lundi 26 décembre 2016

En fondant... Père Jérôme, L'Ordre des Moines-forestiers


Jadis, on a fondé des ordres monastiques pour des tâches humano-sociales variées : la défense des Lieux saints, la rédemption des captifs, la construction de ponts. Il existe aujourd'hui une confrérie de frères bâtisseurs. Je voudrais un ordre qui aurait pour tâche de reconstituer des forêts dans le désert d'Espagne ou du Moyen-Orient. Tâche journalière minime, mais globalement gigantesque. C'est pourquoi il y faudrait des consacrés, des profès, lesquels - parce qu'ils sont profès - ont le sens de la continuité. Des profès qui, parce qu'ils sont amis de Dieu, sont aussi amis des hommes, et des forêts.
Dans cette ordre religieux, au cours de la cérémonie de profession, le dialogue suivant s'établirait, sur un mode à la fois symbolique et sacré :
Le supérieur : « Jeune homme, voulez-vous venir travailler avec nous. Ce ne sera pas long, à peine une semaine ».
Le postulant : « Ça ne m'intéresse pas ».
Le supérieur : « Venez avec nous, nous en aurons pour une année ».
Le postulant : « Ça ne m'intéresse pas ».
Le supérieur : « Venez, mon fils, parmi nous : nous en aurons pour cinquante ans, et bien davantage, sans décrocher un seul jour ».
Le postulant : « Ça m'intéresse. Ça vaut la peine. Voilà du sérieux. Je suis des vôtres, mon Révérend Père, avec la grâce de Dieu et le secours de vos prières ».
Toute la liturgie de mon ordre serait de cette sorte, exprimant et affirmant la valeur de ce qui dure et se continue dans la patience. Oh ! Petit frère, faites au moins idéalement profession dans cet ordre là, parmi mes moines-forestiers. L'immobilité des grands bois fait tomber l'impatience de l'homme. Quand il compare sa durée à la leur, le voilà prudent et respectueux.
La forêt, comme la vie contemplative, exerce nos facultés réceptives, celles par lesquelles notre cœur témoigne de son attente et de son espoir. Le métier de forestier et celui de moine conduisent pareillement au silence. Silence humain dans les grands bois. Ceux-ci, en effet, par leur noblesse, étouffent le bavardage et défient les explications. Et puis, nul bavardage, de l'homme même le plus vain, ne saurait durer cent ans. Or, dans les bois, dans le cœur des profès, tout ce qui est valable dure cent ans.
Faites donc profession, petit frère, prenez votre poste à côté de moi, et nous travaillerons longtemps ensemble.

Père Jérôme, in Tisons

samedi 17 décembre 2016

En apologuant... Saint Pantène, À Diognète

Saint Pantène
I. Je vois, Excellent Diognète 1, le zèle qui te pousse à t'instruire sur la religion des Chrétiens, la clarté et la précision des questions que tu poses à leur sujet : à quel Dieu s'adresse leur foi ? Quel culte lui rendent-ils ? D'où vient leur dédain unanime du monde et leur mépris de la mort ? Pourquoi ne font-ils aucun cas des dieux reconnus par les Grecs et n'observent-ils pas les superstitions judaïques ? Quel est ce grand amour qu'ils ont les uns pour les autres ? Enfin pourquoi ce peuple nouveau – ce nouveau mode de vie – n'est-il venu à l'existence que de nos jours et non plus tôt ?
Je te félicite de cette ardeur et je prie Dieu, de qui nous vient le don et de parler et d'entendre, qu'il m'accorde le langage le plus propre à te rendre meilleur, toi qui m'écoutes, et qu'il te donne de m'écouter de manière à ne pas être un sujet de tristesse pour moi qui te parle.
II. Quand donc tu auras purifié ton esprit de tous les préjugés qui l'assiègent, quand tu te seras dépouillé des habitudes trompeuses, quand tu seras devenu un homme nouveau semblable à celui qui vient de naître – puisque c'est un langage nouveau, tu en conviens toi-même, que tu t'apprêtes à entendre –, considère non seulement avec les yeux, mais aussi par la raison, quelle est la substance ou la forme de ceux que vous appelez et reconnaissez dieux.
L'un n'est-il pas une pierre semblable à celle qu'on foule aux pieds ? L'autre du bronze, sans plus de valeur que les ustensiles fondus pour notre usage ? Cet autre du bois, et déjà pourri, ou de l'argent – il a besoin d'un homme posté à sa garde de crainte des voleurs –, ou du fer rongé par la rouille, ou de la terre cuite, sans plus d'apprêt que celle dont on se sert pour le plus vil usage ? Tous ne sont-ils pas faits de matière corruptible ? Façonnés par le fer et par le feu ? N'est-ce pas un sculpteur qui a fait celui-ci ? Un fondeur celui-là ? Un orfèvre ? Un potier ? Avant d'avoir été façonnés en forme de dieux par ces techniques, est-ce que chacun de ces matériaux n'avait pas déjà changé de forme sous la main de son artisan et ne le peut-il pas encore maintenant ? Les ustensiles actuels, faits de la même matière qu'eux, ne pourraient-ils pas devenir eux aussi des dieux, s'ils rencontraient le même artisan ?
Inversement, ces dieux que vous adorez en ce moment ne pourraient-ils pas être transformés par la main des hommes en ustensiles pareils aux autres ? Ne sont-ils pas tous sourds, aveugles, inanimés, insensibles, incapables dé se mouvoir ? Ne sont-ils pas tous sujets à la corruption, à la pourriture ? Voilà ce que vous appelez des dieux, ce que vous adorez et à quoi vous finissez par devenir semblables ! C'est pour cela que vous haïssez les Chrétiens : parce qu'ils ne les considèrent pas comme des dieux.
Pourtant, vous qui les croyez et estimez tels, ne les méprisez-vous pas bien davantage que ne le font les Chrétiens ? Bien plus qu'eux vous les raillez, les outragez les idoles de pierre ou d'argile, vous les adorez sans leur donner de gardes ; celles d'argent et d'or, vous les tenez sous clef pendant la nuit et le jour, vous postez des gardiens à côté d'elles de peur qu'on ne les dérobe !
Et les honneurs que vous croyez leur rendre sont plutôt pour ces dieux un désagrément, s'ils sont doués de sentiment ; qu'ils ne sentent rien, vous le faites bien voir par le sang et la graisse fumante de vos sacrifices ! Qui de vous endurerait, qui tolérerait qu'on lui rende de tels honneurs ? Il n'y aura personne pour supporter de bon gré un tel désagrément, car l'homme est doué de sentiment et de raison. La pierre, elle, le supporte car elle ne sent rien : vous faites donc bien voir qu'elle est insensible.
Sur le refus des Chrétiens d'adorer de tels dieux, j'aurais encore beaucoup à dire, mais si ce qui précède ne paraît pas suffisant, je juge inutile d'en dire davantage.
III. J'en viens à ce qui distingue le culte chrétien de celui des Juifs : c'est, je crois, ce que tu désires surtout apprendre.  Quand les Juifs s'abstiennent de l'idolâtrie dont je viens de parler, ils ont certes bien raison de croire en un Dieu unique et de le vénérer comme maître de l'univers. Mais, quand suivant l'exemple des païens dont je viens de parler, ils lui rendent le même genre de culte, ils sont dans l'erreur. En faisant de telles offrandes à des idoles insensibles et sourdes, les Grecs manquent de bon sens ; les Juifs, qui les présentent à Dieu en s'imaginant qu'il en a besoin, devraient bien plutôt penser que c'est là extravagance et non piété.
Car « celui qui a créé le ciel et la terre et tout ce qu'ils renferment »2, qui nous donne gracieusement à tous ce dont nous avons besoin, ne saurait lui-même avoir besoin de ces biens qu'il accorde lui-même à ceux qui s'imaginent les lui donner. À coup sûr, ceux qui s'imaginent lui rendre un culte par le sang, la graisse fumante et les holocaustes et l'honorer par de telles cérémonies, ne me paraissent en rien différer de ceux qui déploient la même libéralité à l'égard d'idoles sourdes qui ne peuvent prendre part à ces honneurs. S'imaginer faire des présents à Celui qui n'a besoin de rien !
IV. Quant à leur crainte scrupuleuse concernant la nourriture, leur superstition au sujet du sabbat, l'orgueil qu'ils tirent de la circoncision, la fausse humilité de leur jeûne et des néoménies, choses ridicules et indignes de mention, je suppose que tu n'as pas besoin que je t'en instruise.
En effet, parmi les créatures que Dieu a faites pour l'usage des hommes, accueillir les unes comme réussies, rejeter les autres comme inutiles et superflues, comment cela peut-il être permis ? Accuser Dieu de défendre d'accomplir une bonne action, n'est-ce pas impie ? Tirer vanité d'une mutilation charnelle comme d'un signe d'élection, comme si cela les faisait tout particulièrement aimer de Dieu, n'est-ce pas ridicule ? Quant à surveiller le cours des astres et de la lune pour régler l'observance des mois et des jours, quant à distribuer selon leurs propres désirs les plans divins et les vicissitudes des temps en jours de fêtes et jours de pénitence, est-ce faire preuve de piété ? N'est-ce pas bien plutôt de la sottise ?
C'est donc bien avec raison que les Chrétiens s'abstiennent de la légèreté et de l'erreur générales comme du ritualisme indiscret et de l'orgueil des Juifs. je suppose t'en avoir assez appris là-dessus. Mais ce qu'est leur religion à eux, c'est un mystère : n'espère pas pouvoir jamais l'apprendre d'un homme.
V. Car les Chrétiens ne se distinguent des autres hommes ni par le pays, ni par le langage, ni par les vêtements. Ils n'habitent pas de villes qui leur soient propres, ils ne se servent pas de quelque dialecte extraordinaire, leur genre de vie n'a rien de singulier. Ce n'est pas à l'imagination ou aux rêveries d'esprits agités que leur doctrine doit sa découverte ; ils ne se font pas, comme tant d'autres, les champions d'une doctrine humaine. Ils se répartissent dans les cités grecques et barbares suivant le lot échu à chacun ; ils se conforment aux usages locaux pour les vêtements, la nourriture et la manière de vivre, tout en manifestant les lois extraordinaires et vraiment paradoxales de leur république spirituelle. Ils résident chacun dans sa propre patrie, mais comme des étrangers domiciliés. Ils s'acquittent de tous leurs devoirs de citoyens et supportent toutes les charges comme des étrangers. Toute terre étrangère leur est une patrie et toute patrie une terre étrangère. Ils se marient comme tout le monde, ils ont des enfants, mais ils n'abandonnent pas leurs nouveau-nés. Ils partagent tous la même table, mais non la même couche. Ils sont dans la chair, mais ne vivent pas selon la chair. Ils passent leur vie sur la terre, mais sont citoyens du ciel. Ils obéissent aux lois établies et leur manière de vivre l'emporte en perfection sur les lois.
Ils aiment tous les hommes et tous les persécutent. On les méconnaît, on les condamne ; on les tue et par là ils gagnent la vie. Ils sont pauvres et enrichissent un grand nombre. Ils manquent de tout et ils surabondent en toutes choses. On les méprise et dans ce mépris ils trouvent leur gloire. On les calomnie et ils sont justifiés. On les insulte et ils bénissent. On les outrage et ils honorent. Ne faisant que le bien, ils sont châtiés comme des scélérats. Châtiés, ils sont dans la joie comme s'ils naissaient à la vie. Les Juifs leur font la guerre comme à des étrangers ; ils sont persécutés par les Grecs et ceux qui les détestent ne sauraient dire la cause de leur haine.
VI. En un mot, ce que l'âme est dans le corps, les Chrétiens le sont dans le monde. L'âme est répandue dans tous les membres du corps comme les Chrétiens dans les cités du monde. L'âme habite dans le corps et pourtant elle n'est pas du corps, comme les Chrétiens habitent dans le monde mais ne sont pas du monde. Invisible, l'âme est retenue prisonnière dans un corps visible : ainsi les Chrétiens, on voit bien qu'ils sont dans le monde, mais le culte qu'ils rendent à Dieu demeure invisible. La chair déteste l'âme et lui fait la guerre, sans en avoir reçu de tort, parce qu'elle l'empêche de jouir des plaisirs : de même le monde déteste les Chrétiens qui ne lui font aucun tort, parce qu'ils s'opposent à ses plaisirs. L'âme aime cette chair qui la déteste, et ses membres, comme les Chrétiens aiment ceux qui les détestent. L'âme est enfermée dans le corps : c'est elle pourtant qui maintient le corps ; les Chrétiens sont comme détenus dans la prison du monde : ce sont eux pourtant qui maintiennent le monde. Immortelle, l'âme habite une tente mortelle : ainsi les Chrétiens campent dans le corruptible, en attendant l'incorruptibilité céleste. L'âme devient meilleure en se mortifiant par la faim et la soif : persécutés, les Chrétiens de jour en jour se multiplient toujours plus. Si noble est le poste que Dieu leur a assigné, qu'il ne leur est pas permis de déserter.
VII. Comme je l'ai dit plus haut, leur tradition n'a pas une origine terrestre, ce qu'ils professent conserver avec tant de soin n'est pas l'invention d'un mortel, ni ce qui est confié à leur foi une dispensation de mystères humains. Mais c'est en vérité le Tout-Puissant lui même, le Créateur de toutes choses, l'invisible, Dieu lui-même qui l'envoyant du haut des cieux, a établi chez les hommes la Vérité, le Verbe saint et incompréhensible et l'a affermi dans leurs cœurs. Non, comme certains pourraient l'imaginer, qu'il ait envoyé aux hommes quelque subordonné, ange ou archonte, un des esprits chargés des affaires terrestres, ou de ceux à qui est confié le gouvernement du ciel, mais bien l'Artisan et l'Organisateur de l'univers : c'est par lui que Dieu a créé les cieux, par lui qu'Il a enfermé la mer dans ses limites : c'est lui dont tous les éléments cosmiques observent fidèlement les lois mystérieuses ; lui de qui le soleil a reçu la règle qu'il doit observer dans ses courses journalières ; lui à qui obéit la lune, brillant pendant la nuit ; lui à qui obéissent les astres qui accompagnent la lune dans son cours ; c'est de lui que toutes choses ont reçu disposition, limites et hiérarchie : les cieux et tout ce qui est dans les cieux ; la terre et tout ce qui est sur la terre, la mer et tout ce qui est dans la mer, le feu, l'air, l'abîme, le monde d'en haut, celui d'en bas, les régions intermédiaires : c'est lui que Dieu a envoyé aux hommes.
Non certes, comme une intelligence humaine pourrait le penser, pour la tyrannie, la terreur et l'épouvante ; nullement, mais en toute clémence et douceur, comme un roi envoie le roi son fils, Il l'a envoyé comme le dieu qu'il était, il l'a envoyé comme il convenait qu'il le fût pour les hommes – pour les sauver, par la persuasion, non par la violence : il n'y a pas de violence en Dieu. Il l'a envoyé pour nous appeler à lui, non pour nous accuser : il l'a envoyé parce qu'il nous aimait, non pour nous juger. Un jour viendra où il l'enverra pour juger, et qui alors soutiendra son avènement ?
[...]3
Ne vois-tu pas qu'on jette les Chrétiens aux bêtes pour leur faire renier le Seigneur et qu'ils ne se laissent pas vaincre ? Ne vois-tu pas que plus on fait de martyrs, plus les Chrétiens se multiplient par ailleurs ? De tels exploits ne peuvent passer pour l'œuvre de l'homme : ils sont les effets de la puissance de Dieu, ils sont la preuve manifeste de son avènement.
VIII. Car y eut-il jamais, parmi les hommes, quelqu'un qui ait su ce qu'est Dieu, avant qu'il ne fût venu lui-même ? À moins d'accepter les vanités et les sottises de ces beaux parleurs de philosophes ! Les uns ont enseigné que Dieu c'était le feu, – ils appellent dieu ce feu auquel ils sont destinés –. Pour d'autres, c'est l'eau ou quelque autre des éléments créés par Dieu. Cependant, si l'une de ces doctrines était recevable, chacune des autres créatures pourrait au même titre être proclamée Dieu. Mais tout cela n'est que fable et mensonge de ces charlatans. Nul d'entre les hommes ne l'a vu ni connu : c'est Lui-même qui s'est manifesté. Et il s'est manifesté dans la foi qui seule a reçu le privilège de voir Dieu.
Car le Maître et Créateur de l'Univers, Dieu, qui a fait toutes choses et les a disposées avec ordre, s'est montré pour les hommes non seulement plein d'amour mais aussi de patience. Lui a toujours été tel qu'il est et sera : secourable, bon, doux, véridique ; lui seul est bon. Mais, ayant conçu un dessein d'une grandeur ineffable, il ne l'a communiqué qu'à son Enfant. Tant qu'il maintenait dans le mystère et réservait son sage projet, il paraissait nous négliger et ne pas se soucier de nous. Mais quand il eut dévoilé par son Enfant bien-aimé et manifesté ce qu'il avait préparé dès l'origine, il nous offrit tout à la fois : et de participer à ses bienfaits, et de voir, et de comprendre ; qui de nous s'y serait jamais attendu ?
IX. Dieu avait donc déjà tout disposé en lui-même avec son Enfant, mais jusqu'à ces derniers temps, il a souffert que nous nous laissions emporter à notre gré par des mouvements désordonnés, séduits par les voluptés et les passions, nullement parce qu'il éprouvait un malin plaisir à nous voir pécher ; seulement il tolérait, non qu'il l'approuvât, ce règne de l'iniquité. Bien au contraire, il préparait le règne actuel de la justice, afin que, ayant bien prouvé, dans cette première phase, que nos propres œuvres nous rendaient indignes de la vie, nous en devenions maintenant dignes par l'effet de la bonté divine, et que, nous étant montrés incapables d'accéder par nous-mêmes au royaume de Dieu, la puissance de Dieu nous en rende maintenant capables.
Lorsque notre perversité fut à son comble et qu'il fut devenu pleinement manifeste que la récompense qu'on en pouvait attendre était le supplice et la mort, alors arriva le temps que Dieu avait marqué pour y manifester désormais sa bonté et sa puissance : quelle surabondance de la bonté pour les hommes et de l'amour divins !
Il ne nous a pas haïs, il ne nous a pas repoussés, ni tenu rancune, mais au contraire il a longtemps patienté, il nous a supportés. Nous prenant en pitié, il a assumé lui-même nos propres péchés ; il a livré lui-même son propre Fils en rançon pour nous, livrant le saint pour les criminels, l'innocent pour les méchants, le juste pour les injustes, l'incorruptible pour les corrompus, l'immortel pour les mortels.
Quoi d'autre aurait pu couvrir nos péchés, sinon sa justice ? En qui pouvions-nous être justifiés, criminels et impies que nous étions, sinon par le seul Fils de Dieu ?
Ô doux échange, opération impénétrable, ô bienfaits inattendus : le crime du grand nombre est enseveli dans la justice d'un seul et la justice d'un seul justifie un grand nombre de criminels.
Il a d'abord, au cours du temps passé, convaincu notre nature de son impuissance à obtenir la vie ; maintenant il nous a montré le Sauveur qui a la puissance de sauver même ce qui ne pouvait l'être : par ce double moyen, il a voulu que nous eussions foi en sa bonté et que nous vissions en Lui nourricier, père, ,naître, conseiller, médecin, intelligence, lumière, honneur, gloire, force, vie – sans plus nous inquiéter du vêtement et de la nourriture.
X. Si toi aussi tu désires ardemment cette foi et si tu l'embrasses, tu commenceras à connaître le Père.
Car Dieu a aimé les hommes : pour eux il a créé le monde ; il leur a soumis tout ce qui est sur la terre ; il leur a donné la raison et l'intelligence ; à eux seuls il a permis d'élever les regards vers le ciel ; il les a formés à son image ; il leur a envoyé son Fils unique ; il leur a promis le royaume des cieux qu'il donnera à ceux qui l'auront aimé.
Et quand tu l'auras connu, quelle joie, songes-y, remplira ton cœur ! Combien tu aimeras celui qui t'a ainsi aimé le premier. En l'aimant, tu seras un imitateur de sa bonté, et ne t'étonne pas qu'un homme puisse devenir un imitateur de Dieu : il le peut, Dieu le voulant. Tyranniser son prochain, vouloir l'emporter sur les plus faibles, être riche, user de violence à l'égard des inférieurs, là n'est pas le bonheur et ce n'est pas ainsi qu'on peut imiter Dieu ; bien au contraire, ces actes sont étrangers à la majesté divine.
Mais celui qui prend sur soi le fardeau de son prochain et qui, dans le domaine où il a quelque supériorité, veut en faire bénéficier un autre moins fortuné, celui qui donne libéralement à ceux qui en ont besoin les biens qu'il détient pour les avoir reçus de Dieu, devenant ainsi un dieu pour ceux qui les reçoivent, celui-là est un imitateur de Dieu. Alors, quoique séjournant sur la terre, tu contempleras Dieu régnant dans la cité céleste, tu commenceras à parler des mystères de Dieu alors tu aimeras et admireras ceux qui sont torturés parce qu'ils ne veulent pas renier Dieu ; alors tu condamneras l'imposture et l'égarement du monde quand tu connaîtras ce qu'est vraiment vivre, quand tu mépriseras ce qu'ici-bas on appelle la mort, quand tu redouteras la véritable mort, réservée à ceux qui seront condamnés au feu éternel, châtiment définitif de ceux qui lui auront été livrés. Alors tu admireras ceux qui endurent le feu d'ici pour la justice et tu les proclameras bienheureux, quand tu auras appris à connaître cet autre feu...
XI. Je ne dis rien d'étrange, je ne recherche pas le paradoxe, mais docile aux leçons des Apôtres, je me fais le docteur des Nations, je transmets exactement la tradition à ceux qui se font les disciples de la Vérité. Qui, en effet, dûment instruit et engendré par la bienveillance du Verbe, ne s'empresse pas d'apprendre pleinement tout ce que le Verbe a clairement enseigné à ses disciples ? Le Verbe, se manifestant, le leur a manifesté, s'exprimant ouvertement, incompris des incrédules, s'expliquant à ses disciples qui – reconnus par lui comme ses fidèles – reçurent la connaissance des mystères du Père. C'est pour cela que le Verbe a été envoyé : pour qu'il se manifestât au monde, Lui qui, méprisé par son peuple, a été prêché par les apôtres et cru par les nations. Lui, qui était dès le commencement, il est apparu comme nouveau et fut trouvé ancien, et il renaît toujours jeune dans le cœur des saints. Éternel, il est aujourd'hui reconnu Fils.
Par lui l'Église s'enrichit, la grâce, s'épanouissant, se multiplie dans les saints, conférant l'intelligence, dévoilant les mystères, révélant la répartition des temps ; elle se réjouit à cause des fidèles, elle s'offre à ceux qui la recherchent en respectant les règles de la foi et en ne transgressant pas les bornes des Pères.
Et voici que la crainte de la Loi est chantée, la grâce des Prophètes reconnue, la foi dans les Évangiles affermie, la tradition des Apôtres conservée et que la grâce de l'Église bondit d'allégresse. Cette grâce, ne la contriste pas, et tu connaîtras les secrets que le Verbe révèle par qui il veut, quand il lui plaît. Tout ce que la volonté du Verbe nous ordonne, nous inspire de vous exposer avec zèle, nous le partageons avec vous, par amour pour la Révélation que nous avons reçue.
XII. Approchez-vous, prêtez une oreille docile, et vous saurez tout ce que Dieu octroie à ceux qui l'aiment véritablement. Ils deviennent un jardin de délices. Un arbre chargé de fruits, à la sève vigoureuse, grandit en eux et ils sont ornés des plus riches fruits. Car c'est là le terrain où ont été plantés l'arbre de la science et l'arbre de la vie, mais ce n'est pas l'arbre de la science qui tue, non : c'est la désobéissance qui tue.
Car ce n'est pas sans raison qu'il a été écrit que Dieu, au commencement, planta au milieu du jardin l'arbre de la science et l'arbre de la vie, nous montrant dans la science l'accès à la vie. Les premiers hommes, qui ne surent pas bien en user, furent mis à nu par l'imposture du serpent. Car il n'y a pas de vie sans la science, ni de science sûre sans la véritable vie : c'est pourquoi les deux arbres ont été plantés l'un près de l'autre.
Ce sens, l'Apôtre l'avait bien vu quand, blâmant la science qui s'exerce sans obéir aux préceptes de vie que donne la Vérité, il dit : « La science enfle, mais l'amour édifie ».
Car celui qui croit savoir quelque chose sans la véritable science, celle à qui la vie rend témoignage, celui-là ne sait rien : le serpent le trompe parce qu'il n'a pas aimé la vie. Mais celui chez qui la science est accompagnée de crainte et qui recherche ardemment la vie, celui-là plante dans l'espérance et peut se promettre des fruits.
Que la science s'identifie à ton cœur ; que le Verbe de vérité, reçu en toi, devienne ta vie. Si cet arbre grandit en toi et si tu désires son fruit, tu ne cesseras de récolter ce qu'on souhaite recevoir de Dieu, ce que le serpent ne saurait atteindre ni l'imposture infecter. Ève n'est plus séduite, mais demeurant vierge, proclame sa foi.
Le salut se montre, les Apôtres comprennent, la Pâque du Seigneur approche, les temps s'accomplissent, l'ordre cosmique s'établit, le Verbe se plaît à enseigner les saints ; par Lui le Père est glorifié, à lui la gloire dans les siècles des siècles.
Amen.
Établissement du texte grec
et traduction d’Henri-Irénée Marrou

1. Henri-Irénée Marrou situe le texte à la fin du IIe siècle, et émet deux hypothèses hardies : l’auteur serait saint Pantène, fondateur de l’école théologique d’Alexandrie, et le destinataire Claudios Diognetos, Grand Prêtre d’Égypte.
2. Psaume 145, 6
3. Lacune : « C’est ainsi que j’ai trouvé aussi une coupure dans le modèle, qui était très vieux ».

dimanche 11 décembre 2016

En écrivant... Saint François de Sales, Conseils à une anxieuse


Annecy, 7 avril 1617.
Madame,
À cette première commodité que j'ai de vous écrire, je tiens ma promesse, et vous présente quelques moyens par lesquels vous pourrez adoucir la crainte de la mort, qui vous donne de si grands effrois en vos maladies et enfantements : en quoi, bien qu'il n'y ait aucun péché, il y a cependant du dommage pour votre cœur, lequel, troublé de cette passion, ne peut pas si bien se joindre par amour avec son Dieu, comme il ferait s'il n'était pas si fort tourmenté.
Premièrement donc, je vous assure que si vous persévérez à l'exercice de dévotion, comme je vois que vous faites, vous vous trouverez petit à petit grandement allégée de ce tourment ; d'autant que votre âme, se tenant ainsi exempte des mauvaises affections et s'unissant de plus en plus à Dieu, elle se trouvera moins attachée à cette vie mortelle et aux vaines complaisances que l'on y prend. Continuez donc en la vie dévote selon que vous avez commencé, et allez toujours de bien en mieux au chemin dans lequel vous êtes, et vous verrez que, dans quelque temps, ces terreurs s'affaibliront et ne vous inquiéteront plus si fort.
Secondement, exercez-vous souvent aux pensées de la grande douceur et miséricorde avec laquelle Dieu notre Sauveur reçoit les âmes en leur trépas, quand elles se sont confiées en lui pendant leur vie et qu'elles se sont essayées de le servir et aimer, chacune en sa vocation :
Ô que vous êtes bon, Seigneur, à ceux qui ont le cœur droit !
Tiercement, relevez souvent votre cœur par une sainte confiance mêlée d'une profonde humilité envers notre Rédempteur ; comme disant : je suis misérable, Seigneur, et vous recevrez ma misère dans le sein de votre miséricorde, et vous me tirerez de votre main paternelle à la jouissance de votre héritage. Je suis chétive, et vile, et abjecte ; mais vous m'aimerez en ce jour, parce que j'ai espéré en vous et ai désiré d'être vôtre.
Quatrièmement, excitez en vous, le plus que vous pourrez, l'amour du Paradis et de la vie Céleste, et faites plusieurs considérations sur ce sujet, lesquelles vous trouverez suffisamment marquées au livre de l'Introduction à la Vie dévote, en la Méditation de la gloire du Ciel, et au Choix du Paradis ; car, à mesure que vous estimerez et aimerez la félicité éternelle, vous aurez moins d'appréhension de quitter la vie mortelle et périssable.
Cinquièmement, ne lisez point les livres ou les endroits des livres dans lesquels il est parlé de la mort, du jugement et de l'enfer ; car, grâces à Dieu, vous avez bien résolu de vivre chrétiennement et n'avez point besoin d'y être poussée par les motifs de la frayeur et de l'épouvantement.
Sixièmement, faites souvent des actes d'amour envers Notre-Dame, les Saints et Anges célestes ; apprivoisez-vous avec eux, leur adressant souvent des paroles de louange et de dilection ; car ayant beaucoup d'accès avec les citoyens de la divine Jérusalem céleste, il vous fâchera moins de quitter ceux de la terrestre ou basse cité du monde.
Septièmement, adorez souvent, louez et bénissez la très sainte Mort de Notre-Seigneur crucifié, et mettez toute votre confiance en son mérite, par lequel votre mort sera rendue heureuse ; et dites souvent :
Ô divine mort de mon doux Jésus, vous bénirez la mienne, et elle sera bénite ;
Je vous bénis, et vous me bénirez, ô mort plus aimable que la vie.
Ainsi saint Charles, en la maladie de laquelle il mourut, fit mettre à sa vue l'image de la sépulture de Notre-Seigneur et celle de l'oraison qu'il fit au mont des Oliviers, pour se consoler en cet article, sur la Mort et Passion de son Rédempteur.
Huitièmement, faites quelquefois réflexion sur ce que vous êtes fille de l'Eglise catholique, et vous réjouissez de cela ; car les enfants de cette Mère qui désirent de vivre selon ses lois, meurent toujours bienheureux, et, comme dit la bienheureuse Mère Thérèse, c'est une grande consolation à l'heure de la mort d'être « fille de la sainte Eglise ».
Neuvièmement, finissez toutes vos oraisons en confiance, comme disant :
Seigneur vous êtes mon espérance ; en vous j'ai jeté ma confiance.
Ô Dieu, qui espéra jamais en vous, lequel ait été confondu ?
J'espère en vous, ô Seigneur, et je ne serai point confondu éternellement.
En vos oraisons jaculatoires parmi la journée, et en la réception du très saint Sacrement, usez toujours de paroles d'amour et d'espérance envers Notre-Seigneur, comme :
Vous êtes mon Père, ô Seigneur !
Ô Dieu, vous êtes l'Époux de mon âme ; vous êtes le Roi de mon amour et le Bien-Aimé de mon âme !
Ô doux Jésus, vous êtes mon cher Maître, mon secours, mon refuge !
Dixièmement, considérez souvent les personnes que vous aimez le plus et desquelles il vous fâcherait d'être séparée, comme des personnes avec lesquelles vous serez éternellement au Ciel ; par exemple, votre mari, votre petit Jean, monsieur votre père.
Ô ce petit garçon, qui sera, Dieu aidant, un jour bienheureux en cette vie éternelle, en laquelle il jouira de ma félicité et s'en réjouira, et je jouirai de la sienne et m'en réjouirai sans jamais plus nous séparer !
Ainsi du mari, ainsi du père et des autres : en quoi vous aurez d'autant plus de facilité, que tous vos plus chers servent Dieu et le craignent. Et parce que vous êtes un peu mélancolique, voyez au livre de l'Introduction à la Vie dévote ce que je dis de la tristesse et des remèdes contre celle-ci.

Voilà, ma chère Dame, ce que pour le présent je vous puis dire sur ce sujet, que je vous dis avec un cœur grandement affectionné au vôtre, lequel je conjure de m'aimer et recommander souvent à la miséricorde divine, comme réciproquement je ne cesserai jamais de la supplier qu'elle vous bénisse.
Vivez heureuse et joyeuse en la dilection céleste, et je suis Votre plus humble et très affectionné serviteur.


François de Sales, Lettre à Madame de Veyssilieu

mercredi 30 novembre 2016

En homéliant, Père Vincent Sénéchal, À Dieu Christian des Pallières


On ne rencontre que rarement dans sa vie des êtres exceptionnels, c'est à dire des personnes qui vous rendent meilleurs que vous n'étiez avant de les avoir rencontrés. Des personnes qui vous donnent confiance en vous. Des personnes qui s'inquiètent pour vous et partent à votre recherche, y compris de nuit, lorsque vous êtes en errance. Des personnes qui vous aiment et vous font sentir combien vous êtes unique. Des personnes qui vous font rire, et qui vous donnent de la joie, y compris au milieu de situations les plus difficiles. Des personnes qui veulent que vous grandissiez et progressiez, et dont c'est le bonheur d'être passeur et éveilleur. Des personnes qui ont envie de pleurer et crier en voyant votre malheur, et s'avancent dans la boue et les immondices pour vous y rejoindre et vous en tirer. Des personnes qui osent vous sourire, vous prendre dans leurs bras et vous pardonner alors que vous êtes enfermé dans votre honte d'avoir failli. Des personnes qui donnent tout par amour, jusqu'à mourir dans la simplicité. Des personnes créatives pour faire le bien, qu'on a envie de suivre jusqu'au bout du monde. Des personnes dont l'audace et la foi sont communicatives. Des personnes dont le souffle de vie vous soulève et vous rend léger, comme l'air soulève les feuilles mortes vers le ciel et les fait danser avec les oiseaux. La vie de ce type d'homme ou de femme est une pépite qui vaut plus que tout l'or du monde. En premier lieu, en te voyant, Christian, j'ai d'abord vu un couple. Celui que tu formais avec Marie-France, elle qui a été la réponse a tes prières et au défi que tu avais lancé au Seigneur. Je me souviens avec émotion de vos 50 ans de mariage, à Phnom Penh. Qu'il était beau de vous voir tous les deux entourés de votre famille et de vos amis, assis côte à côte pour rendre grâce.
Votre amour partagé, vos rêves communs, ont été la source de grandes choses ! Dans une complémentarité extraordinaire entre vous.
Un autre point sur lequel tu m'as enseigné, cher Christian, c'est ta capacité d'incarnation. Toi et Marie-France êtes quand même devenus citoyens cambodgiens ! Quand on y pense ! Ce Papy comme les enfants t'appellent. Toi, Papy, tu es devenu Cambodgien ! Non pas parce qu'on t'aurait aplati le nez... Mais parce que tu avais le cœur cambodgien ! Mais plus encore qu'un passeport, c'est cette ouverture et cette confiance faite aux gens des pays où tu as vécu qui était remarquable. C'était déjà, le cas au Maghreb, où vous invitiez volontiers et fréquemment à votre table les gens du pays. C'était le cas chez IBM où tu as travaillé pour que les agences africaines soient dirigées par des locaux. Et tu as voyagé dans votre camping-car, inlassablement, à la rencontre des autres, avec vos enfants, durant ces deux voyages inoubliables autour du monde mais aussi pour les tournées annuelles en France et en Europe. Et tu as voulu que vos écoles PSE soient dirigées par de belles personnalités khmères. Ton souci de te faire proche des Khmers a même été jusqu'à demander la crémation, car tu souhaitais que tes amis Cambodgiens puissent s'associer à ton départ. Et la Reine-Mère est même venue te rendre hommage.
Ton ouverture aux autres dont tu étais curieux des coutumes, de la façon de vivre, et de la religion, est un exemple inoubliable ; et ta capacité à te faire proche des lointains m'a beaucoup édifié.
Et puis, enfin, parlons de la décharge. Votre découverte avec Marie-France de la décharge de Stung Mean Chey, à Phnom Penh, fut comme la découverte de l'enfer sur terre. Nous gardons tous en mémoire ton image, marchant en bottes dans cette boue noire et visqueuse, au milieu d'innombrables mouches, pour aller au contact de ces enfants décharnés, sales, non scolarisés et souvent maltraités. Ce fut une descente aux enfers. Tu as fait cette plongée dans l'enfer humain pour libérer des milliers d'enfants et leur donner un avenir. Il y a quinze jours, j'ai longuement contemplé ce dessin d'un écolier de PSE posé près de toi : on y voyait une vallée infranchissable qui séparait deux plateaux montagneux. Sur le plateau de gauche étaient dessinées la violence, la misère, la faim, la maladie, la mort. Sur le plateau de droite, la santé, l'école, le travail, les magasins. Et au milieu, l'artiste en herbe qui voulait te rendre hommage t'avait dessiné, allongé, le corps tendu d'un plateau l'autre, les pieds touchant le plateau de gauche et les bras atteignant jusqu'au plateau de droite, faisant de ton corps un pont sur lequel s'engageaient de nombreux enfants pour passer vers l'éducation, la santé, une vie plus digne. Il me faut m'arrêter là, Christian. Ta vie extraordinaire fut un cadeau magnifique pour nous tous, que je ne peux limiter qu'à quelques mots. Dieu seul sait ce qu'il t'a réservé. Mais la joie, sûrement, toi qui étais déjà si joyeux ici-bas. Avec ton nez de clown, provoquant les sourires, les sourires d'adultes, les sourires d'enfants.
À Dieu, Christian.
Tu nous précèdes et nous donne courage.
À Dieu, notre ami.


Père Vincent Sénéchal, homélie de la messe d’enterrement

lundi 28 novembre 2016

En consolant... John Henry Newman, La Miséricorde de Dieu


Ce qui rend la miséricorde de notre Sauveur si irrésistible (si l'on peut ainsi la qualifier) c'est qu'elle tient compte des temps et des lieux, des personnes et des circonstances ; c'est le tendre discernement dont elle fait preuve. Elle examine et tient conseil pour chaque individu qui vient à elle. Elle agit pour ceux-ci d'une façon, pour ceux-là d'une autre ; elle ne peut jamais, si l'on peut dire, se manifester de la même manière ; elle a pour chacun une nuance et un mode différents ; et elle se répand sur certains hommes comme si Dieu Lui-même faisait dépendre de leur bonheur son propre bonheur. Je pourrais rappeler ici, comme on l'a fait souvent, l'exemple de Lazare, que Notre-Seigneur traita si tendrement ainsi que ses sœurs ; ou encore les larmes du Sauveur sur Jérusalem ; ou encore sa conduite envers saint Pierre, avant et après le reniement, ou envers saint Thomas quand il douta ; ou bien son amour pour sa mère et pour saint Jean. Mais j'attirerai votre attention plutôt sur la manière dont Il en usa avec Judas le traître ; d'abord parce qu'on y insiste moins souvent, ensuite parce que s'il y avait un être au monde que l'on pût croire rejeté de sa présence comme maudit et réprouvé, c'était celui dont le Seigneur avait prévu qu'il Le trahirait. Pourtant nous verrons ce malheureux lui-même suivi et enveloppé par le regard serein, quoique grave, du Seigneur, jusqu'à, l'heure même de la trahison.
Judas était dans les ténèbres, et haïssait la lumière ; et il « alla vers sa destinée » ; mais il y va poussé non pas par des forces naturelles qui développaient leur marche inévitable, ni par quelque Destin insensible qui condamne les méchants l'enfer ; mais par un juge qui l'examine de la tête aux pieds, qui le sonde jusqu'au plus profond de lui-même, pour voir s'il n'y reste pas un rayon d'espoir, une étincelle cachée de foi ; qui l'avertit sans cesse, et qui, lorsqu'Il l'abandonne enfin, pleure sur lui avec l'affection blessée d'un ami plutôt qu'avec la sévérité d'un juge de l'univers. Ainsi, rappelez-vous d'abord l'émouvant avertissement, un an avant l'épreuve : « Ne vous ai-je pas choisis tous les douze, et voici que l'un de vous est un démon ? » Puis, quand le temps fut venu, cette humiliation, la plus basse qui se pût, devant un homme qui allait Le trahir et mériter le feu inextinguible : « Il se leva de la table, et... versant de l'eau dans un bassin, Il commença à laver les pieds des disciples » ; et Judas était du nombre. Puis, un second avertissement en même temps, ou plutôt une lamentation attristée en Lui-même : « Vous n'êtes pas tous purs ». Puis, ouvertement : « En vérité, en vérité, je vous le dis, l'un de vous me trahira. Le Fils de l'Homme s'en va comme il a été écrit de lui ; mais malheur à l'homme par qui le Fils de l'Homme est trahi ! Il aurait mieux valu pour cet homme qu'il ne fût pas né ». Alors Judas, qui Le trahit, prit la parole et dit : « Maître, est-ce moi ? » Jésus lui dit : « Vous l'avez dit ». Enfin, au moment où la trahison s'accomplissait : « Mon ami, pourquoi êtes-vous venu ? Judas (il l'appelle par son nom), trahissez-vous le Fils de l'Homme dans un baiser ? »1  Je n'essaye pas ici de concilier sa prescience divine avec cette anxiété prolongée, cette pitié personnelle pour Judas ; mais je veux vous arrêter sur ce sentiment, afin que vous observiez ce qui nous est donné par la révélation du Dieu Tout-Puissant dans l'Évangile, je veux dire la connaissance d'une Providence qui s'étend à tous les individus, et qui donne la lumière de son soleil aux méchants comme aux bons. C'est de la même façon, sans aucun doute, qu'au dernier jour les méchants et les impénitents seront condamnés, non pas en masse, mais un par un ; chacun paraîtra à son tour devant le juste Juge, dans la gloire qui rayonnera de sa face ; on le pèsera dans la balance et il sera trouvé trop léger ; on le traitera, non pas sans doute avec hésitation ou faiblesse, car la justice divine réclame satisfaction, mais avec toute la sollicitude, toute l'attentive considération d'un Dieu qui ferait volontiers, s'Il le pouvait, le fruit de sa Passion plus abondant encore qu'il n'est.
Considérons encore, pour donner plus de poids à ces graves réflexions, la conduite de Notre-Seigneur à l'égard des étrangers qui venaient à Lui. Judas était son ami ; mais nous, nous ne L'avons jamais vu. Comment nous regardera-t-Il ; comment nous regarde-t-Il déjà ? Que sa manière d'être envers la foule dans l'Évangile nous rassure. Il est le Très Saint, le Tout-Puissant, et Il s'est montré tel : pourtant, sans oublier Sa majesté divine, Il montrait une tendre sollicitude pour tous ceux qui L'approchaient, comme s'Il ne pouvait tourner ses yeux sur aucune de ses créatures sans l'affection débordante d'un père qui regarde son enfant avec une joie entière, et qui désire seulement son bonheur et son plus grand bien. Ainsi, quand le jeune homme riche vint à Lui : « Jésus, le regardant, l'aima, et lui dit : ‘Une seule chose te manque’ ». Quand les Pharisiens demandaient un signe de sa puissance : « Il soupira profondément dans son cœur ». Une autre fois : « Il se tourna et les considéra tous » l'un après l'autre, comme pour voir si par hasard il n'y avait pas ici ou là, une exception à l'incrédulité générale, et pour condamner un par un ceux qui étaient coupables 2. « Il les considéra tous avec colère, en s'affligeant de la dureté de leurs cœurs ». Et encore, quand le lépreux vint à Lui, Il ne se contenta pas de le guérir, mais « ému de compassion, Il étendit sa main »3.
Comme elle est consolante, cette révélation de la Providence particulière de Dieu envers ceux qui le cherchent ! Comme elle est consolante pour ceux qui ont découvert que ce monde n'est que vanité, et qui se sentent solitaires et isolés au fond d'eux-mêmes, quelles que soient les ombres de puissance et de bonheur qui les entourent ! La multitude, sans doute, vit sans penser à cela, les uns par insensibilité, parce qu'ils ne comprennent pas leurs propres besoins, les autres passant d'une idole à l'autre, à mesure que chacune les trahit. Mais les cœurs plus clairvoyants seraient écrasés par le découragement, ou même maudiraient l'existence, s'ils se croyaient soumis seulement à l'action de lois invariables, impuissantes à attirer la pitié ou l'attention de Celui qui les a réglées une fois pour toutes. Et que feraient en particulier ceux qui son jetés au milieu d'êtres incapables d'entrer dans leurs sentiments, et ainsi étrangers à tous, même à ceux qu'une longue coutume a faits leurs amis ! Ou bien ceux qui ont des perplexités d'esprit qu'ils ne peuvent s'expliquer à eux-mêmes, encore moins écarter, et qui n'ont personne pour les aider ; ou ceux encore qui sentent étouffer au fond d'eux-mêmes des affections et des aspirations qui n'ont pas pu trouver leur objet ; ceux qui sont incompris des êtres qui les entourent et s'aperçoivent qu'ils n'ont pas de mots pour les éclairer, ou pas de principes communs à quoi en appeler ; ceux qui s'imaginent n'avoir ni place, ni but dans le monde, ou n'être qu'un obstacle pour d'autres ; ceux qui doivent suivre leur propre idée du devoir sans conseils et sans appuis, bien plus, résister peut-être aux vœux, aux prières de leurs supérieurs ou de leurs parents ; ceux encore qui portent le fardeau de quelque douloureux secret, de quelque peine solitaire et incommunicable ! Les récits évangéliques viennent en aide à tous ces besoins, lorsqu'ils nous présentent non pas seulement un Créateur immuable, mais un Gardien plein de compassion, un Juge plein de dévouement, un Soutien.
Dieu te regarde, qui que tu sois. Il « t'appelle par ton nom », Il te voit, et Il te comprend, aussi bien qu'Il t'a fait. Il sait ce qu'il y a en toi, tous tes sentiments et tes pensées propres, tes inclinations et tes goûts, ta force et ta faiblesse. Il te voit dans tes jours de joie et dans tes jours de peine, Il sympathise avec toi dans tes espoirs et tes tentations. Il prend intérêt à toutes tes anxiétés et tes souvenirs, à tous les élans et à tous les découragements de ton esprit. Il a compté jusqu'aux cheveux de ta tête et aux coudées de ta taille. Il t'entoure de Ses bras et te soutient ; Il t'élève et Il te remet à terre. Il regarde ton visage, dans le sourire ou les pleurs, dans la santé ou la maladie. Il regarde tes mains et tes pieds ; Il entend ta voix, le battement de ton cœur, et jusqu'à ton souffle. Tu ne t'aimes pas mieux toi-même qu'Il ne t'aime. Tu ne peux pas trembler devant la souffrance plus qu'Il ne répugne à te voir la subir ; et s'Il la fait descendre sur toi, c'est comme tu l'appellerais toi-même, si tu étais sage : pour qu’elle se tourne ensuite en un plus grand bien. Tu n'es pas seulement Sa créature (quoique des passereaux mêmes Il ait souci, et soit pitoyable au nombreux bétail de Ninive), tu es un homme racheté et sanctifié, Son fils adoptif, gratifié d'une part de cette gloire et de cette bénédiction qui découlent éternellement de Lui sur le Fils unique. Tu as été choisi pour être sien, au-dessus même de tes frères de l'Orient et du Midi. Tu étais un de ceux pour qui le Christ offrit au Père sa dernière prière, et y mit le sceau de son sang précieux. Quelle pensée que celle-là, pensée presque trop grande pour notre foi ! À peine pouvons-nous nous retenir, quand nous la considérons, de faire comme Sarah, de rire d'étonnement et de perplexité. Qu'est donc l'homme, que sommes-nous, que suis-je, pour que le Fils de Dieu ait de moi si grand souci ? Que suis-je, pour qu'Il m'ait élevé presque de la nature d'un démon à celle d'un ange ? pour qu'Il ait changé la constitution originelle de mon âme, qu'Il m'ait créé à nouveau, moi qui ai été depuis ma jeunesse un prévaricateur, et pour qu'Il habite Lui-même personnellement en mon propre cœur, faisant de moi Son temple ? Que suis-je pour que Dieu l'Esprit-Saint veuille entrer en moi, et élève mes pensées vers le Ciel « avec d'indicibles plaintes » ?
Telles sont les méditations qui viennent consoler le chrétien tandis qu'il est avec le Christ sur la montagne sainte. Et quand il descend vers ses devoirs quotidiens, elles sont encore sa force intérieure, bien qu'il ne lui soit pas permis de communiquer sa vision    à ceux qui l'entourent.
Elles font briller son visage, elles le rendent gai, maître de soi, serein et ferme au milieu de toutes tentations, persécutions ou abandons. Avec de telles pensées devant nous, combien bas et misérable apparaît le monde dans tous ses desseins et toutes ses doctrines ! Combien vraiment misérable doit-il sembler de rechercher un bien dans les créatures ; de convoiter le rang, la richesse ou le crédit ; de choisir pour nous-mêmes en imagination tel ou tel genre de vie ; d'affecter les manières des grands ; de dépenser notre temps en folies ; d'être mécontents, querelleurs, jaloux ou envieux, prompts au blâme ou à la rancune ; amis des paroles frivoles et avides de la nouvelle du jour ; agités d'affaires publiques qui ne nous regardent point ; ardents pour la cause de tel intérêt ou tel parti ; âpres au gain ou acharnés à la poursuite d'une science stérile ! Et à la fin de nos jours, quand la chair et le cœur nous trahiront, quelle sera notre consolation, de nous être enrichi, d'avoir rempli un poste, d'avoir été le premier parmi nos égaux ou d'avoir écrasé un rival, d'avoir tout conduit à notre guise, d'avoir acquis une situation splendide, ou connu l'intimité des grands, ou mené une vie de luxe, ou conquis un nom ! Dites-moi, même si nous obtenons ce qui dure le plus, une place dans l'histoire, pourtant quelles cendres après tout nous aurons mangées comme pain ! Et, à cette heure terrible où la mort est en vue, Celui dont l'œil est si tendrement sur nous aujourd'hui, dont les mains se posent si doucement sur nous, Celui-là nous reconnaîtra-t-il encore ? ou s'Il parle encore, sa voix aura-t-elle le pouvoir de nous remuer ? Ne nous repoussera-t-elle pas plutôt, comme elle fit pour Judas, par la tendresse même avec laquelle elle nous invitera à aller Lui ?
Essayons donc, avec sa grâce, de bien comprendre ce que nous sommes et ce qu'Il est à notre égard ; tendre et compatissant au possible, et pourtant, malgré toute sa pitié, ne dépassant pas de la largeur d'un cheveu les éternelles limites de la vérité, de la sainteté, de la justice. Il est Celui qui, quoiqu'Il pleure et se lamente d'abord, peut condamner au malheur éternel. Celui qui, une fois tombée la sentence de condamnation, effacera à tout jamais notre souvenir et ne nous connaîtra plus. L'ivraie fut liée en bottes pour le feu, indistinctement, publiquement, ignominieusement. « Soyons donc dans la crainte, de peur qu'une promesse nous étant laissée d'entrer dans son repos, l'un d'entre nous ne paraisse en être incapable ».
John Henry, cardinal Newman, in Newman
(sermons choisis par Henri Brémond)


1. Matthieu, XXVI, 24, 25, 50. Luc. XXII, 48.
2. Marc, X, 21 ; VIII, 12 ; III, 5.
3. Voyez aussi Matthieu, XIX, 26 ; Luc, XXII, 61 ; Marc, III, 34 ; I, 41.