'amour nous lie étroitement et intimement au Christ que nous sommes à même de paître son troupeau. Et ce lien d'amour avec le Christ est si fort que nous ne pouvons plus aller où nous voulons.
Nous ne somme plus maîtres de notre temps, ni de nous-mêmes, et c'est précisément pour cela que Jésus ne demande pas à Pierre s'il Le connaissait bien, s'il avait bien étudié théologiquement qui Il était. Il ne lui demande pas non plus s'il était content de la pêche miraculeuse dont il venait d'être gratifié, pour ensuite lui confier une mission personnelle et toute spéciale. Jésus demande à Pierre : « Pierre, est-ce que tu m'aimes ? ». Et aujourd'hui il nous pose la même question : « Est-ce que tu m'aimes ? ». Les deux premières fois, Pierre réponds : « Oui, Seigneur, Tu sais que je T'aime »5. Mais la troisième fois, à la suite des insistances de Jésus, Pierre se fait plus humble, plus petit. Profondément meurtri par le souvenir de sa trahison et de son péché, il n’utilise plus le verbe aimer tout seul, avec tout ce que sa signification comporte de pureté, de limpidité, de force, de vérité et d'engagement. Se souvenant de l'expérience douloureuse de sa misère et de ses faiblesses humaines durant la Passion, il nuance sa réponse, en la rendant plus humble, et en l’atténuant par une phrase qui est comme une expression d'abandon de soi à la science et à l'amour miséricordieux de Dieu.
Saint Jean rapporte que Pierre fut peiné parce que Jésus lui demande pour la troisième fois : « m’aimes-tu ? ». Il Lui dit : « Seigneur, Tu sais tout, Tu sais bien que je T'aime ». Jésus lui dit : « Sois le berger de mes brebis ». Comme le cœur de Pierre, comme celui de Jean-Baptiste dont nous avons célébré la naissance hier, le cœur du prêtre doit être rempli d'amour et rechercher l'humilité, car l'humilité nous configure davantage au Christ, qui a dit : « Je suis doux et humble de cœur »6. Oui, l'humilité et l'amour nous rapprochent de Dieu. L'humilité et l'amour nous font ressembler à Dieu qui s'est anéanti et s'est abaissé Lui-même, devenant obéissant jusqu'à la mort, et la mort sur la croix.
Le devoir et la mission du berger de témoigner du Christ ne se comprennent que si l'on aime, que si l’on est amoureux du Crucifié. Et la croix est la plus grande l'école où nous apprenons à aimer. Quand on n’aime pas, on est terriblement apeuré devant les pouvoirs de ce monde, et on cherche des compromis. Quand, au contraire, on aime, il n'y a pas de pouvoir qui puisse nous faire fermer la bouche. Les coups de cravaches, les menaces, les calomnies et même la lapidation, ne serviraient qu’à nous purifier de la peur et nous remplir le cœur de la joie d'avoir été jugés dignes de subir des outrages pour le nom de Jésus.
Il me semble que s'il y a aujourd'hui une véritable crise dans le monde, cette crise est celle de l’amour pour le Christ et pour le pape, le vicaire du Christ. Chez beaucoup, et même parmi certains chrétiens, certains prêtres, certains évêques. Ceux-là considèrent le Christ et le pape comme une idée, une institution, un pouvoir, un mythe, et non pour ce qu'ils sont divinement et modestement, à savoir un Dieu qui dans l'homme Jésus-Christ a vaincu la mort pour que l'homme puisse vivre une expérience de libération ; un frère, le pape, qui guide ces hommes libérés par le Sang de Jésus, et qui sont appelés à leur tour à conduire les autres vers la plénitude de la libération, qui n'est autre que la plénitude de l'amour.
C'est seulement en aimant que le monde qui ne croit pas comprendra ce que signifie croire, et découvrira l'amour. Cet amour qui n'est pas un sentiment vague, ni une recherche égoïste du plaisir, mais un visage à Lui, un Frère qui est mort pour chacun d'entre nous. Le Christ m'a aimé et s'est livré pour moi afin que le monde découvre l'amour. Ce sera alors la pâque pour toujours et pour tous, cette pâque que l'ordination sacerdotale vous donne de célébrer chaque jour pour la gloire de Dieu, la sanctification et le salut du monde.
Je vous confie à Marie et à Jean-Baptiste. Que Dieu vous bénisse. Amen.

Robert, cardinal Sarah, Président du Conseil Pontifical Cor Unum
En la Basilique Notre-Dame-de-la-Trinité de Blois
Le 25 juin 2011

1. 1 Jean 4, 10
2. 1 Jean 4, 19
3. 1 Timothée 4, 12
4. Ézéchiel 34, 2
5. Jean 21, 15
6. Matthieu 11, 29

[ndvi 1] Voici le rituel d’engagement des ordinands, qui complète si bien l’homélie du cardinal Sarah.
Fils bien-aimés, avant d'être ordonnés prêtres, il convient que vous déclariez devant l'assemblée votre ferme intention de recevoir cette charge.
Voulez-vous devenir prêtres, collaborateurs des évêques dans le sacerdoce, pour servir et guider sans relâche le Peuple de Dieu sous la conduite de l'Esprit Saint ?
Voulez-vous accomplir avec sagesse et dignement le ministère de la Parole, en annonçant l'Évangile et en exposant la foi catholique ?
Voulez-vous célébrer avec foi les mystères du Christ, tout spécialement dans le sacrifice eucharistique et le sacrement de la réconciliation, selon la Tradition de l'Église, pour la louange de Dieu et la sanctification du peuple chrétien ?
Voulez-vous implorer avec nous la miséricorde de Dieu pour le peuple qui vous sera confié, en étant toujours assidus à la charge de la prière ?
Voulez-vous, de jour en jour, vous unir davantage au Souverain Prêtre Jésus-Christ qui s'est offert pour nous à son Père, en victime sans tache, et vous consacrer à Dieu pour le salut du genre humain ?
[…]
Chaque ordinand s'approche de l'évêque et, agenouillé devant lui, met ses mains jointes entre les mains de l'évêque, en signe d'obéissance. Celui-ci demande :
Promettez-vous de vivre en communion avec votre évêque Ordinaire, dans le respect et l'obéissance ?
L'ordinand :
Je le promets.
L'évêque :
Que Dieu lui-même achève en vous ce qu'il a commencé.
Sois avec nous, Seigneur, Père très saint, sois avec nous, Dieu éternel et tout-puissant, toi qui fondes la dignité de la personne humaine et qui répartis toutes grâces, toi, la source de toute vie et de toute croissance. Pour former le peuple sacerdotal, tu suscites en lui, par la force de l'Esprit Saint, et selon les divers ordres, les ministres de Jésus, le Christ, ton Fils bien-aimé.
Déjà, dans la première Alliance, des fonctions sacrées préparaient les ministères à venir.
Tu avais mis à la tête du peuple Moïse et Aaron, chargés de le conduire et de le sanctifier ; tu avais aussi choisi des hommes, d'un autre ordre et d'un autre rang, pour les seconder dans leur tâche.
C'est ainsi que, pendant la marche au désert, tu as communiqué l'esprit donné à Moïse aux soixante-dix hommes pleins de sagesse qui devaient l'aider à gouverner ton peuple.
C'est ainsi que tu as étendu aux fils d'Aaron la consécration que leur père avait reçue, pour que des prêtres selon la Loi soient chargés d'offrir des sacrifices qui étaient l'ébauche des biens à venir.
Mais, en ces temps qui sont les derniers, Père très saint, tu as envoyé dans le monde ton Fils Jésus, l'Apôtre et le Grand Prêtre que notre foi confesse.
Par l'Esprit Saint, il s'est offert lui-même à toi comme une victime sans tache ; il a fait participer à sa mission ses Apôtres consacrés dans la vérité, et tu leur as donné des compagnons pour que l'œuvre du salut soit annoncée et accomplie dans le monde entier.
Aujourd'hui encore, Seigneur, viens en aide à notre faiblesse : accorde-nous les coopérateurs dont nous avons besoin pour exercer le sacerdoce apostolique.
NOUS T'EN PRIONS,
PÈRE TOUT-PUISSANT,
DONNE À TES SERVITEURS QUE VOICI
D'ENTRER DANS L'ORDRE DES PRÊTRES ;
RÉPANDS UNE NOUVELLE FOIS
AU PLUS PROFOND D'EUX-MÊMES
L'ESPRIT DE SAINTETÉ ;
QU'ILS REÇOIVENT DE TOI, SEIGNEUR,
LA CHARGE DE SECONDER
L'ORDRE ÉPISCOPAL ;
QU'ILS INCITENT
À LA PURETÉ DES MŒURS
PAR L'EXEMPLE DE LEUR CONDUITE.
Qu'ils soient de vrais collaborateurs des évêques pour que le message de l'Évangile, par leur prédication et avec la grâce de l'Esprit Saint, porte du fruit dans les cœurs et parvienne jusqu'aux extrémités de la terre.
Qu'ils soient avec nous de fidèles intendants de tes mystères, pour que ton peuple soit régénéré par le bain de la nouvelle naissance et reprenne des forces à ton autel, pour que les pécheurs soient réconciliés, et les malades, relevés.
En communion avec nous, Seigneur, qu'ils implorent ta miséricorde pour le peuple qui leur est confié et pour l'humanité toute entière.
Alors toutes les nations, rassemblées dans le Christ, seront transformées en l'unique peuple qui t'appartient et qui trouvera son achèvement dans ton Royaume.
Par Jésus-Christ, ton Fils, notre Seigneur et notre Dieu, qui règne avec toi et le Saint-Esprit maintenant et pour les siècles des siècles.
L'évêque reçoit le grémial et fait une onction de Saint-Chrême dans les paumes des mains de chaque nouveau prêtre agenouillé devant lui, en disant :
Que le Seigneur Jésus-Christ, lui que le Père a consacré par l'Esprit Saint et rempli de puissance, vous fortifie pour sanctifier le peuple chrétien et pour offrir à Dieu le sacrifice eucharistique.
L'évêque remet aux nouveaux prêtres l'hostie et le calice, le pain et le vin qu'ils consacreront en offrant le sacrifice de la Messe.
Recevez l'offrande du peuple saint pour la présenter à Dieu. Ayez conscience de ce que vous ferez, imitez dans votre vie ce que vous accomplirez par ces rites et conformez-vous au mystère de la Croix du Seigneur.

[ndvi 2] À la fin de la cérémonie, le temps suspendit son vol : le cardinal, à genoux, reçut la bénédiction avec imposition des mains de la part de chacun des nouveaux prêtres. Saisissant.

[ndvi 3] Et, en guise de bis, l’homélie du Saint Père… 60 ans après sa propre ordination !
Chers frères et sœurs,
« Je ne vous appelle plus serviteurs mais amis ! » (cf. Jn 15, 15). À soixante années du jour de mon Ordination sacerdotale, j’entends encore résonner en moi ces paroles de Jésus, que notre grand Archevêque, le Cardinal Faulhaber, avec une voix désormais un peu faible et cependant ferme, nous adressa à nous les nouveaux prêtres à la fin de la cérémonie d’Ordination. Selon le déroulement liturgique de l’époque, cette acclamation signifiait alors aux nouveaux prêtres l’attribution explicite du mandat pour remettre les péchés. « Non plus serviteurs, mais amis » : je savais et j’avais conscience qu’à ce moment précis, ce n’était pas seulement une parole rituelle, ni une simple citation de la Sainte Écriture. J’avais conscience qu’en ce moment-là, le Seigneur Lui-même me l’adressait de façon toute personnelle. Dans le Baptême et dans la Confirmation, Il nous avait déjà attirés vers Lui, Il nous avait déjà accueillis dans la famille de Dieu. Cependant, ce qui arrivait à ce moment-là était quelque chose de plus encore. Il m’appelle ami. Il m’accueille dans le cercle de ceux auxquels Il s’était adressé au Cénacle. Dans le cercle de ceux que Lui connaît d’une façon toute particulière et qui ainsi sont amenés à Le connaître de façon particulière. Il me donne la faculté, qui fait presque peur, de faire ce que Lui seul, le Fils de Dieu, peut dire et faire légitimement : Moi, je te pardonne tes péchés. Il veut que moi – par son mandat – je puisse prononcer avec Son « Je » une parole qui n’est pas seulement une parole mais plus encore une action qui produit un changement au plus profond de l’être. Je sais que derrière cette parole, il y a Sa Passion à cause de nous et pour nous. Je sais que le pardon a son prix : dans Sa Passion, Lui-même est descendu dans la profondeur obscure et sale de notre péché. Il est descendu dans la nuit de notre faute, et c’est seulement ainsi qu’elle peut être transformée. Et par le mandat de pardonner, Il me permet de jeter un regard sur l’abîme de l’homme et sur la grandeur de Sa souffrance pour nous les hommes, qui me laisse deviner la grandeur de Son amour. Il me dit : « Non plus serviteurs, mais amis ». Il me confie les paroles de la Consécration eucharistique. Il m’estime capable d’annoncer Sa Parole, de l’expliquer de façon juste et de la porter aux hommes d’aujourd’hui. Il s’en remet à moi. « Vous n’êtes plus serviteurs mais amis » : c’est une affirmation qui procure une grande joie intérieure et qui, en même temps, dans sa grandeur, peut faire frémir au long des décennies, avec toutes les expériences de notre faiblesse et de Son inépuisable bonté.
« Non plus serviteurs mais amis » : dans cette parole est contenu tout le programme d’une vie sacerdotale. Qu’est-ce que vraiment l’amitié ? Idem velle, idem nolle – vouloir les mêmes choses et ne pas vouloir les mêmes choses, disaient les anciens. L’amitié est une communion de pensée et de vouloir. Le Seigneur nous dit la même chose avec grande insistance : « Je connais les miens et les miens me connaissent » (cf. Jn 10, 14). Le Pasteur appelle les siens par leur nom (cf. Jn 10, 3). Il me connaît par mon nom. Je ne suis pas n’importe quel être anonyme dans l’immensité de l’univers. Il me connaît de façon toute personnelle. Et moi, est-ce que je Le connais Lui ? L’amitié qu’Il me donne peut seulement signifier que moi aussi je cherche à Le connaître toujours mieux ; que moi dans l’Écriture, dans les Sacrements, dans la rencontre de la prière, dans la communion des Saints, dans les personnes qui s’approchent de moi et que Lui m’envoie, je cherche à Le connaître toujours plus. L’amitié n’est pas seulement connaissance, elle est surtout communion du vouloir. Elle signifie que ma volonté grandit vers le « oui » de l’adhésion à la sienne. Sa volonté, en effet, n’est pas pour moi une volonté externe et étrangère, à laquelle je me plie plus ou moins volontiers, ou à laquelle je ne me plie pas. Non, dans l’amitié, ma volonté en grandissant s’unit à la sienne, Sa volonté devient la mienne et ainsi, je deviens vraiment moi-même. Outre la communion de pensée et de volonté, le Seigneur mentionne un troisième, un nouvel élément : Il donne sa vie pour nous (cf. Jn 15, 13 ; 10, 15). Seigneur, aide-moi à Te connaître toujours mieux ! Aide-moi à ne faire toujours plus qu’un avec Ta volonté ! Aide-moi à vivre ma vie non pour moi-même, mais à la vivre avec Toi pour les autres ! Aide-moi à devenir toujours plus Ton ami !
La Parole de Jésus sur l’amitié se place dans le contexte du discours sur la vigne. Le Seigneur associe l’image de la vigne avec la tâche confiée aux disciples : « Je vous ai institués pour que vous alliez et que vous portiez du fruit et un fruit qui demeure » (Jn 15, 16). La première tâche donnée aux apôtres – aux amis - est de se mettre en route, de sortir de soi-même et d’aller vers les autres. Puissions-nous ici entendre ensemble la parole du Ressuscité adressée aux siens, avec laquelle Saint Matthieu termine son évangile : « Allez et enseignez à tous les peuples… » (cf. Mt 28, 19s). Le Seigneur nous exhorte à dépasser les limites du milieu dans lequel nous vivons, à porter l’Évangile dans le monde des autres, afin qu’Il envahisse tout et qu’ainsi le monde s’ouvre au Royaume de Dieu. Cela peut nous rappeler que Dieu-même est sorti de Lui-même, Il a abandonné Sa gloire pour nous chercher, pour nous donner Sa lumière et Son amour. Nous voulons suivre le Dieu qui se met en chemin, surpassant la paresse de rester repliés sur nous-mêmes, afin que Lui-même puisse entrer dans le monde.
Après la parole sur la mise en route, Jésus continue : portez du fruit, un fruit qui demeure ! Quel fruit attend-Il de nous ? Quel est le fruit qui demeure ? Eh bien, le fruit de la vigne est le raisin à partir duquel se prépare par la suite le vin. Arrêtons-nous un instant sur cette image. Pour que le bon raisin puisse mûrir, il faut non seulement du soleil mais encore de la pluie, le jour et la nuit. Pour que parvienne à maturité un vin de qualité, il faut le foulage, le temps nécessaire à la fermentation, le soin attentif qui sert au processus de la maturation. Le vin fin est caractérisé non seulement par sa douceur, mais aussi par la richesse de ses nuances, l’arôme varié qui s’est développé au cours du processus de maturation et de fermentation. N’est-ce pas déjà une image de la vie humaine, et selon un mode spécial, de notre vie de prêtre ? Nous avons besoin du soleil et de la pluie, de la sérénité et de la difficulté, des phases de purification et d’épreuve, comme aussi des temps de cheminement joyeux avec l’Évangile. Jetant un regard en arrière nous pouvons remercier Dieu pour les deux réalités : pour les difficultés et pour les joies, pour les heures sombres et les heures heureuses. Dans les deux cas nous reconnaissons la présence continuelle de son amour, qui toujours nous porte et nous soutient.
Maintenant, nous devons cependant nous demander : de quelle sorte est le fruit que le Seigneur attend de nous ? Le vin est l’image de l’amour : celui-ci est le vrai fruit qui demeure, celui que Dieu veut de nous. N’oublions pas pourtant que dans l’Ancien Testament le vin qu’on attend du raisin de qualité est avant tout une image de la justice qui se développe dans une vie vécue selon la loi de Dieu ! Et nous ne disons pas qu’il s’agit d’une vision vétérotestamentaire et dépassée aujourd’hui : non, cela demeure toujours vrai. L’authentique contenu de la Loi, sa summa, est l’amour pour Dieu et le prochain. Ce double amour, cependant, n’est pas simplement quelque chose de doux. Il porte en lui la charge de la patience, de l’humilité, de la maturation dans la formation de notre volonté jusqu’à son assimilation à la volonté de Dieu, à la volonté de Jésus-Christ, l’Ami. Ainsi seulement, l’amour véritable se situe aussi dans le devenir vrai et juste de tout notre être, ainsi seulement il est un fruit mûr. Son exigence intrinsèque, la fidélité au Christ et à son Église, requiert toujours d’être réalisée aussi dans la souffrance. Ainsi vraiment grandit la véritable joie. Au fond, l’essence de l’amour, du vrai fruit, correspond à l’idée de se mettre en chemin, de marcher : l’amour signifie s’abandonner, se donner ; il porte en soi le signe de la croix. Dans ce contexte Grégoire le Grand a dit une fois : si vous tendez vers Dieu, veillez à ne pas le rejoindre seul (cf. H Ev 1,6,6 : PL 76, 1097S) – une parole qui doit nous être, à nous comme prêtres, intimement présente chaque jour.
Chers amis, je me suis peut-être attardé trop longtemps sur la mémoire intérieure des soixante années de mon ministère sacerdotal. Il est maintenant temps de penser à ce qui est propre au moment présent.
À l’occasion de la Solennité des Saints Apôtres Pierre et Paul, j’adresse mon salut le plus cordial au Patriarche Œcuménique Bartolomée Ier et à la Délégation qu’il a envoyée et que je remercie vivement pour la visite appréciée en cette heureuse circonstance des Saints Apôtres Patrons de Rome. Je salue également Messieurs les Cardinaux, les Frères dans l’Épiscopat, Messieurs les Ambassadeurs et les Autorités civiles, ainsi que les prêtres, les religieux et les fidèles laïcs. Je vous remercie tous pour votre présence et votre prière.
Aux Archevêques Métropolitains nommés après la dernière Fête des grands Apôtres, le pallium va maintenant être imposé. Qu’est-ce que cela signifie ? Celui-ci peut nous rappeler avant tout le joug léger du Christ qui nous est déposé sur les épaules (cf. Mt 11, 29s). Le joug du Christ est identique à Son amitié. C’est un joug d’amitié et donc un « joug doux », mais justement pour cela aussi, un joug qui exige et qui modèle. C’est le joug de Sa volonté, qui est une volonté de vérité et d’amour. Ainsi, c’est pour nous surtout le joug qui introduit les autres dans l’amitié avec le Christ et nous rend disponibles aux autres pour en prendre soin comme Pasteurs. Avec cela, nous atteignons un sens supplémentaire du pallium : tissé avec de la laine des agneaux bénis en la fête de Sainte Agnès, il nous rappelle ainsi le Pasteur devenu Lui-même Agneau par amour pour nous. Il rappelle le Christ qui a marché sur les montagnes et dans les déserts, où son agneau – l’humanité – s’était égaré. Le pallium nous rappelle que Lui a pris l’agneau, l’humanité - moi - sur ses épaules, pour me ramener à la maison. Il nous rappelle de cette manière que, comme Pasteurs à son service, nous devons aussi porter les autres, les prendre, pour ainsi dire, sur nos épaules et les porter au Christ. Il nous rappelle que nous pouvons être Pasteurs de son troupeau qui reste toujours sien et ne devient pas nôtre. Enfin, le pallium signifie aussi très concrètement la communion des Pasteurs de l’Église avec Pierre et avec ses successeurs – il signifie que nous devons être des Pasteurs pour l’unité et dans l’unité et que c’est seulement dans l’unité dont Pierre est le symbole que nous conduisons vraiment vers le Christ.
Soixante années de ministère sacerdotal – chers amis, je me suis peut-être trop attardé sur des éléments particuliers. Mais en cet instant, je me suis senti poussé à regarder ce qui a caractérisé ces dizaines d’années. Je me suis senti poussé à vous dire – à tous, prêtres et Évêques comme aussi aux fidèles de l’Église – une parole d’espérance et d’encouragement ; une parole, mûrie à travers l’expérience, sur le fait que le Seigneur est bon. Cependant, c’est surtout un moment de gratitude : gratitude envers le Seigneur pour l’amitié qu’Il m’a donnée et qu’Il veut nous donner à tous. Gratitude envers les personnes qui m’ont formé et accompagné. Et en tout cela se cache la prière qu’un jour le Seigneur dans sa bonté nous accueille et nous fasse contempler sa joie.
Amen !




mercredi 22 juin 2011

En musant... Paul Verlaine et le Renouveau catholique


[ ndvi : la formulation pourra sembler désuète. Certaines considérations pourront chagriner. Le parti-pris pourra heurter. Reste que ce Verlaine souffrant et déchiré, espérant et illuminé, nous ressemble à bien des égards... le génie en plus ?]

Paul Verlaine a une mauvaise réputation et il la mérite ; et néanmoins, comme cet écolier du XVe siècle, voleur, débauché, assassin ou à peu près, qui s'appelait François Villon, il fut un poète émouvant. Rien ne nous empêche de blâmer la conduite de Verlaine et d'aimer sa poésie. Nous ne permettrons pas à des juges sans autorité comme tel historien de Verlaine, d'imposer à nos esprits des jugements pareils à celui-ci : « Si l'artiste eût donné l'exemple de toutes les vertus domestiqués, quel avantage en eût retiré la foule ? N'est-il pas préférable pour l'humanité que le poète se soit écarté de la morale commune, si cet écart a stimulé son cerveau ? 1 » À qui voudrait-on faire croire que les écarts stimulent le cerveau ? Il est possible que Verlaine ait parfois trouvé dans l'alcool une excitation momentanée ; mais les vers qu'il crayonnait sur une table de café, à côté d'un verre d'absinthe, ont quelque chose de tourmenté et de maladif ; et si nous n'avions de lui que les inspirations qu'il a rencontrées là, nous l'aurions depuis longtemps oublié. Mais cet alcoolique, ce débauché, ce détraqué avait un cœur naturellement tendre et puéril et malgré le régime atroce qu'il lui imposa, il n'arriva jamais à le tuer entièrement. Lorsque volontairement ou par un inconscient instinct, il sort de ces rêves malsains et se rapproche de Dieu, comme le dit vigoureusement Baudelaire

Dans la brute assoupie un ange se réveille

et c'est cet ange qui a écrit Sagesse, le plus beau livre de poésie catholique du XIXe siècle.
L'enfance de Verlaine qui s'écoula d'abord à Metz sa ville natale, puis à Paris, fut douce, calme et pieuse. Dans ses Confessions, il en a raconté les menus incidents et s'il s'est arrêté avec une prédilection marquée sur sa Première Communion, c'est qu'elle avait particulièrement ébranlé sa sensibilité. « Ma Première Communion fut bonne. Je ressentis alors, pour la première fois, cette chose presque physique que tous les pratiquants de l'Eucharistie éprouvent de la Présence absolument réelle dans une sincère approche du Sacrement. On est investi, Dieu est là, dans notre chair et dans notre sang. Les sceptiques disent que c'est la foi seule qui produit cela en l'imaginant. Non, et l'indifférence des impies, la froideur des incrédules, quand, par dérision, ils absorbent les Saintes Espèces, est l'effet même de leur péché, la punition temporelle du sacrilège ». L'impression de cette bonne Première Communion parut s'effacer rapidement ; mais lorsque plus tard Verlaine désespéré se sentit attiré vers Dieu, ce qu'il retrouva d'abord au fond de son cœur, ce fut le souvenir de son initiation catholique.
Initié à la poésie sur les bancs du collège par la lecture de Baudelaire, Verlaine naquit à la vie artistique dans le salon de Louis Xavier de Ricard, grâce à l'excitation que donnaient à son esprit les jeunes poètes qui étaient réunis là, et qui devaient former le futur Parnasse. Aussi lorsqu'il publiait à vingt-cinq ans son premier recueil de vers, Les Poèmes Saturniens, il se conformait à l'esthétique de la nouvelle école et il en proclamait même les lois avec quelque solennité. Mais à travers cette poésie impassible et froide, on entendait quelques vagues plaintes mal contenues, et on sentait une âme malade et tendre qui s'évaderait un jour vers plus de liberté.

Les sanglots longs
Des violons
De l'automne
Blessent mon cœur
D'une langueur
Monotone.

Tout suffocant
Et blême, quand
Sonne l'heure
Je me souviens
Des jours anciens
Et je pleure.

Et je m'en vais
Au vent mauvais
Qui m'emporte
Deçà delà,
Pareil à la
Feuille morte.

Les Poèmes Saturniens et les Fêtes Galantes qui suivirent furent lus par quelques douzaines de poètes attentifs à tous les vers nouveaux, mais ne parvinrent pas jusqu'au public ; ce n'était pas de la poésie que Verlaine pouvait tirer son pain quotidien. Il le comprenait, ou ses parents le comprenaient pour lui, et très sagement il devenait expéditionnaire dans les bureaux de l’Hôtel de Ville. Il ne s'éleva jamais au-dessus de ce grade peu somptueux, ne cherchant qu’à se faire oublier pour pouvoir s’absenter sans danger. Un jour même, il cessa de se rendre à son bureau ; c'était après la Commune, l’Hôtel de Ville avait été brûlé ; c'était une raison majeure pour n’y pas aller travailler aux expéditions. Mais les bureaux de l'Hôtel de Ville étaient installés au Luxembourg ; Verlaine l'ignora d'abord et quand il le sut il n'osa pas s'y présenter après une longue absence ; on le classa parmi les communards et ce fut la fin de sa vie d'employé.

Verlaine, expéditionnaire à l’Hôtel de Ville, vivait chez sa mère dans un logis étroit et sans gaieté, il prit peu à peu l'habitude, entraîné par des camarades, de faire de longues stations au café ; il y revint de son propre mouvement, gagné par les délices de la fée verte, de l'absinthe, dont il commença dès lors à faire sa muse, et il entra ainsi dans la vie de bohême. Un moment il crut et ses amis espérèrent qu'il allait revenir à la droite voie et qu'il allait trouver la paix dans l'ordre. Il était fiancé à Mathilde Manté de Fleurville, et, très épris, il s'efforçait de la mériter.

En robe grise et verte avec des ruches,
Un jour de juin que j'étais soucieux
Elle apparut.

Verlaine se préparait au mariage par la vertu ; ses efforts pour s'abstenir de vin et d'alcool, pour rentrer de bonne heure le soir au logis maternel, ont quelque chose de touchant. De ces gauches essais de tempérance et de tenue, de ses espoirs, de ses rêves, de sa volonté de devenir digne de celle qu'il aimait, il faisait des poèmes qu'il envoyait sous forme de lettres à Mathilde de Fleurville ; car, très timide, il n'osa jamais risquer sa cour que par écrit. Mathilde lisait, ne comprenait pas très bien, mais trouvait ce poète bien sympathique. Au reste Verlaine, homme de lettres autant que fiancé, gardait prudemment un double de ses poèmes qu'il publia plus tard sous ce titre significatif La Bonne Chanson.
Hélas ! la Bonne Chanson ne fut pas chantée une année entière. La femme de Verlaine, d'esprit positif et court, ignorait l'art de soigner les âmes malades ; on lui avait dit qu'elle épousait un employé de l'Hôtel de Ville, qui tournait bien les vers, et elle découvrait avec effarement qu'il y avait erreur sur la personne, que cet homme n'avait pas une âme d'employé, mais que c'était un demi-fou, un poète. L'harmonie dura peu : repris par ses funestes habitudes d'alcoolique, Verlaine rentrait à son logis ivre d'absinthe, il y apportait des fureurs sombres et folles qui devenaient le lendemain des remords pitoyables et des désespoirs mouillés de larmes. On se sépara. Pour le pauvre Lélian 2 privé de la seule chose qui pût le sauver, du foyer, commença la vie de vagabondage à travers la France, la Belgique, l'Angleterre, dans l'ivresse et dans le vice. Il erre en compagnie de son mauvais ange, qui acheva de le perdre, en compagnie de l'équivoque Arthur Rimbaud. C'était un pâle et vicieux gamin, assez lucide à ses heures pour devenir un remarquable chevalier d'industrie, assez fou par moments pour dépasser Verlaine en excentricités et pour exciter sa jalousie de maniaque, assez robuste pour boire sans tomber sous la table, assez gracile pour obtenir le sympathie qui est due à la faiblesse, artiste d'ailleurs et poète, à l'inspiration étrange, au souffle puissant et cassé, aux formes inattendues, à la langue exaspérée et frémissante. Il était arrivé de Charleville à Paris à dix-huit ans et, dans les milieux d'art, il avait fait scandale par sa grossièreté de sauvage en même temps qu'il excitait la curiosité par ses dons exceptionnels de poète. Quelques-uns, comme Paul Claudel, avouent avoir été éveillés par son art de décadence, en particulier par son Bateau Ivre 3. L'influence que ce jeune homme exerça sur Verlaine fut totale : il le détacha de l'esthétique Parnassienne, étriquée et insuffisante ; il lui révéla un art nouveau, direct, fluide, échappant à toute règle, traduisant sans les styliser les cris d'une âme malade, en somme l'art symboliste. Au point de vue moral, l'influence de Rimbaud sur Verlaine fut aussi complète, mais elle fut désastreuse. Il l'incita à boire et à ruiner sa santé, il l'habitua à trouver une certaine joie et l'oubli des douleurs dans la crapule ; le corps, la conscience, le cœur de Verlaine en furent gâtés. Le malheureux le comprenait vaguement. Dans une crise d'alcoolisme à Bruxelles, il déchargea son revolver sur Rimbaud, comme s'il avait voulu tuer son péché. Il le blessa seulement, il fut appréhendé, jugé et enfermé pour deux ans à la prison de Mons.
Ce fut provisoirement son salut : la prison était pour lui la nourriture saine, l'eau pure, la solitude, la paix. Il dira plus tard avec un sourire

J'ai longtemps habité le Meilleur des châteaux.

Les sources fermées de son âme se rouvrirent et le premier flot qui en sortit fut de dégoût de lui-même. Il parle de lui en ces termes :

Il fut un athée, un brutal, un parisien fade,
Race de théâtre et de boutique, dont les vices
Eux-mêmes, avec leur odeur rance et renfermée
Lèveraient le cœur à des sauvages leurs complices,
Race de trottoir, race d'égout et de fumée. 4

ou encore

Ce fut un athée et qui poussait loin sa logique…
Ce fut un brutal, ce fut un ivrogne des rues,
Ce fut un mari comme on en rencontre aux barrières
Enfin un sot, un infatué de ce temps bête.
Et par-dessus tout, une folle tête inquiète,
Un cœur à tous vents, vraiment mais vilement sincère. 5

Ce dégoût de lui-même et cette honte du présent le ramenèrent nostalgiquement vers les puretés de sa première Communion.

Il fit venir l'aumônier dans sa cellule et il reçut de lui un catéchisme. Il a raconté dans Mes Prisons comment la lecture de ce petit livre, et en particulier le chapitre de l'Eucharistie, « déterminèrent, un certain petit matin de juin, après quelle nuit douce-amère passée à méditer sur la présence réelle et la multiplicité sans nombre des hosties figurées aux saints Évangiles par la multiplication, des pains ; et des poissons... une extraordinaire résolution vraiment !...
Je ne sais quoi ou Qui me souleva soudain, me jeta hors de mon lit, sans que je pusse prendre le temps de m'habiller et me prosterna en larmes, en sanglots, aux pieds du Crucifix...
L'heure seule du lever, deux heures au moins peut-être après ce véritable (petit ou grand) miracle moral, me fit me relever et je vaquais selon le règlement aux soins de mon ménage.
Le jour de l'Assomption 1874 où il fut admis à communier sera désormais considéré par lui comme la date de sa véritable libération morale. C'était une conversion, entièrement sincère, comme il l'écrivait un mois après à son ami Ed. Lepelletier en lui envoyant un poème chrétien :
C'est absolument senti, je t'assure. Il faut avoir passé par tout ce que je viens de souffrir depuis trois ans, humiliations, dédains, insultes, pour sentir tout ce qu'il y a d'admirablement consolant, de raisonnable, de logique dans cette religion si terrible et si douce. Oh ! terrible, oui ! mais l'homme est si mauvais, si vraiment déchu, et puni par sa seule naissance ; et je ne parle pas de preuves historiques, scientifiques et autres, qui sont aveuglantes, quand on a cet immense bonheur d'être retiré de cette société abominable, pourrie, vieille, sotte, orgueilleuse, damnée... Si tu savais comme je suis détaché de tout hormis de la prière et des méditations ! 6
Cette conversion n’était pas la suite d'un long examen ; pris dans une bourrasque, ému jusqu'au fond des entrailles, Verlaine aurait pu dire comme Châteaubriand avant lui et comme tant d'autres après lui : « J'ai pleuré et j'ai cru ». Cette conversion sentimentale subit victorieusement les épreuves du monde, lorsque Verlaine fut sorti de la prison qui le protégeait. Prudemment, sentant sa faiblesse, il évita Paris ; il enseigna dans des collèges en France et en Angleterre, il essaya même du pacifique travail des champs et il tenta de se fixer dans l'agriculture. Pendant cinq ou six ans, il resta fidèle à ses résolutions. Il n'abandonnait pas pour autant la poésie et dans cette forme nouvelle plus musicale, plus fluide, et plus vague qu'il avait employée pour la première fois dans, les Romances sans Paroles (1874), il achevait les poèmes pieux commencés en prison. Il en fit le recueil, intitulé Sagesse, qui parut en 1880, chez Victor Palmé. L'indifférence totale du public catholique pour ce chef-d'œuvre nous apparaît aujourd'hui un peu déconcertante et scandaleuse. Léon Bloy la vitupère dans son style exaspéré : « Elle était cependant bien glorieuse pour les bonzes chrétiens, cette imploration d'un si rare esprit et ce qu’il offrait aurait dû être accueilli par des Noëls et des Hosannas. La gratitude catholique aurait dû raisonnablement s'effréner jusqu'à l'emphase d'une apothéose ! Il aurait fallu dételer les rosses pondérées de la critique et porter ce bienfaiteur sur un pavois argenté de têtes chrétiennes »7. Les catholiques n'allèrent pas jusqu'à ces gestes excessifs, mais quelques années après, l'éditeur Vanier achetait à Palmé le recueil inconnu et le faisait connaître. Ouvrons à notre tour le livre du repentir et de la prière et écoutons des accents que la littérature, chrétienne ne connaissait pas encore. Il est précédé d’une préface humble et ingénue. « L'auteur de ce livre n'a pas toujours pensé comme aujourd'hui. Il a longtemps erré dans la corruption contemporaine, y prenant sa part de fautes et d'ignorance. Des chagrins, très mérités, l'ont depuis averti, et Dieu lui a fait la grâce de comprendre l'avertissement. Il s'est prosterné devant l'Autel longtemps méconnu. Il adore la Toute Bonté et invoque la Toute Puissance, fils soumis de l'Église, le dernier en mérites mais plein de bonne volonté »8. Cette humilité nous invite à lire les poèmes qui suivent avec une confiance totale dans la piété de leurs accents. Malheureusement, la critique est impitoyable ; elle a su la date de composition de chacun des poèmes ; elle nous a dit que leur classement dans le recueil ne correspond pas à la chronologie et que l'évolution religieuse que le poète a voulu raconter par ce classement est une pure construction littéraire 9. Donnons acte aux érudits de leur découverte et suivons Verlaine dans la voie où il nous appelle.
La première partie du recueil évoque plus qu'elle ne raconte le drame intérieur de la conversion. Il a été touché à la poitrine par le Chevalier Malheur :

Et voici qu'au contact glacé du doigt de fer,
Un cœur me renaissait, tout un cœur pur et fier.

Et voici que, fervent d'une candeur divine,
Tout un cœur jeune et bon battit dans ma poitrine !

Or, je restais tremblant, ivre, incrédule un peu,
Comme un homme qui voit des visions de Dieu.

Dans cette incertitude et dans ce trouble il est réconforté par la Prière qui vient à lui après le Chevalier Malheur et qui lui parle un doux et réconfortant langage :

Je suis la douceur qui redresse,
J'aime tous et n'accuse aucun,
Mon nom, seul, se nomme promesse.

Je suis l'unique hôte opportun,
Je parle au Roi le vrai langage
Du matin rose et du soir brun ;

Je suis la Prière et mon gage
C'est ton vice en déroute au loin,
Ma condition : Toi, sois sage.

Cette visite de la Prière, un moment apaisante, ne suffit pas pour dénouer le drame dans lequel le poète est emporté. Tous les souvenirs du passé, et Dieu sait s'il y en a de brûlants et d'horribles, se réunissent et se donnent la main pour une sarabande infernale.

Ces souvenirs, va-t-il falloir les retuer ?
Un assaut furieux, le suprême, sans doute !
Ô, va prier contre l'orage, va prier.

Effaré, le poète cherche à s'évader du temps présent, d'un temps d'athéisme et de pourriture, et il s'imagine qu'il aurait été meilleur à d'autres époques, au temps de Louis Racine et de Rollin,

Quand l'étude de la prière était suivie.
Quand Maintenon jetait sur la France ravie
L'ombre douce et la paix de ses coiffes de lin,
Et royale abritait la veuve et l'orphelin,
Quand l'étude de la prière était suivie.

ou mieux encore dans le Moyen Age « énorme et délicat », où il lui aurait été loisible d'être un saint,

Guidé par la folie unique de la Croix.

Quelque peu apaisé par ses rêves, il revient à son passé personnel, au foyer de la Bonne Chanson, qui l'aurait préservé, s'il avait su s'y blottir et y rester, de la mauvaise aventure. Il se souvient de sa femme dont il voudrait le pardon, de ces chères mains qui furent siennes et dont il implore un geste indulgent. Trop coupable il n'ose rien réclamer, il se contente de murmurer une prière :

Écoutez la chanson bien douce
Qui ne pleure que pour vous plaire
Elle est discrète, elle est légère,
Un frisson d'eau sur de la mousse.

La voix vous fut connue (et chère ?)
Mais à présent elle est voilée
Comme une veuve désolée ;
Pourtant comme elle est encor fière,

Et dans les longs plis de son voile
Qui palpite aux brises d'automne
Cache et montre au cœur qui s'étonne
La vérité comme une étoile.

Elle dit la voix reconnue,
Que la bonté c'est notre vie,
Que de la haine et de l'envie
Rien ne reste la mort venue...

Accueillez la voix qui persiste
Dans son naïf épithalame.
Allez, rien n'est meilleur à l'âme
Que de faire une âme moins triste.

À cette voix qu'il veut si douce, s'opposent d'autres voix qui, insolentes, le provoquent et le retiennent, voix de l'orgueil « un cri puissant comme d'un cor », voix de la haine, voix de la chair « un gros tapage fatigué », voix d'autrui « tout le cirque des civilisations ». Contre toutes ces voix tentatrices, il s'emporte et, cette fois, c'est la victoire définitive.

Ah ! les Voix, mourez donc, mourantes que vous êtes !
Sentences, mots en vain, métaphores mal faites,
Toute la rhétorique en fuite des péchés,
Ah ! les Voix, mourez donc, mourantes que vous êtes !
Mourez parmi la voix terrible de l'Amour !

C'est sur ce cri de colère triomphale que Verlaine prend congé de son passé et des tentations que ses souvenirs lui apportent et ainsi s'achève la première partie du recueil.
La seconde partie est un acte de contrition d'une simplicité douloureuse et d'un élan vainqueur. Rompant avec les procédés de la rhétorique Parnassienne, oubliant même les conseils de sa nouvelle esthétique, le poète à genoux laisse parler son cœur et, comme les mots qui lui viennent n'épuisent pas d'abord ses sentiments, il les répète, à la manière des enfants qui se plaignent.

Ô mon Dieu, votre crainte m'a frappé
Et la brûlure est encore là qui tonne,
Ô mon Dieu, votre crainte m'a frappé !

Ô mon Dieu, j'ai connu que tout est vil
Et votre gloire en moi s'est installée,
Ô mon Dieu, j'ai connu que tout est vil.

Noyez mon âme aux flots de votre Vin
Fondez ma vie au pain de votre table,
Noyez mon âme aux flots de votre Vin.

Voici mon sang que je n'ai pas versé.
Voici ma chair indigne de souffrance,
Voici mon sang que je n'ai pas versé.

Voici mon front qui n'a pu que rougir
Pour l'escabeau de vos pieds adorables,
Voici mon front qui n'a pu que rougir.

Voici mes mains qui n'ont pas travaillé
Pour les charbons ardents et l'encens rare,
Voici mes mains qui n'ont pas travaillé.

Voici mon cœur qui n'a battu qu'en vain
Pour palpiter aux ronces du Calvaire,
Voici mon cœur qui n'a battu qu'en vain.

Voici mes pieds frivoles voyageurs
Pour accourir aux cris de votre grâce,
Voici mes pieds frivoles voyageurs.

Voici ma voix, bruit maussade et menteur,
Pour les reproches de la pénitence
Voici ma voix, bruit maussade et menteur.

Voici mes yeux luminaires d'erreur,
Pour être éteints aux pleurs de la prière,
Voici mes yeux luminaires d'erreur.

Hélas, Vous Dieu d'offrande et de pardon,
Quel est le puits de mon ingratitude.
Hélas, Vous Dieu d'offrande et de pardon.

Dieu de terreur et Dieu de sainteté,
Hélas ! ce noir abîme de mon crime.
Dieu de terreur et Dieu de sainteté.

Vous, Dieu de paix, de joie et de bonheur,
Toutes mes peurs, toutes mes ignorances,
Vous, Dieu de paix, de joie et de bonheur.

Vous connaissez tout cela, tout cela
Et que je suis plus pauvre que personne
Vous connaissez tout cela, tout cela.

Mais ce que j'ai, mon Dieu, je vous le donne.

Nous sommes ici hors de la littérature et nous avons oublié pour un moment le Parnasse et le Symbolisme. Est-ce un poète qui écrit pour être imprimé ou un saint pénitent qui parle à voix basse pour Dieu seul, sans se soucier d'être entendu et applaudi des hommes ? C'est précisément par cette absence d'art, par cette nudité de l'expression, que Verlaine touche au grand art et émeut les âmes naïves.
La fin de cette seconde partie du recueil est encore plus belle ; nous savons d'ailleurs qu'elle a été écrite aussitôt après la conversion, sous le coup d'impressions toutes vivantes 10. Ce n'est plus ici une prière qui sanglote ; le poète pénitent a franchi le stade de la contrition et il a passé la porte dorée de l'Amour et de la Lumière ; il n'en est plus à supplier, il parle à Dieu et Dieu lui parle. Verlaine a retrouvé le ton des colloques divins qui rendent si pénétrants certains chapitres de l'Imitation et qui font de certaines pages des Pensées de Pascal des scènes si dramatiques. Charles Morice 11 enfle un peu trop la voix lorsqu'il nous parle des « sonnets théologaux » de Verlaine et vante son « extraordinaire sûreté de Docteur » pour célébrer « l'enseignement des Pères et des Confesseurs sur le Mystère de l'amour de Dieu pour sa créature ». Il n'y a chez Verlaine aucune érudition patristique et la théologie ne l'encombre pas ; c'est son cœur qui parle, Dieu merci, son cœur tout nu, et comme il est tendre et repentant, il touche le nôtre. Relisons quelques-uns de ces sonnets, au moins par fragments.

Mon Dieu m'a dit : — « Mon fils, il faut m'aimer. Tu vois
Mon flanc percé, mon cœur qui rayonne et qui saigne,
Et mes pieds offensés que Madeleine baigne
De larmes, et mes bras douloureux sous le poids

De tes péchés, et mes mains ! Et tu vois la Croix
Tu vois les clous, le fiel, l'éponge, et tout t'enseigne
À n'aimer, en ce monde amer où la chair règne ;
Que ma Chair et mon Sang, ma parole et ma voix.

Ne t'ai-je pas aimé jusqu'à la mort moi-même,
Ô mon frère en mon Père, ô mon fils en l'Esprit,
Et n'ai-je pas souffert comme c'était écrit ?

N'ai-je pas sangloté ton angoisse suprême
Et n'ai-je pas sué la sueur de tes nuits
Lamentable ami qui me cherches où je suis ? »

J'ai répondu : « Seigneur, vous avez dit mon âme.
C'est vrai que je vous cherche et ne vous trouve pas.
Moi, vous aimer ! Voyez comme je suis en bas,
Vous dont l'amour toujours monte comme la flamme.

Vous, la source de paix que toute soif réclame,
Hélas ! voyez un peu tous mes tristes combats !
Oserai-je adorer la trace de vos pas
Sur ces genoux saignants d'un rampement infâme ?

Et pourtant je vous cherche en longs tâtonnements.
Je voudrais que votre ombre au moins vêtît ma honte,
Mais vous n'avez pas d'ombre, ô vous dont l'amour monte,

Ô vous, fontaine calme, amère aux seuls amants
De leur damnation, ô vous toute lumière,
Sauf aux yeux dont un lourd baiser tient la paupière ».

— « Il faut m'aimer ! Je suis l'universel baiser,
Je suis cette paupière et je suis cette lèvre
Dont tu parles, ô cher malade, et cette fièvre
Qui t'agite, c'est moi toujours ! il faut oser... »

— « Seigneur, c'est trop ! Vraiment je n'ose. Aimer qui ? Vous ?
Oh ! non ! Je tremble et n'ose. Oh ! vous aimer, je n'ose
Je ne veux pas ! je suis indigne... »

— « Il faut m'aimer....
 Mon amour est le feu qui dévore à jamais
Toute chair insensée et l'évapore comme
Un parfum — et c'est le déluge qui console
En son flot tout mauvais germe que je semais... »

— « Seigneur, j'ai peur. Mon âme en moi tressaille toute.
Je vois, je sens qu'il faut vous aimer. Mais comment
Moi, ceci, me ferais-je, ô vous Dieu, votre amant,
Ô Justice que la vertu des bons redoute !...

Tendez-moi votre main, que je puisse lever
Cette chair accroupie et cet esprit malade.
Mais recevoir jamais la céleste accolade,

Est-ce possible ? Un jour, pouvoir la retrouver
Dans votre sein, sur votre cœur qui fut le nôtre,
La place où repose la tête de l'apôtre ? »

— « Certes, si tu veux le mériter, mon fils, oui
Et voici. Laisse aller l'ignorance indécise
De ton cœur vers les bras ouverts de mon Église
 Comme la guêpe vole au lis épanoui.

Approche-toi de mon oreille. Épanches-y
L'humiliation d'une brave franchise,
Dis-moi tout sans un mot d'orgueil ou de reprise
Et m'offre le bouquet d'un repentir choisi.

Puis franchement et simplement viens à ma table,
Et je t'y bénirai d'un repas délectable
Auquel l'ange n'aura lui-même qu'assisté,

Et tu boiras le vin de la vigne immuable
Dont la force, dont la douceur, dont la bonté
Feront germer ton sang à l'immortalité ».

— « Ah ! Seigneur qu'ai-je ? Hélas ! me voici tout en larmes
D'une joie extraordinaire ; votre voix
Me fait comme du bien et du mal à la fois,
Et le mal et le bien tout a les mêmes charmes.

Je ris, je pleure, et c'est comme un appel aux armes
D'un clairon, pour des champs de bataille où je vois
Des anges bleus et blancs portés sur des pavois.
Et ce clairon m'enlève en de fières alarmes.

J'ai l'extase et j'ai la terreur d'être,
Je suis indigne, mais je sais votre clémence.
Ah ! quel effort, mais quelle ardeur ! Et me voici

Plein d'une humble prière, encor qu'un trouble immense
Brouille l'espoir que votre voix me révéla,
Et j'aspire en tremblant ».

— « Pauvre âme, c'est cela ! »

L'heure de l'extase et du colloque divin est forcément brève et Verlaine sorti de sa prison rentre, dans la trivialité du réel. La troisième partie du recueil de Sagesse écrite à des dates diverses entre 1875 et 1880, exprime ses découragements, ses désespoirs, ses efforts maladroits, ses élans vainqueurs. Il y a des moments où tout l'abandonne, où il ne voit plus la lumière, où il n'entend plus la voix.

Un grand sommeil noir
Tombe sur ma vie
Dormez, tout espoir,
Dormez, toute envie !

Je ne vois plus rien,
Je perds la mémoire,
Du mal et du bien...
Ô la triste histoire !

Je suis un berceau
Qu'une main, balance
Au creux d’un caveau
Silence, silence !

Dans ce tombeau où l'enferme sa mélancolie, il réussit cependant à réveiller de leur sommeil ses bonnes pensées, ses souvenirs pieux, ses bonnes résolutions, troupe falote d'êtres fragiles qu'il ne peut regarder sans quelque ironie, mais dont il s'entoure, avec confiance parce qu'Un plus grand que lui en est le pasteur.

Vous voilà, vous voilà, pauvres bonnes pensées !
L'espoir qu'il faut, regret des grâces dépensées,
Douceur de cœur avec sévérité d'esprit,
Et cette vigilance, et le calme prescrit,
Et toutes ! — Mais encor lentes, bien éveillées,
Bien d'aplomb, Mais encor timides, débrouillées
À peine du lourd rêve et de la tiède nuit,
C'est à qui de vous va plus gauche, l'une suit
L'autre et toutes ont peur du vaste clair de lune.
Telles, quand des brebis sortent d'un clos. C'est une,
Puis deux, puis trois, le reste est là les yeux baissés,
La tête à terre et l'air des plus embarrassés,
Faisant ce que fait leur chef de file : il s'arrête,
Elles s'arrêtent tour à tour, posant leur tête
Sur son dos simplement et sans savoir pourquoi.
Votre pasteur, ô mes brebis, ce n'est pas moi,
C'est un meilleur, un bien meilleur qui sait les causes,
Lui qui vous tint longtemps et si longtemps là closes,
Mais qui vous délivra de sa main au temps vrai.
Suivez-le. Sa houlette est bonne.
                                                                                Et je serai,
Sous sa voix toujours douce à votre ennui qui bêle,
Je serai, moi, par vos, chemins, son chien fidèle.

On ne saurait exprimer avec plus d'humilité souriante le rôle obscur du chrétien dans sa collaboration à la grâce ; il y a même là, peut-être, un parti pris narquois de le minimiser afin d'avoir une raison valable pour se dispenser des efforts douloureux. Verlaine retrouve rarement pendant cette période la vigueur de ces accents chrétiens. Il avait trop présumé de ses forces et d'une volonté qui ne commandait que par boutades et que le corps alourdi refusait de suivre. L'air pur des champs lui inspirait par bouffées des résolutions ardentes, le travail agricole lui rendait l'équilibre moral en même temps que la santé physique et lui inspirait d'admirables visions dans le genre de celle-ci :

C'est la fête du blé, c'est la fête du pain,
Ô chers lieux d'autres fois revus après ces choses !
Tout bruit, la nature et l'homme dans un bain
De lumière si blanc que les ombres sont roses.

L'or des pailles s'effondre au vol siffleur des faux
Dont l'éclair plonge, et va luire, et se réverbère.
La plaine, tout au loin couverte de travaux,
Change de face à chaque instant gaie et sévère.

Tout halète, tout n'est qu'effort et mouvement
Sous le soleil, tranquille autour des moissons mûres,
Et qui travaille encor imperturbablement
À gonfler, à sucrer là-bas les grappes sures.

Travaille, vieux soleil, pour le pain et le vin,
Nourris l'homme du lait de la terre et lui donne
L'honnête verre où rit un peu d'oubli divin,
Moissonneurs, vendangeurs, là-bas ! votre heure est bonne !

Car sur la fleur des pains et sur la fleur des vins,
Fruit de la force humaine en tous lieux répartie,
Dieu moissonne et vendange et dispose à ses fins
La chair et le sang pour le calice et l'hostie.

La chaleur chrétienne de cette poésie se retrouve dans le recueil d'Amour publié en 1888 ; mais on se ferait une idée fausse de l'âme de Verlaine si on allait croire qu'il a été composé vers cette date. En réalité, la plupart des pièces qui le constituent ont été écrites entre 1875 et 1880 et traduisent les mêmes sentiments que les vers de Sagesse. On y sent la sincérité d'une conversion, issue d'une crise douloureuse et qui voudrait persévérer maintenant que l'orage est passé. Il y a là une prière du matin qui ne manque pas d'éloquence

Ô Seigneur, exaucez et dictez ma prière,
Vous la pleine sagesse et la Toute Bonté,
Vous sans cesse, anxieux de mon heure dernière
Et qui m'avez aimé de toute éternité...

Exaucez ma prière après l'avoir formée
De gratitude immense et des plus humbles vœux,
Comme un poète scande une ode bien aimée,
Comme une mère baise un fils sur les cheveux...

Et donnez-moi la foi très humble, que je pleure
Sur l'impropriété de tant de maux soufferts,
Sur l'inutilité des grâces et sur l'heure
Lâchement gaspillée aux efforts que je perds.

Au moment où paraissaient ces vers, Verlaine aurait été incapable de les écrire. Revenu à Paris, après la publication de Sagesse, il s'était mêlé de nouveau au monde littéraire et il était retombé dans la tyrannie de ses vieilles habitudes. Sans ressources précises, sans domicile fixe, il errait de café en café, cherchant à oublier sa misère dans l'alcool ; et l'ivresse le ramenait à la débauche. Sans compter qu'il était maintenant célèbre, que les jeunes gens l'admiraient et le flattaient et que parvenu à la gloire grâce à sa légende, il se sentait comme engagé à en continuer le malsain prestige. Il était définitivement le poète bohème, le faune ivre ; et avec cela saisi parfois de repentirs soudains, il était aussi le pénitent qui sanglote dans les églises en se traînant sur les genoux et qui invoque Notre Dame. Ce mélange de truanderie et de dévotion lui constituait, une personnalité à part qui l'isolait de son siècle et l'établissait dans un temps très ancien, mendiant et pèlerin, diseur d'oraisons et aviné, pieux et ripailleur. Pour ce pauvre être déchu qui souffrait de sa déchéance, on pourrait n'avoir qu'une pitié sans colère. Mais il restait poète et homme de lettres ; il rimait aux pieds de la Madone et au cabaret et il publiait tous ses vers, non pas mélangés certes, mais triés avec soin, parallèlement, en recueils pieux et en recueils obscènes, qui alternaient comme alternaient dans sa vie l'orgie et l'oraison. Procédé odieux, que rien ne peut excuser et qui prouve, non pas que Verlaine manquât de sincérité quand il se repentait et qu'il priait, mais que la conscience chrétienne était totalement oblitérée en lui. Chose plus grave, dans les Poètes Maudits, parlant du pauvre Lélian qui est lui-même, il essaie de justifier du point de vue de l'art ce dualisme de la personnalité et il réclame le droit au nom de l'art de « coucher sur le papier » les délectations les plus perverses, naturelles et animales, sous prétexte qu'il les a ressenties. Et il ajoute : « De bonne foi, nous condamnera-t-on comme poète ? Cent fois non. Que la conscience du catholique raisonne autrement ou non, ceci ne nous regarde pas ». Cette séparation de la conscience esthétique et de la conscience religieuse est arbitraire et absurde : le poète est comme tous les autres hommes, il n'a qu'une conscience ; s'il est catholique, sincèrement et à fond, sa conscience est catholique et elle commande son art comme sa vie. Elle ne lui interdit point de raconter son péché, mais elle lui interdit de s'y complaire et de l'exalter.

Mais le recueil de Sagesse n'aurait-il été dans la vie et dans l'œuvre de Verlaine qu'un accident heureux, qu'on devrait signaler l'enrichissement qu'il a apporté à la littérature catholique. Par pudeur et par réserve chrétienne, par respect pour des règles littéraires trop étroites, la poésie religieuse manquait de personnalité et de chaleur ; ou bien, quand le Romantisme fut passé par là, elle se chargeait d'une rhétorique verbeuse et douceâtre qui étouffait toute sincérité. Verlaine étala simplement son cœur et il fit de sa poésie religieuse une naïve prière. C'était une nouveauté dont la richesse s'est imposée à toute la génération chrétienne qui a suivi. Verlaine est le premier initiateur du « Renouveau Catholique » de nos Lettres.

1. Edmond Lepelletier. Paul Verlaine, sa vie et son œuvre.
2. C'est le nom qu'il s'est donné lui-même dans Les Poètes Maudits.
3. Des travaux récents ont mis Rimbaud à la mode ; on voudrait nous le faire prendre pour un poète génial et pour un grand poète catholique. Il est vrai qu'il y a dans son œuvre brève de prodigieux accents ; mais elle est inégale, chaotique et obscure ; et quelle que soit notre sympathie pour les repentirs de l'homme, il reste que sa religion littéraire n'est pas de bon aloi.
4. Paul Verlaine, Sagesse.
5. Paul Verlaine, Amour.
6. Cité par Ed. Lepelletier, Paul Verlaine, sa Vie et son Œuvre, p. 395.
7. Cité par Albert de Bersaucourt. Paul Verlaine, poète catholique, p. 37.
8. Préface de l'édition originale.
9. Cf. Pierre Martino, Verlaine (1924).
10. Cette partie écrite en prison en 1874 devait paraître sous le titre de Cellulairement.
11. Charles Morice, Paul Verlaine, l'homme et l’œuvre.


Jean Calvet, in Le Renouveau Catholique dans la littérature contemporaine (1927)