vendredi 29 mars 2019

En travaillant... Joseph Lanza del Vasto, Prière de l'artisan


Fernand Py : Saint Joseph

Apprends-moi, Seigneur, à bien user du temps que Tu me donnes pour travailler, à bien l'employer sans rien en perdre.
Apprends-moi à tirer profit des erreurs passées sans tomber dans le scrupule qui ronge.
Apprends-moi à prévoir le plan sans me tourmenter, à imaginer l'œuvre sans me désoler si elle jaillit autrement.
Apprends-moi à unir la hâte et la lenteur, la sérénité et la ferveur, le zèle et la paix.
Aide-moi au départ de l'ouvrage, là où je suis le plus faible.
Aide-moi au cœur du labeur à tenir serré le fil de l'attention.
Et surtout comble Toi-même les vides de mon œuvre, Seigneur !
Dans tout le labeur de mes mains laisse une grâce de Toi pour parler aux autres et un défaut de moi pour me parler à moi-même.
Garde en moi l'espérance de la perfection, sans quoi je perdrais cœur.
Garde moi dans l'impuissance de la perfection, sans quoi je me perdrais d'orgueil.
Purifie mon regard : quand je fais mal, il n'est pas sûr que ce soit mal, et quand je fais bien, il n'est pas sûr que ce soit bien.
Seigneur, ne me laisse jamais oublier que tout savoir est vain sauf là où il y a du travail, et que tout travail est vide sauf là où il y a amour, et que tout amour est creux qui ne me lie à moi-même et aux autres et à Toi, Seigneur !
Enseigne-moi à prier avec mes mains, mes bras et toutes mes forces.
Rappelle-moi que l'ouvrage de mes mains T'appartient et qu'il m'appartient de Te le rendre en le donnant ;
 Que si je le fais par goût du profit, comme un fruit oublié je pourrirai à l’automne ;
 Que si je le fais pour plaire aux autres comme la fleur de l’herbe, je fanerai au soir ;
 Mais si je le fais pour l’amour du bien, je demeurerai dans le bien ;
 Et le temps de faire bien et à ta gloire, c'est tout de suite.
Amen !
Joseph Lanza del Vasto

dimanche 24 mars 2019

En renonçant... Anne Huré, Le visage de leur éternité



[Anne Huré fut délinquante, emprisonnée, moniale et à une voix de remporter le Goncourt pour 'Les deux moniales'. Dans ce roman, elle aborde la question de l'autorité, de la puissance, de la soumission et de la révolte]

Il était quatre heures après-midi. Mère Stanislas sortait des vestiaires. Sous le cloître, l'abbesse l'arrêta.
— Venez, dit-elle. Venez donc prendre l'air avant de monter chez vous.
Le ton était calme, reposé, avec une tristesse lointaine et comme voilée.
La Mère-conseillère jeta sur ses épaules le châle qu'elle tenait. Elles quittèrent le jardin du cloître. Les jets d'eau étaient des gerbes de perles irisées qu'on devinait froides. Il n'y avait plus de fleurs. Elles marchaient en silence dans la grande allée centrale. Le long des massifs appauvris.
— Vous vous demandez ce que je vais faire, n'est-ce pas ? dit l'abbesse tout à coup. D'une voix un peu sourde.
— Mais non. Je ne me le demande pas. Je le sais.
À nouveau, le silence s'installa.
— Je suppose que vous m'approuvez, dit plus tard l'abbesse.
— Comment approuverais-je ? Ou blâmerais-je ? Je sais les grandes lignes de votre conversation avec Rome. L'autre jour. Au téléphone. Rien de plus. Et sans qu'on m'en ait rien dit, vous l'imaginez. Mais enfin, il y a la logique des choses. Voyez-vous, nous nous connaissons depuis trop longtemps. Mais pour approuver ou blâmer, il semble que je ne puisse plus le faire. Depuis peu de jours, tant le calme est venu. Je ne saurais vous dire...
Il y eut un doux cri d'oiseau qu'un coup de vent emporta.
— Vous n'en pouvez connaître en effet que les grandes lignes. Certaines expériences ne sont pas communicables. Tant nos motifs profonds demeurent cachés. C'est une décision que j'ai prise subitement. Comme ça. Sans que personne s'en doute.
— Personne, je veux bien vous croire. Mais moi, si. Probablement parce que je me résoudrais à agir comme vous. Nous sommes assez semblables par certains côtés. Je veux dire : à partir d'un certain niveau de dépassement. Les limites entre l'ordinaire et l'exceptionnel sont chez moi plus restreintes, plus étroites peut-être, que les vôtres. Je franchis plus allégrement, j'allais dire avec moins de difficultés, ce que nous appellerons, si vous voulez, les marges. Voilà tout. Après...
L'abbesse se taisait.
— D'ailleurs, y aurait-il une autre solution, maintenant ? Une autre solution noble ?
— Vous pensez donc que je ne peux choisir qu'une solution noble ?
Le regard bleu s'éclaira, presque avec un sourire, un instant.
— Mais oui, dit la Mère Stanislas.
Elles continuaient leur promenade. Du côté de l'étang, une brume légère, translucide, enveloppait les arbres. Il faisait vraiment très doux. À peine si l'on avait besoin d'un châle.
— En somme, vous vous sentez plus tranquille, dit l'abbesse. Maintenant que tout va finir. Votre haine s'apaise.
— Ce n'est pas cela, Mère Hildegarde. Non, pas cela. Je pense que bien des choses ont changé entre nous, depuis quelques semaines. J'allais dire, quelques jours. Voilà tout. Ce sont des renversements pour lesquels il ne faut qu'un instant. Un geste. Un regard. Et puis, nous commençons à prendre de la patine.
— Se dépasser, il n'existe pas d'autre triomphe, dit l'abbesse avec une douceur infinie. Se vaincre. C'est la seule victoire qui ait quelque valeur. Parce que, dans ce cas, on accède à ce qui est plus grand. S'élargir, dit-elle encore, à voix plus basse, faire craquer ses limites.
Il y eut un long silence. Très doux. Comme dans la main, les plumes soyeuses d'un oiseau.
— Il y a peu d'âmes assez fortes pour supporter le bonheur, ajouta-t-elle à voix tout à fait éteinte.
Elles atteignaient les habitations du noviciat. Au tympan du portail, les sigles assemblés de l'Ordre étaient à cet instant frappés d'un soleil mauve qui rehaussait le bronze.
— Quelqu'un connaît-il vos projets ? dit la Mère-conseillère. Quelqu'un peut-il déjà les deviner ?
— Sœur Jean de la Croix, probablement ! Je ne lui en ai rien dit. Mais elle est comme vous. Elle devine tout. Enfin, je veux dire, les choses de gravité. De peine. Les choses qui comptent.
Oui. Quand elle aime. C'est vrai. Elle m'est, depuis quelque temps, un sujet d'émerveillement.
— Je l'ai découverte trop tard. Trouvée. Comme une perle. Douce sous les doigts. Et pour le cœur, ce repos. Cette lumière. Cette lucidité jointe à tant d'enfance.
— Ne dites pas : trop tard. Peut-être vous suivrait-elle ? Pour notre perte ou pour notre salut, ce que nous désirons d'un certain désir, nous est toujours donné.
Je ne l'y engagerai pas. Je dirai mieux : je ne le souhaite pas (Son visage s'éclaira d'une lumière affectueuse). Je tiendrai chapitre demain, dit-elle. Chapitre extraordinaire.
— Le chapitre de votre adieu ?
— Oui.
Dans ses yeux une manière d'inflexibilité passa. Loyale et chaste. Comme détachée.
— À ce propos, continua-t-elle, pendant le conclave, vous devriez faire campagne en faveur de Mère Dominique. Elle possède un ensemble de qualités qui redonneraient le calme à cette abbaye.
Je la devine, jour après jour. Depuis peu, dit la Mère Stanislas. Il faut bien qu'une fois sur quelque chose, nous nous accordions.
— Oh ! si vous n'étiez pas tant encombrée de vos vieux papiers... Sans doute aurais-je pensé à vous ?
La Mère-conseillère eut un geste de retrait. D'une si évidente sincérité que l'abbesse en sourit.
— Je vous en prie. Vous devez me rendre cette justice de n'avoir jamais songé à sortir du rang. Comme vous dites, mes vieux papiers me tiennent. Et ils n'ont cessé de m'enchanter, ajouta-t-elle avec ferveur.
Elles étaient arrivées à l'oratoire des anges. Elles s'arrêtèrent. Leurs regards se rencontrèrent. Se joignirent. Profondément. Sans doute aperçurent-elles, l'espace d'une seconde, le visage de leur éternité ? Le visage qu'elles auraient ? Dans si peu de temps ? Du même geste, elles se détournèrent. Sans un mot.
Un moment, elles marchèrent en silence.
— Il est peu probable que je prenne part au conclave, dit enfin la Mère Stanislas avec une légèreté feinte, pour briser ce silence qui s'était appesanti et les enveloppait. Je serai à Rome.
— Et après ? dit l'abbesse d'un ton tranquille.
— Après ? Une seconde elle se tut. Avec une sorte de pudeur. Après ? C'est encore chaud et secret dans mon cœur, dit-elle.
Elles avaient fait le grand tour par les prairies. Elles revenaient vers le calvaire.
— Vous partez... bientôt ? dit encore la Mère-conseillère avec un léger tremblement dans la voix.
— Dans une quinzaine. Le temps de remettre à Mère Anselme un pouvoir temporaire. Après tout peut-être, le pouvoir. Le pouvoir, tout court, ajouta-t-elle avec un accent de fatigue. Qui peut savoir ?
— Vous pourriez attendre le printemps. J'imagine que Rome ne vous presse plus. Maintenant qu'est prise votre détermination. Et en novembre...
Il passa quelques secondes où même les pas dans les feuilles mortes semblèrent s'étouffer.
— J'ai reçu ce matin de Rome, une lettre, en effet, très apaisée. Et apaisante. Le Cardinal Préfet y parle aussi de délai... Et de printemps, de beaux jours. Justement. La divination que vous avez des choses tient du prodige.
— Non. Mais si longtemps vous m'avez troublée. Il y a peu, vous m'étonniez encore. Et je pense à vous, tellement. À nous. Au fond je vous ai toujours aimée. Qu'allez-vous faire de votre vie, maintenant ? ajouta-t-elle.
L'abbesse eut un geste où il y avait toute une sérénité véritable. Cette sérénité qui n'est pas l'absence de passion. Mais la passion maîtrisée.
— Oh ! ma vie... Voyez-vous, aujourd'hui, je suis là, devant vous. Et il semble que je viens de me réveiller. Et que c'est l'aube.
— Oui. L'aube. L'aube qui monte. Après vingt ans de combats. Peut-être un jour retournerai-je, moi aussi, à K... ? Il est bon de s'en aller mourir là où on naquit. Comme il était paisible, ce premier jet de l'âme ! Vous souvient-il ? Nos enchantements ? Nos ferveurs ? Ces heures illuminantes. La vocation, c'est le nom noble d'une passion.
Elles marchaient dans les bruyères rousses. Il y avait encore aux arbres des feuilles. Demain, il n'y aurait plus que des troncs blancs et dépouillés. Du bois. Rien que du bois mort.
La cloche du parloir sonna une savante combinaison de coups qui devaient appeler une sœur du noviciat.
Leurs pieds s'enfonçaient dans les feuilles mouillées.
— Il est un temps pour chercher, dit l'abbesse, et un temps pour perdre. Un temps pour garder, et un temps pour rejeter.
Un petit chat noir fila entre leurs jambes et d'un bond s'agrippa à l'écorce d'un marronnier.
—Tout est vanité, dit la Mère-conseillère. Rien que poursuite du vent. Rien que cendre.
La nuit tombait. Cinq heures sonnèrent. Une novice passa presque en courant, sans les voir. Elle traversa le jardin. Dans la nuit, son voile blanc mettait une note d'heureuse insouciance.
Les grosses ampoules électriques, qui surplombaient le cloître sur toute sa longueur, s'allumèrent d'un coup.
—Un temps pour déchirer, murmura encore l'abbesse, et un temps pour recoudre.
Au seuil de l'atrium, la Mère Stanislas s'agenouilla.
Puis l'abbesse gravit les trois marches et entra dans le chœur. Peut-être y avait-il des moniales en prière ? Peut-être n'y avait-il personne ? Tout était obscur. Seule veillait, là-bas, très loin, la lampe orangée. Perpétuelle.
Alors, doucement, avec précaution, prenant soin de ne pas penser, de ne pas se souvenir, de ne rien éveiller de ses monstres, elle s'agenouilla. Des vagues sombres commencèrent à déferler sur son esprit. Telle une marée qui monte. Elle couvrit son visage de ses mains et demeura immobile. N'entendant plus. Ne sentant plus. Ne sachant plus.
Sans doute était-elle entrée dans ce présent qui ne connaît point de temps ? Peut-être l'In manus Tuas Domine, animam meam, montait-il doucement en elle, tandis que l'écho murmurait l'adieu virgilien : Manibus date tilla plenis
Beaucoup plus tard, elle essuya ses joues, ses yeux, et silencieuse, entourée d'une sorte de nimbe de souffrance, elle sortit du chœur. Emportant son malheur. Ne prends rien pour en dire : Ceci m'appartient. Car il n'est rien que tu puisse posséder. Pas même la Paix.
Anne Huré, in Les deux moniales

lundi 18 mars 2019

En Paulinant... Adrien Candiard, L'erreur d'Adam et Ève



Dieu n'a pas dit à Adam et Ève : « Je vous interdis de manger ce fruit », mais bien : « Si vous mangez de ce fruit, vous mourrez ». Quelle image de Dieu avons-nous donc dans la tête, pour penser aussitôt que ce « vous mourrez » signifie « je vous tuerai » ? Quel Dieu déciderait arbitrairement d'interdire quelque chose de bon, comme cela, pour le plaisir, et punirait de mort la transgression ? Certainement pas le Dieu de Jésus Christ. Croit-on que, quand des parents expliquent à leurs enfants de ne pas mettre les doigts dans la prise, au risque de mourir, c'est parce qu'ils comptent les punir de mort ? Peut-être faut-il admettre que Dieu, qui se présente avec tant de constance comme un père, comme le Père par excellence, préfère lui aussi prévenir que punir.
Le Dieu qui interdit quelque chose de bon par caprice, ou par méchanceté, et qui menace les transgresseurs, la Bible en parle pourtant. C'est exactement le Dieu dont parle le serpent à Adam et Ève. Leur péché, précisément, c'est de le croire. De croire que Dieu est malveillant à leur égard, qu'il souhaite les limiter et les mutiler pour son plaisir, qu'il leur interdit de bonnes choses parce qu'il ne les aime pas. De ne pas comprendre que Dieu les a simplement avertis, pour leur bien. Que la vie n'est pas un terrain où ma volonté et la volonté de Dieu s'opposent, et où l'une ne progresse qu'au détriment de l'autre : je veux goûter le fruit, Dieu ne le veut pas, et dès lors je n'ai d'autre choix que la soumission ou la révolte. La réalité est un peu différente : je veux vivre, et Dieu veut que je vive. Nous voulons la même chose : le bien, mon bien. Dieu ne m'interdit rien, mais il m'avertit que les moyens que je veux employer, parfois, sont très mal choisis.
L'erreur d'Adam et Ève, pour le dire autrement, c'est de confondre l'interdit et l'impossible. Dieu leur dit qu'il est impossible de manger le fruit et de vivre ; ils comprennent que manger le fruit est interdit, alors même que cela leur ferait du bien. Tous les commandements de Dieu, pourtant, ne font que nous avertir de ce qui est impossible. La tentation, c'est de rêver un autre monde, où l'impossible n'existe pas. Un monde où Adam et Ève peuvent manger du fruit mortel de l'arbre et ne pas mourir. Un monde où on peut se droguer, mais en restant libre, sans dépendance ; où on peut inviter au restaurant la charmante stagiaire du boulot tout en restant un père de famille exemplaire ; où on peut se montrer cruel ou mesquin envers quelqu'un sans devenir véritablement cruel et mesquin ; où on peut être à la fois voleur et fier de soi. Un monde où nos actes seraient sans gravité. Un monde où l'on peut être pécheur et heureux. Et le tour de force du tentateur, depuis le serpent d'Adam et Ève, c'est de nous faire croire que rien de cela n'est impossible, mais que c'est tout simplement interdit.
Il y a deux façons de prêter l'oreille à ce tentateur. La plus évidente consiste à se révolter devant ce Dieu tyrannique et jaloux ; mais on peut aussi accepter sa domination, s'en faire l'esclave. Dans les deux cas, quelle catastrophe ! quel contresens devant ce que le vrai Dieu essaie de nous dire ! Car il n'y a qu'une façon de faire la volonté de Dieu : c'est en l'aimant, en croyant qu'elle est bonne pour nous, qu'elle nous conduit à un bien véritable. C'est donc en la voulant librement. Certainement pas en fermant les yeux et en courbant la tête. Il ne s'agit pas d'obéir, mais de comprendre — et en comprenant, je vais sans doute trouver le bien désirable, et le mal dangereux. J'agirai alors librement, parce que j'aurai reconnu mon bien et le rechercherai de mon plein gré. Alors je ferai véritablement ce que je veux, et ce que Dieu veut.
En effet, l'ennui, si je confonds la vertu avec une soumission pénible (et d'autant plus méritoire, bien sûr, qu'elle est pénible) à une volonté divine incompréhensible, c'est qu'alors je continue à penser, dans un petit coin de ma tête, que ce péché que je m'interdis de regarder, il me ferait pourtant du bien. Si Dieu est un tyran, même si j'entends lui obéir, la transgression aura toujours des couleurs séduisantes. Que de rapports ambigus et malsains au mal prennent leur source dans cette confusion, qui nourrit bien des addictions et des sentiments de malaise ! C'est qu'on continue à croire que le mal n'est que dans la transgression, alors que c'est au contraire le péché lui-même qui nous détruit. Tous les confesseurs savent comme moi que le sentiment dominant du pécheur, ce n'est pas la honte de l'aveu — qu'il faut pourtant bien du courage à surmonter —, mais le malheur. Une douleur presque physique qu'il y a à raconter quelque chose que je trouve injustifiable, et qui pourtant est ma vie. On ne peut pas être heureux contre sa conscience. On ne peut pas être heureux quand on est en guerre avec soi-même.
Adrien Candiard, op, in À Philémon



jeudi 14 mars 2019

En signant... Don Montfort de Lassus, La douceur est la force de Dieu



La douceur est bonté généreuse, libéralité de Dieu à l'égard de son peuple, mansuétude de Jésus-Christ envers les hommes. Le Seigneur redouble d'attention bienveillante envers le fautif pour l'aider à se convertir, il soigne à la manière du bon Samaritain. Bon pasteur, il s'échine à retirer les épines de la brebis perdue. En contraste, loin de la douceur voulue par les Béatitudes, confessons notre fermeture d'esprit, notre dureté de cœur envers le prochain quand la douceur est bienveillance foncière envers lui, soucis affectueux, délicatesse et service. On est loin des « feintes douceurs, des douceurs dédaigneuses, pleines d'une fierté cachée ; ostentation et affectation de douceur, plus désobligeante, plus insultante que l'aigreur déclarée » (Bossuet), dont le chrétien peut s'enticher. Ce style compassé porte préjudice car il manque de naturel, de grandeur d'âme et d'humilité propres à la douceur.
En effet l'humilité est la source de la véritable douceur. Aussi le modèle du maître doux et humble préfiguré par Moïse, « le plus doux des hommes », a-t-il profondément marqué les disciples ; non une humilité douceâtre mais l'humilité forte du roi « humble et monté sur un ânon ». Car la douceur est la force même de Dieu, force qui, voulant nous éviter d'enfler comme un bœuf, nous fait devenir « comme cet âne sur lequel le Seigneur était assis et qui ne prenait pas pour lui les hosanna qui s'adressaient au Fils de Dieu » (St Augustin). La douceur est donc d'abord humble reconnaissance de soi, complaisance en Dieu plus qu'en soi. « Fleur de la charité » (St François de Sales), la douceur remédie à l'orgueil.
 « Il faut tout faire par amour et non par force ». La douceur apparaît alors comme maîtrise de soi. C'est elle qui domine les instincts d'agressivité, modère, permet prudence et compassion à l'égard d'autrui. Pour réduire un fond orgueilleux et colérique, rien ne vaut la prière, en ondes douces, envers les proches ou envers soi-même, pour cesser de se dépiter des imperfections. Loin de la complaisance relativiste, la douceur de Dieu est sans faiblesse. Elle est le fait d'un amour fort et exigeant conformé à la douceur du Christ. C'est celle de saint Étienne parlant sans colère ni arrogance à ses bourreaux qui reconnaissent en lui le visage d'un ange. Vertu chrétienne qui conforme au Christ, la douceur devient la parure de l'Église-épouse qui trouve son égalité d'âme dans une vie spirituelle tournée vers la contemplation.
Enfin, la douceur apparaît missionnaire. Elle permet d'affronter les loups. Elle se déploie dans un cœur magnanime qui ne craint pas de se donner jusqu'à l'héroïsme. Vertu énergique en liaison avec l'audace de la prédication évangélique, elle est liée au martyre. Elle prend la défense du prochain sans revendication personnelle tel saint Maximilien Kolbe. Indice d'une grande force d'âme, elle commande la vie apostolique. C'est pourquoi, à l'image de l'Agneau de Dieu qui enlève les péchés du monde, les apôtres sont eux-mêmes envoyés « comme des agneaux au milieu des loups ».
Don Montfort de Lassus, in Sub Signo Martini n°62