jeudi 31 mai 2012

En témoignant... Pablo Domínguez Prieto, Contempler l'amour du Christ


La première chose que nous allons faire est de contempler l'amour du Christ. Comme c'est magnifique de savoir à quel point Dieu m'aime, c'est une merveille.
Comment faire ? Nous trouvons la réponse dans une des plus belles descriptions qui aient été faites de l'amour du Christ. Je parle de la première Lettre aux Corinthiens au chapitre 13. Cette hymne à l'amour est l'hymne de l'Amour de Dieu. Quand il dit : « La charité est longanime ; la charité est serviable », il parle du Christ. Le Christ est patient, il rend service. « La charité n'est pas envieuse ; la charité ne fanfaronne pas, ne se gonfle pas ; elle ne fait rien d'inconvenant, ne cherche pas son intérêt, ne s'irrite pas, ne tient pas compte du mal ; elle ne se réjouit pas de l'injustice, mais elle met sa joie dans la vérité. Elle excuse tout, croit tout, espère tout, supporte tout. La charité ne passe jamais ». C'est l'amour du Christ, auquel il nous fait prendre part. C'est le Christ qui est patient avec nous, avec moi. Il est serviable, il n'est pas envieux, il ne fanfaronne pas, il ne se gonfle pas, il ne fait rien d'inconvenant, il ne cherche pas son intérêt, il ne s'irrite pas, ne tient pas compte du mal, ne se réjouit pas de l'injustice, mais il met sa joie dans la vérité. L'amour du Christ excuse tout, croit tout, espère tout, supporte tout. L'amour du Christ ne passe jamais. Le premier point de notre méditation sera de lire l'amour du Christ à la lumière de ce qu'écrit saint Paul.
Quand on vit comme ça, on trouvera toujours la paix intérieure, parce qu'on se sait aimé. Nous pourrions relire des textes de l'Écriture où il est question de la patience du Christ, de sa façon de rendre service, de nous attendre, de ne pas tenir compte du mal...
Premier témoignage : depuis la maladie, depuis l'espérance
Je vais vous lire une lettre... telle quelle. Elle n'est ni édulcorée ni modifiée, elle est à l'état brut. Ce n'est pas une lettre qui a été publiée. C'est une lettre qui a réellement été envoyée à tous ceux qui connaissaient ce prêtre.
Permettez-moi d'abord de me présenter : je m'appelle Jesùs, j'ai trente-deux ans et je suis prêtre, Espagnol. En 1996, je suis parti en Bolivie comme missionnaire. Lors d'un retour en Espagne pour me reposer et prendre des vacances, on m'a diagnostiqué un cancer du colon avec métastase au foie.
J'ai subi plusieurs opérations : on m'a enlevé un quart du foie. J'ai été soumis à un traitement de radiothérapie. Actuellement, je suis une chimiothérapie. Ça fait déjà tellement longtemps que mon corps se détériore. En conséquence, je ne peux ni voyager ni sortir de chez moi. Bien que ma qualité de vie soit relativement acceptable, cela change beaucoup d'un mois à l'autre et même d'un jour à l'autre. Ce n'est jamais pareil ; on ne peut savoir comment je serai le lendemain. C'est un mystère, la souffrance est un mystère qui ne s'illumine que grâce à la foi.
Mon temps en Bolivie a été fantastique. Depuis l'enfance, je voulais partir en mission et le Seigneur me l'a accordé. J'y ai vécu un vrai renouveau sacerdotal, puisqu'avant j'étais un "bourgeois" : je ne me préoccupais de rien, sinon de moi-même. Pas de sainteté, pas d'intimité avec le Seigneur ni avec sa Parole, pas de vie de prière régulière et fidèle.
Pour ceux qui l'ont connu, nous pourrions dire que ce n'est pas vrai, mais c'est ainsi qu'il se jugeait.
Je faisais très peu de cas de la liturgie et du troupeau dont j'avais la garde. J'aurais été incapable de mourir pour qui que ce soit. Mais aux yeux des fidèles, je semblais être très travailleur, veillant à tout, bon prêtre, humble... Mensonge que tout ça. Je suis un égoïste et un orgueilleux, je ne recherche que moi-même dans ce que je fais. Un curé de campagne qui ne fait que s'activer, mais qui n'apporte pas l'Évangile à son troupeau. Je suis attaché à l'argent, d'ailleurs la dernière chose que j'aie faite avant de partir pour la Bolivie a été de donner des cours dans un lycée pour emporter un petit pécule. Le plus grand des dangers pour un prêtre, c'est l'argent — comme d'ailleurs pour tout chrétien — "car la racine de tous les maux, c'est l'amour de l'argent" (1 Tm 6, 10). J'ai traversé aussi de nombreuses souffrances intérieures comme de devoir réaliser que je n'étais pas le "super-prêtre" dont on m'avait parlé, que la mission me dépassait... En définitive, il m'a fallu passer par la porte de l'humilité, que je repoussais ; voir mes péchés avec une clarté qui avait été voilée jusque-là. Je voyais bien que je n'étais d'aucune utilité pour l'évangélisation. Alors, je priais le Seigneur pour qu'il m'enlève de là plutôt que de me laisser continuer ainsi. Il l'a fait, et comment ! Le Seigneur m'a accordé ce que je lui demandais de tout mon cœur. À la mission, j'ai vu ce que c'est que d'être fils de Dieu et de vivre comme un fils de Dieu. Dieu pourvoit. Toujours. Je l'ai vu dans la mission comme dans ma maladie. Dieu pourvoit toujours. Il ne laisse jamais seul celui qui semble laissé pour compte.
L'expérience de la souffrance est un mystère. Dans la salle de réanimation, malgré l'effet de la morphine, je me souviens qu'à un moment, je me suis réveillé et j'ai été attiré par le crucifix en face de moi. J'ai regardé le Christ et je lui ai dit que nous étions pareils, le corps ouvert, les os endoloris. Seul face à la souffrance, abandonné, sur la Croix. Je me suis centré sur moi-même et me suis rebellé. Je ne comprenais pas. Dieu m'avait abandonné, "il ne m'aimait pas". Et soudain, je me suis souvenu des mots que Dieu le Père prononce du haut du Ciel à propos de Jésus : Celui-ci est mon Fils bien-aimé". Le Fils bien-aimé de Dieu était là, en face de moi, sur la Croix. Je me trouvais dans la même situation que lui, j'étais donc moi aussi un fils aimé et privilégié de Dieu. J'ai alors cessé de me rebeller et suis entré dans le repos. J'ai vu l'amour de Dieu. La raison humaine ne trouve pas de sens à la souffrance qui n'a aucune logique. L'homme n'entre dans la paix que la souffrance lui a ôtée qu'en contemplant le Crucifié. En effet, sous l'effet de la douleur et de la souffrance, l'homme perd sa capacité à raisonner, ainsi que sa volonté. Il est perdu, il a été vaincu.
[...] Ma maladie s'aggrave. J'ai des tumeurs au foie et au sacrum, ce qui signifie que les métastases commencent à se répandre. Bien qu'avec la chimiothérapie, il semble qu'elles soient un peu ralenties. De toute manière, les médecins m'ont pronostiqué une survie d'un an. Deux au maximum, selon l'avancement de la maladie. Je demande à Dieu d'avoir une qualité de vie suffisamment acceptable pour pouvoir évangéliser là où je suis, car je n'ai pas de responsabilité pastorale et que je me trouve chez mes parents afin qu'ils prennent soin de moi. Mais aussi parce que je veux y mourir.
Je me sens comme une barque échouée sur la rive du lac de Tibériade. Elle ne sortira plus pour la pêche. Mais je garde espoir que le Christ y monte également, pour proclamer la Bonne Nouvelle à la foule. Voici maintenant ma mission : être une barque échouée, le pupitre de Jésus-Christ.
Je me rends compte que cette période est un Avent particulier que le Seigneur m'offre pour me préparer à la rencontre de l'Époux et pour garder ma lampe allumée avec une huile nouvelle ; ainsi, je pourrai entrer au banquet des noces. Posséder l'huile de Jésus est un don qui fortifie les membres pour le dur combat de la foi dans la souffrance. Elle m'éclaire l'histoire qu'il est en train d'écrire avec moi. Elle m'assure que je possède l'Esprit Saint comme arrhes du Royaume des cieux.
Bien sûr, personne ne connaît ni le jour ni l'heure de sa mort. Ça s'appelle vivre de l'espérance. Et nous ne l'avons jamais aussi bien expérimenté que lors de cette année de préparation pour le Jubilé de l'an 2000. Toute l'Église va s'en souvenir.
Ce prêtre est mort au tout début de l'an 2000. Sa maladie s'était manifestée pour la première fois en 1998. Ce qui est admirable chez cet homme — je l'admire beaucoup, comme tous ceux qui l'ont connu : c'était un prêtre magnifique, jeune, très jovial et sympathique — c'est de voir comment il a pris le virage et combien la maladie est devenue une occasion d'annoncer le Christ, d'aimer le Christ... Au fond, il s'est rendu compte que l'amour du Christ était tout ce qu'il avait. Je crois que, pour nous, il est important également de réaliser que nous ne pouvons pas théoriser sur l'amour du Christ. Le Christ nous aime pour de vrai. Aussi, quel que soit l'état dans lequel on est, le lieu où l'on se trouve, quoiqu'il arrive, l'amour du Christ ne passera jamais. Il est ainsi capable de tout transformer, tout !
Deuxième témoignage : l'ange envoyé à l'Église d'Éphèse
Le deuxième texte que je veux vous lire est tiré de l'Apocalypse. Personnellement, cela m'aide beaucoup de le lire de temps en temps et de l'écouter comme s'il m'était adressé. C'est ce que l'ange dit à l'Église d'Éphèse.
« Ainsi parle celui qui tient les sept étoiles en sa droite et qui marche au milieu des sept candélabres d'or : 'je connais ta conduite, tes labeurs et ta constance ; je le sais, tu ne peux souffrir les méchants : tu as mis à l'épreuve ceux qui usurpent le titre d'apôtres, et tu les as trouvés menteurs. Tu as de la constance : n'as-tu pas souffert pour mon nom, sans te lasser ? Mais j'ai contre toi que tu as perdu ton amour d'antan ! » (Ap 2, 2-4).
Ce qui lui fait mal, c'est le fait que nous ayons perdu la fougue de notre premier amour, celle que nous avions le jour où nous avons pénétré pour la première fois dans le monastère, le jour où nous sommes entrés pour la première fois au séminaire... Le jour où il y avait une braise ardente, l'amour profond du Christ qui faisait que nous dévorions le monde entier. Le Seigneur nous demande : « Pourquoi as-tu perdu ce premier amour ? »
Dans notre vie, il se peut que parfois, nous mélangions l'amour avec un autre type d'expériences, qui n'auraient pas dû avoir lieu. Demandons aujourd'hui à l'Esprit Saint de purifier notre âme de fond en comble, pour que, dans notre vie, il n'y ait de place que pour l'amour ! L'amour est toujours crucifié, il passe toujours par la Croix, toujours ! Et toujours veut bien dire toujours, il n'y a pas d'exception. C'est ça qui est bien.
Troisième témoignage : seul l'Amour est vainqueur
Je ne sais pas si vous connaissez l'histoire de Lucia Vetruse *, une religieuse. Elle écrit cette lettre dans laquelle elle montre comment seul l'amour est vainqueur. Seul l'amour est vainqueur... Uniquement l'amour ! Dans notre vie, nous pourrons être victorieux, mais si ça n'a pas été avec amour, par amour, en vivant et en se reposant dans l'amour de Dieu, nous ne serons pas vainqueurs ; nous aurons plutôt été vaincus par le Malin. Tandis que, même s'il semble que nous avons été défaits, que nous sommes échoués sur la rive, si, dans notre vie, il y a de l'amour, nous serons vainqueurs, le Christ sera vainqueur en nous. C'est aussi clair que ça. Il faut dire que le langage de l'Évangile est surprenant, très différent de celui que nous employons d'habitude.
Je m'appelle Lucia Vetruse, je suis une des novices violées par les milices serbes. Je veux vous raconter ce qui m'est arrivé ainsi qu'aux sœurs Tatiana et Sandria. Permettez-moi de ne pas vous donner de détails. Ce fut une expérience atroce qui ne peut être partagée qu'avec Dieu, à la volonté de qui je me suis livrée quand je me suis consacrée à lui par les trois vœux.
Elle écrit à la Mère Générale de son Ordre pour lui raconter ce qu'elle souhaite faire :
Mon drame n'est pas l'humiliation que j'ai soufferte en tant que femme, ni l'offense irréparable faite à mon option existentielle et à l'option de ma vocation ; mais plutôt la difficulté d'insérer dans ma foi un événement qui certainement fait partie de la mystérieuse volonté de Celui que je continue à considérer comme mon divin Époux, malgré ce qu'il a permis.
J'avais lu, peu de jours auparavant, Le Dialogue des Carmélites de Bernanos et il m'était venu spontanément de demander au Seigneur de mourir martyre. Il m'a prise au mot, mais de quelle manière ! Je suis aujourd'hui dans l'angoisse, dans une obscurité intérieure. Ils ont détruit mon projet de vie — que je considérais comme définitif — et ils m'en ont tracé un autre à l'improviste, que je n'arrive pas encore à découvrir.
Je vous écris, ma Mère, non pas pour recevoir votre consolation, mais pour que vous m'aidiez à rendre grâces à Dieu de m'avoir associée à des milliers de mes compatriotes — offensées — et à accepter la maternité non désirée... Mon humiliation s'ajoute à celle des autres et je ne peux plus maintenant que l'offrir en expiation pour les péchés commis par ces violeurs anonymes et pour la paix entre les deux ethnies opposées, en acceptant le déshonneur souffert et en le livrant à la miséricorde de Dieu.
Ne soyez pas étonnée que je vous demande de partager avec moi une grâce qui pourra paraître absurde. J'ai pleuré ces derniers mois toutes les larmes de mon corps pour mes deux frères, assassinés par les mêmes agresseurs qui sont en train de terroriser nos villes. Je pensais que je ne pourrais pas souffrir beaucoup plus : je n'aurais jamais cru que la douleur pût atteindre de telles dimensions.
À la porte de nos couvents, il y avait tous les jours des centaines d'enfants faméliques, le désespoir dans les yeux. La semaine dernière, une jeune fille de dix-huit ans m'avait dit : "Vous en avez de la chance d'avoir choisi un endroit où la milice ne peut pas entrer" ; elle ajouta : "Vous ne savez pas ce que c'est que le déshonneur". J'y ai pensé longuement et j'ai vu qu'il s'agissait de la douleur de mon peuple ; je me sentis presque honteuse d'être exclue de son contexte.
Je suis maintenant l'une d'entre elles — une femme parmi tant d'autres, anonyme, de mon peuple, avec le corps détruit et l'âme mise à sac. Le Seigneur m'a admise au mystère de la honte. Plus encore : Il a accordé à sa sœur le privilège de comprendre jusqu'au bout la force diabolique du mal.
Je sais qu'à partir d'aujourd'hui, les mots d'encouragement et de consolation que j'essaierai de tirer de mon pauvre cœur seront tenues pour vraies par les gens, parce que mon histoire est la leur ; ma résignation, soutenue par la foi, pourra servir, si ce n'est d'exemple, au moins de confrontation avec leurs réactions morales.
Tout est passé, ma Mère, mais c'est maintenant que tout commence.
Lors de votre appel téléphonique, après m'avoir donné les paroles de consolation dont je vous serai reconnaissante toute ma vie, vous m'avez posé la question : "Que feras-tu de la vie qui t'a peut-être été imposée dans ton sein ?" J'ai senti que ma voix tremblait lorsque je me posais cette question, à laquelle je ne pouvais répondre tout de suite — non parce que je n'avais pas déjà réfléchi au choix que je devais faire, mais parce que vous ne vouliez pas troubler mes décisions par d'éventuels projets.
J'ai déjà pris ma décision : si je suis mère, l'enfant sera à moi et à personne d'autre. Je pourrais le confier, mais il a droit à mon amour de mère, même s'il n'a pas été désiré, voulu. On ne peut pas arracher une plante par la racine. Le grain qui est tombé en terre a besoin de croître à cet endroit-là.
Je réaliserai ma vie religieuse, mais d'une autre manière. Je ne demande rien à ma Congrégation, qui m'a déjà tout donné. Je suis reconnaissante pour la fraternité de mes sœurs et pour toutes leurs attentions. Surtout, je les remercie de ne pas m'avoir dérangée par des questions indiscrètes.
Je m'en irai avec mon enfant, je ne sais pas encore où, mais Dieu, qui a brisé à l'improviste ma plus grande joie, m'indiquera le chemin que je devrai suivre pour accomplir sa volonté.
Je serai pauvre ; je reprendrai le vieux tablier et je me mettrai les sabots que les femmes utilisent les jours de travail. J'irai avec ma mère récolter la résine des pins de nos grandes forêts... Je ferai tout mon possible pour rompre la chaîne de la haine qui détruit nos pays. Cet enfant que j'attends, la seule chose que je veux lui apprendre, c'est à aimer. Mon enfant, né de la violence, sera témoin à mes côtés que la seule grandeur qui honore l'être humain est celle du pardon ».
Magnifique témoignage. Aussi réel que la vie elle-même. Et cela, il y a quelques années à peine. Cette femme est encore en vie.
C'est beau de se rendre compte qu'il y a des situations dans la vie où réellement, on est appelé à faire un choix radical. Il n'y a que deux options possibles, il n'y a pas d'intermédiaire. Aimer ou haïr ; le Ciel ou l'enfer. Logiquement, le Ciel semble impossible parce qu'il implique aimer et... pardonner ! L'enfer semble le plus simple : haïr, sentir la brûlure... Cependant, il est évident que ce que Dieu a mis dans notre cœur, dans l'âme de chacun de nous, c'est ce désir profond d'amour. L'évangélisation nous presse tellement — ce que j'essayais de vous montrer dans l'homélie ; nous sommes tellement pressés par le devoir d'annoncer et de rendre le Christ présent que toute autre préoccupation est un confort qu'on ne peut présenter à l'Église. Tout faux problème, autre que celui des hommes et des femmes de ce monde qui meurent à petit feu faute de connaître le Christ, est, en ce qui nous concerne, un luxe que nous ne pouvons pas nous permettre. D'où l'utilité du témoignage de personnes concrètes — j'ai présenté celui d'une femme consacrée qui, maintenant, récolte la résine de pins ; celui de ce prêtre... Nous pourrions rappeler tant d'exemples.
Des gens exactement comme nous et qui se sont certainement laissé prendre par l'amour de Dieu. Je ne pense pas que notre existence soit vraiment plus difficile. Elle peut l'être, mais bien sûr, elle ne sera pas plus extrême que ce que nous avons vu jusque-là. Ce qui est sûr, c'est que le Seigneur nous attend tous dans le Ciel. Dans le Ciel, mais aussi dès aujourd'hui dans le royaume de l'amour !
J'ai l'impression — je parle pour moi — que nous courons un risque. Le risque est toujours celui de vivre trop préoccupés de nous-mêmes.
Quatrième témoignage : Dieu est le seul trésor
Je voudrais partager un dernier témoignage. Cette lettre m'a été envoyée par une religieuse de là où elle vit encore aujourd'hui. Plus encore : je suis allé lui rendre visite là où elle se trouve, dans un pays en guerre ; au Congo, dans la zone des Grands Lacs, où il y a encore un conflit en cours. La première fois qu'elle est allée dans ce pays, elle m'a envoyé cette lettre. Elle était allée remplacer une religieuse qui avait été assassinée, c'était déjà la deuxième de cette communauté. La dernière à avoir été assassinée était donc allée, en son temps, remplacer une autre religieuse qu'on venait d'assassiner.
Je me souviens que lors de la messe d'adieu dans sa communauté — ça avait tout l'air d'une tragédie. Je lui ai donc dit : « Que veux-tu que nous te donnions : la bénédiction ou l'Onction ? » Ça l'a amusée, mais pas sa communauté. Bon, on ne peut pas toujours plaire à tout le monde.
Cher Pablo,
Ça fait déjà un moment que tu n'as pas eu de mes nouvelles. Les choses ne vont pas bien du tout dans ce pays. Dernièrement, la guerre, les tensions, la mort menacent de m'ôter la paix, mais tu me connais déjà... [Rien ne lui ôterait la paix parce qu'elle a une foi à déplacer les montagnes]
À Madrid, les mouches me gênaient pour prier ; ici, les balles m'aident. À Madrid, les enfants me fatiguaient ; ici, je me fatigue pour ne pas voir ces enfants mourir. À Madrid, je voulais me retrouver toute seule pour pouvoir me reposer ; ici, je demande à Dieu que les enfants et leurs familles entières arrêtent de mourir, ou bien je me retrouverai toute seule...
Auparavant, la prière était une "activité de plus dans la journée". Ici, j'ai commencé à découvrir que la prière est l'âme de la vie. Sans la prière, je ne peux rien faire, et moins que rien. Maintenant, au milieu de ces enfants, l'aliment dont j'ai le plus besoin est celui de la prière, prier et prier... Je ne dirai pas non si tu m'envoies quelque chose — si tu peux ; mais envoie-moi, surtout, de la prière. Et prie pour que je ne faiblisse pas moi-même dans ma prière.
Avant-hier, j'ai trouvé devant la porte de notre maison une petite fille dans la rue, seule, en train de pleurer. Ses parents l'avaient abandonnée parce qu'ils craignaient pour sa vie. Ils savent que chez nous, elle sera plus en sûreté. Je sais que nous ne les retrouverons jamais... Mais c'est parce qu'ils savent que c'est un foyer ouvert car c'est la "maison de Dieu". Comme je suis heureuse d'être le foyer de Dieu ! Un foyer où règne l'amour. Comme je suis heureuse de ne pas avoir un moment pour me préoccuper de moi-même, parce que je sais que Dieu s'occupe déjà de moi ! Maintenant, c'est mon tour de m'occuper des autres en son nom.
Dis aux autres que vivre ici est extrêmement risqué : je ne m'habitue ni à la mort ni aux balles ni à cette misère. Mais c'est ici que l'on découvre véritablement ce que je répétais très souvent par cœur : Dieu est notre seul trésor.
Tout à la fin, elle me dit : « Merci beaucoup pour ta bénédiction ; et aussi pour ton Onction ».
Je pense qu'après avoir entendu ces textes, chacun d'entre nous doit écrire sa propre histoire. Nous devrions nous aussi être un témoignage pour le monde. Il n'y a rien de plus extraordinaire que de tirer de l'amour là où il semblerait qu'il ne peut pas y en avoir. Il n'y a rien de plus extraordinaire ! Eh bien c'est de cela qu'il s'agit ; il ne faut pas aller très loin pour le faire. Tous les chrétiens y sont appelés. Ici et maintenant. C'est aussi simple que ça. Et c'est un miracle, un énorme miracle. C'est à cela même que le Seigneur nous convoque : que nous soyons réellement un miracle de l'amour de Dieu au milieu des mille avatars de la vie — parce que les circonstances personnelles, globales, quelles qu'elles soient, seront mauvaises, difficiles ; même s'il y a toujours un espoir : le pire est encore à venir. Il faut garder cet espoir-là : « Seigneur, je sais que tout peut encore devenir pire ». Peut-être sera-ce le cas. C'est vraiment magnifique, parce que pire ce sera, mieux on remarquera la force de l'amour de Dieu. Que personne ne se décourage ni ne désespère. Au milieu de la catastrophe, au milieu du chaos, là se trouve la Grâce de Dieu, qui transforme tout. Il faut le démontrer, il faut le manifester. Et faire savoir que, malgré nos péchés, nous pouvons compter sur la Grâce de Dieu, sans laquelle nous ne pourrions rien faire ; sur la grâce des sacrements, qui sont très importants.
Nous allons demander à la Vierge Marie de nous obtenir de Dieu cette pluie d'amour, qu'elle nous inonde et fasse que chacun de nous devienne un authentique miracle de l'amour de Dieu.

Pablo Domínguez Prieto, in Le dernier sommet (Éditions des Béatitudes)


* [ndvi du 7 mars 2014 : une lectrice me fait remarquer que cette lettre fut en réalité écrite par un prêtre italien, monsignor Alfredo Contran en 1993, et qu'elle lui valut un prix littéraire !]

dimanche 27 mai 2012

En soufflant... Pierre-Marie Delfieux, Dieu est Esprit


À l'heure où Jésus passait de ce monde à son Père, il disait à ses disciples : « Si quelqu'un m'aime, il restera fidèle à ma parole ; mon Père l'aimera, nous viendrons chez lui, nous irons demeurer auprès de lui. Celui qui ne m'aime pas ne restera pas fidèle à mes paroles. Or, la parole que vous entendez n'est pas de moi : elle est du Père qui m'a envoyé, je vous dis tout cela pendant que je demeure encore avec vous ; mais le Défenseur, l'Esprit Saint que le Père enverra en mon nom, lui, vous enseignera tout, et il vous fera souvenir de tout ce que je vous ai dit ». Jn 14, 23-26
Soudain, au bord du fleuve,
le ciel s'est déchiré
(Mc 1, 10).
Alors, planant au-dessus des eaux, comme au premier jour du monde,
l'Esprit est apparu au-dessus du corps dénudé
de ce nouvel Adam nommé Jésus.
Et Jean a vu l'Esprit tel une colombe
descendre du ciel et demeurer sur lui (Jn 1, 32).
Un jour de sabbat, dans la synagogue de Nazareth,
prenant le rouleau du livre d'Isaïe,
Jésus trouva le passage où il est écrit :
L'Esprit du Seigneur est sur moi parce qu'il m'a consacré par l'onction...
Et il dit : C'est aujourd'hui
que ce passage de l'Écriture s'accomplit (Lc 4, 16-21).
La nuit était tombée sur la ville de Jérusalem.
Maître en Israël, Nicodème interrogeait l'Envoyé du Père.
Et Jésus lui dit : À
moins de naître d'eau et d'Esprit,
nul ne peut entrer au Royaume de Dieu...
Ce qui est né de la chair est chair,
ce qui est né de l'Esprit est Esprit (Jn 3, 5-6).
C'était environ la sixième heure.
Jésus, fatigué par la route et assoiffé, s'était assis près du puits.
Survint alors une femme, pécheresse, esseulée,
parfaite image de l'humanité en quête d'amour et de vérité.
Alors, le Fils de l'Immaculée,
née par elle, virginalement, sur cette terre,
par la puissance du Saint-Esprit (Lc 1, 35),
le Verbe fait chair, Fils unique de Dieu,
né du Père avant les siècles, se mit à enseigner et il lui dit :
Dieu est Esprit (Jn 4, 24).
Le dernier jour de la fête des Tentes, le grand jour,
Jésus debout, au milieu du Temple, lança à pleine voix :
Si quelqu'un a soif, qu'il vienne à moi
et qu'il boive celui qui croit en moi !
Selon le mot de l'Écriture, de son sein couleront des fleuves d'eau vive.
Il parlait de l'Esprit que devaient recevoir ceux qui croient en lui ;
car il n'y avait pas encore d'Esprit
parce que Jésus n'avait pas encore été glorifié (Jn 7, 37-39).
Quand l'heure fut venue, pour le Père,
de
glorifier son Fils afin que son Fils le glorifie (Jn 17, 1),
sachant que tout était achevé désormais,
Jésus dit, pour que l'Écriture s'accomplît : 'J'ai soif ! '...
Et, baissant la tête, il remit son Esprit (Jn 19, 28-30).
Ressuscité, au matin du premier jour de la semaine,
par la puissance du Seigneur qui est Esprit (Rm 8, 4-11 ; 2 Co 3, 17),
Jésus dit à ses disciples, en leur souhaitant la paix :
Comme le Père m'a envoyé, moi aussi je vous envoie.
Puis, il souffla sur eux et leur dit :
Recevez l'Esprit Saint ! (Jn 20, 19-22).
Alors, ils se souvinrent de ses paroles :
Si vous m'aimez, vous garderez mes commandements.
Je prierai le Père, et il vous enverra un autre Défenseur
pour être avec vous à jamais : l'Esprit de Vérité (
Jn 14, 16-17).
Ils se souvinrent de ce qu'il leur avait dit :
Si donc, vous, qui êtes mauvais,
savez donner de bonnes choses à vos enfants,
combien plus le Père du ciel donnera-t-il l'Esprit Saint à ceux qui le lui demandent (Lc 11, 13).
Rentrés en ville, ils montèrent à la chambre haute, où ils se tenaient habituellement...
Tous, d'un même cœur, étaient assidus à la prière,
avec quelques femmes dont Marie, mère de Jésus...
Le jour de la Pentecôte étant arrivé,
ils se trouvaient tous ensemble en un même lieu,
quand tout à coup vint du ciel un bruit tel un violent coup de vent,
qui remplit toute la maison où ils se tenaient.
Ils virent apparaître des langues qu'on eût dites de feu.
Elles se divisèrent, et il s'en posa une sur chacun d'eux.
Tous furent alors remplis de l'Esprit Saint
(Ac 1,13-14 ; 2,1-4).
C'est ainsi que le monde apprit
le sens ultime de cette révélation du Christ Jésus
commencée au Jourdain, proclamée à Nazareth,
confiée au puits de Jacob, murmurée dans la nuit de Jérusalem,
lancée à pleine voix dans le Temple, enseignée au Cénacle,
manifestée à la croix et dès le premier matin de la Résurrection (Jn 20, 22) ;
de cette Révélation qui nous dit : DIEU EST ESPRIT.
*
Cette relecture rapide de quelques-unes
des plus grandes pages de l'Évangile nous donne une certitude :
un des buts essentiels de l'Incarnation Rédemptrice du Christ
est de nous révéler l'existence, la présence, l'action, la mission
et, pour tout dire : le Mystère de l'Esprit Saint.
« Regarde !
Le Christ naît, l'Esprit le précède.
Il est baptisé, l'Esprit rend témoignage.
Il est tenté, l'Esprit le fait revenir en Galilée.
Il accomplit des miracles, l'Esprit l'accompagne.
Il est élevé au ciel, l'Esprit lui succède ».
Oui, conçu du Saint-Esprit, né de la Vierge Marie (Lc 1, 35),
Jésus nous apparaît d'emblée comme porteur
d'un plus intime à lui-même que lui.
À l'évidence, il n'est pas seul !
Non seulement le Père est avec lui (Jn 16, 32),
mais encore le Saint-Esprit habite en lui (Lc 4, 18).
Celui qui, tour à tour, va faire prier, tressaillir, exulter, prophétiser
Zacharie (Lc 1, 67), Élisabeth (1, 41), Marie (1, 46) et Syméon (2, 28),
ce même Esprit est tout entier présent dans la vie du Christ, et avec quelle plénitude !
Jésus devient par lui celui qui baptise dans l'Esprit Saint et le feu (Mt 3, 11),
ce feu qu'il n'a de cesse de répandre sur la terre (Lc 12, 49),
tant brûle en lui, vivant et fort, le zèle de la Maison divine (Jn 2, 17).
Il tressaille de joie sous son action (Lc 10, 21),
en révélant aux tout petits les secrets du Royaume (Mt 11, 25).
Ce Royaume qui est caché au plus intime des cœurs
et se construit, avec la grâce de l'Esprit, dans l'unité des âmes (Jn 17, 21 ; Ph 2, 2).
Troublé jusqu'en son Esprit par la trahison d'un de ses apôtres (Jn 13, 21) 
et la mort d'un ami (11, 33),
il promet néanmoins aux siens (14, 16),
la venue, la lumière 
et le soutien de ce même Esprit (14, 26).
Cet Esprit qui procède, et du Père, et de lui (16, 13-15),
afin de les garder dans la paix et l'unité (Jn 14, 27 ; Ep 4, 3)
et de les conduire à la vérité tout entière (Jn 16, 13).
En voyant, ainsi, la vie même de Jésus,
du premier instant de sa conception au dernier moment de son ascension,
à ce point animée et conduite par l'Esprit Saint,
on ne peut que se redire : et nous donc !
On comprend, qu'en écho, un saint Séraphim de Sarov ait pu dire que :
« Le but de la vie chrétienne c'est l'acquisition du Saint-Esprit ».
*
Il est bien là, en effet, le but premier et dernier.
Le disciple n'est pas différent de son maître.
Nous aussi, comme Jésus, nous sommes nés par la puissance de l'Esprit.
Non seulement d'un vouloir d'homme, mais de Dieu.
Car, avant d'être engendrés par des hommes, 

nous sommes tous enfants de Dieu (Rm 8, 14 ; 1 in 3, 1).
Comme Jésus, nous avons été baptisés dans l'Esprit ; et oints comme lui, en étant confirmés.
Comme Jésus, l'Esprit nous pousse au désert de cette vie,
où nous devons peu à peu nous dépouiller du vieil homme,
pour y mener le bon combat en faveur de l'homme nouveau.
À nous aussi il est proposé de tressaillir de joie dans l'Esprit Saint,
et de devenir, avec lui, des messagers de la Bonne Nouvelle,
des semeurs de joie et des artisans de paix ;
des témoins de la lumière et des cœurs miséricordieux.
Nous aussi, comme Jésus, nous mourrons,
en remettant notre esprit entre les mains du Père ;
et, par la puissance de ce même Esprit qui est Vie,
nous ressusciterons avec lui pour vivre à jamais près de lui.
Car si l'Esprit de celui qui a ressuscité Jésus d'entre les morts, demeure en vous,
Celui qui a ressuscité le Christ Jésus d'entre les morts donnera aussi la vie à vos corps mortels
par son Esprit qui est en vous (Rm 8, 11).
*
Tout est dit sur ce merveilleux mystère,
à partir du moment où Jésus a dit :
DIEU EST ESPRIT.
Il reste toujours insaisissable, invisible, inaudible ;
inaccessible en quelque sorte à nos sens matériels et terrestres.
Mais comme Dieu reste vivant, présent,
agissant au cœur même de nos vies et de l'univers, animant tout, éclairant tout, vivifiant tout,
Il est Esprit !
C'est donc lui qui est notre vie et nous fait agir.
C'est lui qui nous guérit, nous réconforte, nous console.
Il est notre instructeur, notre défenseur, notre guide.
Il est notre Conseil, notre Sagesse, notre Force.
Science et Intelligence, Prière et Amour plein de respect 
sont constamment guidés par sa grâce en nos cœurs.
Il nous apaise, nous rassemble, nous réconcilie, nous réjouit. 
Il prie en nous (Rm 8, 16).
Il habite en nous (Ga 4, 6).
Il aime en nous (Jn 17, 26).
Il vit en nous (Rm 8, 14 ; Ga 5, 25).
Par lui, nous voici animés d'un souffle divin ;
justifiés et sanctifiés par une grâce inlassablement répandue.
Et, pour tout dire, par lui, nous sommes divinisés.
*
Si nous savions le don de Dieu !
Comme nous voici aimés par notre Père et notre Dieu !
Comme nous voici comblés par le Fils Unique,
notre Seigneur et notre Dieu !
Ils nous ont fait, l'un et l'autre,
le don du propre amour qui les unit :
le don du Saint-Esprit, notre Lumière et notre Vie.
On ne peut croire au Mystère de l'Esprit Saint présent en l'homme et en ce monde,
que si l'on croit en la grandeur de l'homme et en la valeur du monde.
Car l'homme est habité par l'Esprit divin ; cet Esprit du Seigneur qui remplit l'univers.
Allons donc jusqu'au fond de nous-mêmes :
quelqu'un habite en nous qui nous communique au plus intime la plénitude de sa vie.
Et cette emprise toute puissante, loin de nous asservir, nous épanouit, nous apaise et nous réjouit.
C'est l'Esprit Saint !
Quelqu'un anime le monde entier
et remplit de sa présence vivifiante,
les choses, les êtres, l'espace, et le temps.
Et cette inhabitation divine, loin d'assujettir l'univers,
en fait un lieu de vie où tout tient dans l'unité et l'harmonie.
C'est le Saint-Esprit !
*
Voulons-nous vivre dans l'unité
au sein de nos familles, de nos professions, de nos communautés ?
Invoquons sur elles la grâce de l'Esprit de Paix !
Voulons-nous discerner notre route, éclairer nos décisions,
mieux savoir ce que nous avons à faire, à dire, à taire, à penser ?
Prions l'Esprit de Conseil et de Science !
Pour mieux soutenir notre foi et répondre à nos pourquoi,
demandons l'Esprit de Sagesse et d'Intelligence !
Pour mieux affermir notre vie face aux épreuves et aux adversités,
demandons l'Esprit de Force !
Pour mieux aimer le Seigneur, les autres et le monde,
accueillons les dons de Piété et de Crainte de Dieu !
Il n'y a pas de grand amour sans grand respect
et seule une prière fidèle peut éclairer une route de sainteté.
Et puisque l'Esprit est notre vie, que l'Esprit aussi nous fasse agir ! (Ga 5, 25).

Pierre-Marie Delfieux, in Évangéliques 5 (Saint-Paul)


Il nous faut rechercher pourquoi notre Seigneur a donné l'Esprit une première fois sur la terre, et une autre fois depuis le ciel où il règne. D'après l'Écriture, en effet, l'Esprit n'a été communiqué sous une forme visible qu'en deux occasions : au soir de la Résurrection où il est reçu dans le souffle du Christ, et le matin de la Pentecôte lorsqu'il descend du ciel sous la forme de langues de feu.
Pourquoi donc l'Esprit Saint est-il donné d'abord aux disciples sur terre, et ensuite envoyé du ciel, sinon parce que le commandement d'aimer est double, et qu'il porte sur Dieu et sur le prochain ? L'Esprit est donné sur la terre pour qu'on aime le prochain, l'Esprit est donné du ciel pour qu'on aime Dieu.
La solennité présente n'est qu'une ombre de la solennité future : nous ne la fêtons tous les ans que pour arriver à celle qui n'est pas annuelle, mais permanente ; cette fête, célébrée au temps que l'Église lui assigne, ravive en notre mémoire le désir de l'autre. Que le renouvellement des réjouissances dans le temps ranime et enflamme en nos cœurs l'amour des joies de l'éternité, et nous pourrons ainsi goûter dans la patrie, avec la réalité de l'allégresse, ce que nous méditons sur le chemin dans l'ombre de la joie.
Saint Grégoire le Grand

jeudi 24 mai 2012

En traversant... Emmanuel Faber, Free hug


New York, fin octobre 2008, 8 h 30 du matin. La ville est balayée par ce vent froid qui fait danser les nuages de vapeur au coin des rues. Trottoirs sarclés de métal. Bronze des bouches d'incendie serties dans le béton. Relent fugace de bretzels et de café au coin de la 52e Rue. Un vendeur à la criée brandit le New York Times : « C'est la crise ! »
Un mois auparavant, Lehman Brothers a fait faillite. Trop de testostérone. Et il y a quelques semaines à peine, début octobre, même Danone et quelques-unes des plus grandes entreprises françaises ont eu du mal à faire fonctionner leur système de financement de marché. Il a fallu l'intervention du Conseil des ministres européens, à l'issue d'un week-end homérique, pour rétablir la confiance des investisseurs, et la capacité pour les banques et les entreprises de se financer.
Alors que l'économie américaine a déjà perdu plus de cinq cent mille emplois en septembre, je rencontre le patron d'une des plus grandes banques américaines. « La reprise est pour le second semestre de l'année prochaine, et le marché financier va l'anticiper de six mois », m'assure-t-il en substance. Mais son optimisme affiché ne tient pas longtemps face à quelques arguments de bon sens. Il finit par le reconnaître : ils ne savent pas où ils vont. Pour conjurer l'inquiétude de notre conversation, il me lance : « Je vous parie un dîner à Paris sur la reprise de l'économie ! » Deux ans plus tard, la crise aura détruit neuf millions d'emplois aux États-Unis, et point de dîner pour mon banquier : il y a aussi perdu son job !
Très brutale, profonde, étendue, la crise financière, économique et sociale suscite évidemment beaucoup d'angoisses et d'émotions. Certains, conscients des excès et des dysfonctionnements qui l'ont précédée, ont osé l'hypothèse qu'elle pourrait être salutaire si elle permettait de les corriger, voire de faire table rase d'un système dont les limites semblent évidentes. Mais c'est être bien optimiste, et puis à quel prix, en particulier pour les plus fragiles d'entre nous ? Cette crise est un désastre humain à court terme, des vies bouleversées, des espoirs ruinés, des familles sans logis, sans nourriture. Des dignités perdues. Des hommes à terre : 25 % de taux de chômage officiel en Espagne. Des châteaux envolés. En France, les bidonvilles réapparaissent, cachés dans les banlieues de la région parisienne.
Et ce matin, au coin de la 42e Rue à New York, des cartons, vestiges d'une nuit de plus dans la précarité de la rue, piétinés par la foule anonyme et morose que crache par vagues la sortie du métro.
Une femme va d'un passant à l'autre, en silence, portant sur un pull à col roulé un tee-shirt qui arbore en grandes lettres jaunes : Free hug. Les bras ouverts, elle propose gratuitement un hug, une accolade fraternelle, juste le temps de partager un peu de chaleur humaine, à celui ou celle qui en aura suffisamment envie pour répondre à cette invitation insolite. Je me suis arrêté, et laisse autour de moi le flux des passants s'écouler en me bousculant. Ils sont nombreux à se laisser surprendre par cette femme souriante et silencieuse, et à l'accueillir par une embrassade spontanée, dans des gestes aussi maladroits qu'émouvants. Quelques instants suspendus dans le flux de la vie, arrachés à la solitude et à l'anonymat pour se réchauffer le cœur et abandonner son corps à la simplicité d'une relation, gratuitement reçue et échangée. Quelques instants où deux êtres se disent au-delà des mots le bien qu'ils sont l'un pour l'autre, dans une bene-diction que les paroles n'auraient pas le temps ou la justesse de formuler. Éphémère relation tissée d'éternité. Anonyme donc universelle.
Mais où faut-il être arrivé pour que ce geste simple paraisse si incongru ? Et surtout, jusqu'à quelle profondeur de solitude faut-il nous être laissés descendre pour que le besoin puisse se manifester d'une chaleur fraternelle aussi ontologique, accueillie dans la seule reconnaissance d'une condition humaine partagée ?
À dire vrai, j'ai bien souvent cru accéder à la liberté en réduisant ma dépendance à ton égard, mon ami et frère d'humanité.
Consciemment ou pas, je cherche encore à éviter ta rencontre, dans ma vie de tous les jours, en baissant les yeux dans l'ascenseur, cher voisin de palier ; en changeant de trottoir, mendiant du matin ; en évitant de croiser trop longtemps ton regard, cher collègue de bureau ; en préférant le libre-service à ton baratin d'épicier de quartier, et en préférant la musique de quatre sous d'un supermarché à ta question à laquelle je ne sais même pas répondre : « Et comment ça va, ce soir ? »
Toi, l'autre dont me protège mon contrat d'assurance « au tiers » ; toi que j'épie derrière la caméra de surveillance de mon immeuble ; toi dont je me protège grâce à mes codes d'accès ; toi dont je fuis l'image en m'abreuvant des rêves publicitaires qui me parlent de moi-même et de ceux à qui je me crois libre de vouloir ressembler ; toi qui pourrais bien mourir derrière cette porte de palier, sans que je m'en aperçoive avant bien longtemps.
L'absence d'être : voilà ce dont meurt notre économie. En grec, oïkos nomia : oikos, « maison », et nomia, « science, art ». L'administration de la demeure, du lieu dont nous sommes les habitants et les dépositaires, voilà ce qu'est l'économie : l'art de vivre ensemble. Je regarde autour de moi. Je regarde en moi. Je ne vois pas beaucoup d'art, pas beaucoup de vivre, pas beaucoup d'ensemble.
Nous sommes très fiers de notre système monétaire, fiduciaire, scriptural et maintenant électronique, qui permet en un instant de s'acquitter d'une dette en tapant un simple code : un prix est affiché, qui permet de ne même pas débattre entre nous de la valeur de l'avoir et de l'être. Je paie, et nous sommes « quittes ». C'est dire si aussi vite nous nous retrouvons seuls. C'est à peine si j'ai levé les yeux vers toi, c'est à peine si tu m'as vu. Quelle importance d'ailleurs ? Nous sommes-nous même serré la main pour sceller cet échange ? Inutile, puisqu'il n'y a même pas eu d'accord entre nous : celui-ci était tacite et préalable, car l'étiquette d'un prix (ou mieux encore un code barre) témoignait d'emblée de l'inutilité d'une discussion.
D'ailleurs, qui es-tu vraiment, toi, l'autre de ma consommation quotidienne ? Existes-tu même lorsque je me retrouve, dans le vacarme d'un haut-parleur, seul face aux étagères débordantes d'un magasin déserté par l'humanité ? À la caisse, une barre en métal séparant sur un tapis roulant mes achats de ceux du client précédent nous sert de bâton de parole. Il m'annonce : « Client suivant ». Tu n'as pas à le dire, je n'ai pas à me présenter, tout est écrit. C'est d'ailleurs l'écran de contrôle de la machine à carte bancaire qui me salue d'un bonjour et d'un au revoir digitaux. Car toi, assise depuis des heures derrière ce défilement anonyme de marques et de chiffres, il y a longtemps que tu t'es réfugiée dans ta rêverie. Et moi, je suis déjà dans mon ailleurs. Cet endroit est un non-lieu. Oui, je dois reconnaître que mon économie d'abondance est bien solitaire.
Il est des sages pourtant, par-delà les océans, par-delà les âges ; d'outre-crise sans doute, qui ont cru trouver plus de richesse dans le dialogue que dans la transaction à laquelle il aboutit ou pas, et qui dans leurs sociétés vernaculaires ont organisé une économie de don et de contre-don, veillant soigneusement à ce que jamais le compte ne soit bon, pour que se prolonge indéfiniment l'enrichissement mutuel de l'échange. « N'en soyons jamais quittes, mon ami, pour continuer à jouir de ce temps perdu ensemble ».
De la vue de cette femme qui va de l'un à l'autre au coin de la 42e Rue avec son free hug, de ces personnes sans logis, sous leur amas de couvertures que personne ne voit plus au bord du trottoir, surgit brusquement la mémoire vivante d'une expérience dont je vis encore la résonance.
25 novembre 2001. De passage pour un conseil d'administration à Bombay, je prends un vol pour Delhi. Un ami en poste à l'ambassade de France m'y attend. Je dépose chez lui mes affaires de travail, me change, rassemble quelques vêtements dans un sac à dos et saute dans un GNC. Direction le campement tibétain de Majnu Katila. Sans lâcher le guidon de sa machine pétaradante, le chauffeur se retourne pour s'assurer que je ne me suis pas trompé d'adresse.
Le campement est situé au nord de la vieille ville, coincé entre la rivière Yamuna et la quatre-voies qui longe le bidonville de Majnu Katila. Nous l'atteignons à la nuit tombante. Je vais m'installer une semaine à la Potala House, une pension de famille à 2 euros la nuit, et passer mes journées à Nirmal Hriday, un « foyer pour les mourants et les destitués », tenu par les sœurs de mère Teresa.
Premier matin, je traverse l'avenue. À 6 h 30, les portes s'ouvrent. En cette fin de nuit fraîche, des ombres sous des cartons. Messe en hindi, hétéroclite et dénudée. Y assistent aussi quelques habitants du bidonville venus rendre la couverture qui leur a été prêtée pour la nuit. Puis tout démarre très vite. Une petite sœur en sari blanc me désigne mon « patron » pour ce matin : Ashok, un adolescent, bandeau blanc dans les cheveux. Il est l'un des orphelins qui ont grandi ici. C'est l'heure des soins et il fait office d'infirmier. Il me montrera.
Nous traversons une salle, dont l'odeur me soulève le cœur. Puis nous débouchons sur une cour. Je m'arrête sur le seuil : une centaine de personnes, assises, couchées pour la plupart, accroupies pour certaines, un brouhaha de plaintes et de râles, des odeurs indescriptibles de souillures et de blessures. Je suis réveillé de mon hébétement par mon patron qui me pousse dans le dos sans ménagement. Il tire un petit chariot sur lequel je distingue des pansements, de la gaze, de la Bétadine et quelques ustensiles. Nous nous arrêtons au milieu de la cour. Des pansements, des blessures se tendent vers nous. Je me retrouve avec des gants de plastique, des ciseaux, et une instruction : soigner.
Une jambe couverte d'un pansement de trente centimètres de long s'avance vers mes mains qui tremblent. Mes doigts découpent tant bien que mal le tissu souillé. Je tire. Il se plaint. La chair vient avec. Gémissement. Je soulève à peine : dessous, c'est indescriptible. Je suis horrifié. Ashok s'aperçoit vite que je ne suis pas l'infirmier que mon statut de volontaire français pouvait lui laisser entrevoir... Il me désigne du regard un pansement de trois centimètres sur trois : Try this one ! Dans l'odeur enivrante de l'éther, je reprends ma manœuvre. L'homme m'aide : du doigt, me désigne sa blessure, puis la Bétadine. Ah oui, bien sûr. De la gaze propre, qu'au bout d'une pince métallique je laisse tomber par terre. Pathétique. Un second morceau parvient malgré ma maladresse à se poser sur la plaie. Le pansement s'éloigne de ma vue. Avant qu'un autre n'arrive, je me relève. Je chancelle. Me voici au-dessus de cette mêlée humaine dont les mains s'accrochent à mes jambes.
Je me retourne vers l'entrée de la cour. Au-dessus de la porte, il y a une horloge : 7 h 30. Il n'y a qu'un quart d'heure que je suis ici ! Et il va falloir tenir une semaine. C'est impossible !
Je lève les yeux vers le ciel. Premiers rayons d'un soleil hivernal, qui transpercent les brumes de la Yamuna. Je respire, profondément, pour retrouver le calme intérieur. Enfin, je cède à l'appel de cette main qui s'est agrippée à mon tee-shirt. Je replonge...
Ashok comprend que malgré ma bonne volonté, je ne lui serai pas d'une grande utilité ce matin. Il me désigne quelqu'un qui m'entraîne dans la salle que nous avons traversée tout à l'heure. De nouveau, cette odeur si forte de la nuit et de ses souillures. Et puis là, à gauche, un vieil homme mourant, presque inconscient, est allongé sur un lit, nu sous une chemise trempée d'urine. Il est intubé et transpire, les yeux mi-clos. À trois, nous devons le soulever et le poser à terre, sur le carrelage, puis le laver, à l'aide de tissus trempés dans un seau d'eau, qui serviront pour les soins corporels, éponger l'alèse du lit et nettoyer le sol de ses défécations. Je retiens ma respiration. Nous nous activons. Je tiens sa tête qui roule entre mes mains lorsque nous le reposons sur le lit. Je me relève lentement, et mon regard tombe sur cette inscription au-dessus de lui, peinte sur le mur : The body of Christ. Je me souviens que mère Teresa l'a fait inscrire dans tous ses foyers. Je l'ai vue en photo sur un livre. Cette fois, j'y suis. Un choc qui me fait tituber.
Il est 8 heures. Les soins et la toilette sont terminés. Petit déjeuner dans la cour, d'une timbale d'acier emplie de tchai brûlant et de biscuits. C'est le premier matin. Comment tiendrai-je une semaine ? Pour me secouer, je saisis un balai et entreprends de nettoyer intégralement le carrelage du dortoir. J'y mets tout mon sens de l'organisation et de l'efficacité. En trente minutes, j'ai terminé. Petite satisfaction d'avoir pu faire quelque chose d'utile. Le lendemain, je m'aperçois que j'ai fait le travail de Sudip, un homme-tronc qui, grâce à sa morphologie, se glisse facilement sous les lits et s'en est donc fait une spécialité. Le nettoyage du dortoir, c'est sa contribution à la communauté. Il y passe la matinée. Ma volonté d'efficacité l'a privé de cette dignité. Je me sens vraiment stupide : comme elle est complexe et délicate, la relation d'aide !
Lentement, au fil des heures, mon regard se pose sur ces personnes et ce lieu où elles vivent. Je commence à percevoir le fonctionnement collectif de cette communauté. Ses règles, ses rites, ses querelles, ses clans. Ses caïds, ses pauvres et ses exclus. Il me faut plusieurs jours pour apprendre à voir le corps, oser remonter vers le visage, croiser enfin le regard de ceux qui portent les pansements que je change le matin. Je prends mon temps. Quelques mots échangés, parfois un sourire, souvent rien. Juste ce mouvement inimitable de la tête, ce hochement sur le côté, qui veut dire tant de choses chez les Indiens : un oui, un merci, un non merci. Qui dit : « Nous sommes quittes ». Ils ont raison : ils ne me doivent rien, j'ai choisi d'être ici, pas eux.
Les jours passent, et je m'aperçois que j'en fais de moins en moins. Comme il est difficile de ne pas encombrer l'autre des débordements de sa propre compassion ; difficile de laisser aller, grandir, tomber, souffrir, de laisser vivre et mourir ceux que je crois aimer, ici ou ailleurs, sans déverser mes propres peurs dans une aide pesante, une amitié trop présente. Réaliser surtout que ce sont mes propres blessures que je suis venu apaiser, bien sûr. Mais lesquelles ?
Ne rien faire. C'est l'attitude la plus juste qu'il me semble finalement possible d'adopter. J'attends que ceux ou celles qui le souhaitent viennent à moi. Assis contre un mur de la cour, le monde apparaît différent : même ici, il y a ceux qui sont debout, vont et viennent, affairés, sans doute au bien d'autrui, en tout cas au leur, sans même en être conscients ; et puis il y a ceux qui sont accroupis, assis, couchés, et qui y restent. Moments partagés avec ceux-là.
Caresses de mains qui n'ont rien d'autre à donner ni à recevoir. Juste un moment de tendresse, dans la tiédeur du soleil d'hiver, pour maintenant. Un free hug. Ça tombe bien, je crois que j'en avais bien besoin !
Je sors de ma rêverie. Back to New York. Accéder à ma propre apesanteur pour vivre avec plus de légèreté. Dans les bourrasques de novembre, je lève les yeux sur ces hommes et ces femmes, qui se croisent sans se voir, et marchent la tête rentrée dans les épaules pour éviter la morsure du vent à la sortie du métro. Me vient l'image de la vallée d'Ézéchiel dans la tradition juive : soufflera-t-il, ce grand vent sur les ossements desséchés, redonnant vie à ce qui était mort ? En eux, en moi ? Comme cette femme ce matin-là à New York, aurai-je envie d'être passeur de ce free hug, de ce que j'ai reçu à Delhi ?
Fin d'une réunion à Manhattan. Rien d'autre que la peur ou l'avidité ne me semble avoir habité nos discussions. « Pourquoi existez-vous ? » m'a demandé ce gérant de hedge fund, en parlant de notre entreprise. J'ai respiré un grand coup, et failli lui retourner la question. Une fois encore, le seul sujet a été shareholder value. Une pensée lobotomisée, déshumanisée.
J'en ai vraiment assez. Ascenseur. Je rentre à Paris ce soir. Pour rejoindre l'aéroport, une limo noire, arborant un panneau à mon nom derrière le pare-brise, m'attend en bas du building. Je monte. L'habitacle est empli d'un flot de musique. Par réflexe, je me penche en avant pour m'adresser au chauffeur. J'ai des coups de fil à passer et j'ai besoin de silence. Mais soudain les sons prennent sens : je reconnais la mélodie du Concerto pour piano n° 1 de Chopin. Elle revient de très loin, l’œuvre qui a habité mon adolescence et semblait justifier à elle seule les heures que je passais devant mon clavier ou dans la biographie de Rubinstein. Tout se tait en moi. Les « chevaux écumants du passé » font halte à l'auberge du présent, comme l'a promis Christiane Singer.
Brooklyn défile lentement derrière la vitre, au rythme du stop and go des embouteillages. Tableaux de la vie de cette banlieue modeste, rehaussés par le romantisme de la mélodie, comme la bande-son d'un road movie. Scènes familières de femmes volubiles à l'entrée d'immeubles en brique, d'adolescents bondissants sur des terrains de basket mutilés. Des colliers de petites maisons aux couleurs délavées enfilées comme des perles le long de la highway. Je les vois comme jamais, d'un regard transfiguré par la vibration dans laquelle elles apparaissent. La musique dilate l'espace et j'habite cet endroit, chacun de ces instants anonymes volés est mien, ses couleurs, ses odeurs, la rumeur sourde de sa vie. Je suis du Queens comme de Varsovie, d'ici comme d'ailleurs.
Éclat somptueux des derniers accords. Le silence. Puis viennent les mots. Il s'appelle Leonid, « mais ici on m'appelle Leon ». Il est russe, émigré aux États-Unis depuis seulement trois ans. À Moscou, il était pianiste titulaire à la radio. Dans un anglais approximatif, nous parlons de musique et il me raconte les heures de travail dans les écoles russes, les premiers concerts, les enregistrements, la gloire, la déliquescence d'un système, sa fin, la faim, l'errance, le départ... la vie, quoi.
Parfois les mots nous manquent pour exprimer Chopin ou ses interprètes. Alors nos regards se croisent dans le rétroviseur et nous nous comprenons. Nous nous reconnaissons, voyageurs du temps, habitants d'un monde invisible dont nous avons l'émergence en partage. Je me remémore quinze ans auparavant, à Paris, ce regard las du chauffeur de taxi à qui il avait été intimé d'éteindre la radio. Et puis ces paroles sans appel : « Il doit comprendre que tu n'es pas du même monde ».
Et non, justement ! Il n'y a pas deux mondes, mais un seul, peuplé d'une infinité d'univers, au sein desquels seule notre peur nous empêche de circuler librement. Ce jour-là, Leon m’a réouvert les portes de cet espace entre l’essence et l’existence, où se déploient les harmoniques de la musique.
Alors, désormais, Bach et Chopin m’accompagneront partout, eux que mes doigts avaient enveloppés dans le linceul d’une amitié d’adolescence perdue.
Pianos anonymes des halls d’hôtel de São Paolo, de Djakarta, de Hangzhou, de partout, dans le petit matin, qui m’ont ouvert leur clavier à la descente de l’avion, avant les réunions de la journée. Pianos joués à bras ouverts au Steinway Hall sur la 57e Rue à New York. Celui du local syndical au siège de Danone, à Paris, au second sous-sol. Et bien d’autres encore.
Hôtel Royal à Évian, la « maison de famille de Danone » (enfin, de ses dirigeants), un après-midi d’hiver, juste après Noël. L’établissement est fermé pour travaux (nous logeons pour deux nuits à l’hôtel Ermitage, juste au-dessus du parc). Avec l’amicale complicité de la gouvernante, je pénètre dans la grande bâtisse endormie, veillée par ses arbres centenaires.
De vastes voiles de plastique transparent tapissent le hall bleu et or, dont le froissement salue mon entrée. Du lac Léman, en contrebas, monte au travers des hautes vitres une lumière diaphane, qui se répand dans le salon et sur ses velours bleus. Les meubles familiers sont endormis sous leur protection de drap. Un froid feutré glisse sous les portes et tourne dans l’air. Le grand piano m’attend là, à sa place. Je l’ouvre lentement. De ses touches glaciales, les notes montent le long des tentures, vers l’azur des plafonds, pour se perdre une à une dans le silence, jusqu’à ce que la nuit vienne doucement éteindre la musique.
Été 2005. Je viens de m’installer en Chine pour deux ans et je cherche pour mes nuits la compagnie d’un piano. Pour quelques milliers de dollars, on me dit que je peux en trouver d’occasion, à l’académie de musique. On annonce un typhon dans le week-end et il fait très lourd. Me voici marchant à la suite d’une Chinoise dans un immeuble crasseux. Huitième étage, un corridor sombre, puis la grande salle des pianos. La lumière laisse tomber des rais d’air épais qui tachent les draps jetés sur les galbes assoupis. Ils ont joué dans toutes les salles de Shanghai, et c’est l’heure où ils somnolent dans la torpeur humide de la ville. Un ventilateur se met à vrombir, m’invitant à m’asseoir, et bientôt, sous la caresse des doigts, ils s’éveillent l’un après l’autre. Instant hors du temps. Bach to China.
Budapest, une convention de managers Danone. J’ai passé une partie de la journée sur une estrade, face à trois cents personnes (c’est moi le « chef »). Je suis las. Il est bientôt 1 heure du matin. Les conversations traînent sans finir, car rien ne presse : c’est l’entracte de la nuit. Tandis que les magiciens du son et de la lumière s’affairent derrière des tentures à monter la scène pour le lendemain, je déniche un piano droit dans un recoin d’escalier. Quelques notes de Chopin, juste pour délier le temps avant le sommeil. Une voix derrière moi, je me retourne. « Salut, je m’appelle Didier. C’est moi qui t’ai filmé toute la journée. C’est sympa de faire ta connaissance pour de vrai ». Nous parlons. Quand il n’est pas derrière sa caméra, Didier est musicien, compositeur ; nous échangeons sur l’interprétation des valses et des nocturnes. Il a travaillé Chopin à sa façon. Il me donnera un de ses CD, que j’ai toujours.
Le lendemain, j’accepte en plaisantant de jouer pour la fête de la Musique, le 21 juin suivant, dans les bureaux de Danone à Paris. Trois mois plus tard, ils n’ont pas oublié. Je suis requis. Ce sera la seule fois. Il y a si longtemps (vingt-cinq ans !) que je n’ai joué pour quelqu’un ! Il y a beaucoup trop de monde à mon goût. Avant de m’asseoir devant le clavier, je fais part de mon désarroi en quelques mots à celles et ceux qui sont venus pour m’écouter, un peu surpris. Alors j’ajoute : « Vous vous attendez sans doute à un truc brillant, mais je vais jouer un morceau très court. Je ne sais pas si j’arriverai à le terminer, mais j’ai besoin de chacune et chacun de vous pour le faire, parce que c’est pour vous que je vais essayer ». Je m’assieds dans un silence absolu. Doucement, la mélodie très simple du Nocturne n° 1 de Chopin traverse ma peur et rejoint les uns et les autres. Dernière note, je m’arrête. C’est fini. Encore un silence, le temps pour chacun de revenir lentement de ce voyage que nous avons fait tous ensemble. Bien longtemps après, encore récemment, on me reparlera de ce moment un peu particulier. Comme une naissance, une venue au réel, une bulle qui enfle, et éclôt, une fleur qui se donne, en ce seul instant où elle livre son parfum, j’ai deviné ce jour-là qu’en moi le piano avait révélé le peu qu’il avait à dire. Son automne est, depuis, passé sur mes doigts, et puis le temps est venu lentement, paisiblement, cette fois-ci, où il s’est tu, de nouveau, dans l’hiver de ses jours.
Les taxis sont restés mes amis, et souvent, je pense à Leon, dans sa limo noire, qui, au travers des faubourgs du Queens, m’a conduit beaucoup plus loin que l’aéroport. Qu’ils sont étranges, ces couloirs, qu’ils sont effrayants, ces gouffres intérieurs qu’ouvre la porte de l’altérité lorsque nous consentons à la pousser. Vers quelle beauté, vers quelle nouveauté nous mènent-ils ?
Emmanuel Faber, in Chemins de traverse,
Vivre l’économie autrement (Albin Michel)