dimanche 27 novembre 2011

En Avent... François Cassingena-Trévedy, Étincelles III


A
Le mot « orée » est sans doute l'un des plus enchantés de notre langue : il faudrait qu'avec ce mot-là s'abouchât non seulement notre bouche, mais notre regard, et toute notre vie.
Belle invention, en vérité, que la roue-à-aubes. Assemblage de mots providentiel que celui-là, pour qui les caresse, pour qui, renchérissant sur l'invention qu'ils désignent, caresse l'idée de tourner lui-même dans le sens de la lumière, de manière à faire tourner, grâce à elle, toute chose dans ce sens, et le monde tout entier. Belle formule, belle devise, bel emblème d'une vie active dans le sens de la lumière. Car c'est un bonheur suffisant et une destinée accomplie, pour l'homme, si peu éclairé qu'il soit sur sa propre origine, que d'être origine lui-même, et de n'être que cela dans la société des hommes, pour le présent et pour l'avenir, dans le sens de la lumière. Heureux, oui, heureux l'homme dont la roue-à-aubes est la définition, pour ce qu'il fait lever des aubes innombrables, dût-il ne point les voir avec ses propres yeux.
Avent – Allons parcheminer en compagnie de Dieu, parcheminer la nuit jusqu'à l'étoile qui est l'unique effort, l'unique fleur de la nuit. Car il ne fait nuit que pour l'étoile, et il ne se fait des étoiles – toutes les étoiles de la nuit – que pour une seule. Et l'étoile n'est jamais que l'humble fioriture de la croix, la seule que l'Enlumineur se soit permise.
Qu'est-ce que l'Avent ? L'instinct du Temps. Le Temps qui cherche, dans le noir. Le Temps qui cherche un enfant à tâtons, au bout, au fond de lui-même.
Premier dimanche de l'Avent – Et erunt signa in sole et lima et stellis, et in terris pressura gentium præ confusione sonitus maris et fluctuum, arescentibus hominibus præ timore et expectatione quæ supervenient universo orbi (Lc XXI, 25-26) - Mal de mer. Mal du siècle. La mer met le siècle à mal. Vomitoire énorme de la mer et sécheresse de l'âme au plus loin de son retirement, de son arrachement hors de l'homme. L'homme au plus loin de son retirement, loin de lui-même. L'homme, hors de soi. Horreurs, terreurs de l'Avent. Le berceau de la paix est dans l'œil du cyclone.
Décembre à si longs fléaux rudoie l'échine des forêts que le vent devient l'aubier même des arbres. Décembre froisse au loin les étranges fascines. Et les arbres croissent, mais tout bas maintenant, faisant une espèce de bois du vent même. Apparitions de cerfs sur le ciel, l'air de rien, les arbres font leurs bois aux écorces du vent.
Avent – Hiver ne sait qu'écrire, noir sur blanc. Et pendant ce temps j'ai désiré me réduire à mon étiage et n'être que pur trait pour qu'Il me trace, caractère d'une seule venue, sur le grain qui crisse à peine, la grève de sa page à Lui, la plus intime. « Je t'écris, dit-Il, sur la paume de Mes mains ». (Is 49, 16).
Antiphonaire de l'Avent – In illa die stillabunt montes dulcedinem et colles fluent lac et mel, alleluia – Telle est la toute première antienne de l'Avent, et, partant, du temporal tout entier. Et cette antienne tout de suite enlumine et met en bouche le mot « douceur ». Dulcedo. Voilà la douceur devenue l'antienne du Temps tout entier. Car l'histoire que l'on entreprend de nous raconter ici commence en douceur, et c'est en douceur encore qu'elle finira, en cette Douceur en personne qui est Marie. Vita, dulcedo et spes nostra. La Vierge-mère, la Vierge-miel qui coule des collines un jour de grand beau temps. Exsurgens autem Maria in diebus illis… (Lc I, 39). La Douceur même qui court, qui coule, tout le Temps.
Avent – Trois mots trouvés en Isaïe, assez pour passer en mots d'ordre. Ingredere in petram (Is II, 10). « Entre dans la pierre ». Entre dans la prière. « Entre dans ta chambre ». (Mt 6, 6). Entre, pour prier, dans la Pierre – vivante – qui est le Christ. Prie dans la prière du Christ. Entre dans la pierre noire de la prière du Christ ; celle de ses nuits humaines ; celle de sa nuit divine aussi, car l'Enfant prie éternellement dans le noir du Père, non pas opaque pour lui, mais transparent.
Pansement de l'Obscur – Dieu fait de la pénombre à la peine de l'homme.
Ne point faire état (triomphalement) de clartés que l'on n'aurait pas, ou, plus exactement, que l'on n'habiterait pas encore soi-même, car ce n'est pas la moindre honnêteté de l'homme que celle de l'aveu qu'il fait de sa propre nuit. L'on trouve pour soi-même, comme on répand autour de soi une clarté considérable – et autrement réelle, celle-là – à confesser l'obscurité où l'on demeure. Rien n'est plus propre à soulager autrui que cette confidence qu'on lui fait, assis tout près de lui, de ce que l'on est avec lui, au fond, dans la même obscurité. Mieux vaut infiniment cela que lui mentir en se mentant d'abord à soi-même : l'amitié qu'il y a dans cette confidence mutuelle de la nuit est déjà lumière. En conséquence, aimer l'obscurité, non pas seulement comme le premier pas de la méthode, mais comme la méthode même, pas à pas.
Les étincelles ne sont pas les déchets d'un feu aussi insolent que volage : elles proviennent de l'entretien menu de toutes les obscurités ensemble, de l'entretien serré de l'obscurité avec elle-même.
Immaculée Conception – Tota pulchra – Fête de Toute-Beauté. Fête de celle qui est de la partie en toute beauté, qui a partie liée avec toute beauté au monde, et donc, à cause d'elle, fête de toute beauté, de toutes les petites gens, de toutes les petites choses, qui portent en ce monde le Nom de la beauté. Marie, métropole de toute beauté, c'est-à-dire Mère de toute beauté, et Ville de toute beauté. Marie n'est pas d'une beauté exceptionnelle : elle est tout simplement la somme théologique de toute beauté.
Immaculée Conception – L'Intacte ne se peut concevoir que comme la Mère du toucher, que comme Notre-Dame du toucher. Le toucher du vase, du bougeoir, du linge, de la fleur et du fruit ; le toucher du jour, du front et de l'enfant blessé ; le toucher de toutes les choses et de toutes les chairs de la vie. Et tout bas, sous toutes les choses, sous toutes les chairs, à longueur de vie, le toucher même de Dieu à elle. Dieu qui n'en finit pas de lui toucher un mot. Les choses, les chairs sont aussi douces au toucher de Marie que Marie est douce au toucher de Dieu. De part et d'autre, mystère égal d'un contact joyeux et douloureux qui laisse un interstice à l'infini qui passe.
Décembre – Il semble que, du matin au soir, le jour n'ait plus d'autre occupation que sa tombée. Jointe à celle de la pluie, cette tombée du jour fait à la longue à l'âme une espèce de maison. Car il fait bon, très bon, dedans cette tombée, tellement bon qu'il faut, même, en faire un exercice spirituel et y faire sa demeure, c'est-à-dire se mettre en demeure de tomber soi-même. Avec la pluie, avec le soir qui tombe dès le matin. L'on a un toit, et le plus sûr, rien que sous la pente douce des choses.
Avent – Au bout, au bras de l'attendre, il y a la Tendresse.
Lectio divina – Une révolution de la chandelle autour du Livre, une promenade de la chandelle sur le Livre est nécessaire, parce que le Livre est très âgé, très grand aussi, si âgé et si grand que le petit jour approché de lui n'atteint pas d'un hémisphère à l'autre, d'une page à l'autre, et que des versets – heureusement – restent dans l'ombre. Le Livre et la chandelle font bon ménage dans la nuit, celle-ci étant la femme de chambre de celui-là.
Décembre – Caractère, cataracte noire de l'arbre à la fenêtre. Hiver où l'arbre au regard prend racine. Et il s'est chanté ce matin : Et omnia let silvarum plaudent manibus (IVe antienne des Laudes du IIe dimanche de l'Avent). Au vrai, l'hiver est la vie des arbres. Regarde et traduis : « On lit l'avenir en personne dans les lignes de leurs mains ».
Avent – Consolamini (Is XL, 1). Mais contrairement à ce que l'on imagine, rien n'est si difficile à l'homme que d'être consolé, parce que rien n'exige à ce point de lui qu'il se laisse faire. Pour être consolé, il faut devenir ce violoncelle que Dieu prend sur ses genoux, ce violon qu'il approche avec je ne sais quelle tendresse de sa joue, pour se consoler lui-même. Car le ciel ne saurait se passer de violon.
Avent – Exsultabit solitudo (Is XXXV, 1). On verrait bien que ces deux mots fussent les deux premiers d'une encyclique. Une encyclique sur la solitude. Sur le célibat, par exemple. Une encyclique sur la Trinité aussi, sur la consolation de Dieu, c'est-à-dire sur la consolation qu'ils éprouvent à être Trois, à être seuls à Trois, à être le Seul qui est Ensemble. Une encyclique sur la joie.
Avent – Sur la chanson d'Isaïe (Is XL, 6-8) – Le vent, la fleur, le désert, le cri. Exsiccatum est fœnum et cecidit flos, quia Spiritus Domini sufflavit in eo. Le vent fane la fleur, lui préférant le fruit. Le vent porte le cri et le cri fait le vide, et l'homme décharné porte le fruit du vent. Caro enim concupiscit adversus Spiritum, Spiritus autem adversus carnem... Fructits autem Spiritus est caritas (Ga V, 17 et 22).
Noël – Du tourment des solives il se faisait soleil.
Il arrive parfois que le Seigneur ne nous laisse goûter que le pain noir d'une certaine insensibilité prolongée où nous sommes de lui, d'une certaine incapacité où nous sommes de trouver quelque appui ferme en l'immensité de son mystère qui se dérobe décidément à nos prises. Et ce pain noir est équivalemment le sentiment que nous avons de notre vacance intérieure, le temps qu'il vienne, jusqu'à ce qu'il vienne, c'est-à-dire jusqu'à ce que, de par son fait à lui, sorte enfin de nous quelque chose qui nous étonne. Le mystère de l'Avent est dans le support patient de notre désert le plus intime et dans l'attente – abandonnée – du plus petit noël qui puisse se faire en nous.
Décembre – Les roses les plus tardives ont cessé tout à fait de battre : il en restait encore, horloges d'heures inertes. Arroi des reines mortes. Mais il vient de la joie sous forme de jacinthes.
Avent – « Et voilà que sur le milieu de la nuit, l'homme eut un frisson ». (Ruth 3, 8) – Il y avait une femme couchée aux pieds de l'homme, et l'homme était couché lui-même aux pieds d'une autre Femme, couché de tout son long, de tout son corps dispos comme l'était son aire, et la Femme à l'infini le prévenait de son propre mystère. Et le nom de la Femme était la Nuit. Et le corps à lui seul, oui, le corps de l'homme étale était champ des bergers.
Les combustions secrètes enfument, offusquent le cœur de l'homme : nous ne commencerons jamais de voir la lumière, que nous n'ayons fait cesser le feu en nous.
« Contemplatif » est rigoureusement synonyme de « contemporain », non seulement parce que la contemplation, loin de dispenser de la condition contemporaine, y oblige avec une extrême délicatesse, mais parce que pour voir, pour bien y voir, il faut être du même âge, tout bas, que les êtres et les choses.
Concélébrer, c'est applaudir le Corps.
Décembre – Soir saturé, déjà, des cendres de la nuit. L'après-midi s'est passé à écouter en confession les doutes, à ramener la foi moribonde à une autre raison. O stulti et tardi corde ! (Lc XXIV, 38) Car les doutes qu'il nous reproche ne sont pas seulement sur sa résurrection, mais les doutes sur sa petite enfance, sur sa naissance de la Vierge et sa Naissance du Père. Les doutes sur sa Noël qui vient dans les cendres du soir. On a planté jadis bien peu de jacinthes dans l'âme des enfants, semble-t-il, pour que les hommes mûrs d'aujourd'hui aient tant de peine à concevoir que Dieu puisse s'en donner à cœur-joie avec nous, en prenant telle naissance, et qu'il puisse exister un ordre de vérité – un ordre poétique – qui ne soit point celui de nos histoires et de nos calculs. Austère métier que de préparer, dans l'immense ennui que les hommes se causent réciproquement et qu'ils font de toute chose, la matière d'une aurore.
Troisième dimanche de l'Avent, qui s'appelle Gaudete – La clarine de joie surprend les temps moroses, car le cœur des hommes est plein de roses mortes (tous ces saints innocents qu'ils ont décimés jusques au fond d'eux-mêmes). Les joies dont nous voulons avoir la gouverne sont toutes décevantes : rendons-nous donc à l'invitation de celle-là, rendons-nous à la raison de celle-là, qui est parfaitement déraisonnable ; à la saison de celle-là, qui est parfaitement intempestive.
Dix-huit décembre – Inventa est in utero habens (Mt I, 18) - Elle avait quelque chose dans l'utérus. Quelque chose d'autre. Elle avait l'Autre même. Car en elle l'Autre même avait lieu d'être. Inventa est. Mystère de l'Invention. L'Invention de l'Autre. L'homme découvrait, corps à corps, un pays étranger, l'Étranger même, à portée de son propre corps. L'intime de Marie dépaysait Joseph. Marie ou le dépaysement de l'amour.
Noël – Par l'escalier bleu, monter à la mansarde. Monter à la Nuit, à ce tout-là-haut de la Nuit qui est la mansarde même.
Crèche méditée – Inventa est in utero habens (Mt I, 18) : Invention de la Mère. Invenerunt Mariam et Ioseph et infantem in præsepio (Lc II, 16) : Invention du Fils. Invention du Fils avec la Mère, invention de l'Homme avec la Femme. En tout état de cause, en toute circonstance, dans la conception comme dans la naissance, invention de l'Homme. Inventus est ut homo (Ph II, 7). Invention de l'homme en Dieu, invention de Dieu en l'homme. Invention de Jésus-Christ. Invenimus Iesum (Jn I, 45). L'on ne se rend à la crèche, l'on ne se rend à la Noël que pour cette Invention-là. Inventus ut homo (Ph II, 7). Factus homo. Ecce homo (Jn XIX, 5). Pour cette trouvaille-là qui est celle, enfin, du repos : Invenietis requiem (Mt XI, 29).
Et omnis multitudo populi orans foris hora incensi (Lc I, 9) – C'était l'heure. L'heure pour adorer, l'heure pour l'odorat. C'était l'heure de l'encens, et Zacharie encensait l'autel pour les Vêpres, pour le premier Magnificat des premières Vêpres, avant même que le Magnificat ne fût chanté pour la première fois. Il encensait pour saluer, avec la grande antienne, « le Chef de la Maison d'Israël qui apparut à Moïse dans le feu de la flamme du buisson », et encore cette « Sagesse qui atteint d'un extrême à l'autre et qui dispose tout avec force et suavité ». C'était l'heure de l'encens que l'on impose sur le charbon changé en rubis, et de la flamme qui monte, et de la suavité. C'était l'introït de l'encens jusqu'aux narines de Dieu. C'était la fête de l'ascension de l'encens préfaçant la grande condescendance de Dieu.
Marie se plaint tout bas des superlatifs dont on l'a affublée et qui lui font, quoique involontairement, une espèce de mystère douloureux. Ceux-là l'honorent très particulièrement qui, ôtant tous ces superlatifs, découvrent la Vierge noire, la Vierge nue, la Vierge-Nuit. Marie en son sarreau d'ordinaire.
Exsurgens autem Maria... (Lc I, 39) – Marie est déjà une Église, une toute jeune Église, et une Église en déplacement. La Visitation, ce sont les premiers pas de l'Église, c'est l'Église qui fait, comme d'habitude, les premiers pas. Marie-Église en marche vers une autre Église qui est Élisabeth, et vers bien d'autres Églises encore, en chemin. En ce temps-là, les Églises se rendaient – se rendront – mutuellement visite. Fruit du mystère de la Visitation : l'Église sortant de soi.
Matinale – Découverte du givre ainsi que d'une ivraie. Oh ! fougeraies ouvrant les persiennes du voir !
L'Avent, et la Noël au bout, c'est un Dieu bleu roi qui monte peu à peu sa Nuit de par le monde, une Nuit qui est son monde à lui. Car si l'entre-Dieu n'était de Nuit, si l'Entre-Eux deux n'était la Nuit, l'Un ne s'allumerait pas à l'Autre. Lumen de Lumine. La Nuit est l'allumette éternelle de la Naissance, et ce milieu divin dans lequel l'Un prend connaissance de l'Autre, comme aussi le seul milieu dans lequel le regard de notre foi puisse apercevoir et concevoir ce mystère d'une Lumière à une Autre éternellement allumée.
[…]

B
Devotio moderna – « Ô monde entier des choses ! » (Saint-John Perse, Vents) – Nous exercer. Promettre de ne nous éveiller chaque matin, à l'avenir, qu'avec la conscience, qu'avec la présence réelle, à nous-même, de l'antipode ; avec la gestation des cyclones et le spasme des mégapoles et la gangrène des favelas. Avec la mer, et la masse, et l'élément total de l'humain ; avec les haut-le-cœur de la mer d'un bout du monde à l'autre, avec les haut-le-cœur du monde et ses coups de sang. Grossir du monde, charrier le monde, comporter, supporter, sous-entendre toujours plus fort le monde au fond de notre être même ; être nous-même un point névralgique du monde, un point de conscience, un point de présence réelle du monde à lui-même : voilà désormais, comme un essai, comme un effort sur soi, la prière matinale de l'homme : voilà la « dévotion moderne ».
L'homme ne confectionne rien d'éternel qu'il n'y mêle de la façon la plus intime l'ingrédient de sa propre contingence ; l'homme ne s'élève jamais aussi sûrement au degré de l'éternel que lorsqu'il confesse – mais tout bas, le plus bas possible – sa contingence propre et celle du monde entier qui est à portée de son regard, de son oreille, de sa main, de son souci, de son désir. Ce qui est proprement, paradoxalement éternel, c'est cette capacité particulière que la contingence a d'émouvoir, dès l'instant qu'elle fait aveu d'elle-même, cet instant se trouvant converser avec d'autres dans une suite d'instants, cet aveu s'entretenant avec d'autres aveux dans une longue et vaste confrérie d'êtres qui se savent eux aussi, tout bas, à la même enseigne. De cette imperceptible confidence que, de l'un à l'autre, d'un temps à un autre temps, nous nous faisons de notre contingence, résulte pour nous, humains, la plus modeste, sans doute, mais aussi la plus exquise des consolations.
Traduction contemporaine du prologue johannique, en forme de glose – Au commencement était le Projet (logos), et le Projet était par-devers (pros) Dieu, et le Projet était Dieu. Il était au commencement par-devers Dieu. Tout a été fait en vertu de ce Projet, et indépendamment de lui rien ne s'est produit de ce qui s'est produit (...) Et le Projet a pris chair et consistance dans cet homme qui est Jésus. Le Projet était Dieu, c'est-à-dire « Dieu-avec-nous » (Mt 1, 23) ou, ce qui revient au même – au Même –, Nous-avec-Dieu. Le Projet de Dieu, le seul Projet de Dieu, est Dieu-avec-nous. Le Projet est équivalemment le Fils. Le Fils, c'est-à-dire à la fois la Projection du Père (cf. Col 1, 15, eikôn) et le Projet du Père. Jésus-Christ préexiste éternellement – existe éternellement – comme Projet du Père, parce que le Père ne peut avoir qu'un seul Projet, et que ce Projet lui tient à cœur, éternellement. Le Fils, autrement dit le Projet, est proprement inconcevable sans nous, puisqu'il est Dieu-avec-nous. Nous faisons partie du Projet de Dieu ou, pour mieux dire (car nous ne sommes pas une partie de Dieu), nous sommes, à part entière (Dieu même étant cet Entier), le Projet de Dieu. Nous est, ontologiquement, historiquement, éternellement, dans le Projet de Dieu. Et comme Dieu - Dieu-avec-nous - est inconcevable sans nous, nous sommes, à notre tour, inconcevables sans lui. Et il est désormais inconcevable pour nous que la naissance humaine de Jésus-Christ soit accidentelle et adventice par rapport à sa naissance éternelle, ou que l'on puisse l'en séparer. Du Fils, il n'y a en somme qu'une seule Naissance, dans le cœur du Père et dans la chair de l'homme, et cette Naissance, à son tour, ne fait avec notre baptême qu'un seul et unique mystère.
Avent – Consolarnini, consolamini, popule …Quare mœrore consumeris ? Ego sum Redemptor tuus... (prose Rorate) – Beauté poignante de ces impropères, à peine, de cette caresse réitérée, dans le plain chant de l'époque baroque retrouvé chaque année avec la même émotion. La vraie consolation ne console pas des larmes ; elle console de tout, sauf des larmes. Loin de consoler des larmes, elle les laisse. Elle les laisse aller. Elle en est le sel même.
De Trinitate – Notre théologie trinitaire ne saurait se fixer, se figer à tous égards, définitivement, dans un traité de trigonométrie qui nous ferait caresser bien davantage une construction abstraite de notre esprit que la réalité du Mystère, au-delà de toute figure. Ce que, d'un nom théologique dont l'apparition est historiquement datable, nous appelons « Trinité », se présente d'abord à nous dans la révélation du Nouveau Testament comme l'intime relation d'un « homme appelé Jésus » (Jn 9, 11) avec celui qu'il appelle privément et publiquement son Père (Mt 26, 39 ; Jn 10, 30), lequel l'appelle publiquement son Fils (Mt 3, 17 ; 17, 5). L'homme en question est responsable du Projet du Père, au point qu'il s'identifie avec lui, et se présente toujours avec nous (Jn 17) dans cette relation intime avec le Père, de sorte que ce que nous appelons « Trinité » est impensable si le monde – tout le monde – ne s'y trouve domicilié. En effet, encore que le Père et le Fils se décident librement pour un monde – pour l'existence et le salut de tout un monde –, ce monde ne leur est pas adventice.
Et celui que l'homme Jésus appelle l'Esprit (Jn 14, 26) est bien personnel, puisqu'il est la communion interpersonnelle du Père et du Fils. La « communion du Saint-Esprit » (2 Co 13, 13) est l'Esprit-Communion du Père et du Fils : L'Esprit est l'Esprit filial par lequel nous sommes affiliés au Fils, dans lequel nous conspirons avec le Fils pour appeler le Père (Ga 4, 6). Il est aussi l'Esprit nuptial dans lequel nous conspirons avec l'humanité entière – avec l'Église-épouse – pour appeler le Fils comme Époux (Ap 22, 17). La théologie des anciens Pères a combattu pour établir que Dieu n'est pas solitaire, puisqu'Il a un Fils : la théologie contemporaine combat pour soutenir que la Trinité même n'est pas solitaire, puisque, jusqu'en son intimité la plus intime, il y a du monde : tout le Monde expiré par Jésus entre les mains du Père.
« En cette heure-là, il exulta dans l'Esprit Saint et il dit : Père (...), je te rends grâce, parce que tu as caché ces choses aux sages et aux savants... Nul ne connaît qui est le Fils, sinon le Père, et qui est le Père, sinon le Fils et celui auquel le Fils veut bien le révéler ». (Lc 1o, 21-22) – Où l'on ne voit point que la philosophie soit la servante de la Théologie, mais plutôt que la Théologie se cache, à plaisir, à la vue des philosophes. La Trinité se sait entre les Simples, et ce sont simples gens qui la comprennent, puisque, se cachant à la vue des savants, elle les a cachés, eux, les simples, en ses propres plis. Le Père et le Fils rient tout bas dans l'Esprit. La Trinité se révèle dans le rite : elle est le Rire même, échangé. Le Rire entendu des Simples et que seuls les simples saisissent.
De l'usage du monde – À l'issue de certains repas cérémonieux et censés réunir des esprits remarquables, l'on fait – à part soi, bien sûr – la coupe transversale de certaines personnes que l'on a devant soi ou à côté de soi, et l'on obtient la confirmation de ce que l'on pressentait dès le premier service : elles sont blettes.
Le monde a tôt fait de remarquer ce que nous avons d'étrange, et s'en divertit, et nous en félicite volontiers, croyant trouver dans ce dehors que nous lui présentons quelque intelligence avec la mondanité qui est son propre caractère, mais ce que nous avons d'étranger par rapport à lui et que nous savons être le principe réel et foncier de toutes ces singularités dont il s'amuse, lui demeure parfaitement étranger. Prendrions-nous le soin, pour éviter tout contresens et toute méprise de sa part, de lui faire nous-même l'explication de ce que nous sommes, qu'il ne l'entendrait pas. Il y a là des subtilités qui ne présentent pour lui aucun intérêt et dont il n'a même pas le sens.
« Aujourd'hui cette écriture s'est accomplie » (Lc 4, 21) – « Aujourd'hui, tu seras avec moi dans le paradis » (Lc 23, 43) – Que me promet l'Écriture, sinon, finalement, essentiellement, l'être-avec-Jésus-Christ ? Paradis, en vérité, que la Parole tenue. Paradis, la Parole qui tout ensemble m'ouvre le salut et m'offre sa compagnie. La Parole me fait entrer en paradis, rien qu'en entrant en conversation avec moi, rien que par conversion vers moi. Paradis, la Parole, pour la simple raison qu'elle s'adresse à moi.
Faible pour la musique qui implore et qui explore à la fois ; qui implore en explorant quelque chose qu'on ne sait pas et que, sans doute, elle ne sait pas elle-même ; qui, jusque dans la perfection de sa forme, garde intacte je ne sais quelle inexactitude.
Décembre – Un courant d'air et, dans le bougeoir, soudain, saigne la cire rouge de la chandelle. Travail des choses, travail de l'être même au plus intime de ses fibres, comme des vertèbres qui craquent. Je ne suis monté dans les combles que pour entendre, que pour comprendre, si possible, les madriers du vent.
Comme l'Immaculée Conception est Marie dans l'idée de Dieu, la conception virginale est Dieu dans le corps de Marie.
Immaculée Conception, Annonciation, Dormition, Assomption : autant de noms difficiles qui touchent à Marie, et Marie, au milieu, demeure si simple ! Autant de noms solennels qui touchent à Marie, et Marie, au milieu, demeure si fériale ! Autant de noms abstraits qui touchent à Marie, qui touchent à son corps même, et Marie tour à tour prend forme entre leurs mains.
Quelque notoriété nous vient-elle, dans un monde qui voudrait tout divulguer (sans que, ce faisant, la moindre vulgarité lui fasse scrupule), il nous faut surveiller du plus près ce qu'il entreprend de publier sur nous, de peur que cet intérêt intempérant qu'il nous porte ne nous dépare et ne nous fasse, pour finir, plus de tort que d'intelligente et discrète réclame. Nous nous devons à nous-même de préserver, au nom même de l'humilité, notre majesté propre. Mieux, nous n'assurons jamais si bien celle-ci, à la longue, qu'en demeurant constamment en celle-là, et en interdisant au monde, fût-ce avec dureté, de nous affubler malgré nous de je ne sais quels scintillements qui nous portent dommage à nos propres yeux, comme aux yeux de certains qui, avec raison, ne nous pardonneraient point de telles complaisances. Dussions-nous rompre pour cela avec tout le monde – avec tout un monde qui nous serait utile et qui, déjà, peut-être, nous est acquis –, prenons un soin farouche de cette majesté particulière qui nous est attachée et dont, avec Dieu seul, nous sommes le seul témoin.
Avent – Plaisance des ténèbres hébergées, respectées, entretenues. La cellule est alvéole : dans l'obscurité, mieux, de l'obscurité même il se fabrique un miel.
Faute d'apprivoiser l'obscurité comme une atmosphère bienheureuse, au fond, de la condition humaine, et comme l'indispensable contre-jour de la vie spirituelle, les hommes, qui courent de surcroît plusieurs lièvres existentiels à la fois, pour leur propre tourment, se perdent en maints problèmes imaginaires et succombent à la gourmandise illuministe. C'est pourquoi, tandis que l'on se sent soi-même si bien en ménage avec la pénombre, il est si difficile de les guérir et de les convaincre que la paix intérieure est à leur portée.
Étrange majesté du vent qui réclame, en pleine nuit, à la fenêtre, convainquant de vanité toute autre voix et toute autre musique. Étrange aussi cette grandeur, cet atour qu'il confère au veilleur, lorsque celui-ci, laissant là tout le reste, fait de lui seul son visiteur intime et la matière de son recueillement. Le vent a la fièvre cette nuit, et il faut demeurer longtemps à son chevet.
« La lumière brille dans les ténèbres, et les ténèbres ne l'ont pas comprise » (Jn 1, 5) – Prologue, préalable à la lumière que cet échec. Dans l'unité proprement « paradoxale » d'une même histoire, d'un même mystère, il y a le Jour et le Contre-Jour, la Gloire (doxa) et son Contraire (paradoxos). Tel est, à sa racine la plus élémentaire, à son stade le plus « archéologique », le mysterium iniquitatis. L'hémisphère des ténèbres est douloureusement nécessaire à la Lumière, pour qu'elle existe. Dès l'origine – je veux dire d'où qu'elle prenne son origine en ce monde –, la Lumière est blessée.
La vie ordinaire est cette « liturgie des présanctifiés » sans laquelle la liturgie eucharistique proprement dite n'aurait ni sens ni assiette, car avant de vivre de ce que Jésus-Christ a sanctifié pour nous, et pour en vivre, nous vivons de ce que nous confectionnons à longueur de vie pour qu'il le sanctifie, lui, en le prenant entre ses mains. Si pauvre que soit ce que nous apportons, cette liturgie du « présanctifiable » n'est pas une disette, mais une victuaille. Toute réalité, toute expérience humaine, par le simple caractère d'humanité qu'elle présente, est la matière première et indispensable des eucharisties que nous célébrons. D'où la nécessité pour nous d'examiner sans cesse l'authenticité humaine, d'évaluer sans cesse la teneur d'humanité réelle de ce que nous apportons à l'eucharistie, de ce que nous sommes lorsque « nous nous apportons nous-mêmes » (Rm 12, 1) à l'autel du Seigneur. Car ce serait bien la plus insigne irrévérence et le plus grave sacrilège à l'égard de l'eucharistie du Seigneur, que nous nous y présentions vides de notre propre vie, c'est-à-dire de notre pauvreté, qui est tellement humaine. Jésus-Christ nous retourne ici, en humanité, l'humanité que nous lui apportons : il nous la retourne en la sienne, à laquelle la nôtre est mêlée, et qui ne tolère que la nôtre en son alliage.
Admiratio, Ratio – Bien davantage que deux moments ou deux âges de l'esprit, il y a là deux postures fondamentales et deux tempéraments de l'esprit. Deux esprits. Deux races d'esprit qui s'ignorent mutuellement, lorsqu'elles ne se vouent pas un mépris réciproque. Il ne faudrait pas que celle-ci succédât à celle-là sur le trône, mais qu'elles fussent toujours toutes deux contemporaines, et encore, non pas seulement contemporaines, mais complices. Il faudrait que la première demeurât toujours intacte, jusque dans l'exercice de la seconde, mieux, qu'elle demeurât toujours l'aînée de la seconde et son institutrice. Il serait lamentable que la raison, entreprenant toute chose, ne laissât après soi aucun survivant, et qu'elle ne fût elle-même rien d'autre, en l'homme, que la dépouille mortelle de l'émerveillement par lequel il avait commencé.
Hiver – C'est avec des brindilles de lumière que la Lumière fait son nid.
Maxime – Penser à la dure, écrire à la dure. Penser en dur, écrire en dur. Ne rien penser, ne rien écrire que l'on ne soit, tout bas, assermenté aux étoiles.
Avent – Excita potentiam tuam et veni (Ps LXXIX, 2) – Le Roi dort sans façon, ses attributs divins à côté de lui. Le Roi sans attributs. Excitation de l'histoire. Appel adressé à Dieu pour qu'il entre dans l'histoire, clameur de l'histoire vers Dieu pour qu'il entre dans sa mêlée. Car Dieu a toute une préhistoire de sommeil en laquelle il réclame, lui aussi, mais tout bas, que nous entrions. Festinamus ergo ingredi in ilium requiem (He IV, 11).
Décembre – Le vent du nord fourbit les arbres comme des armes et la fenêtre verse un fin gruau de jour. Un rayon quelque temps s'intéresse au plancher : apparition du bois, dans l'âpreté de son grand âge et dans sa torture à jamais arrêté. Ecce lignum.
Nox nocti (Ps XVIII, 3) – Parler de la Nuit qu'il fait en Dieu à la nuit qu'il fait au monde, parler de la Nuit à la nuit, et réciproquement. Parler de la nuit à la Nuit dans la prière, comme aussi de la Nuit à la nuit dans une charité qui embrasse le monde, et l'éclaire, et le console. N'avoir pas d'autre autorité, pas d'autre maturité en ce monde que nocturne. Car la nuit seule, fût-elle encore d'étoffe tout humaine, apporte à la nuit quelque éclaircissement.
Descendre doucement les degrés de décembre, jusqu'à la minuit la plus intime. Révolues les tempêtes et passées les terreurs. Salut, empire du gel ! La nuit inventera d'étranges étamines, installant des étoiles au plus chez-soi des choses.
« Qu'il me soit fait selon ta parole » (Lc 1, 38) – Remarquer la délicatesse, la pertinence aussi de ce parler provincial. Elle ne dit pas : « Que je fasse », ni : « Je ferai », mais : « Qu'il me soit fait ». Eu égard au fait qu'elle s'y efface, déménageant d'elle-même pour n'être plus rien que le chez-soi d'un Autre, cet impersonnel signe sa virginité autant qu'il la consomme. Suite à l'annonciation, elle s'annonce lieu-dit.
L'on n'écrit bien, l'on n'est bien installé pour écrire qu'entre la vie et la mort maintenues scrupuleusement à vif, l'une et l'autre. L'on n'écrit avec certitude qu'au clair-obscur, c'est-à-dire à l'obscur de la vie et au clair de la mort, celui-ci tellement certain, celui-là tellement ordinaire. Installé là, bien moins par nécessité que par prédilection, l'écrire devient l'écrin du cri le plus pudique.
Généalogie de Jésus (Mt 1, 1-17) – L'Enfant énumérait les osselets du Temps.
Visitation (Lc 1, 39-56) – Véritable « gynécologie » que cette page d'Évangile : en causant simplement de femmes qui se causent et se consultent sur ce que les femmes ont de plus intime à se raconter, sur ce qu'il y a en effet de plus intime au monde, elle indique à merveille le tempérament de la femme elle-même, et les deux versants, et les deux penchants de son mystère, à savoir la conversation et le secret, le secret et la conversation étant ici de telle nature et de si haute naissance que celle-ci, en se nouant autour de celui-là, loin de l'anéantir, le constitue. Stylisé et vierge de tout bavardage (l'évangéliste est aussi un iconographe), le discours des femmes s'érige ici en discours sur la femme elle-même ; l'un des plus intuitifs et des plus délicats, sans doute, que l'on ait jamais produits.
Écoutez-les : tous, tant qu'ils sont, ils disent à l'envi que les temps sont mauvais, et qu'ils sont fatigués, et qu'ils sont occupés, et qu'ils n'ont le temps de rien, et qu'ils n'ont le cœur à rien. Et ce disant, ils sont eux-mêmes ennuyeux à souhait, et ils décuplent l'ennui du monde, si tant est qu'il soit réel. Car les temps ne sont laids qu'à cause qu'ils les ont enlaidis eux- mêmes, et ils ne sont dans l'ennui, en toutes sortes d'ennuis factices et chimériques qu'à cause des complications, et des contradictions, et de l'inconstance de leur propre cœur qui les y a jetés et qui a construit tous ces inconvénients de toute pièce. Mais toi, par principe, par bienséance, et quoi qu'il en soit par ailleurs, dis à plaisir que le monde est beau, et que tu n'éprouves aucune fatigue, et que tu as tout le temps devant toi, et que tu as le cœur à l'ouvrage. Ce disant, ce faisant, tu sortiras moins de l'ordinaire que tu ne les aideras à en sortir eux-mêmes. Dis à plaisir qu'il fait beau, non par esprit de contrariété ni sur le fonds de ton propre plaisir (sans doute en éprouves-tu et en recherches-tu moins qu'eux), mais pour œuvrer, si modestement que ce soit, à la construction de la joie d'être au monde.
Exsultavit infans in gaudio in utero meo (Lc I,44) – Jean reconnaît avant de naître. Avant le mystère de la Naissance, il y a celui de la Visitation qui est celui de la reconnaissance. L'enfant naît au contact de l'Enfant, l'enfant prend à l'Enfant naissance, comme on prend feu, dans le reconnaître même.
Anima mea desideravit te in nocte (Is XXVI, 9) – Fine pointe de l'âme, fine fleur de la nuit, le désir est la mèche, le désir est de mèche avec le Feu.
Il pourra se faire que, nonobstant le menu de lumière que nous lui aurons généreusement délivré, le monde ne nous répondra que par l'obscurité de son indifférence. Encore qu'elle nous soit sensible – et comment ne nous le serait-elle pas ? –, n'en concevons pas une excessive tristesse. Fermons plutôt les yeux comme fait l'enfant, comme fait le roi : nous ferons alors une nuit plus haute que la nuit, et royale en effet. D'autant que ce peu de lumière qui, de notre fait, sera venu en ce monde, fera de lui-même, en ce monde aussi, un discernement et un départ entre deux hémisphères : l'un de ceux qui l'auront reçu, et l'autre de ceux qui l'auront ignoré.
« D'où me vient que la mère de mon Seigneur vienne jusqu'à moi ? » (Lc 1, 43) – Émerveillement de ce que celle qui vient soit la mère du Seigneur, et de ce qu'elle vienne jusqu'à moi. Émerveillement devant la dignité, et la distance, et la destination. « Elle se leva et partit en hâte... » (Lc 1, 39), est-il raconté. Et dans quelle direction ? Et vers quel but ? « Jusqu'à moi ». Dans ce mystère particulier de la Visitation, la Vierge est en voyage ; mais aussi, en tout ce qui fait l'entier de son mystère, elle est « Celle qui vient jusqu'à moi ». Et de toute cette basilique, et de toute cette cathédrale qui m'arrive, et qui prévient mes propres pas vers elle, je n'en finirai pas, décidément, de m'émerveiller.
Décembre. Intérieur – Témérité passagère d'un rayon. Comment dirais-je ? Il s'aventure, pauvre hère, lézard hors de saison, sourire sérieux par l'hiver minoré.
[…]

C
Error in principio – « Au commencement était le Verbe ». (Jn I, 1), mais au commencement aussi – à un autre commencement, historique celui-là –, était le mystère d'iniquité sous le prestige duquel, abusant de la Parole et faisant mauvais usage de son Évangile, nous avons, pour sacrer et autoriser nos puissances temporelles les plus arbitraires et les plus viles, donné une position totalitaire à un Dieu erroné. Les conséquences historiques de ce contresens originel ne cessent de se dérouler et, se retournant désormais contre nous, nous effarent. In principio Verbum. Mais aussi : Error in principio. Il y a là, comme un aveu – comme notre aveu, enfin, devant le tribunal du Christ et du monde tout ensemble, la matière d'un incipit et d'un prologue. Mais quelle main osera l'écrire enfin sans trembler, lorsque tremble déjà la main qui en suggère l'opportunité et en indique le moment venu ?
C'est constituer un monde, c'est construire un monde, déjà, que le caresser du regard : certains regards sont à eux seuls des agents de civilisation, encore que l'avancement de leur ouvrage – qui est pure caresse – demeure presque imperceptible. Et peut-être le monde n'est-il civilisé qu'à cause de certains regards – très peu nombreux – qui se posent sur lui ; qui se portent sur lui de façon si compréhensive qu'il existe déjà bel et bien comme monde, sous leur faisceau lumineux, avant même que d'exister en effet, et dût-il ne jamais parvenir à exister comme tel.
« Jonas se fit une tonnelle et il restait là, à l'ombre, pour voir ce qui arriverait à la ville » (Jon 4, 5) – Tout en demeurant dans le monde, tout en se mêlant au monde, se ménager à part soi un ombrage, non de confort, mais de calcul. Se mettre à distance du monde pour évaluer la distance que le monde prend avec Dieu, et cela, non pour assister simplement à ce qui va arriver au monde, mais pour éviter au monde, si possible, ce qui pourrait lui arriver. En somme, de même qu'il existe une distance qu'évalue la géométrie, il existe une distance indispensable, dès l'abord, à son exercice. L'on n'est géomètre qu'à distance, l'on n'est stratège qu'à distance. Distance, non de superbe, mais d'étude et de souci. L'on est tout à la fois anachorète, géomètre et stratège, l'anachorèse servant à la géométrie, et la géométrie aux grandes opérations, c'est-à-dire à l'annulation de la distance qui sépare le monde d'avec Dieu.
Avent – « Cet homme n'était pas la Lumière, mais il existait pour rendre témoignage à la Lumière » (Jn 1, 8). Il n'était pas la Lumière, mais il était une lumière par simple réflexion de la Lumière sur lui, par cette simple réflexion qu'il faisait sur la Lumière, en lui-même, à longueur de nuit. Il n'était pas la Lumière, mais il approchait la Lumière, et vers la Lumière il tendait la main. Il mettait la main au Feu. Un côté de lui baignait dans la Lumière, cependant que l'autre demeurait dans la Nuit. Il était le clair-obscur et c'était là, dans la nuit des temps, toute son excellence. Il était le clair obscur, de même que, sans déserter jamais les régions du silence, il était le cri.
Avent – Universi qui te expectant (Ps 24, 3, offertoire du premier dimanche de l'Avent). Le monde, tout le monde attend. Et la première chose qu'il attend, c'est qu'on le lui dise. Désigner au monde sa propre attente est la manière la plus délicate et la plus respectueuse de lui en dessiner l'objet.
Avent – « Nous sommes devenus comme un homme impur et toutes les œuvres de notre justice sont comme le linge le plus souillé. Nous sommes tous tombés comme les feuilles des arbres et nos iniquités nous ont emportés comme un vent impétueux. Il n'y a personne qui se lève vers toi et qui se tienne attaché à toi ». (Is 64, 6-7) – Présence bouleversante de ce poème, et de cette pénitence, et de cet aveu, aussi universel qu'antique, et de ces mots nus posés comme des premières pierres sur les décombres, dans le silence du matin (car les décombres sont étonnamment jeunes dès là qu'ils s'aperçoivent d'eux-mêmes et s'avouent comme tels). Salubre, profondément, la considération de ces décombres de nous-même et de cette jonchée de nous-même alentour, et l'acidité du sol que tout cela compose n'est point pour la stérilité, mais pour la germination laborieuse de la Joie. La mesure des ruines que l'on prend devant Lui est une espèce d'élévation et, déjà, l'entreprise d'un relèvement. Car l'on ne peut oser dire : Universite expectant (Ps XXIV, 3) que l'on n'ait d'abord constaté : Cecidimus universi (Is LXIV, 6). Et l'on ne peut s'enchanter d'aucune berceuse de Noël que l'on n'ait subi, tout bas, au ras de ce labour auquel elle nous ramène, la herse de l'Avent. Quoniarn ita est præparatio eius (Ps LXXXIV, 10). Oui, telle est notre préparation pour Lui, par Lui, telle est en nous, par d'austères procédés, la « Préparation » (Jn 19, 14) qui se fait de Lui.
Microscopie musicale – Et cecidimus (prose Rorate de l'Avent) « Nous sommes tombés ». Cinq syllabes seulement, sur un intervalle de quinte descendante par degrés conjoints. Écouter repasser intérieurement cette ritournelle comme la plus simple formule sonore de l'Avent, et de décembre qui descend avec lui. Car la portée de la Joie commence de s'écrire dans le pentacorde de l'humilité.
De la stabilité – D'aucuns écrivent, non sans séduction ni prestige, sur le fonds de voyages lointains et d'expériences capiteuses, comme le sont en général celles de l'homme lorsqu'il ne tient pas en place et ne se contient pas lui-même et ne sait point demeurer en compagnie de son inquiétude la plus invétérée. Mais l'on se lasse des errances géographiques et sentimentales de ces gens-là, avant qu'ils ne s'en soient lassés eux-mêmes. Les amours plurielles sont par trop rebattues, et sans doute faudrait-il que l'on s'imposât l'ascèse (pour soi-même) et la correction (pour autrui) de n'en plus parler à l'avenir avec cette volubilité dont on a pris depuis trop longtemps le pli. Non, décidément, la pensée véritable ne naît pas avec le « long dérèglement de tous les sens », mais avec la stabilité entretenue du corps à la table, à la tâche, et du cœur plus encore et de ses affections. Cette résidence dans l'ordinaire, en la corsetant d'une imperceptible austérité, lui assure aussi un pesant d'éternité qui ne saurait échoir aux volages, non plus qu'aux touristes de l'humaine condition.
Midi - Intérieur – Pas insonores et simultanés de la lumière sur les marches de l'escalier, sourires révélant l'usure, la tessiture des degrés. Et cela, rien que cela dans la pénombre, du regard jusqu'au rez-de-chaussée, jusqu'à la soupente de l'âme, est degré. L'escalier lui aussi s'avère être violoncelle à l'usage – à cet usage-là, dans l'ordre qui est le sien.
Minuscules en vérité, les événements. Les vrais événements avoisinent l'infime. D'où cette maxime pratique : du plus menu sentir être la sentinelle.
Avent stylisé – « Un rameau sortira de la souche » (Is 11, 1). Rien de toi ne verra le Jour, si rien de toi, simultanément, ne voit la Nuit, ne s'enracine dans la Nuit. Car la racine, toute à son œuvre, n'a d'yeux que pour la Nuit. Étoile austère, enterrée, ténébreuse, la racine est la véritable couronne de l'Avent.
Décembre, la nuit, la ville – « Où donc est-il, ton Dieu ? » (Ps 41, 4) – « Avez-vous vu celui que mon cœur aime ? » (Ct 3, 3) – Interrogation réciproque sur l'absence, mais anonyme et sous-entendue, en l'absence de tout porte-parole. Réverbères de l'absence de Dieu, et façades de l'absence de Dieu, et grandes surfaces de l'absence de Dieu. Construction, extension de la ville et sédimentation de ses lumières en l'absence de Dieu. Car l'absence de Dieu est le matériau même dont elle est faite, et la lumière même à laquelle elle s'éclaire, et le combustible même dont elle se chauffe, éructant, dans l'épaisseur du crépuscule, par toutes ses cheminées d'ennui. Considération lucide de l'absence et de son immense diocèse. Illumination, mais sur l'absence, tout à coup. Traduite de l'absence même, comme d'un palimpseste, la Présence est à la merci du regard qui s'entend à l'en faire surgir.
Chaque fonction, chaque activité, chaque expérience humaine s'épanouit et culmine en une certaine extase qui lui est spécifique et proportionnée, et quoique d'ordinaire ces extases diverses n'aient pas la moindre idée les unes des autres, quoique ceux qui les éprouvent n'aient pas la moindre intelligence les uns des autres (bien peu sont assez virtuoses, en effet, pour les traverser toutes avec tant soit peu de profondeur), quelque chose d'analogue assure leur unité, quelque chose qui est tout ensemble de l'ordre de l'acuité et de l'exactitude. Car nous ne connaissons d'extase que dans une certaine exactitude à être ce que nous sommes, à être tout ce que nous sommes. Aussi les extases les plus élémentaires, et jusques à celles que l'on tiendrait volontiers pour les plus frustres et les plus basses, ne sont-elles que les espèces et l'essai d'une seule, qui est sublime.
De l'Écriture à feu et à sang – Que si nous l'exprimons de notre propre cœur, chaque parole de l'Écriture, aussi, est une goutte de sang de Jésus-Christ, versée pour nous. Et c'est en infusant longuement dans notre obscurité la plus invétérée qu'elle illumine, puisque aussi bien ici-bas, en ce tout-bas de nous-même, l'obscurité même est la seule allumette.
De l'Avent réduit à ses plus simples expressions – « Un surgeon sortira de la souche de Jessé » (Is 11, 1) – « Une voix crie dans le désert » (Is 40, 3) – Le surgeon et le cri sont de même venue : le cri est une espèce de surgeon, comme le surgeon est une espèce de cri. Le cri est pour l'oreille, le surgeon pour les yeux. Celui-ci simplifie le regard, celui-là décante l'écoute : solitaires l'un et l'autre, ils induisent au même état de nudité.
Avent – « Ah ! si tu déchirais !... » (Is 64, 1.) - Heureux l'airain dont nous semble fait le ciel, s'il se trouve un Dieu pour le déchirer par sa propre chair, laquelle est un renchérissement de force autant que de tendresse. Car, dans l'histoire, seule est incisive, seule est décisive la chair de Dieu.
Suspect et suranné aussi longtemps que, prisonnier d'une théologie « négative », l'on en fait une réduction moralisante, le mystère de l'Immaculée Conception manifeste toute sa pertinence et toute sa légitimité dans l'édifice de la foi catholique et de sa célébration liturgique, dès l'instant qu'on l'envisage dans le jour universel de la philocalie de Dieu, pôle attractif et principe de la nôtre (car toute espèce de chef-d'œuvre est bel et bien, dans son ordre, une immaculée conception). Marie n'est pas seulement celle qui est exempte de tout péché capital et autre, mais d'abord et par-dessus tout la Capitale de la beauté. C'est même ce qu'elle sera de plus en plus à l'avenir, puisque aussi bien, à l'avenir, c'est dans une philocalie radicale qu'il faudra chercher, pour le promouvoir, le principe justificatif de tout le dogme chrétien.
Décembre – Le cramoisi de l'aurore incendie la fronce épaisse des nuages qui lentement s'affalent à l'estran du ciel. Charroi de grandes choses qui brûlent de se dire : le rouge à l'orient murmure des oracles.
Immaculée Conception – Gaudens gaudebo in Domino quia induit me vestimentis salutis (Is LXI, 10, introït de la fête). Comme Ève est celle qui éprouve tout bas le malaise d'être nue (cf. Gn 3, 7), Marie est celle qui exprime tout haut son bien-être d'être vêtue. Marie vient au monde et à l'histoire du salut dans un cri de joie, puisque aussi bien ces paroles que la liturgie met sur ses lèvres, pour fêter un mystère aussi inouï qu'invisible, sont le cri originel de Marie, le cri natal de celle dont la Joie même est l'origine. La Femme crie son bien-être au Soleil, car le geste sans date qui la lange est une insolation. Amicta Sole (Ap XII, 1) La Femme crie dans l'allégresse de l'enfantement (cf. Ap 12, 2) qui la met elle-même au monde, et elle éprouve simultanément, dans une tension qui lui arrache un cri à jamais inextinguible, le sentiment de sa bassesse et celui de sa beauté.
Tout ce à quoi l’on mord recèle une amertume, dès l’instant et pour la seule raison que l’on y a mordu, car la morsure elle- même rend instantanément amer ce qu’elle entame. Tout mordre-dans-la-vie est secrètement désespéré. Contrairement aux idées reçues, aux réclames et aux conseils donnés, mordre, dans la vie, est une erreur autant qu’une irrévérence.
Fecit mihi magna (Lc II, 49) – À l’homme d’humble condition, d’humble religion, rien n’est assorti que ce qui est grand, rien n’est assorti que le plus grand, mais non point dans l’ordre des grandeurs du siècle, il va de soi. Il ne trouve à sa mesure que ces entiers naturels que sont la mer, la forêt, la nuit, la foule. Il n’est à son aise que dans la foison des eaux, des arbres, des astres et des hommes.
Décembre, la nuit, la ville – Populus qui ambulabat in tenebris… (Is IX, 1). Bien vu, bien dit. Oui, le peuple, le peuple contemporain marche dans les ténèbres, et il s’est fait des illuminations. Il est le fils des Lumières et des illuminations tout ensemble, mais ni celles-ci ni celles-là ne parviennent à l’éclairer. Las de la Raison, il se tourne vers le Rêve, mais celui-ci le laisse aussi peu éclairé que celle-là. Après s’être fait une raison de la Raison, il se fait une raison du Rêve lui-même. La Raison et le Rêve sont les deux trottoirs d’une même chaussée. Mais changer alternativement de trottoir ne sert de rien. Les trottoirs ni les bas-côtés ne servent de rien : il faut marcher sur la chaussée royale, à la Rencontre. La « vraie Lumière » (Jn 1,9) est au-delà des Lumières autant que des illuminations ; le Réel transcende le Rêve autant que la Raison et, touché de leur pareille lassitude, il vient lui- même à leur devant.
Il faut oser soutenir, il faut oser redire, contre certaines idées reçues et certaines modes immatures et par trop béates, que la lumière vient de l’Occident ; qu’elle ne vient de l’Orient qu’en raison de l’Occident qui la revisite. Car il n’y aurait guère de peine à prouver, non pas sans doute que l’Occident connaît davantage que l’Orient, mais que l’Occident connaît mieux l’Orient que l’Orient ne se connaît lui-même. L’Orient même a besoin de l’Occident pour se lever, et l’Occident a besoin qu’on le lui dise, qu’on le lui redise, pour sa consolation.
Un célibataire sans noce aucune serait un monstre. Que si l’on n’étreint pas quelque chair dans la nuit, il faut étreindre la nuit elle-même. Le salaire du célibat véritable est une certaine immensité que l’on acquiert insensiblement au contact d’une moitié de telle nature qu’elle comble, jusqu’à travers sa froidure, cela qu’aucune chair jamais ne saurait combler.
De la direction spirituelle – Lorsque certains êtres viennent simplement déposer auprès de nous l’incontinence de leur cœur et l’extrême labilité de leur chair, ce n’est point le temps ni le lieu de condamner l’usage exorbitant qu’ils font de leur béance, mais de leur désigner cette béance elle-même, très doucement. Absoudre en nom Dieu n’est rien d’autre, bien souvent, qu’a annoncer à l’homme – mais comme une bonne nouvelle – l’irréductible abîme qu’il comporte en lui-même.
Observation – La fine promiscuité des arbres et le contact qu’ils entretiennent les uns avec les autres sont empreints, au regard, d’une très secrète chasteté. Et peut-être est-ce parce qu’il expose longuement celle-ci que l’hiver est tout ensemble si attachant et spirituellement si profitable.
Avent – Fuit homo (Jn I, 6). Il y eut un homme, et cet homme était l’en-tête d’une histoire (Mc 1, 4), et cet homme se dresse seul au milieu de l’histoire qui paraît un désert autour de lui. Et cet homme était « dans les déserts » (Lc 1, 8o). Des déserts de toute espèce. Et cet homme était un désert lui-même, pour finir, n’y voyant plus rien autour de lui, ne voyant même plus l’Autre avec certitude, après lui : « Es-tu celui qui doit venir ? » (Lc 7, 20) Et cet homme était un crieur de son espèce, un crieur mendiant jusqu’à la matière première de son cri (Is 40, 6). Un homme de l’espèce la plus commune de celles que l’histoire ne cesse de pousser : homo clamatu. L’homme qui crie.
Grande Antienne (inédite et surnuméraire) de l’Avent – « Ô Obscur ! » Ou plutôt : « Obscur ! » seulement, car « Obscur » est l’exclamation même qui laisse bouche bée. Dieu ne serait pas si intéressant, si admirable, si aimable, s’il n’était si foncièrement obscur. Et peut-être nul ne fait-il à ce point œuvre de lumière parmi les hommes, œuvre propre à éclairer les hommes, que celui qui célèbre à dessein et à l’envi l’obscurité de Dieu.
Anima mea desideravit Te in nocte (Is XXVI, 9) – La nuit est pour le désir. Non plus pour désirer ceci ou cela, mais pour désirer la Nuit même, car sans plus être gêné ni distrait par ceci ou cela, le désir, alors, atteint sa plus haute altitude. Le désir est une flamme – la seule flamme – aussi haute que la Nuit. Et la chandelle, l’humble chandelle de ménage  ne s’éteint pas de toute la nuit, pour qu’à petit feu cette flamme-là s’élève. Et la nuit temporelle s’éclaire au désir qu’elle nourrit, à cette flamme intérieure tâchant d’atteindre à la Nuit même, et dont la chandelle est la servante autant que la plus humble espèce. La nuit est pour se jeter, de toute son âme, dans la géhenne de l’Absence, car l’Autre s’est caché au plus profond de Soi.
Alors même que l’on en est l’auteur, les plus vastes constructions rationnelles procurent un rafraîchissement bien moins considérable et un sentiment bien moindre de plénitude qu’une seule trouvaille poétique dont on se trouve tout soudain gratifié ; les premières sont laborieuses : la seconde se joue de tout effort. L’esprit reconnaît ses enfants les plus chers en ceux qui lui sont miraculeusement donnés.
François Cassingena-Trévedy, in Étincelles III (Ad Solem)

vendredi 25 novembre 2011

En philosophant... Alain Finkielkraut, le don des larmes


« La Raison, écrit Hegel, ne peut s’éterniser auprès des blessures infligées aux individus. Car les buts particuliers se perdent dans le but universel. Dans la naissance et la mort, la Raison voit l’œuvre que produit le travail universel du genre humain ».
La Raison et l’Histoire, cela faisait deux pour les Anciens. Cela ne fait plus qu’un pour les Modernes. Alors que les Anciens voient d’abord dans l’histoire un cycle de déraison et de crimes, les Modernes, comme leur nom l’indique, pensent que l’Histoire a un sens, que ce sens conduit jusqu’à eux, et que la masse immense de besoins, de désirs, d’intérêts, d’opinions et de représentations individuelles constituent les moyens dont se sert la Raison pour établir son règne. Le mal lui-même n’est plus un scandale qui laisse sans voix et qui fait monter les larmes, c’est une étape indispensable dans le laborieux processus de parturition du genre humain. Ceux qui pleurent au spectacle des événements terribles passent, nous dit Hegel, à côté de la vraie pièce. Tourmentés par les dégâts du négatif, ils en ignorent le travail. Prisonniers du monde phénoménal, ils en restent à l’écume chaotique des choses. Là où il y a nécessité, ils s’émeuvent de la contingence ; et la marche de l’universel leur est dérobée par l’anarchie des catastrophes particulières. Captivés mais superficiels, ils sont donc un mauvais public car ils ne voient pas que la Raison se réalise dialectiquement par son contraire manifeste, et que les passions les plus apparemment dévastatrices portent en elles le destin des fins supérieures. En Moderne conséquent, Hegel se fait fort de remplacer l’agrégat par le processus et l’effroi devant l’empilement désordonné des souffrances par la réconciliation admirative avec le grandiose tableau de l’humanité en devenir. Comme l’écrit, en un raccourci saisissant, Michel Foucault : « L’épreuve décisive pour les philosophes de l’Antiquité, c’était leur capacité à produire des Sages ; au Moyen Âge, à rationaliser le dogme ; à l’âge classique, à fonder la science ; à l’époque moderne, c’est leur aptitude à rendre raison des massacres. Les premiers aidaient l’homme à supporter sa propre mort, les derniers à accepter celle des autres ».
Écoutons maintenant Michelet : « J’avais une belle maladie qui assombrit ma jeunesse mais bien propre à l’historien. J’aimais la mort. J’avais vécu neuf ans à la porte du Père-Lachaise, alors ma seule promenade. Puis j’habitais vers la Bièvre, au milieu de grands jardins de couvents, autres sépulcres. Je menais une vie que le monde aurait pu dire enterrée, n’ayant de société que celle du passé et pour amis, les peuples ensevelis. En faisant leur légende, je réveillais en eux mille choses évanouies. Certains chants de nourrice dont j’avais le secret, étaient d’un effet sûr. À l’accent, ils croyaient que j’étais un des leurs. Le don que saint Louis demanda et n’obtint pas, je l’eus : le don des larmes ».
Le don des larmes : cette expression humble et sublime nous vient de la tradition mystique du catholicisme. Dans cette tradition, pleurer était considéré comme une grâce. C’était même, souligne le philosophe Jean-Louis Chrétien, « un charisme de l’Esprit saint », un bienfait qui libère notre vie de son égoïsme. Et, selon le témoignage d’un chroniqueur du Moyen Âge cité par Michelet, « saint Louis, à la fin de sa vie, se plaignait à son confesseur de ce que les larmes lui défaillent, et il lui disait débonnairement, humblement et privément, que quand l’on disait en la litanie ces mots : ‘Ô Sire Dieu, nous te prions que tu nous donnes fontaine de larmes’, le saint roi disait dévotement : ‘Ô Sire Dieu, je n’ose requérir fontaine de larmes ainsi me suffirait petite goutte de larmes à arroser la sécheresse de mon cœur’ ».
« Ce don que saint Louis demanda et n’obtint pas, je l’eus », affirme crânement Michelet. Mais cette affirmation est bien plus qu’une coquetterie ou une vantardise romantique. Les larmes ne révèlent pas seulement une sensibilité hors du commun, elles sont, avant tout, un don de clairvoyance. Il y a indubitablement pour Michelet une heuristique des pleurs. « Qui ne pleure pas ne voit pas », dit Victor Hugo et Michelet précise en substance : qui ne pleure ne voit que les grands singuliers collectifs des Temps modernes, c’est-à-dire de l’époque du mouvement : l’Histoire, le Progrès, la Révolution. À penser cependant l’Humanité comme un sujet on oublie le fait ontologique de la pluralité humaine. À la percevoir comme un tout, on fait bon marché de la mort. Or la mort existe. Autrement dit, la Raison, qui refuse de s’attarder auprès des blessures infligées, gagne peut-être en compréhension, mais elle perd simultanément la notion de l’irréparable. En consolant de ce qui arrive aux hommes par ce que l’Homme accomplit, elle ne remplit pas son office : elle se veut extra-lucide, mais quelque chose d’essentiel lui échappe. Bref, la sécheresse de cœur n’est pas moins inexacte qu’immorale. Ce que découvre, en revanche, le don des larmes, Michelet l’écrit en conclusion de son récit de la mort de Louis d’Orléans (assassiné le mercredi 23 novembre 1407 par les Bourguignons) : « Chaque homme est une humanité, une histoire universelle... Et pourtant cet être, en qui tenait une généralité infinie, c’était en même temps un individu spécial, un être unique, irréparable, que rien ne remplacera. Rien de tel avant, rien après ; Dieu ne recommencera point. Il en viendra d’autres, sans doute ; le monde, qui ne se lasse pas, amènera à la vie d’autres personnes, meilleures peut-être, mais semblables, jamais, jamais... »
Dieu ne recommencera point. Cette petite phrase vertigineuse introduit la mortalité au cœur de la modernité. Nous sommes partie prenante d’une totalité qui engendre majestueusement les siècles, et cette totalité est brisée par chaque mort individuelle. Il y a Prométhée et il y a Orphée. Il y a le processus et il y a l’abîme ; il y a l’épopée de l’universel que relate la philosophie et il y a l’innombrable épitaphe du « rien de tel avant, rien après » qui nourrit la littérature. Modernes et mortels, nous sommes tiraillés entre l’Histoire à la Hegel et l’Histoire à la Michelet. Mais peut-être ce tiraillement lui-même est-il devenu impossible. Peut-être l’époque nous commande-t-elle de délaisser, une fois pour toutes, le philosophe qui assignait à la philosophie le mandat d’éliminer la contingence, pour celui qui, seul contre son siècle, nous dit Barthes dans La Chambre claire, conçut l’Histoire comme une protestation d’amour.
Nous sortons d’un siècle, en effet, où, sous la double forme d’une cohérence implacable et d’une fiction haletante, la philosophie de l’Histoire s’est jetée sur l’histoire. Des logiciens forcenés, soutenus par la certitude d’avoir raison et de jouer un rôle dans le scénario de l’émancipation humaine, ont traqué sans relâche les représentants de l’Ancien Monde. Le présent leur apparaissait comme le théâtre d’une lutte sans merci entre les vivants porteurs de l’universel et les survivants monstrueux du temps de l’exploitation de l’homme par l’homme. Imbus jusqu’à l’ivresse du Bien à venir, ils ont accéléré sans état d’âme la disparition des classes agonisantes. La Raison guidait leurs pas et, pire que tout, cette Raison pleurait. Ces officiants s’endurcissaient contre la violence qu’ils infligeaient en la dédiant aux damnés de la terre. Tel Robespierre accusant ceux qui rechignaient à faire usage de la guillotine d’être « tendres pour les oppresseurs » parce qu’ils étaient « sans entrailles pour les opprimés », ils se sont montrés impitoyables à force de « zèle compatissant » et inhumains au nom des droits de l’humanité souffrante. L’accès à la singularité que ménage le don des larmes leur était barré par les sanglots qu’ils versaient sur des archétypes. Cruauté idéologique, idéologie lacrymale ; horreur noire, bibliothèque rose : c’est en fuyant philosophiquement le tragique dans le gigantesque mélodrame de l’histoire avec un grand H qu’ils sont devenus des assassins et qu’ils ont déchaîné un désastre sans pareil.
Ce désastre ébranle (ou devrait ébranler) la foi moderne dans l’accomplissement progressif de l’identité du réel et de l’idéal, c’est-à-dire d’un monde où le Bien s’inscrirait définitivement dans l’être. « Là où se lève l’aube du Bien, des enfants et des vieillards périssent, le sang coule », dit Ikonnikov, ce personnage secondaire et essentiel de Vie et Destin qui a vu en action dans son pays « la force implacable de l’idée de bien social ». Mais cet ébranlement ne le mène pas au nihilisme. Car, à côté de ce grand Bien si terrible et des grands récits qui le prennent en charge, il existe, hors idéologie, hors progrès, hors histoire, la flamme éternelle, intermittente, chétive mais vivace jusque dans la nuit du monde de la petite bonté : « C’est la bonté d’une vieille qui, sur le bord de la route, donne un morceau de pain à un bagnard qui passe, c’est la bonté d’un soldat qui tend sa gourde à un ennemi blessé, la bonté de la jeunesse qui a pitié de la vieillesse, la bonté d’un paysan qui cache sous sa grange un vieillard juif. C’est la bonté de ces gardiens de prison qui, risquant leur propre liberté, transmettent des lettres des détenus adressées aux femmes et aux mères ». Bonté, le mot même que fait surgir, dans La Chambre claire, la photographie du jardin d’Hiver : « Sur cette image de petite fille, je voyais la bonté qui avait formé son être tout de suite et pour toujours sans qu’elle la tînt de personne ».
Bonté et non niaiserie. Il n’y a rien d’éthéré dans l’enseignement d’Ikonnikov. Ce qui se révèle à lui et qu’il oppose, toute espérance bue, à la tentation du nihilisme, ce n’est pas le sourire des anges. C’est, pour le dire avec les mots d’Emmanuel Levinas, « l’incompatibilité foncière du spirituel et de l’idyllique ».
 Alain Finkielkraut, Nous autres, Modernes