mercredi 26 septembre 2012

En allégeant... Jean-Pierre Schaller, l'importance de l'aveu


Les spécialistes en étymologie estiment que le verbe avouer, d'où vient le mot aveu, signifie primitivement appeler auprès de soi et invoquer l'assistance. Il suffit de songer au terme d'avocat. Or le médecin et le prêtre ont toujours été, et demeurent, ceux qu'on appelle lorsqu'un fardeau somatique, psychique ou spirituel rend l'existence trop pesante. On leur fait des « aveux » parce qu'on espère d'eux la guérison ou en tout cas un allégement.
Pour apporter la réponse la plus exacte et l'aide la plus efficace, le médecin, le psychologue, le prêtre ou le moraliste devront, aujourd'hui, prendre en considération l'apport remarquable des sciences humaines. Cependant devant cette exigence, une double réaction s'avère possible. Ou bien la méfiance va surgir, tant on craindra de voir apparaître une explication purement mécaniste de nos réactions, au point de nier la liberté de choix de l'individu. Ou bien, au contraire, un accueil délirant fera qu'on ramènera l'homme à une machine répondant fidèlement aux données que la science propose : on oubliera alors qu'il y a chez ce personnage étrange — le premier animal tragique, selon le mot d'Ardrey — des réactions qui lui sont propres et qui défient même les lois contrôlées sur la bête.
On ne peut nier ce que disait le Professeur Ernst Stadter : « La conscience morale et même la personnalité morale n'existent pas dans un ensemble aseptique, mais tout ce qui touche l'éthique a ses racines très profondément plongées dans l'organisme psychologique de l'individu et dans les réalités sociales et historiques, qu'elles soient favorables ou défavorables » 1. L'auteur ajoutait que notre conscience est donc liée à de nombreuses lois physiologiques, psychologiques et sociologiques. Chacun reconnaît que les forces d'âme ne sont pas indépendantes de réalités physiques et chimiques. On sait, en plus, que ces dernières subissent des modifications variées à la suite de chocs ou d'émotions qu'un mot à la mode, le stress, désigne fréquemment. Cette situation ne va pas perturber les principes moraux fondamentaux : elle va simplement permettre à une morale sainement évoluée de mieux apprécier et jauger les réactions du croyant et le comportement du pécheur.
UNE EXISTENCE SECRÈTE
Lorsque les philosophes modernes se penchent sur les problèmes médico-moraux, ils relèvent souvent un souci actuel de la médecine qui est celui de la « qualité de la vie ». On sait combien cette expression est aujourd'hui fréquente et on la retrouve dans la littérature provenant des sciences les plus variées. Dès qu'il s'agit de la médecine, Claude Bruaire remarque que celle-ci n'est plus exclusivement ordonnée à sauver la vie ou à secourir un être menacé : par cette préoccupation de la qualité de la vie, la médecine cherche surtout à renforcer les performances de notre espèce animale et à favoriser l'appétit d'une vie plus facile, un peu anesthésiée et mieux façonnée 2. Dans le fond, la science médicale va surtout dériver vers des entreprises eugéniques et vers l'amélioration de nos états biologiques.
Une pareille perspective, poussée trop loin, trahirait la vocation du médecin. D'ailleurs un honnête praticien, dans son cabinet de consultation, sait parfaitement que chaque malade apporte un problème qui lui est propre et qui fait de sa maladie même un événement qui ne peut se ranger automatiquement dans des catégories préparées d'avance. C'est pour cette raison que Claude Bruaire écrivait encore : « Le corps individuel est habité, au moins en droit, par l'être singulier de quelqu'un, d'une personne, constitué d'autre chose que d'éléments de matière, de cellules et d'organes ». L'auteur ajoutait que cet être singulier est d'une tout autre nature que l'individualité du corps, qui y vit et s'y manifeste, mais dont le destin n'est pas énonçable dans les termes de son organisme.
De tels propos relèvent exactement les limites du travail de « technicien » que comporte chaque acte médical. Car si « tout individu de notre espèce est habité par un être d'esprit en peine d'une destinée propre et irréductible à son corps naturel », il va de soi que le médecin restera conscient du seuil que sa science ne franchit plus à l'aide d'analyses exprimées en termes de biologie. L'éthique médicale, sans dépasser ses bornes, saura donc que dans tous ses principes, ses énoncés ou ses conclusions, il est indispensable de tenir compte de deux valeurs : « être d'esprit » et « destinée propre », que le monde animal évidemment ignore.
Dès lors, en fonction de son existence secrète, l'homme demande plus que la satisfaction des besoins de la vie. Ce sera donc la théologie, après la philosophie, qui aura son mot à dire en éthique médicale, du fait même que le patient possède une vie spirituelle et que, de près ou de loin, il propose une requête religieuse. Des questions d'ordre métaphysique, ou du domaine de la foi, vont remonter à la surface surtout lorsque la maladie révèle quelque gravité. Pour l'homme c'est donc dans un ensemble compliqué que va évoluer le mal qu'un médecin doit combattre. C'est là aussi une des raisons qui fait que tout praticien loyal tiendra compte des enseignements de la médecine psychosomatique. Par cette voie-là on peut dire que l’aveu revêt une importance accrue.
ENJEU PSYCHOSOMATIQUE
Un psychiatre observait qu'il y a des accidents de parcours dans les vies et que le voyage de l'homme dans son histoire va les révéler : « Un cabinet de psychiatre ressemble à ces îles perdues dans une mer hostile où des navigateurs apeurés, fatigués ou naufragés, viennent chercher refuge, repos et assistance » 3. Beaucoup de malades, et pas seulement ceux qui recourent à des soins psychiatriques, sont comme des navigateurs apeurés. Il en va de même pour ceux qui frappent au bureau d'accueil d'un prêtre.
Une femme, ayant traversé une longue crise dépressive, écrivait dans son Journal : « Est-ce notre nature profonde qui se dévoile dans la dépression, ou bien la dépression est-elle l'expression tragique d'une vie qui se heurte à l'incompréhension ? La vérité est peut-être nichée dans un va-et-vient constant entre l'espoir et la désespérance ». Il semble que le guide spirituel ait précisément comme tâche de faire pencher l'âme, le plus possible, du côté non pas de l'espoir mais de l'espérance : car le premier ne s'attache qu'à des réalités terrestres, alors que la seconde parle d'un bonheur qui dure toujours puisque le Seigneur essuiera toutes larmes de nos yeux. Cette dernière expression est employée plus d'une fois par l'Apocalypse (VII, 17 ; XXI, 4).
La plupart des médecins ont toujours reconnu, dès lès temps les plus reculés, l'importance du psychisme dans la genèse de certaines réactions organiques perturbées. On a dit, non sans raison, que le médecin de famille qui savait prendre et donner son temps, pour écouter et apaiser, faisait sans le savoir de la médecine psychosomatique. La médecine a toujours plus ou moins su que la cellule, grande ou petite, nous est liée par un vaste ensemble : « C'est l'appartenance de chacun des éléments à l'organisme entier qui lui confère ses caractères, sa marque, sa vie propre »5. Voilà comment on parle aujourd'hui du psychisme en fonction de son support somatique, mais aussi de l'organisation biologique en fonction d'une adaptation à la réalité, réussie ou non. L'élément relationnel peut, par ses déviations, complètement déranger cette adaptation.
Les spécialistes proposent souvent, en ces matières, un cas concret : c'est celui du diabète. Le Professeur Jean Bernard présente un jeune diabétique, brusquement tombé dans le coma et placé dans une chambre spéciale : « Des appareils enregistrent à tout moment les courants de son cerveau et de son cœur, les mouvements de sa respiration ; les dosages constants du sucre, des graisses, des constituants de son sang sont faits grâce aux aiguilles maintenues en permanence dans ses veines. Les résultats de ces enregistrements, de ces dosages gouvernent la thérapeutique. Ce gouvernement est automatique. Chaque augmentation du taux du sucre sanguin entraîne directement et sans intervention du médecin, l'augmentation de la quantité d'insuline injectée. Tout l'ensemble du traitement a été programmé à l'avance. Les machines de la chambre obéissent à ce programme. Assez vite le diabétique sort de son coma. Bientôt il est guéri »6.
On admirera cette surveillance permise par un contrôle automatique et cette grande rigueur assurée à un traitement de chaque instant. Ce progrès technique adapte remarquablement une thérapeutique à toute personne soignée de la façon la plus individuelle.
Mais le Professeur J. Bernard sait qu'on pourrait alors parler d'un ordinateur, pourtant si utile, comme d'un « démon tout puissant » et accuser la médecine de succomber à la « tentation de l'inhumain ». Voilà pourquoi l'auteur ajoute, avec perspicacité : « Le diabétique, plongé dans le coma, n'a pas besoin seulement de compassion mais de soins efficaces. L'humanité est d'abord d'empêcher son trépas, ensuite de lui apporter tout le secours affectif voulu lorsqu'il sortira de sa torpeur »7. Ainsi par le biais de ce secours affectif, l'acte médical va jusqu'au bout de sa mission car le médecin « entouré de machines et habité par des chiffres », saura que la thérapeutique se continue par la vieille pratique de la bonté et de la solidarité avec celui qui souffre.
Des médecins américains ont relevé, bien explicitement, ce côté psychosomatique du diabète par un cas concret. Il s'agit d'un jeune homme de 17 ans qui avait perdu sa mère deux ans plus tôt et qui n'avait jamais connu un foyer stable et heureux. Il était ballotté entre un père alcoolique, des proches qui l'hébergeaient et des institutions pour enfants où il se sentait souvent désorienté. « Il était âgé de treize ans, lorsqu'on découvrit qu'il avait le diabète et il vivait, à cette époque, dans une institution pour enfants délinquants, où il était profondément malheureux. Au cours des quatre années qui suivirent les premiers symptômes, il dut être admis dix-neuf fois à l'hôpital à cause de la gravité de l'acidose, en dépit d'une dose journalière de 110 unités d'insuline. Malgré les injonctions pressantes du médecin, le jeune homme faisait de constants accrocs à son régime. Pendant neuf mois, il fut retiré de l'institution où il était malheureux et mis dans un milieu où on se montra beaucoup plus compréhensif, où on lui permit de manger ce qu'il voulait, où on lui accorda la permission de suivre l'école, selon son propre désir, et où l'on cessa de tourner en ridicule l'obsession qu'il avait de manifester sa pseudo-masculinité et de faire parler de lui dans l'avenir. Pendant cette période, le jeune garçon n'eut aucun symptôme quelconque et renonça spontanément à l'habitude qu'il avait contractée de manger continuellement entre les repas. Vingt-quatre heures après qu'il eut été, brusquement arraché à cet entourage et replacé dans l'institution où il avait été si malheureux, l'acidose réapparut, et le jeune homme dut être hospitalisé ».
Cette étude clinique donne donc raison à ceux qui estiment que, dans le diabète, l'anxiété constitue un facteur de premier plan, très ancré en profondeur. On revient à l'importance de l'aveu et on pourrait refaire la démonstration pour une quantité d'autres maladies. Parfois les désirs du dépressif sont démesurés : c'est l'avis des psychiatres qui estiment que de telles exigences deviennent exorbitantes et donc irréalisables : « C'est pourquoi cette demande d'amour échoue habituellement, parce que ces désirs sont empoisonnés par l'agressivité qui les accompagne et qu'ils sont liés à des sentiments de culpabilité » (Sacha Nacht). Un conseiller spirituel pourrait, patiemment aider le déprimé à dénouer son agressivité qui souvent n'est qu'un aspect d'une sensibilité maladive et à se libérer d'une culpabilité qui manque de fondements réels parce qu'elle s'élabore au nom d'une vue pathologique de la responsabilité. Quoi qu'il en soit l'aveu peut ici devenir bénéfique et tel est bien l'avis de ceux qui sympathisent avec les mouvements charismatiques : « Bien plus que d'apaiser un psychisme blessé par un pesant sentiment de culpabilité justifié ou non, l'aveu permet à tout l'être de s'ouvrir et de renaître à la communion existentielle avec son propre principe vital. Dieu, source unique de la véritable paix et liberté, donateur constant de la vie, de l'être et du mouvement » (cf. Act., XVII, 28).
On sait que les spécialistes parlent d'« ulcères de contrainte » pour dire que des émotions, ayant été liées dans le passé à une gêne entravant une certaine liberté, constituent un élément affectif qui n'est pas étranger à diverses lésions. Bref on ne saurait ignorer le rôle manifeste du psychisme dans l'étiologie ou le développement d'une maladie.
L'être humain trouve parfois dans un mal somatique l'occasion de concrétiser son désir de fuite, tant son anxiété est pesante. Il n'a pas assez trouvé de regards chaleureux qui adoucissent les contacts et qui permettent à la faculté relationnelle d'aboutir à une compréhension. L'homme qui découvre qu'il n'y a personne pour saisir la profondeur de son être en est souvent réduit à la fuite dans la maladie. Leprince-Ringuet a pu écrire : « Notre civilisation inquiétante et passionnante exige bien plus qu'autrefois, dans sa monstrueuse complexité, dans sa froide agressivité, des parfums de fleurs, des chants d'oiseaux, une musique, des regards d'enfants, une tendresse à notre dimension, un sourire d'être aimé »9. Ce regard qui abaisse les barrières et transcende les échanges n'est pas à chercher uniquement chez les médecins et les psychologues. Les guides spirituels provenant des diverses religions doivent également, s'ils comprennent vraiment leur tâche, pouvoir aider éminemment celui qui appelle au secours, en lui évitant de cultiver, parfois sans s'en rendre compte, une maladie qui n'est pas une solution à sa détresse.
ENTENDRE ET ÉCOUTER
Il y a des années qu'on prétend que le médecin, singulièrement le psychothérapeute, a remplacé le prêtre. On va quérir des avis et des conseils dans le cabinet de consultation plutôt qu'au parloir ou au confessionnal. Déjà en 1950, le Dr Fouks, de Poitiers, écrivait « Le psychothérapeute de notre temps voit s'ouvrir devant lui des horizons insoupçonnés, car il tend à remplacer la direction spirituelle des artistes, des penseurs et surtout des hommes d'églises. Plus que ces derniers, en effet, il est capable de comprendre une âme humaine et surtout, seul, il peut l'appréhender dans son unité somato-psychique » 10. L'auteur insiste en affirmant que ceux dont la vie est troublée par un conflit aigu, apparemment insoluble, viennent chez le psychothérapeute qui « seul de nos jours est capable d'avoir une relation d'être à être ». C'est ce médecin uniquement, selon l'auteur, qui sera à même de comprendre son interlocuteur et de se pencher sur les problèmes les plus intimes de la personne humaine, du moins s'il possède une culture suffisamment vaste et philosophique.
De tels propos, qui semblent pour le moins légers et rapides, conduisaient le Dr Fouks à cette conclusion : « C'est assez dire que le psychothérapeute prend la place du prêtre ». Dans le même esprit, lors d'une interview accordée au Figaro 11, un médecin généraliste disait également, en 1979, que pour lui ce qui a changé depuis dix ans, c'est le fait que « les malades vous demandent de plus en plus de remplacer le curé ».
Ces observations oublient évidemment toute l'action sacramentelle du ministère pastoral. Car si le prêtre est serviteur du Christ, il est aussi « intendant des mystères de Dieu » (1 Cor. IV, 1). Il n'en reste pas moins vrai que les gens d'Église portent aujourd'hui, en ces matières, une lourde responsabilité. Ils ont souvent cru plus sage, dans un siècle qui ne parle que de communauté, de vouer leur zèle aux groupes au point d'oublier parfois l'individu. Ils ne sont plus assez disponibles à l'aveu, alors que ce sont eux qui, parlant au nom de Dieu, devraient rappeler à ceux qui traversent quelque crise la source de tout secours et de la force d'âme. Cette vertu (animi fortitudo) est soulignée par le dernier Concile (A.L., 4) lorsqu'il traite de la spiritualité des laïcs.
En plus, face à un malade atteint de n'importe quelle affection — et ceci est utile aussi aux médecins — il y a une distinction qu'on ne doit jamais perdre de vue : c'est la différence entre douleur et souffrance. Claude Bruaire estime que la douleur désigne une sensation plutôt négative dans l'agression qui affecte l'être par le corps : cette agression est localisée et sa vivacité est variable. Dès qu'il s'agit de la souffrance, on songe à une épreuve de tout l'être, atteint dans sa profondeur et dans sa personne. On pourrait alors traiter de l'utilité de la douleur, tandis qu'on parlera du sens de la souffrance. Un médecin sait que la douleur peut révéler des menaces et indiquer les agressions de l'organisme. La souffrance, elle, dirige sur une autre voie. Par l'épreuve physique du corps menacé et qui retentit dans toute la personne, l'individu peut être conduit à une vie maîtrisée, grandie et surmontée. La souffrance permet de découvrir, ou de rappeler au « malade », une donnée fondamentale de l'existence humaine car elle parle d'« un esprit propre au secret de la chair ». La vérité de notre être apparaît alors plus clairement en émergeant de la nature par quelque stimulant parfois bien lourd à supporter.
Un professeur de neurophysiologie remarquait que la douleur est utile parce qu'elle est le signal d'un désordre quelque part dans le corps ou d'une injure subie qu'il convient de faire cesser et de réparer. L'auteur observait, en faisant en somme écho à Pascal, qu'on pouvait alors faire bon usage de la douleur : « La signification métaphysique et morale de la douleur fonde le monde chrétien... Ce n'est pas le moindre paradoxe que la douleur emprunte les voies rassurantes des trajets nerveux et des relais de la moelle dans le même instant où elle traduit l'impuissance et le destin tragique de l'homme »12. Le déprimé est souvent obsédé par ce destin tragique. Un pasteur d'âme pourrait contribuer à diminuer ce sens de l'angoisse par des propos riches de confiance envers un Dieu qui est venu donner un sens optimiste de la vie et une raison d'être à l'aventure humaine.
On devine ainsi le respect nécessaire au médecin face à un patient atteint par quelque trouble pathologique mais on découvre aussi la mission du prêtre qui sent que l'aveu de l'individu n'est pas lié qu'au domaine somatique mais pénètre en plein dans la métaphysique. Il importe alors, aussi bien pour le praticien que pour le pasteur, de savoir écouter et non seulement entendre. Percevoir par l'ouïe est l'acte d'entendre, tandis que prêter l'oreille est celui d'écouter. Dans ce dernier cas il y a donc un prêt et c'est également celui du cœur : il s'agit d'accueillir l'aveu. Le Père Louis Beirnaert a bien analysé ces éléments du dialogue : « L'expérience montre que pour chacun d'entre nous, il est rare d'avoir rencontré quelqu'un qui nous a écouté jusqu'au bout ! Que de choses non dites, ou que nous n'avons jamais osé dire, parce que notre interlocuteur se précipitait lui-même dans une parole prématurée, nous donnant le sentiment qu'il ne pouvait pas en écouter davantage... Mais il ne suffit pas d'écouter, il faut aussi entendre, c'est-à-dire repérer, dans le discours de notre interlocuteur, des propos significatifs, ceux justement qui sont gros de ce qu'il a encore à dire parce qu'ils sont plus chargés d'émotion »13.
La multiplication actuelle d'organisations qui s'apparentent à la « Main tendue », « à S.O.S. Amitié », ou à « Porte ouverte » montre assez que l'homme est souvent « déboussolé » et qu'il doit artificiellement chercher une réponse à son appel parce qu'il ne la trouve plus assez chez ceux qui ont pourtant la tâche d'être des confidents.
On a publié un guide des solitudes pour venir au secours de tous ceux qui ne savent pas qui appeler à l'aide 14. L'auteur, se faisant l'écho de psychiatres, assure, par exemple, qu'on ne peut s'arracher seul au phénomène dépressif et qu'on a toujours besoin de quelqu'un pour s'en tirer. En ce qui regarde la solitude, elle provient souvent du manque d'un autre qui a disparu, du manque du tissu habituel de l'existence, dont on a dû se séparer, ou du manque de certains points de repère qui se sont dérobés.
En ce qui regarde les malades, le Professeur J. Bernard estime qu'une solution est d'adjoindre aux équipes médicales et chirurgicales des psychiatres ayant le temps d'écouter le patient, de converser avec lui et de l'aider à se livrer ou à se délivrer. L'auteur écrit qu'on ne saurait assez répéter que « l'organisation souvent imparfaite de la médecine contemporaine ne laisse pas à chaque médecin le temps nécessaire pour s'occuper aussi complètement, aussi profondément, qu'il le faudrait de chaque malade ».
On peut tenir les mêmes propos en ce qui regarde le ministère pastoral et le prêtre, comme le Professeur J. Bernard, doit reconnaître qu'on a trop oublié l'importance de l'interrogatoire attentif et de la conversation prolongée. Il importe de réserver à ces dialogues le temps nécessaire car il y a des troubles fonctionnels et de pénibles malaises, dit le médecin, qui sont amendés ou guéris par quelques entretiens avec un praticien disponible. Cela ne signifie pas que l'on oublie de prescrire certains remèdes mais ceux-ci ne remplacent pas une thérapeutique respectant l'homme dans son unité et désireuse de le soulager efficacement.
Évidemment, en psychopathologie il sera parfois très difficile de saisir le drame de la vie intérieure du sujet car « le patient n'a pas toujours la faculté de décrire ses états d'âme »15. Dans les cas de dépression le malade peut déformer, consciemment ou inconsciemment, la vérité tant il a peur de la conséquence de ses paroles. Quelquefois il ne sait pas si ses angoisses sont la cause ou la suite de sa relation faussée avec le monde. Quoi qu'il en soit le médecin et le prêtre devront toujours essayer de tempérer ce trouble et cette souffrance.
Les plus vieux auteurs spirituels ont déjà su combien l'homme est tributaire de ses humeurs, et ceci même dans sa vie religieuse. Les avis de François de Sales en sont un témoignage probant. Il écrivait à l'abbesse du Puits-d'Orbe, en janvier 1611, pour lui recommander « le soin de votre santé, avec la joie intérieure et la récréation extérieure qui vous serviront pour un entier rétablissement ». On remarquera que l'Évêque connaît la nécessité de la joie pour l'équilibre général, ainsi que l'utilité d'une agréable occupation extérieure qui sort un être de lui-même. En septembre 1620, François de Sales tenait, avant l'heure, des propos d'ordre psychosomatique puisqu'il expliquait à une dame enceinte : « C'est une vérité manifeste que nos âmes contractent ordinairement les qualités et conditions de nos corps en la portion inférieure... parce que c'est celle-là qui tient immédiatement au corps et qui est sujette à participer aux incommodités d'iceluy ». Vers 1622, l'Évêque fait une constatation que tout praticien moderne renouvelle chaque jour : « Les médecins terrestres confessent que nulle guérison ne se peut faire, sinon en la quiétude et tranquillité »16.
À une époque où la psychiatrie comme telle était inexistante, il n'est pas douteux que le « directeur » d'âme perspicace jouait un peu le rôle du conseiller qui tient compte de toutes les imbrications psychosomatiques. François de Sales, que Pierre Janet, dans ses Médications psychologiques, admirait avec raison, savait écouter et non seulement entendre. Des médecins américains, posant les principes généraux de la thérapeutique des troubles psychosomatiques, estimaient que les deux premières attitudes à prendre se résument ainsi : « Laisser au malade du temps pour raconter son histoire : écouter plus que parler. Voir l'homme derrière le cas clinique ». On pourrait très bien dire qu'un pasteur d'âme doit, lui aussi laisser au fidèle le temps de raconter son histoire et voir l'homme derrière le pécheur.
INTERROGATION LOINTAINE
Dans l'histoire de la médecine, le succès de la psychopharmacologie a marqué une étape importante. Les anxiolytiques ont fait reculer la souffrance et ont parfois supprimé l'angoisse. Par rapport aux tranquillisants, le Professeur J. Hamburger remarque comment ces médicaments ont bien vite répondu — on revient à l'aveu — à l'appel de ceux qui n'étaient pas atteints de maladie. Ces remèdes sont alors souhaités par les humains qui, « lassés par les tracas, les soucis, l'insatisfaction, le sentiment de solitude, les déboires de la vie quotidienne, aspirent de toutes leurs forces à oublier, à dormir, à s'accorder une trêve sur le chemin de leur inquiétude » 17.
De telles remarques relèvent combien le « client » du praticien se rapproche ici du « client » d'un pasteur d'âme. Dans les deux cas c'est une trêve qu'on demande à ceux qui ont la charge d'aider les autres à cheminer. Il importe donc plus que jamais que médecins et prêtres reviennent à leur mission première. Ces guides doivent se garder d'un côté trop « technique » qui, aussi bien en médecine qu'en pastorale, réduirait la thérapeutique du corps ou de l'âme à des procédés, sans doute brillants, mais capables d'ignorer « le constant désir de fuite de l'homme aux prises avec son anxiété naturelle ».
Le Professeur J. Hamburger a raison de souligner qu'on tomberait dans une dangereuse illusion, en s'imaginant que l'angoisse humaine disparaîtrait avec la suppression de la famine, de la misère et de la maladie. L'insatisfaction de l'homme est inscrite dans sa nature comme un phénomène biologique. Le désarroi fondamental de l'être humain vient du fait qu'il cherche instinctivement sa cohérence perdue : C'est là déjà l'enseignement des plus vieilles théologies, traitant de l'origine du mal. L'homme se livre souvent à une quête de systèmes apaisants et ceux-ci parfois le conduisent à tricher avec lui-même. Il est très ardu d'harmoniser nos réactions affectives primitives et les résultats de notre intelligence logique : cette coexistence en un seul individu est fréquemment à la source de graves conflits.
C'est alors que le prêtre et le médecin peuvent quelquefois être mis en accusation s'ils oublient, derrière l'aveu, de deviner l'interrogation angoissante qui vient de loin. L'anamnèse représente souvent une histoire plus lointaine que les données liées à telle maladie, tel péché ou telle lâcheté. Le Professeur R. de Vernejoul, assure « que la médecine met au service de l'homme seul un mélange singulier de science et d'amour » 18. Il apparaît que cela est vrai tant pour le praticien d’un gros bourg que pour le spécialiste universitaire. Et c’est également vrai pour n’importe quel pasteur d’âme qui, lui aussi, doit rester constamment disponible au service de chaque fidèle, en utilisant et la science et l’amour.
Jean-Pierre Schaller, in La Mélancolie (Beauchesne)
"Du bon usage et du mauvais usage de la dépression dans la vie spirituelle"

1. Ernst STADTER, La conscience morale après la psychanalyse, Paris, « Religion et Sciences de l'homme », Le Centurion, traduction de l'allemand par Marcel Neusch, 1976, p. 128.
2. Claude BRUAIRE, Une éthique pour la médecine, De la responsabilité médicale à l'obligation morale, Paris, Fayard, 1978, p. 26. L'optique de l'auteur face à l'avortement ne correspond pas à l'enseignement de l'Église. On consultera aussi avec profit, l'ouvrage du Dr Dominique MEGGLÉ, Comportement médical et éthique chrétienne, Paris, La Marjolaine, 1979. Dans cet essai d'analyse comparée l'auteur écrit : « L'homme ne possède pas un corps comme l'on posséderait maison ou voiture qui sont des attributs facultatifs. L'homme n'a pas un corps : il est un corps ; il est un corps vivant » (p. 9).
3. Yves PIUGENT, L'expérience dépressive. La parole d'un psychiatre, Paris, Desclée de Brouwer, Connivence, 1978, p. 17. Un théologien ne saurait ratifier tout ce que contient ce livre.
4. Ursula GOLSMANN-POSCH, Journal d'une dépression, Paris, Belfont, 1985, p. 170. Traduit de l'allemand.
5. René TZANCK, Réflexions sur la médecine psychosomatique, Paris, Julliard, 1964, p. 21. Il est bon de rappeler ici l'enseignement de Platon : « Tu sais peut-être que les bons médecins, quand un malade vient les trouver pour un mal d'yeux, déclarent qu'on ne saurait soigner les yeux isolément, mais qu'il faut soigner la tête pour guérir les yeux, et que, de même, vouloir guérir la tête seule, indépendamment de tout le corps, est une absurdité. Partant de ce principe, ils donnent un régime au corps entier, et c'est en soignant le tout qu'ils s'appliquent à soigner et à guérir la partie malade » (Charmide : dans le tome II des Œuvres complètes, Paris, Belles-Lettres, 1972, p. 56 : texte établi par Alfred CROISET.)
6. Jean BERNARD, Grandeur et tentations de la médecine, Paris, Buchet-Chastel, 1973, p. 309.
7. ibidem, p. 310
8. Edward WEISS et O. SPURGEON ENGLISH, Médecine psychosomatique. L'application de la psychopathologie aux problèmes cliniques de la médecine générale, Neuchâtel-Paris, Delachaux et Niestlé, 1952, traduit par D. BOURQUIN, p. 363. Nous avons déjà traité ce problème dans un article intitulé : « Clinique, psychothérapie et direction d'âme s (Laval médical, Québec, novembre 1955, p. 1271-1294), vol. 20, n° 9) ainsi que dans notre ouvrage Direction des âmes et médecine moderne, Mulhouse, Salvator, 1959, chap. n, p. 31-47.
9. Louis LEPRINCE-RINGUET, Science et bonheur des hommes, Paris, Flammarion, 1973, p. 263.
10. Dr FOUKS, a Médecine, quatrième pouvoir ? », dans la revue Esprit, mars 1950, tO 165, p. 395.
11. Christine CLERC, « Les médecins ont une poussée de fièvre ». Dans le Figaro-Magazine, 29 septembre 1979, p. 78. Le médecin cité est le Dr Gérald C., de Saint-Germain-en-Laye, généraliste qui se qualifie de « médecin aux mains nues ».
12. Jean-Didier VINCENT, Biologie des passions. Paris, le Seuil, 1986, p. 214.
13. Louis BEIRNAERT, « Aide et Dialogue », dans Études, t. 310, juillet-août-septembre 1961, p. 179. L'auteur disait déjà : « Ce qu'un sujet humain demande par-dessus tout à un autre sujet humain, au-delà de ses demandes explicites, n'est-ce pas finalement d'être aidé à devenir un sujet ? Le dialogue est le lieu même de ce devenir si nous savons le mener avec intelligence et amour » (p. 174).
14. Jean-François SIX, Guide des solitudes, Paris, Fayard, 1986, p. 15 et p. 196. Le Dr Guy Delpierre, remarquant que la psychothérapie n'est pas la persuasion, insiste sur l'importance du silence quand on se place « aux écoutes de l'âme malade ». L'auteur écrit « La psychothérapie, c'est l'acte d'écouter longuement et doucement les malades pour connaître leurs sensations, leurs pensées, leurs émotions, ce qui peut les soulager, les consoler, les rassurer et les guérir » (La dépression nerveuse, Paris, Le Centurion, 1966, p. 106).
15. C. HARUNG, « Dysthymies dépressives ». Le Professeur de Düsseldorf publie ce texte dans Documenta Geigy, Bâle, Ciba-Geigy, 1979 : « Dysthymies ». Voir aussi Dr Marc SCHWOB, Pour vaincre la déprime. Paris, Grasset, 1987
16. FRANÇOIS DE SALES, œuvres, éd. d'Annecy, Paris-Lyon, Vitte. La lettre à Madame Rose Bourgeois, abbesse du Puits-d'Orbe, est du 4 janvier 1611 (t. XV, 1908, p. 8). Celle à une dame enceinte est du 29 septembre 1620 (t. XIX, 1914, p. 340) et la lettre du 8 janvier 1622 (t. XX, 1918, p. 242) est adressée à la comtesse de Miolans. Ces trois lettres sont envoyées d'Annecy.
17. Jean HAMBURGER, La puissance et la fragilité, Paris, Flammarion, 1972, p. 140.
18. Robert de VERNEJOUL, « Droits et devoirs de l'homme. Réflexions sur Demain les autres, de Jean Hamburger ». Cette étude de « l'aventure médicale en contrepoint de l'aventure humaine » a paru dans le Figaro du 6 avril 1979. Le professeur Luban-Plozza remarque que la dépression peut quelquefois se déguiser au regard du médecin. Ce livre souligne cet aspect de la maladie. La variété et l'imprécision des plaintes du malade indiquent l'existence certaine de facteurs psychiques. Les patients utilisent des descriptions imagées (syndrome « comme si ») et même si les malaises somatiques semblent supprimés, on ne saurait penser qu'ils étaient seuls à causer la souffrance. Jamais on ne négligera le côté psychique. Dès lors, en ce qui regarde l'aveu, trois devoirs s'imposent face au dépressif écouter, donner courage et compléter ce qui est confié. Il faudra même apprendre à écouter avec une troisième oreille comme à voir avec un troisième œil, car le jeu des traits du visage d'un malade peut parfois donner plus de renseignements que la dose de sérotonine dans le sang (« Der depressiv Kranke : sein Therapeut und seine Umwelt » in Notabene medici, 1986, n°6 et n°7).

samedi 22 septembre 2012

En kérygmant... Marie-Dominique Molinié, la folie de la Croix

La doctrine chrétienne
La synthèse
Un paysan au cœur pur sait qu'il y a un Dieu et que l'homme a reçu le trésor de la connaissance pour chanter sa louange. Il sait confusément que l'univers est beau, que cette beauté est réelle et non produite par la connaissance, mais que celle-ci dépasse l'univers et fait de l'homme l'image naturelle de Dieu. C'est chanté par les cœurs droits, enseigné par les catéchismes protestants, orthodoxes, et même musulmans... sans parler de l'Inde, de la Chine et des traditions païennes, où tout cela est dit bien plus souvent que nous ne le croyons aujourd'hui en Occident.
Telle est la Philosophie naturelle de l'esprit humain, à laquelle s'adresse la Prédication apostolique, pour la restaurer au besoin d'ailleurs, l'épurer, la conforter, etc. et non la remplacer. Prétendre s'en passer est une hérésie condamnée par Vatican I, jamais envisagée par les Apôtres. Mais le climat culturel de l'Occident est mortel pour cette philosophie.
De ce point de vue un théologien est aussi démuni qu'une enfant naïve parachutée dans des écoles chrétiennes où elle y trouve la culture ambiante, incapable de répondre aux sophismes qui l'investissent. Le théologien peut répondre, mais sans que personne ou presque ne l'entende. Il constitue avec cette enfant une colonie désarmée qui essaie d'avoir le « sensus Ecclesiae » (le sens de ce que dit l'Église). Sa prière est aussi en détresse que celle de cette enfant, et pourtant ils ont la sagesse de l'Église à leur disposition à travers des écrits de deux mille ans.
Il faut un effort de méditation assidue pour écouter ce que l'Esprit dit aux Églises, et ce que l'Église dit aux fidèles. Les chrétiens peuvent connaître certaines choses sans en avoir clairement conscience : l'Église ne peut pas renoncer à la connaissance claire. Les filles de Mère Teresa peuvent croire en Dieu au nom de la foi, brûler d'amour pour Jésus et les pauvres sans connaître la démonstration de l'existence de Dieu. Elles savent qu'il y a une philosophie chrétienne, elles n'ont pas besoin de l'apprendre.
L'Église en a besoin car, étant l'Épouse du Christ, elle doit tendre vers la lucidité du Christ et de Marie : la lucidité de l'Église est inférieure à celle du Christ, mais elle intègre celle de Marie qui fait partie de l'Église, et lui ajoute les connaissances de détail que Marie connaissait virtuellement, non précisément.
Les théologiens sont au service de cette explicitation : ils doivent scruter inlassablement le lien entre les questions les plus techniques et l'Évangile. S'ils oublient ce devoir fondamental en cédant au piège de la spécialisation, ils justifient la désaffection profonde des âmes à l'égard de leurs recherches.
Saint Jean disait : « Jésus a accompli encore bien d'autres œuvres. Si on les relatait en détail, le monde entier ne suffirait pas, je pense, à contenir les livres qu'on en écrirait » (22,25). La prédication des Apôtres offrait confusément cette plénitude à leurs auditeurs, même s'ils ne pouvaient pas tout raconter en détail, fût-ce dans la tradition orale : au-delà de ce qu'ils ont dit explicitement, et à travers ce qu'ils ont dit, l'Église a reçu quand même inconsciemment la totalité des mystères évoqués par Saint Jean. Au long des siècles, elle a pris conscience progressivement de ce trésor inépuisable : d'où non seulement l'évolution du dogme, mais toute la littérature chrétienne... Les Pères de l'Église furent spécialement assistés par l'Esprit Saint pour développer cette immense synthèse. Il en a été ainsi jusqu'au Moyen-Âge et avec les grands scolastiques, qui ont simplement trouvé une manière plus didactique et rationnelle de présenter la même synthèse.
À partir de la fin du Moyen-Âge, les analyses rationnelles de type scolastique ont pris une ampleur parfois dangereuse, et la spécialisation a commencé avec ses excès. Descartes et la Réforme ont rompu avec la scolastique devenue décadente, et on ne s'en est jamais remis (voir l'Encyclique Humani generis), ce qui signifie qu'il n'y a plus de synthèse dans l'Église depuis le Moyen-Âge, du moins acceptée comme telle. Léon XIII et l'école néothomiste ont essayé de maintenir vivante et présente la synthèse thomiste, avec un succès qui nous paraît aujourd'hui un peu éphémère, et dont il semble qu'il ne reste plus grand chose. On peut reprocher aux thomistes actuels de renoncer à l'ambition synthétique qui devrait être la moëlle de leurs efforts, car c'est à elle que l'Église s'attache, c'est elle que les Papes auraient souhaité maintenir dans les Séminaires.
Les textes du Magistère n'ont pas la même ambition (à l'exception de Vatican II) : ils visent plutôt à défendre des vérités menacées et à condamner les erreurs qui s'y opposent. Le Concile de Trente a offert un catéchisme, résumé plus que synthèse proprement dite, et qui reste marqué par la préoccupation de s'opposer aux déviations de la Réforme, en même temps qu'à sauver les vérités arrachées par celle-ci à l'équilibre chrétien authentique.
Vatican II est le seul Concile qui ait voulu proposer une synthèse de la doctrine chrétienne adaptée à notre temps. On l'a contesté ou encensé pour ses intentions pastorales, mais je retiens surtout son ambition synthétique, la première de ce genre depuis le Moyen-Âge. Entre les Sommes et Vatican II il y a évidemment des différences énormes : sept cents ans se sont écoulés, et sept cents ans d'une histoire tumultueuse. On ne trouve donc pas dans Vatican II l'ampleur analytique des Sommes, ni le souci de répondre aux questions de détail. Il est possible qu'aujourd'hui l'ambition d'une Somme de ce genre paraisse démesurée, inaccessible aux forces humaines, mais je crois que l'Église ne renoncera jamais à un effort de ce genre.
Il faudrait donc étoffer l'ampleur de Vatican II, en utilisant les intuitions d'un Saint Jean de la Croix ou d'une Thérèse de l'Enfant Jésus — sans parler des efforts de Maritain par exemple, à l'autre bout de la chaîne, pour intégrer dans cette synthèse la culture scientifique et artistique, le patrimoine culturel auquel les Papes attachent de l'importance, mais qu'il faudrait apprivoiser dans cette cathédrale qui reste à construire.
Encore une fois, même si la tâche paraît inaccessible, l'Église ne peut pas l'abandonner « tant qu'il y aura des clercs et qui pensent », car il faut que les clercs pensent bien, et comment penseraient-ils bien si tel ou tel secteur des sciences restait imperméable à l'illumination de la métaphysique chrétienne — ou si, à l'autre bout, les intuitions d'une Thérèse de l'Enfant Jésus restent ignorées ? Ces intuitions ont en effet un grand pouvoir synthétique : elles méritent d'être rapprochées les unes des autres, même si elles semblent disparates.
L'évolution du dogme
Les Apôtres furent enseignés jusqu'à leur mort par le Christ en personne : même après sa Résurrection Il n'a pas cessé de les instruire, nous le savons clairement à propos de Saint Paul. Les Pères de l'Église, eux, furent enseignés par les Apôtres et leurs successeurs. Mais les Apôtres ne livraient pas les vérités de la foi en catalogue : ils les reliaient entre elles, et les reliaient aussi aux vérités de l'Ancien Testament. Ce travail est finalement plus important que l'énoncé d'une vérité nouvelle : tant qu'il n'a pas eu lieu, cette vérité n'est pas « activée », elle est comme un virus dormant, du moins par rapport à cette confrontation féconde. Quand Saint Paul recevait une révélation, ce n'est pas le moment où il la recevait qui était important, c'était la mise en œuvre de cette vérité pour la confronter aux anciennes (Nova et Vetera) et constituer ainsi la Doctrine sacrée.
Cette prise de conscience constructive du trésor inépuisable de la Révélation du Christ, quand elle est sanctionnée par l'infaillibilité de l'Église, constitue le progrès ou l'évolution du dogme. La Sainte Vierge savait tout selon une intuition confuse, mais elle n'avait pas le charisme de Saint Paul pour offrir la didakè (le catéchisme des Apôtres) explicitant l'Évangile. L'Église au contraire devient de plus en plus consciente de la signification de la didakè. Elle se rapproche ainsi de la science du Christ en se rapprochant de la fin des temps, selon un mode qui n'était pas celui de Marie : l'aventure de l'Église est aussi mystique que celle de Marie mais elle dure des siècles, absorbant l'évolution du dogme pour aller vers la Parousie dans une lumière de plus en plus grande à l'égard du contenu de la Révélation. Elle rejoint ainsi en le disant ce que Marie savait, sans pouvoir le dire avant le retour du Christ, qui sera l'heure de la Vision face à face pour l'Église.
Autrement dit, au moment de l'Assomption Marie avait atteint un degré d'illumination dont l'Église se rapprochera vers la fin des temps en l'explicitant, ce qui est la « fides quaerens intellectum » (la foi cherchant à comprendre), œuvre des théologiens et des mystiques, plus précisément des théologiens aux écoutes des mystiques, et des mystiques aux écoutes de la théologie comme Thérèse de l'Enfant Jésus ou Saint Jean de la Croix.
Dans cette perspective, les stigmates de François d'Assise, les révélations du Sacré Cœur, l'enseignement de Thérèse d'Avila ou Catherine de Sienne, de Saint Bernard ou Julienne de Norwich, les intuitions de l'Imitation, celles de Grignion de Montfort, les apparitions de la Sainte Vierge, le mouvement charismatique... et enfin le message thérésien, sont des étapes décisives de la fides quaerens intellectum comme activité d'Église.
Cette activité doit être constamment sous-tendue par une vie d'oraison persévérante, avec une grande soif de la Source (pas de théologie saine sans l'état de grâce et les dons du Saint Esprit, l'esprit d'enfance, etc.). Ce travail immense dépasse les capacités de chacun : nous devons joindre nos efforts pour prendre une conscience de plus en plus claire de ce que dit l'Église, contribuant ainsi à développer le dogme et la doctrine chrétienne dans toute son ampleur, depuis les intuitions mystiques les plus élevées jusqu'aux travaux intellectuels les plus profanes.
En outre l'Église réclame la droiture et la purification du cœur : « Bienheureux les cœurs purs, car ils verront Dieu ». Sur ce point l'Église a toujours été « élitiste », s'adressant aux pécheurs sans doute, mais demandant énergiquement une conversion radicale hors de laquelle on n'entend pas ou on entend mal ses enseignements : hebetudo spiritualis (aveuglement du cœur), hérésies bénignes ou pernicieuses pullulent pour empêcher la plupart d'accéder vraiment à cette conscience collective.
La Morale
Le catéchisme devrait avoir trois parties : la philosophie tout court, la philosophie chrétienne, et la proclamation de l'Évangile. La plus vertigineuse et la plus fascinante vient de l'Évangile, les plus dangereuses et les plus irritantes sont les deux premières.
Au plan de la philosophie, il y a d'abord l'existence de Dieu et ses Attributs. Il faut développer les implications de cette philosophie naturelle, en tant qu'elle est rigoureusement requise pour l'épanouissement d'une Bernadette Soubirous par exemple. Il s'agit de faire face à la révolution culturelle qui a complètement noyé cette philosophie, la rendant inaccessible à l'esprit humain, même chrétien — d'où le refuge dans le fidéisme.
Il y a ensuite la Morale, terrain encore plus névralgique sur lequel les Papes ne cessent de se battre. Notons ici qu'il y a en fait plusieurs morales (qui s'épaulent d'ailleurs, loin de s'opposer). La morale naturelle d'abord : c'est une abstraction si on veut, mais qui se fonde sur la nature humaine, laquelle n'est pas une abstraction. La morale concrète ensuite : celle qui est vécue par les grandes Religions, les grandes cultures, les peuples primitifs, les civilisations pré-chrétiennes comme l'Inde ou la Chine, les civilisations post-chrétiennes comme l'Islam, la Révolution culturelle de la Renaissance et de la Réforme, etc. C.S.Lewis affirme à juste titre qu'il existe un « Tao » (une Voie), c'est-à-dire une morale secrètement surnaturelle essayant de se frayer un chemin dans l'esprit de l'humanité déchue à travers les différentes traditions historiques 1.
Ce n'est pas une tâche vaine, une tâche à laquelle l'Église puisse jamais renoncer, que d'essayer de définir ce Tao en ce qu'il a d'universel (et de concrètement universel) à travers ses incarnations plus ou moins impures, de se demander comment la lutte entre le bien et le mal, la lumière et les ténèbres, se poursuit inlassablement à travers ces avatars.
Ceci est donc le bout de la Morale par où elle débouche du côté de l'humain le plus tâtonnant et le plus misérable — non au sens mystique et trinitaire que ce mot prend chez une Thérèse de l'Enfant Jésus, mais au sens de l'humanité déchue qui n'a malheureusement pas conscience du trésor de sa misère même, faute précisément de la lumière chrétienne. En somme, ce chantier répond au souci d'accueil de Vatican II à l'égard des tâtonnements de l'esprit humain en quête de vérité.
À l'autre bout, la Morale débouche au contraire sur la vie mystique la plus précise et la plus précieuse. A ce niveau seulement le « principe de Newman » prend toute sa force : « L'Église catholique préférerait voir le soleil et la lune tomber du ciel, la terre se dissoudre et les millions d'humains qui s'y trouvent mourir d'inanition dans une effroyable agonie, dans les limites de l'affliction temporelle, plutôt que de voir une âme non pas se perdre, mais commettre un seul péché véniel, comme de dire volontairement une contre-vérité ou de voler un sou sans excuse ». (Apologia pro vita sua, cité par J.Wu, Par delà l'Est et l'Ouest, éd.Casterman, p.174). Scruter cet aspect le plus précieux de la Morale exige des recherches sur le mystère de l'amour, de l'amitié, et finalement de la charité, qui est l'amitié divine.
Il faut y ajouter un point essentiel : il n'y a sans doute pas de morale sans philosophie, mais il n'y a pas non plus de philosophie sans un minimum de Tao. D'après Saint Thomas lui-même, la recherche de la vérité ne va pas sans une droite disposition du cœur : la philosophie et le Tao sont solidaires. Ceux qui sont dans le Tao ont une connaissance droite antérieure à tout enseignement, envahie peut-être par nombre d'idées fausses, et incapable de s'exprimer tranquillement. Tant que l'âme reste dans le Tao, elle est partagée entre son intuition confuse et des idées claires qui peuvent être erronées. À ces êtres là, on peut offrir une catéchèse, mais combien difficile : celle de Saint Dominique à l'aubergiste hérétique (qui était sans doute dans le Tao). Mais à ceux qui sont hors du Tao, on ne peut que prêcher en priant pour eux : ce n'est plus une catéchèse, c'est un miracle dont la Parole de Dieu peut être l'instrument... toute catéchèse risquerait d'être celle de Saint Paul aux Athéniens, dont on sait combien elle fut décevante.
L'Apologétique
Il est impossible d'accueillir la Révélation sans un minimum de guérison de l'intelligence : il y a une Apologétique authentique dont l'Église ne se désintéressera jamais. Si Jésus avait enseigné le manichéisme ou le mazdéisme des Perses, c'eût été un imposteur, et il fallait le traiter comme tel. De même s'il avait enseigné le polythéisme au sens strict. Mais il a enseigné un Dieu en trois Personnes : la raison doit en prendre acte. L'Église condamne comme fidéiste toute présentation de l'Évangile qui ferait fi du pouvoir de la raison (plus ou moins secrètement guérie par la grâce) de juger que la Révélation doit être crue, pour des raisons externes (miracles, etc.) et surtout internes (profondeur et beauté du message). La raison juge aussi que les autres traditions, si riches et fécondes soient-elles, ne méritent pas la confiance qu'elles demandent, encore moins celle que demande la tradition judéo-chrétienne.
La foi peut suppléer chez tel ou tel sujet à la guérison de l'intelligence, elle ne peut pas la remplacer dans l'absolu ni à long terme, encore moins collectivement. La grâce guérit l'intelligence afin que celle-ci reconnaisse, à partir des vérités naturelles, le bien-fondé et la crédibilité du message chrétien : après elle fait le saut sous la motion de la grâce, mais après seulement. C'est ce schéma qui est sain, tout le reste est fidéiste. Le fidéisme consiste à couper l'esprit humain en deux : la raison peut être matérialiste, agnostique, tout ce qu'on voudra — la foi se situant à un autre plan, sans communication entre les deux.
Jésus-Christ se plaint de la tiédeur des âmes, plus grave en un sens que la persécution et les pires horreurs, car si le sel vient à s'affadir... Mais la tiédeur tout court s'appuie sur la tiédeur doctrinale, et la tiédeur doctrinale c'est le fidéisme. Il faut donc lutter contre la tiédeur par la prière (c'est la vocation des contemplatifs) — mais aussi en combattant le fidéisme comme un virus qui dissout la vie de prière et la charité fraternelle à partir d'une mauvaise théologie.
Voilà pourquoi la théologie ne peut pas se permettre d'ignorer la philosophie saine comme servante nécessaire. Certes la théologie elle-même vient affiner cette philosophie et protéger sa santé. Mais la philosophie servante conserve une autonomie que la théologie, la Révélation, la prière et la vie mystique doivent protéger, sauver, purifier... certainement pas remplacer. Cette autonomie est pauvre et relative, mais dans sa pauvreté elle est irremplaçable, c'est la prunelle de l'œil sans laquelle Dieu ne peut plus parler à l'homme.
La moëlle de cette philosophie, c'est la divinité naturelle de l'esprit, image et ressemblance de Dieu — par opposition au simple vestige que représente le monde physique. Bien voir comment s'articulent ces deux perfections (l'être et la connaissance), c'est une question de vie ou de mort pour l'amour même, et plus encore l'amour surnaturel. Car la splendeur de l'amour vient couronner celle de la connaissance, et la suppose : si l'on vient à perdre de vue cette splendeur (ou si elle s'obscurcit seulement), aucune Révélation, aucune prédication, aucun charisme n'y peuvent porter remède. Le seul remède apporté par la Révélation, ce sera justement de restaurer la lumière naturelle qui situe l'être et la connaissance l'un par rapport à l'autre : on ne peut pas faire l'économie de cette guérison au nom de la foi, de la piété, ou même de la mystique. Si elle n'a pas lieu, on tombera dans l'illuminisme ou la tiédeur fidéiste, qui consiste à ne plus percevoir le prix infini des âmes, parce qu'on ne comprend plus leur dimension divine. Je dis qu'il est impossible de retrouver cette dimension au plan surnaturel si on l'a laissée s'obscurcir au plan naturel.
Après cela il faut centrer le message autour de l'invitation évangélique à entrer dans le Royaume : c'est la moëlle de l'Évangile, autrement dit le kerugma. Ce message est facile à expliquer aux cœurs purs — facile à expliquer quoique vertigineux et merveilleux, succession d'abîmes et de gouffres pour l'esprit. Mais il n'y a aucune rupture entre la philosophie et la Révélation, la raison et la foi : il y a élargissement, dilatation, etc., il n'y a ni conflit ni drame. Le message révélé se présente à la fois comme parfaitement crédible (obligatoirement crédible) — et cependant impossible à croire sans la grâce, qui dilate la nature mais ne détruit nullement son fonctionnement. La foi est inaccessible à la nature parce qu'elle la dépasse, non parce qu'elle la contrarie.
En somme, les difficultés de la foi viennent des ténèbres de l'intelligence et du cœur dans lesquelles nous sommes plongés par le péché originel (plus gravement depuis la Renaissance). Il semble par exemple absolument impossible d'introduire dans le monde rationnel, et dans la rigueur qui lui est propre aux yeux des modernes, la notion d'inclination naturelle, avec la finalité qu'elle colporte : il faut accepter que tout discours invoquant cette inclination entre en poésie ou en religion... autant dire en subjectivité — ce qui suffit à décrocher de la science et de sa rigueur. On peut arracher tel ou tel savant à cette mentalité (en fait il est plus facile de le convertir à la vie mystique, ou du moins à la foi et à la pratique religieuse, qu'à une philosophie saine) — on ne convertira pas la mentalité collective comme telle, mais seulement ceux qui auront des oreilles pour entendre et des yeux pour voir cette Sagesse millénaire dont nous voulons conserver la flamme.
C'est ce qui fait un peu le caractère poignant de l'enseignement des Papes. S'agit-il de convertir la mentalité collective à la morale naturelle ? Cela semble impossible sans une conversion à la saine philosophie, et par conséquent impossible tout court. S'agit-il de conforter les chrétiens et spécialement les catholiques ? Je ne dis pas le contraire, bien que le propos des Papes semble plus vaste. Il s'agit en somme de proclamer certains principes sans se réclamer d'une philosophie trop discutée ou carrément méconnue : il semble plus facile de défendre les droits de l'homme que d'affirmer sa transcendance sur l'animal, et surtout de souligner que cette vérité philosophique est aussi rigoureuse que la science, voire davantage.
Certes les Papes ne se privent pas d'affirmer la dimension spirituelle de l'homme, mais les savants ne se laissent pas convaincre. Certains veulent bien tenir compte de la foi, de la religion, des enseignements moraux de l'Église, non de sa philosophie : ils n'entendent pas que celle-ci puisse entrer en concurrence avec la vérité scientifique et lui servir de règle. Ils n'envisagent pas de philosophie aussi rigoureuse que la science, et plus profonde. Contre cet aveuglement je ne vois pas que les Papes à eux seuls puissent faire grand chose : ils maintiennent le minimum de ce qui leur paraît devoir être maintenu, donnant parfois l'espoir dangereux qu'ils finiront par céder, parce que personne ne voit ou n'admet les principes philosophiques sur lesquels se fonde la Morale.

Le kerugma
La folie de la Croix
La doctrine chrétienne s'appuie toujours sur la prédication de Jésus crucifié et ressuscité... odeur de vie pour ceux qui croient, odeur de mort pour ceux qui ne croient pas. Mais comment vivre après cela ? La solution consiste souvent à suivre plus ou moins bien (et de moins en moins bien) une morale naturelle qui renvoie dans l'au-delà la rencontre décisive, efficace, avec Jésus crucifié et ressuscité.
Ce recours à la morale naturelle résulte presque de l'instinct de conservation, tellement notre peur est forte de faire le saut dans le Cœur du Christ et dans l'au-delà. Car Jésus nous invite à pénétrer dans l'au-delà, et le vieil homme en a terriblement peur : il est prêt à tout pour retarder cette heure (« encore cinq minutes, Monsieur le bourreau ! ») — et comment apaiser une telle peur sans commettre le péché des invités au banquet, qui ne sont pas pressés de répondre ?
Se décider à regarder la Croix, ce n'est rien et c'est tout. Ce n'est rien, car il ne s'agit pas encore de porter sa Croix, encore moins d'achever ce qui lui manque pour accomplir le mystère du Christ. Il s'agit seulement de regarder avec foi le spectacle que l'Église propose depuis le début de la prédication chrétienne (rien ne pourra changer ce point), mais auquel on a pu ajouter beaucoup de choses qui permettent de s'en distraire, immense « divertissement » (au sens pascalien) qui oublie cette réalité formidable.
Quiconque regarde le Christ en Croix avec la foi la plus élémentaire entre dans un autre monde... « l'autre monde », celui dont parlait Thérèse de l'Enfant Jésus à un soldat de la guerre de 14, en lui apparaissant pendant toute une nuit. La décision de regarder le Christ en Croix et de lui donner notre foi (je ne dis pas notre amour, je dis notre foi) est plus redoutable que d'entrer en religion. Il y a des moines, dans le bouddhisme et ailleurs, il y a des ascétismes et des aventures exigeantes (dans une famille politique ou religieuse) : cela court les rues, c'est presque banal, même si c'est le fait d'un petit nombre. Par contre, regarder le Christ en Croix est une autre aventure, et bien plus rare...
Pour regarder le Christ en Croix, il faut d'abord reconnaître que rien n'est aussi important : c'est la pire des folies (la « môria » dont parle Saint Paul), ou c'est la réponse à tous les problèmes humains — même si cette réponse pose à son tour d'autres problèmes à celui qui croit... ceux que justement je voudrais aborder.
Ensuite il faut un minimum d'amour. La foi suppose un attrait, un certain désir. Pour aller plus loin il faut un peu d'amour envers Jésus crucifié et ressuscité : le minimum nécessaire pour être en état de grâce. Cet amour est tiède, il a peur, il se heurte au vieil homme plus puissant que lui, d'accord — mais avec lui entre dans le cœur humain ce que Jésus appelle un germe ou une semence. Si on veut comprendre les fruits de ce germe chez les plus tièdes des chrétiens, il faut regarder ceux qui le reçoivent avec le maximum d'amour : après avoir regardé le Christ en Croix, il faut regarder ceux qui l'aiment, et se demander ce que cela produit chez eux.
Cette méditation élémentaire est plus exigeante que tout autre effort : il y faut l'espérance et l'humilité, car on se sent si loin de cet amour qu'on n'a pas envie d'y aller voir. C'est là que tout se joue : y aller voir ou pas.
La première chose que les saints contemplent en regardant la Croix, c'est l'Amour de Dieu pour eux. Et cela seul est une grande difficulté pour les tièdes que nous sommes : quand on est tiède, il est extrêmement difficile de croire à un amour intense de la part de Dieu. On se dit qu'il a autre chose à faire que de s'occuper de nous, on imagine un Dieu qui plane haut et loin des humains, un Créateur sinon indifférent aux requêtes de notre cœur, du moins tellement au-dessus de nos pensées qu'on ne peut pas attendre qu'il s'intéresse à nous de trop près —d'ailleurs nous ne le souhaitons pas, nous sentons que nous ne valons pas grand chose, et notre désir secret est celui de Job : protège-moi de loin, mais pas de près, je n'en vaux pas la peine... et ce serait dangereux pour moi !
Alors quand Jésus dit que nos cheveux sont comptés, nous n'y croyons pas et nous prenons peur. À la fois nous avons peur et nous n'y croyons pas : ce serait trop beau, et trop dangereux aussi. Pour croire à une pareille chose, il faut un début d'amour et de soif de Dieu, il faut sortir de la tiédeur : sinon il n'y a rien à faire, nous n'y croyons pas, et nous n'en voulons pas (les deux mélangés).
Je n'aborde pas encore la question de savoir pourquoi Jésus a souffert, et pourquoi nous aussi souffrons et mourons (nous verrons cela avec Saint Paul). Il ne faut surtout pas aller trop vite quand on regarde la Croix. Il faut demander à l'Église de nous apprendre cette contemplation dangereuse : à l'Église, à la Sainte Vierge et au Saint-Esprit. Mais d'abord à l'Église, à travers les saints et la doctrine sacrée. Et la première chose à regarder devant la Croix, c'est l'Amour de Dieu pour nous, sans s'arrêter à la souffrance dans un premier temps : contempler cet amour est déjà suffisamment difficile pour ne pas en demander davantage au début.
Le problème du Mal
Les Juifs étaient affrontés à une contradiction qu'aucune sagesse humaine ne pourra jamais lever, entre le spectacle du monde (sombre et accablant) d'une part — et le pressentiment d'un amour de prédilection dont les prophètes eux-mêmes étaient parfois tentés de douter, d'autre part.
Cette contradiction est-elle objective, ou est-ce une Maya (une hallucination) du cœur humain ? Ce n'est pas vraiment une Maya, car nous avons bien sous les yeux une scène infernale et apparemment absurde (Macbeth : « Cette histoire de violence et de fureur écrite par un dément »). Le scandale du mal existe, ce n'est pas une hallucination...
Ce qui est une hallucination en revanche, ce sont les « solutions » que propose l'orgueil humain, autres que la lumière pacifiante et douce, suggérées par l'Esprit Saint au cœur d'Abraham. En face de ce spectacle, Dieu l'invite à croire et à Lui faire confiance, à résister farouchement et pauvrement aux philosophies désespérées que propose l'orgueil, de nos jours encore. Le génie d'un livre comme l'Ecclésiaste est précisément de dissoudre le venin de ces philosophies en montrant leur « vanité »...
Il faut donc distinguer trois choses : la situation objective (le mal et l'absurde sont réels) — les hallucinations venimeuses suggérées par l'orgueil en face de ce spectacle — enfin les suggestions douces et secrètes de l'Esprit-Saint nous invitant à pressentir la splendeur cachée derrière ces apparences, à faire à Dieu le cadeau gratuit de notre confiance avant le lever de rideau final. Telle est la justification par la foi. Non la certitude du Salut, mais le renoncement à toute sécurité au profit de la confiance folle de l'amour : c'est cette confiance et ce renoncement qui justifient, et c'est la seule perspective cohérente.
Le Curé d'Ars ne prêchait pas autre chose...
Paradoxalement, le problème du mal est plus difficile à supporter dans la perspective d'un amour infini. Les païens ne se révoltent pas, parce que les dieux sont supposés plus ou moins indifférents, et qu'il serait vain de se révolter contre eux. Dans la perspective d'un créateur, il est encore facile de ne pas se révolter (ou insensé de le faire) si ce Créateur est tellement transcendant qu'il ne peut s'intéresser à nous : beaucoup de modernes, et de savants modernes, pensent ainsi. C'est un point étrange : les hommes échappent à la révolte en plongeant dans un pessimisme profond — l'infini nous dépasse tellement qu'il serait vain de se révolter.
En revanche, les chrétiens ont l'immense tentation de se révolter, parce qu'on leur a appris l'amour de Dieu pour eux, on leur a dit que cet amour compte les cheveux de notre tête : alors comment accepter le spectacle du Mal et le dogme de l'enfer ?
Ainsi la révélation de l'Amour infini est dangereuse tant qu'on ne la sent pas expérimentalement. Dans une perspective moins éblouissante, la misère humaine engendre un pessimisme profond, une résignation fataliste, un accablement, qui est l'attitude spontanée de l'esprit humain dans la situation où l'a plongé le péché originel. Mais la contemplation du Christ en Croix est redoutable dans la mesure où elle nous met en face d'un amour dont le poids est intolérable si nous ne savons pas lui répondre : tant que cette grâce ne nous est pas donnée (ou que nous la refusons), nous nous détournons infailliblement de cette contemplation, et même chrétiens nous nous distrayons farouchement de ce spectacle.
Aucune religion n'offre un tel défi. La plus proche est évidemment la religion juive, et déjà elle engendre la révolte de Job. Mais Job est encore loin de la révolte des chrétiens ou des hommes élevés dans la culture chrétienne : ils sont tentés par une apostasie dont on ne trouve l'équivalent dans aucune autre religion.
La Rétribution
La croyance à la Rétribution traverse l'histoire du genre humain. Si elle disparaît, la morale naturelle disparaît aussi. Mais cette croyance reste confuse, et n'empêche pas de se figurer l'au-delà comme plutôt sombre et peu encourageant. Les Juifs apprennent petit à petit l'amour paternel et providentiel de Dieu — mais leur perception reste obscure, et seuls les chrétiens en reçoivent la pleine Révélation. Pour esquiver la révolte dont j'ai parlé, ils se réfugient alors dans l'inconscience des religions moins éclairées (voilà pourquoi il est si dangereux de dire que toutes les religions se valent).
Tant que la rétribution se présente comme une loi impersonnelle, non seulement elle n'engendre pas la révolte, mais elle sous-tend la morale naturelle et entretient un certain espoir dans l'au-delà. La rétribution est encore supportable, même gouvernée par un Dieu personnel (Allah ou Yahveh), tant que son critère paraît simple et accessible : la foi des Musulmans, la circoncision des Juifs et l'application liturgique de la Loi. Elle devient intolérable lorsqu'à la fois elle dépend de la décision d'un Juge, et que son exigence dépasse nos possibilités, parce que nous sommes pécheurs. Tous les malheurs du monde apparaissent alors comme le châtiment de péchés que nous ne pouvons pas éviter (Tour de Siloé).
Cette conception est la seule qui engendre la révolte dont nous voyons actuellement les fruits.
Il est frappant que les chrétiens cessent de se révolter dès qu'ils imaginent un Dieu impuissant face à la douleur et à la mort, comme les divinités païennes : ce qu'ils ne supportent pas c'est l'idée de châtiment, dans ce monde ou dans l'autre.
On comprend alors la difficulté spéciale de la Révélation chrétienne. Il est impossible que la Passion du Christ, si on voit en Lui le Fils de Dieu, soit une fatalité : la Croix ne peut être que le fruit d'une décision divine. Alors, pour ne pas se révolter ouvertement, on occulte les raisons profondes de la Passion du Christ. Mais cela ne peut se faire qu'en oubliant le dogme, en oubliant qu'il est Dieu, ou en refusant d'y réfléchir. Car s'il est Dieu, pourquoi a-t-il souffert ainsi ? Rien ne peut être dit là-dessus en dehors de l'explication rédemptrice. Et l'explication rédemptrice implique la notion d'un châtiment infligé par une décision dont Dieu est responsable, et que Jésus prend sur Lui par amour.
La Révélation de l'Amour infini s'appuie donc sur celle d'un châtiment rigoureux impliquant la condamnation de nos fautes. Si notre foi ne s'accompagne pas d'une perception brûlante de cet Amour, elle engendre alors un durcissement dangereux chez les pécheurs que nous sommes. Ce durcissement s'exprime, soit par un pharisaïsme satisfait qui rejette la faute sur les autres, soit par un pharisaïsme inquiet, toujours plus ou moins menacé de désespoir (calvinisme, jansénisme, puritanisme, etc.), soit enfin par la volonté farouche d'évacuer la doctrine de la rétribution, et toute idée même de châtiment : c'est la situation où nous sommes actuellement. Il faut apprendre à voir combien c'est une révolte, et luciférienne...
Aussi faut-il se référer à la révolte des Anges. Car la nôtre paraît facilement excusable, l'idée de châtiment étant justement « révoltante » — surtout le châtiment du péché originel justifiant à lui seul l'horreur du Christ en Croix. Or les Anges n'ont rien à accepter de tel : tant qu'on n'a pas compris la tentation d'une créature innocente en face de la Gloire, on ne peut pas comprendre le démon, et on ne peut pas comprendre les profondeurs de la révolte. Du coup, on ne peut pas croire à la gravité de celle des hommes : même s'ils évacuent la doctrine chrétienne, violemment ou sournoisement, on n'y voit rien de tellement grave — la faiblesse de la chair explique tout...
En conclusion, la folie de la Croix demeure impénétrable à celui qui ne comprend pas la révolte des Anges, car on ne peut y voir un Amour infini sans y voir aussi un châtiment : mais on ne peut pas y voir un châtiment sans croire à la révolte des Anges. Et tout cela n'est tolérable que si la charité du Christ nous presse en nous ouvrant les yeux sur ces mystères : l'intelligence ne suffira jamais si le cœur ne l'y aide...
Saint Paul
En abordant cet auteur, nous passons brusquement de la tiédeur à la folie de la Croix. J'ai dit qu'il fallait regarder ceux qui la contemplent avec un maximum d'amour : si quelqu'un a su le faire, c'est bien lui. Qu'on me pardonne le choc...
Quand Saint Paul parle de la mort, cela signifie pour lui quelque chose de beaucoup plus riche et complexe que nous n'en avons l'habitude. Il y a la mort éternelle, puis la mort physique comme salaire du péché : dans ce deuxième sens on trouve à la fois la menace de l'enfer et l'événement temporel qui pèse depuis Adam sur « ceux qui n'ont pas commis la même transgression », mais qui ont été « constitués pécheurs » par cette transgression. Le démon a l'empire de la mort, et là encore il s'agit principalement de la mort éternelle, mais aussi de la mort temporelle en tant que salaire du péché : d'où les persécutions que subissent les martyrs, et la chair de Jésus lui-même « semblable à celle du péché » (Rm 8, 3).
Il y a enfin la « mort au péché », qui s'accomplit sous la puissance de la Résurrection de Jésus (Ph. 3, 10). Toutes ces morts interfèrent constamment dans la vie du chrétien et dans celle du Christ. Si on veut honorer la doctrine de vie annoncée par Jésus-Christ et proclamée par Paul, il faut décomposer et recomposer les différentes significations de ce vocable.
Mourir au péché, c'est permettre à la puissance de la Résurrection de crucifier la loi du péché inscrite dans notre corps de mort. C'est autre chose que la séparation de l'âme et du corps, « mauvais moment à passer », événement temporel et naturel dont notre langage a pris l'habitude. Saint Paul n'évacue pas complètement ce sens, mais il le dépasse en évoquant un mystère beaucoup plus profond auquel nous devons accepter de nous laisser initier — qui englobe et enrobe l'heure de la mort, mais qui englobe et enrobe aussi tous les événements de la vie du chrétien, lorsqu'après avoir cru à la « folie de la Prédication » il essaie de prendre le chemin qui fera de lui un homme spirituel, après avoir été un homme charnel.
Et c'est tout cela que signifie mourir. On meurt parce qu'on est charnel, mais on meurt aussi parce qu'on devient spirituel : on crucifie l'homme charnel condamné à mort — ce faisant on ressuscite, et cette résurrection est la mort de l'homme charnel. Une fois que cette mort est consommée, l'homme spirituel continue à mourir à la manière dont le Christ est mort au péché : il meurt tous les jours sous l'effet de la persécution inlassable de Satan et de l'enfer — qui a permis à Jésus, lui aussi, de mourir au péché. Jésus et les hommes spirituels ont une chair semblable à celle du péché, ils meurent tous les jours pour ressusciter tous les jours, en attendant de mourir une dernière fois pour ressusciter définitivement.
Entre Jésus et les chrétiens, il y a donc deux points communs :
1. Une chair semblable à celle d'Adam, soumise à la loi du péché.
2. La puissance de la Résurrection, odeur de mort pour ceux qui ne croient pas, odeur de vie pour ceux qui croient — mais odeur de vie qui crucifie le vieil homme tant que la loi du péché n'est pas morte chez les chrétiens encore charnels. Cette puissance de résurrection, d'autre part, soutient les hommes spirituels qui achèvent dans leur corps ce qui manque à la Passion de Jésus, eux qui sont morts et dont la vie est cachée dans le Christ, qui meurent tous les jours et ressuscitent tous les jours en vertu du mystère de la « première résurrection » (Apoc.).
Cette puissance de résurrection, commune au Christ et aux chrétiens spirituels, c'est la Gloire. Mais cette Gloire n'habite pas de la même façon le Corps du Christ et celui des chrétiens. Les chrétiens cheminent dans la foi, tandis que le Christ n'a jamais été soumis à la foi, aucun texte de l'Évangile ne le dit, la Tradition ne l'a jamais admis chez les Grecs ni chez les Latins (les modernes seulement le suggèrent, mais une bonne exégèse en fait justice). Donc le Christ avait la Vision face à face — de là venait chez Lui la puissance de la Résurrection habitant une chair semblable à celle du péché : le Christ a été conçu dans la première résurrection, le Ciel a toujours été ouvert pour lui.
Ce qui est difficile à comprendre dans le cas du Christ, c'est qu'il ait pu subir la mort au péché, avec une chair semblable à la nôtre, malgré la Gloire. Dans le cas des chrétiens, c'est qu'ils soient soumis à la puissance de la Résurrection dans l'obscurité de la foi : ainsi des pécheurs encore charnels ressuscitent avec le Christ en vertu de la première résurrection, tandis que les saints de l'Ancien Testament, les martyrs qui « attendaient une meilleure résurrection », ne la connaissaient pas (He 11,35).
Si l'on associe ces deux mystères, l'un nous amène à insister sur l'unité charnelle entre Adam et Jésus par la généalogie : Il a été fait péché pour nous. L'autre souligne notre rattachement à la Gloire dès que nous croyons à la folie de la Prédication, par le contact physique avec Jésus — ressuscité selon la première résurrection avant sa Passion, selon la seconde depuis Pâques.
On voit que Saint Paul est un auteur difficile. Il ne faut pas attendre d'un théologien, encore moins d'un catéchisme, qu'il rende aisément accessible une doctrine dont la profondeur réclame de toute façon un sérieux effort de méditation, et surtout l'acceptation du vertige dont j'ai parlé à propos du Christ en Croix. Cependant aucune catéchèse ne peut l'ignorer complètement.
Prenons par exemple les chapitres 3 à 6 de la 2ème aux Corinthiens : Saint Paul y jette sur la vie humaine une lumière qui la transfigure complètement, la décrivant en termes de mort et de gloire indissociablement mêlées. Dans la grisaille de la vie quotidienne, la mort et la gloire paraissent s'annuler (comme la pression atmosphérique et celle du corps) : quand on regarde la vie à la lumière de Paul, on a l'impression de débarquer dans une autre planète...
Tout s'éclaire si on comprend que c'est un martyr qui parle : en adoptant cette clé, ses textes apparaissent beaucoup moins obscurs — à condition de se faire du martyre une idée un peu plus profonde, là encore, que celle d'un mauvais moment à passer. Il y a une définition canonique et liturgique du martyre, mais elle ne suffit pas : Saint Paul nous suggère une définition théologique. Martyre signifie témoin, ou Apôtre : les Apôtres sont les témoins de la Résurrection du Christ, et Saint Paul est l'Apôtre par excellence, car s'il n'a pas connu le Christ « selon la chair », il l'a connu dans sa Gloire — ce qui à ses yeux est l'essentiel (5, 16). Saint Paul est donc le témoin du Christ ressuscité, et le prédicateur du Christ crucifié (1 Cor 1, 23). Or Témoin en grec se dit « martyr ».
Cependant il parle à des non-martyrs, auxquels de temps en temps il reproche de ne pas l'être (« Nous, nous sommes fous dans le Christ, et vous, vous êtes sages »). Il ne les condamne pas, il voudrait seulement les voir « supporter davantage de sa part un peu de folie » (2 Co 11, 1 — 1 Co 3, 1-4). Je distinguerai donc entre les Apôtres (ou témoins, ou martyrs) et les simples croyants. Les simples croyants mènent la vie active ou contemplative, les Apôtres mènent la vie apostolique, que Saint Thomas d'Aquin appelle encore la vie mixte, et qui est un martyre au sens théologique.
Saint Paul et les Apôtres sont des martyrs qui parlent à des non-martyrs. Parmi ceux-ci il y a des croyants pour qui le spectacle de ce martyre, et la folie de la Prédication, sont une odeur de vie qui conduit à la vie (2, 16). Et il y a des incroyants, pour qui la même folie de la Prédication, le spectacle du même martyre, sont une odeur de mort qui conduit à la mort. Mais les croyants eux-mêmes ne sont pas des martyrs : ils sont attirés seulement par la bonne odeur du martyre ; s'ils se laissent attirer en plénitude, ils entrent dans la vie religieuse qui est l'école du martyre, ou dans des écoles de remplacement comme le veuvage (ou la maladie, ou diverses épreuves), ou encore dans cette voie plus lente qui s'appelle le Mariage, et qui est elle aussi un sacrement du martyre en fin de compte...
Qu'est-ce alors que le martyre, si ce n'est pas seulement un mauvais moment à passer ? Le martyre consiste à subir quelque chose de mystérieux qui peut très bien être consommé sans la séparation de l'âme et du corps (5, 24). Une lecture superficielle peut même laisser penser que Saint Paul désire éviter la mort. Ce n'est pas vrai, car il désire « quitter son corps pour aller demeurer auprès du Seigneur » (5, 8). Ce qui est vrai, c'est qu'au regard du mystère profond et transcendant dont il désire ardemment la consommation, il importe peu que celle-ci ait lieu ou non à travers la séparation de l'âme et du corps : ce qui compte c'est que « ce qui est mortel soit absorbé par la vie » (5, 4).
D'où la définition du martyre : « Quoique vivants en effet, nous sommes sans cesse livrés à la mort à cause de Jésus, afin que la vie de Jésus soit, elle aussi, manifestée dans notre chair mortelle. Ainsi la mort fait son œuvre en nous et la vie en vous.../... Encore que l'homme extérieur en nous se décompose et meure, l'homme intérieur se renouvelle de jour en jour » (4, 11-12 et 16). Voir aussi : « Chaque jour je meurs... » (1 Co 15, 31).
Ainsi, « tant que nous vivons dans cette demeure terrestre (5, 1 : nous les martyrs), nous sommes sans cesse livrés à la mort » qui est au fond la mort du Christ (4, 10), et simultanément à la vie qui est au fond la vie du Christ c'est-à-dire la Gloire (« afin que la vie de Jésus soit, elle aussi, manifestée dans notre corps », ibid.). Ou encore « Si un seul est mort pour tous, alors tous sont morts » (5, 15). Et encore : « Si nous sommes devenus un même être avec le Christ par une mort semblable à la sienne (donc cela se fait tous les jours), nous le serons aussi par une résurrection semblable » (Ro 6, 5).
Et la mort du Christ, c'est la mort infligée par l'enfer et le péché (« L'aiguillon de la mort est le péché, Il est mort au péché », Ro 6, 10), tandis que la vie du Christ est déjà la Gloire qui nous ressuscitera avec Lui. Le combat permanent entre cette mort et cette vie (Mors et vita duello conflixere mirando, La vie et la mort s'affrontent en un duel prodigieux, Liturgie pascale) sont très exactement la définition théologique du martyre.
Tout cela pouvant paraître encore obscur, oublions un peu les textes de Saint Paul. Quiconque rencontre Jésus-Christ et lui ouvre son cœur par la foi se trouve soumis à la pression de la Gloire du Thabor : s'il n'y avait pas le poids du péché, il serait immédiatement enlevé au Ciel (avec ou sans son corps, c'est secondaire). Cela nous menace à chaque instant : la Bienheureuse Imelda (emportée au Ciel pendant l'action de grâces de sa première communion) montre clairement la destinée profonde de tous les chrétiens, et l'extraordinaire simplicité de ce qui nous arriverait si nous faisions confiance à Jésus-Christ.
Reste évidemment le poids du péché, qui complique singulièrement ce destin si simple et si beau : les péchés personnels enracinés dans le péché originel ou ses suites —ce que Saint Paul appelle le vieil homme. À cause de lui, nous devons subir ce que Saint Jean de la Croix décrit longuement sous le nom de purifications passives, et qui est en somme une version atténuée de la folie de la Croix à l'usage des pécheurs. Je dis atténuée, parce que l'épaisseur et la fragilité du vieil homme empêchent la Sagesse de se livrer sans retenue au jeu qui « fait ses délices » même la Nuit de l'esprit est moins rude que l'Agonie de Jésus. À cause du péché, Dieu est obligé de nous ménager, nous qui sommes encore charnels, jusqu'à ce que nous puissions supporter de sa part un peu de folie... la folie de la Croix, précisément.
Donc le poids de la chair nous empêche de partir au Ciel aussitôt, mais il nous empêche aussi d'imiter parfaitement le mystère du Christ, et de prolonger dans notre corps ce qui manque à la Passion, tant que nous ne sommes pas « spirituels », dit Saint Paul. Une fois parvenus à ce stade, rien n'empêche la Gloire de nous emporter au Ciel... comme le Bon Larron ou Paksie (la pécheresse qui fascinait Thérèse).
Cependant le Christ n'a jamais été freiné par le poids du péché, puisqu'il était innocent. Ce qui l'a empêché de s'élancer au Thabor comme Il le fit à l'Ascension, c'est le péché du genre humain, le péché de la planète dans laquelle il s'est incarné, avec laquelle Il a voulu connaître la solidarité charnelle que Saint Paul a définie par la formule célèbre : Dieu l'a fait péché pour nous.
Uni aux fils d'Adam par la généalogie qui le faisait communier au calice des ténèbres de l'enfer (ce calice devant lequel sa chair infirme a reculé à l'heure où il devait le boire entièrement), Jésus malgré sa Gloire était retenu sur terre par le poids de ce péché. Il ne devait en sortir qu'en se livrant jusqu'au bout à la persécution du démon, selon les desseins de la Sagesse éternelle : avec Lui, cette Sagesse a pu jouer sans retenue le jeu qu'elle voulait jouer avec les enfants des hommes — avec le Fils de l'homme d'abord, puis avec ceux qui lui ressembleraient en accomplissant dans leur chair ce qui manquait à cette folie dans la folie même de ses excès...
Une fois le jeu terminé, la Gloire emporte Jésus là où Il habitait avant la Création du monde, et d'où Il n'aurait jamais dû sortir s'il avait été sage. Ceux qui ont crucifié en eux les désirs de la chair peuvent partir au Ciel aussitôt, mais je répète que souvent la Sagesse leur demande de jouer encore avec eux pendant quelque temps, de prolonger le combat entre la vie et la mort éternelle qui définit à la fois le mystère du Christ et celui des chrétiens spirituels... c'est-à-dire les martyrs.
Revenons alors aux textes de Saint Paul :
1. La mort a deux sens opposés : il y a la mort qui vient du péché (« si vous vivez selon la chair, vous mourrez ») — et « la mort à cette mort » : la mort du vieil homme, résurrection intérieure par la puissance de l'Esprit du Christ (textes innombrables).
2. Pour celui qui est mort à la mauvaise mort, le mystère du Christ et le sien sont rigoureusement semblables : « Ce n'est plus moi qui vis, c'est le Christ qui vit en moi ».
3. En vertu de cet unique mystère, « le Christ sera glorifié dans mon corps, soit que je vive, soit que je meure » (Ph. 1, 20). C'est un martyre tant que nous vivons sur la terre en exil et loin du Seigneur, traînant ce corps qui meurt toujours... et ce sera une Béatitude quand nous serons complètement ressuscités avec le Christ.
Celui qui meurt à la mauvaise mort meurt au péché qui en est l'aiguillon, comme le Christ lui-même est mort au péché (Rm 6, 10-11). Le mystère qui consiste à mourir au péché est donc rigoureusement le même, qu'il s'agisse du Christ ou des chrétiens : ils subissent le même martyre que le Christ.
Ce martyre se présente sous des formes multiples que Saint Paul détaille à plusieurs reprises (2 Co en particulier : c'est ce qu'on peut appeler la psychologie du martyre). Le ferment de cette mort est à la fois le péché dont cette mort est la mort — et l'Esprit du Christ, qui est en même temps celui du chrétien. C'est un mystère de Gloire dès ici-bas (« soit que je vive, soit que je meure »), pour les chrétiens (Ph. 1, 20) et pour le Christ : Il est mort au péché tous les jours suivant la puissance d'une vie impérissable (He 7, 16).
Il suffit alors de brasser les textes pour reconnaître, selon la liturgie pascale, que la vie et la mort s'affrontent dans un duel prodigieux qui est le mystère même du Christ, et qui comporte deux phases. Une phase de combat (essence théologique du martyre, ou encore stigmatisation, p.28) — une phase de victoire ou de consommation, qui est la victoire pascale, avec ou sans séparation de l'âme et du corps (c'est secondaire, selon 2 Co).
La même puissance qui renouvelle l'homme intérieur ressuscitera aussi l'homme extérieur (le corps) lorsque son œuvre sera consommée. Telle est l'idée fondamentale de Saint Paul.
On dit couramment : avant le Christ, le Salut est pour Israël — après le Christ, il s'étend aux Nations. Mais quand on lit par exemple l'Épître aux Colossiens (en particulier 3, 14), il saute aux yeux que Paul évoque un mystère qui ne se laisse pas définir par l'extension du Salut aux Païens : le secret « caché depuis le commencement des siècles », c'est surtout d'appeler Israël à la Gloire (Bible de Jérusalem, p.1555, note g).
Prenons les plus grands saints de l'Ancien Testament (Moïse, Abraham, Élie) : il était impensable de leur dire « vous êtes ressuscités avec le Christ », ou « vous êtes morts, et désormais votre vie est cachée avec le Christ ». Dieu lui-même ne pouvait pas leur dire : « Vous êtes ressuscités », ou « vous êtes morts, et désormais votre vie est cachée ». Élie et Moïse étaient habités par la grâce, la vie trinitaire, les vertus et les dons du Saint-Esprit — non par le mystère de mort et de résurrection propre au Christ, et donné aux chrétiens à travers la foi au Christ.
La proclamation de ce mystère (le kerugma) est donc bien la proclamation d'une chose tout à fait nouvelle, pour Israël comme pour les Nations. Le salut imparfait du ministère de la condamnation était réservé à Israël, le salut parfait du ministère de l'Esprit est étendu aux Païens : soit, mais l'essentiel n'est pas là. L'essentiel, c'est que la grâce trinitaire est proposée par le Christ sous le régime de la Gloire proclamé par Saint Paul (il ne parle que de cela, en y ajoutant bien entendu la mort au péché, qui commence avec le Christ et se poursuit chez les chrétiens « spirituels »). Ce régime constitue une nouveauté absolue par rapport à la même grâce et à la sainteté du ministère de la condamnation.
Sous ce ministère, il pouvait y avoir des saints et des martyrs (He 11), mais non habités par la Gloire que chante Saint Paul. Si on hésite sur ce point, l'exultation et la force du kerugma sont évacuées, ruinées, dissoutes dans la fadeur du sel qui a perdu sa saveur. Que signifierait l'affirmation que nous sommes déjà ressuscités, possédés par la puissance de la Résurrection, si « cette extraordinaire puissance » (2 Co 4,7) était offerte à Israël avant le Christ ?
Personne n'oserait d'ailleurs soutenir une chose pareille, personne n'a jamais essayé de le faire. Simplement, on n'en mesure pas les conséquences : à savoir que la grâce a changé de régime avec le Christ, qu'elle n'est plus seulement chez les chrétiens le germe, mais l'explosion de la Gloire dans l'obscurité de la foi.
L'association entre la Gloire du Christ et la chair du péché (le corps de mort) entraîne une dynamique de mort et de résurrection qui mérite de s'appeler holocauste, aussi bien chez le Christ que chez les chrétiens : la Gloire rencontre l'enfer dans la chair du Christ, elle soumet cette chair à l'holocauste de la première résurrection, puis de la seconde quand cet holocauste est consommé.
Il en est de même pour les chrétiens spirituels, mais dans l'obscurité de la foi. Lorsque leur holocauste est consommé, ils entrent dans la Vision en attendant la deuxième résurrection. Les chrétiens charnels sont attaqués par la puissance de la Résurrection, mais ils ne sont pas « martyrisés » tant que cette résurrection n'a pas tué le vieil homme (ou n'est pas en voie d'y parvenir, ce qui est la Nuit de l'esprit décrite par Saint Jean de la Croix).
Les chrétiens charnels sont soumis plus ou moins à la persécution du démon, mais ils échappent si j'ose dire à la persécution de la Gloire, bien qu'ils soient habités par cette Gloire (et non plus seulement par la grâce de l'Ancienne Alliance) dès qu'ils croient à la folie de la Prédication.
Les chrétiens spirituels ne sont plus soumis à la loi du péché, ni à la mort qui en est le salaire. Ils sont morts au péché, mais leur chair semblable à celle du péché subit encore la persécution de l'enfer, et reçoit de plein fouet la pression de la Gloire du Christ qui leur inflige la folie de la Croix : d'où la première résurrection — une résurrection crucifiée qui les mène (avec ou sans la mort temporelle) à la seconde résurrection.
La charité du Christ nous est transmise par la puissance de la Résurrection, à travers la folie de la Prédication et le contact physique du Christ ressuscité —que j'appelle eschatologique parce qu'il appartient à l'ordre de la Gloire, tout en étant offert au monde de la misère par les Sacrements, spécialement l'Eucharistie, sacrement de la foi par excellence.
L'invitation immédiate
Le kerugma est évidemment une invitation immédiate au banquet de la vie éternelle. Il s'oppose à ce que fut la Parole de Dieu sous le ministère de la condamnation, qui ne pouvait être qu'une invitation lointaine à se préparer pour entrer dans le Royaume, quand les portes en seraient ouvertes par le Messie.
L'invitation immédiate est une folie parce qu'elle propose la Gloire — plus vertigineuse que la Croix... Saint Paul le dit lui-même : il n'y a pas de proportion entre les souffrances de ce temps et le poids de la Gloire à venir. Si les souffrances du Christ justifient le terme de folie quand on prêche Jésus crucifié dans sa faiblesse, combien plus le poids de la Gloire quand on la propose à une créature aussi faible que l'homme, et enténébrée par le péché.
Il n'y a jamais de proportion entre la créature et la Gloire, quelle que soit la splendeur et la pureté de la créature : c'est une folie de proposer la Gloire, même à l'innocence de nos premiers parents, même à la splendeur des Anges. Toute invitation immédiate, tout kerugma est une folie : mais il faut bien que cette folie intervienne un jour si la créature doit aller au Ciel rejoindre l'intimité trinitaire.
On peut admettre alors que l'invitation immédiate soit précédée chez les Anges d'un premier instant moins critique, et chez nos premiers parents d'une vie paradisiaque sans problème, où la nature et la grâce jouent dans une belle harmonie (si belle que nous la préférons au Ciel !), parce que le poids de la Gloire n'intervient pas encore dans toute sa force pour menacer cet équilibre imparfait, afin de lui substituer l'équilibre eschatologique de l'éternité : l'invitation lointaine est une invitation imparfaite, prélude de l'invitation parfaite à l'embarquement immédiat.
Dans le cas de l'humanité déchue, l'invitation lointaine a une saveur de condamnation qui justifie la notion de cieux fermés. Pour les Anges et nos premiers parents, le Ciel n'était pas fermé, il était seulement lointain : pour les hommes déchus les cieux sont fermés, et l'invitation lointaine est une invitation à attendre le Salut confusément pressenti par les Païens — le Sauveur promis à Israël.
Les Apôtres ont reçu la puissance de la Résurrection en adhérant à la Prédication de Jésus : cependant ce n'était pas encore le kerugma dans toute sa force, puisque Jésus n'était pas « élevé de terre ». Il faut identifier la force venue d'en-haut, promise par Jésus et donnée à la Pentecôte, avec la puissance de la Résurrection : le Saint-Esprit n'a pas été donné dans toute sa puissance avant Pâques.
Il faut aussi distinguer la prédication évangélique et le kerugma. Avant sa mort et sa Résurrection, Jésus pouvait communiquer la puissance de la Résurrection, mais imparfaitement — assez pour faire mourir d'amour, pas assez pour ouvrir le Ciel. Le kerugma proclame que le Ciel est ouvert...
Avant cette heure, la puissance de la Résurrection était suffisante pour faire mourir le vieil homme chez ceux qui, comme Joseph et Jean-Baptiste, étaient aptes à se laisser purifier jusqu'au bout pour mourir au péché. Mais les Portes du Royaume, même pour Marie, restaient fermées jusqu'au jour de l'Ascension et de la descente au Shéol. Alors la force d'en-haut, c'est à la fois celle qui fait mourir le vieil homme chez ceux qui sont prêts, et celle qui ouvre la porte du Ciel à ceux qui sont morts d'amour (comme Joseph et Jean-Baptiste).
Ainsi la Vision est le ferment suffisant de la Résurrection, mais elle ne mérite pas ce titre avant que Jésus ne soit ressuscité après être « mort au péché une fois pour toutes », et avoir vaincu l'enfer. Tous les effets de la Gloire du Christ avant sa Résurrection sont anticipés et imparfaits : il pouvait y avoir, depuis l'Incarnation mais avant la mort du Christ, une mort d'amour, une ouverture des portes du Royaume, qui ne débouchaient pas encore dans la Vision.
La stigmatisation
Le martyre de Paul (non pas l'événement ultime couronnant « le bon combat », mais la loi de toute sa vie : semper morientes, toujours mourants) peut s'appeler une stigmatisation — lui-même utilise ce terme (stigmata enim... je porte les stigmates du Christ Jésus). La stigmatisation est l'effet produit par la pression de la Gloire sur Jésus-Christ, livré par ailleurs à la persécution de l'enfer (d'où la vallée de larmes) : la stigmatisation glorifie les blessures infligées à Jésus par l'enfer et le péché des hommes depuis sa venue dans le monde, grâce à la suspension de sa mort d'amour.
Mais Jésus monté sur la Croix a le pouvoir « d'attirer tout à Lui » (avant Il ne le pouvait qu'imparfaitement)... et de faire subir au psychisme des chrétiens la même pression stigmatisante que la Vision exerçait sur Lui depuis le début. Il ne peut pas en être autrement si le spectacle du Christ en Croix transmet aux hommes, de façon parfaite et consommée, l'invitation immédiate : car l'invitation immédiate est une invitation à la Vision, et la créature qui répond Oui est en péril de Vision. Cette invitation met les humains condamnés à mort en péril de mourir d'amour : telle est justement la puissance de la Résurrection.
Dans ces conditions, un homme ne peut pas répondre Oui à la folie de la Prédication sans accepter l'invitation immédiate, et s'exposer à subir la pression de la Gloire, qui pour Jésus et ses disciples est une fois pour toutes stigmatisante : la Prédication proposée aux chrétiens est une invitation à se laisser stigmatiser à la suite du Christ. Vérité pratiquement ignorée, mais présente dans « l'inconscient » de l'Église... cet inconscient qui préside à l'évolution du dogme.
Tel est du moins le schéma théorique : il se réalise concrètement d'abord chez la Sainte Vierge et le Bon Larron. C'est moins simple chez les pécheurs, et même les justes encore charnels continuant à vivre après avoir donné leur foi (à la différence du Bon Larron, qui meurt aussitôt) — je dis les chrétiens charnels, car ce schéma est rigoureusement vrai pour les âmes parvenues à l'Union transformante : elles sont stigmatisées ipso facto, car elles ont dit Oui à l'invitation immédiate, laquelle vient toujours du Christ en Croix.
Les chrétiens ont en somme une particularité qui les distingue des Anges : l'invitation immédiate leur est proposée à travers le spectacle de Jésus crucifié. Le spectacle, et plus que le spectacle : les sacrements (spécialement l'Eucharistie) les mettent en contact physique avec la Gloire de Jésus. À cause de cette Gloire qui marque les « derniers temps », je l'appelle contact eschatologique.
Le terme stigmatisation peut paraître insolite et relever d'une piété imaginative ou malsaine. Or ce que je dis là me paraît traditionnel, et antérieur aux stigmates de François d'Assise ou Catherine de Sienne. L'invitation immédiate (ou doctrine chrétienne) propose à la charité infusée par le baptême (ou offerte à cette occasion) un acte nouveau par rapport à ceux de l'Ancienne Alliance ou des peuples non-évangélisés : un acte qui désire la Gloire avec une force répondant à l'ouverture des Portes du Royaume (« ce sont les violents »...).
Cet acte est le fruit de la puissance de la Résurrection, il subit la pression de la Gloire qui passe en fait par le contact physique avec l'humanité de Jésus (le contact eschatologique). Là est le ressort de l'égalité d'amour chantée par Saint Jean de la Croix : c'est elle qui permet aux chrétiens de subir le même holocauste que Jésus. La puissance de la Résurrection donne à la charité d'être un feu dévorant capable de faire mourir d'amour comme Jésus est mort d'Amour, de stigmatiser les chrétiens comme il a stigmatisé Jésus.
Il faut seulement y ajouter les dons du Saint-Esprit, non pour définir ce feu (c'est la charité ainsi modifiée), mais pour décrire l'holocauste et la stigmatisation : les dons du Saint-Esprit sont requis pour que l'organisme se laisse brûler progressivement. Tant que les dons n'interviennent pas, le feu est là (c'est la charité devenue glorieuse), mais il ne brûle pas. L'organisme continue à vivre comme sous les cieux fermés — mais la vie humaine est pourtant finalisée par la stigmatisation.
Dès que les dons commencent à jouer, le chrétien est en péril de sainteté — péril fugitif tant que la pesanteur du vieil homme oblige à des ménagements qui entraînent une alternance entre des actes forts de charité parfaite, des actes tièdes, voire des péchés véniels, ou même mortels. Après beaucoup de vicissitudes le plus souvent, vient une heure où la charité reste fidèle, et la pression divine ne se relâche plus à travers le jeu des dons. Le feu brûle sans trêve un organisme encore peccamineux (le vieil homme) : c'est le début de la Nuit de l'Esprit, et ce début est l'heure exacte de la sainteté.
Nos premiers parents n'ont pas connu cette sainteté (la seule dont parle l'Église), qui pourrait s'appeler confirmée en grâce. Le genre humain après la chute l'a connue encore moins, puisqu'elle suppose l'invitation refusée aux hommes jusqu'à l'arrivée du Christ. La sainteté de l'Ancienne Alliance ne répond donc pas à cette définition. Il peut y avoir une sorte de confirmation en grâce sous le ministère de la condamnation, mais ce n'est pas la sainteté dont je parle ici : c'est la sainteté d'une âme purifiée autant qu'elle peut l'être avant la puissance de la Résurrection, sous l'effet des dons du Saint-Esprit et des éventuelles théophanies de l'Ancienne Alliance.
Comment un catéchisme pourrait-il dire ces choses ? Je n'en sais rien, mais un catéchisme qui n'en soufflerait mot ne répondrait pas aux difficultés de l'heure. Un bon catéchisme ne serait pas forcément le bienvenu dans la mentalité moderne : il serait seulement une arme de lumière offerte aux enfants et aux petits oppressés par cette mentalité, et qui ne savent pas à quoi s'accrocher pour protéger les certitudes fondamentales, l'oxygène dont ils ont besoin...
Marie-Dominique Molinié, op, in Un divine blessure (Téqui)

1. L'abolition de l'homme, éd. Criterion, 1943.