lundi 30 juin 2014

En souvenant... Cardinal Etchegaray, Paul VI, mon pape

Paul VI (Montini), « mon pape », car ce fut lui qui m'appela à l'épiscopat et m'envoya à Marseille avec une lettre, geste assez rare, holographe (tout écrite de sa main). Il eut la lourde charge de mener à bout, au long de trois années, un concile audacieusement ouvert par son vieux prédécesseur Jean XXIII, et auquel j'ai participé comme expert. Je n'eus jamais alors l'occasion de l'aborder, mais presque chaque semaine... il me lisait. En effet, encouragé par Dom Helder Camara, j'avais pris l'initiative quelque peu téméraire de réunir, le vendredi soir, à la Domus Mariae, des évêques de divers continents : ils étaient une trentaine lors de la dernière session, parmi lesquels Mgr Wojtyla. Je rédigeais en latin pour eux un petit compte rendu de ces échanges informels sur la marche parfois cahotante du concile. Un des exemplaires rejoignait l'appartement du pape.
Paul VI avait le sens des signes prophétiques. Il a été le premier pape à prendre l'avion (neuf grands voyages). Quelques mois après son élection, c'est la Terre sainte, le pèlerinage aux sources évangéliques de l'Église. Qui ne se souvient de la rencontre avec le patriarche Athénagoras venu tout exprès de Constantinople ? Mais qui connaît l'extraordinaire dialogue imprévu, juste avant l'échange des discours ? Ignorant que des micros étaient déjà branchés, des paroles furent enregistrées où ils se disaient l'un à l'autre : « Que pouvons-nous faire pour avancer ensemble ? » Le père Congar a écrit que Paul VI « a fait de l'œcuménisme l'idée la plus englobante et la plus dynamique de son pontificat ». Je l'entends à la basilique Saint-Pierre relevant les excommunications de 1064. Je le vois à la chapelle Sixtine s'agenouillant péniblement (à cause de son arthrose) et baisant les pieds du métropolite Méliton.
Et ce voyage éclair au siège des Nations unies, en plein concile. On ne réalise pas le tour de force qui lui permit de ne rester que treize heures à New York, sans répit. Je le vois à son retour venant directement de l'aéroport pour saluer, sous un tonnerre d'applaudissements, des évêques émerveillés d'un marathon qui aurait épuisé bon nombre d'entre eux. Je ne parle pas de sa visite à Bombay et de son choc devant l'extrême misère d'un peuple, mais aussi devant la luxuriante religion hindoue.
Je pense à ce paralytique du Trastevere, mon quartier romain, que Paul VI prit un jour dans ses bras pour l'embrasser longuement en lui promettant qu'un jour après la résurrection il danserait avec lui devant le Seigneur. Je pense à l'anneau de pacotille qu'il offrit aux évêques du concile et qu'il porta lui-même jusqu'à sa mort, signe de l'unité du collège épiscopal mais aussi appel à une vie plus pauvre. Je pense à l'abandon de la tiare, qui évoquait un temps révolu pour l'Église. Je pense à cette interview qu'il donna à un journaliste milanais, fait alors unique dans les annales d'un pape : « Quand j'étais à Milan, j'ai lu les archives du temps de saint Charles Borromée. Les problèmes qui se posaient, c'était l'achat d'un confessionnal, la présence de trois ivrognes dans une paroisse. Aujourd'hui, il s'agit de millions de personnes qui n'ont plus la foi ». Il me confia qu'il devait sa vocation sacerdotale à un bénédictin de l'abbaye marseillaise Sainte-Madeleine, exilée au début du XXe siècle près de sa ville natale de Brescia, puis implantée à Hautecombe et maintenant à Ganagobie. Ce moine lui déconseilla la voie bénédictine où il voulait entrer, pour l'orienter vers son diocèse, où il fut ordonné prêtre... pratiquement sans avoir fait de séminaire pour raison de santé !
Ce pape de culture raffinée s'est révélé un bon curé pédagogue pour les foules au cours des audiences du mercredi, auxquelles il donna un relief extraordinaire. En vue de publier un livre sur cette catéchèse hebdomadaire, je lui demandai comment il s'y préparait. Il me montra les manuscrits des audiences passées en me disant : « Le mardi matin, je ne reçois personne, je me consacre à la réflexion et à la rédaction ». Ses pages étaient écrites à la main d'un bout à l'autre, sans guère de ratures, et truffées de références à des théologiens ou à des écrivains contemporains, souvent français. Enfin, je l'ai rencontré plusieurs fois lors du synode des évêques en 1974 sur « L'évangélisation des peuples », où il m'avait confié le rapport sur l'Europe, synode marqué par des débats serrés, auxquels fut mêlé le cardinal Wojtyla et d'où sortit l'admirable exhortation Evangelii nuntiandi, en 1975.
Enveloppé et comme cerné par une poussée contradictoire d'impatiences et de résistances, il a dû s'appliquer jour après jour à tenir le cap du renouveau conciliaire et à prendre des décisions exigeantes pas toujours reçues de tous. Sa sérénité intérieure ne transparaissait pas en permanence sur son visage, mais toute son action en reflétait l'intensité.
Pape moderne, il a osé regarder le monde en lui-même, non plus seulement à partir de l'Église, mais comme le monde se voit lui-même, avec ses audaces, ses risques et ses chances. Qu'on relise son discours tout frémissant à la clôture du concile : « Je ferme les yeux sur cette terre des hommes, douloureuse, dramatique et magnifique ».
Tout Paul VI est dans cette phrase qui figure à la fin de son testament.

Roger, cardinal Etchegaray, in L’homme, à quel prix ? (La Martinière)

mercredi 25 juin 2014

En Ignaçant... François Varillon, Dieu est amour

Conseils sur l'essentiel : notre relation à Dieu 1
Nous en sommes au début des Exercices. Il est très important d'être tout entiers à ce que nous faisons dans le moment présent. Il faut éviter absolument tout ce qui serait obsession d'un défaut à corriger, d'une situation à liquider, d'une décision à prendre. Au point où nous en sommes, nous n'avons absolument pas les éléments pour prendre quelque décision que ce soit. Maintenant nous nous occupons de Dieu. Nous essayons comme nous pouvons de connaître Dieu, de ne pas nous tromper sur lui. Nous n'avons absolument pas à nous occuper d'autre chose. Nous demandons à être éclairés sur les points auxquels nous nous attachons dans le présent. Cette règle ne vaut pas seulement pour le temps de la retraite, mais pour toute la vie. Je n'irai pas jusqu'à reprendre l'expression très ambiguë de « devoir d'imprévoyance », car la raison est tout de même une faculté de prévoir. Mais le danger est toujours de sacrifier le devoir du moment présent en envisageant des choses qui n'arriveront peut-être jamais et des décisions que nous n'aurons peut-être jamais à prendre.
Pour la même raison, il ne faut pas avoir peur. Si une décision nous est demandée dans quelque temps, l'homme ou la femme qui aura à prendre cette décision ne sera pas le même homme ou la même femme qu'aujourd'hui. Le Seigneur nous transfigure minute après minute, jour après jour. Que de sacrifices, à un certain moment de notre vie, nous paraissaient vraiment impossibles à faire ; et quand le moment est venu de les faire, on les a faits, et beaucoup plus facilement qu'on ne pouvait le penser deux ou trois ans auparavant. Il faut entreprendre les Exercices « avec un cœur large et une grande générosité envers son Créateur et Seigneur », pour prendre l'expression de saint Ignace. Il ne faut pas avoir peur et être disponible. Comme nous allons le méditer, il n'y a que de l'amour et il ne faut pas avoir peur de l'amour. Demandons au Seigneur la grâce de ce cœur large, le contraire de ce qui est mesquin, étriqué. C'est la disposition de vérité.
Dans le christianisme, tout, absolument tout : le dogme, les vérités à croire (comme disait le vieux catéchisme), la morale, les sacrements... tout n'existe qu'en fonction de notre relation réelle avec Dieu. La seule chose qui importe en définitive c'est notre relation à Dieu. Et la relation avec nos frères, bien entendu, qui est liée à notre relation avec Dieu. La vérité du christianisme, c'est d'abord la vérité d'une relation et non pas la vérité d'une théorie, d'une thèse, d'une philosophie. Réfléchissez bien à ce qu'est une relation vraie. Il y a des hommes mariés qui ont une grande intimité physique avec leur femme, et pourtant ce n'est pas une relation vraie. Le je t'aime est plus ou moins mensonger. Imaginez un enfant qui a désobéi à sa maman qui lui a défendu de jouer avec des allumettes. L'enfant a brûlé le tapis, il camoufle le dégât et saute sur les genoux de sa maman comme si de rien n'était. La relation de cet enfant avec sa mère est fausse, comme l'explique Jean-Paul Sartre. Pour que la relation de l'enfant avec sa maman soit vraie, il aurait fallu qu'il dise : « Maman, j'ai désobéi, voilà le dégât ; j'espère que tu me pardonneras et permets-moi de t'embrasser ».
Le christianisme est ce qui assure la vérité de notre relation réelle avec Dieu. Et tout ce qui n'est pas cette relation vivante est pour cette relation. Nous vivons une époque antidogmatique. On refuse les dogmes qui apparaissent comme des vérités parachutées. Et on a raison de protester parce que, pendant trop longtemps, a sévi un dogmatisme outrancier, comme si le christianisme était un ensemble de vérités au pluriel à l'instar d'un système philosophique. Cela explique que la réaction soit violente, mais elle dépasse les bornes à l'heure actuelle. Toutefois, s'il y a des vérités : le péché originel, la virginité de Marie, la résurrection de la chair..., toutes ces vérités au pluriel existent pour garantir la vérité de notre relation à Dieu, qui est l'essentiel de tout. Le grand malheur serait que des chrétiens n'aient pas de relation réelle avec Dieu. Puisque tout le christianisme n'existe que pour cela.
Disons les choses autrement : le mot vérité a deux contraires : l'erreur et le mensonge. Deux et deux font cinq, est une erreur. Je t'aime peut être mensonger. Or le christianisme est vrai d'abord au sens où il est le contraire du mensonge. Et le Christ est la Vérité vivante de la relation de l'homme avec Dieu. Nous ne pouvons avoir de relation vraie, c'est-à-dire non mensongère, avec Dieu que dans le Christ et par le Christ. Revenez-y souvent.
Il est bien évident que cette relation vraie avec Dieu va se traduire par des relations vraies avec nos frères et avec nos sœurs.
Avancer dans le mystère de Dieu
L'oraison de ce matin n'était qu'une propédeutique, une préparation. Elle avait pour but, essentiellement, de nous persuader de l'immensité de Dieu. Dieu n'est pas un grand homme, Dieu n'est pas un super-Jupiter. Dieu c'est Dieu. Immensité de Dieu, au-delà de tout ce que nous pouvons imaginer et concevoir. Immensité telle qu'elle est un mystère. Le P. de Lubac a trouvé une comparaison extrêmement juste pour dire ce qu'est le mystère :
L'homme qui s'efforce de connaître Dieu n'est pas comparable au savant qui amasse des connaissances. L'homme qui s'efforce de connaître Dieu n'est pas comparable non plus à l'artiste qui perfectionne une ébauche. Mais l'esprit qui s'efforce de connaître Dieu est comparable au nageur qui s'avance dans l'océan, porté par les vagues, mais à condition de toujours écarter les vagues. Nous avançons dans le mystère de Dieu comme le nageur s'avance dans l'océan, portés par des images, des concepts, des idées ; mais pour que ces vagues nous portent, il faut les écarter toujours, c'est-à-dire à tout instant dire non, ce n'est pas Dieu, Dieu est au-delà.
Comme dit saint Augustin, si tu crois connaître Dieu, c'est pour le coup que tu ne le connais pas. Prions beaucoup pour garder ce sens du mystère.
Cette conscience de l'immensité de Dieu est d'autant plus importante que je vais vous conduire peu à peu à la pauvreté et à l'humilité de Dieu. Il ne faudrait pas que les réflexions que nous allons faire sur la pauvreté et l'humilité de Dieu aboutissent à nous faire perdre de vue son immensité. Il ne faudrait pas que Dieu nous apparaisse, parce qu'il est très humble et très pauvre, plus petit qu'il n'est en réalité. Nous allons aboutir à l'immensité sans bornes d'une pauvreté et d'une humilité. Il ne faudra pas perdre de vue l'immensité, la transcendance. C'est pour cette raison que nous avons inventorié ce matin les deux premiers sommets de la révélation : le buisson ardent (Yahvé) et la révélation de la pureté blessante, fascinante, qui engendre le tremblement de la créature, le tremendum, comme disent certains philosophes. Il faut avoir un sens très aigu de cette pureté. Et sur cette réalité on ne peut que bafouiller ; impossible de faire autrement. Ce n'est pas avec des mots qu'on arrivera à avoir une idée de cette pureté de Dieu.
Dieu n'est qu'amour
Nous en arrivons maintenant au troisième sommet, indépassable. Si ce troisième sommet pouvait être dépassé, il nous faudrait attendre la religion de l'avenir. Mais la solidité de notre foi vient de ce que ce troisième sommet n'est pas et ne peut pas être dépassé. Et ce troisième sommet est la révélation de l'amour. Dieu est amour. Au chapitre quatrième de sa première épître, Jean répète par deux fois cette formule. Et il nous faut comprendre : Dieu n 'est qu'amour. Nous savons tous, depuis toujours, que Dieu est amour. Mais qu'il ne soit qu'amour, il n'est pas sûr que nous en soyons convaincus. Ce sera notre premier point.
Et voici comment je méditerai cette vérité. Si Dieu n'est qu'amour je ne dois pas dire que Dieu est tout-puissant. Puisqu'il n'est qu'amour, il n'est pas autre chose. S'il n'en va pas ainsi, ne disons pas que Dieu n'est qu'amour ; disons qu'il est tout-puissant et qu'il est aussi amour et qu'il nous aime aussi. Je vous demande avec une instance aussi forte que j'en suis capable d'être impitoyables pour ne jamais, jamais mettre en Dieu autre chose que de l'amour. Donc, il n'est pas tout-puissant ; tant pis, pour le moment, pour les conséquences. Dieu est-il grand ? Non, non et non ! Il n'est qu'amour. Dieu est-il sage ? Non, non, c'est non. Il n'est qu'amour. Je vous demande de passer impitoyablement par cette phase de négation radicale.
Dieu n'est qu'amour. Il faut comprendre par le dedans ce ne que. Car tout est dans ce ne que. Si nous biffons ce ne que, nous ne sommes plus devant Dieu, nous sommes devant Jupiter. Et ce n'est pas le moment d'adorer Jupiter. On ne l'a que trop fait, et nous le payons très cher.
Dans la prière, en vous tenant devant Dieu, faites ce petit exercice. Vous écrivez sur la gauche de votre page :
Dieu est
Puis vous placez sur la colonne de droite la liste des attributs de Dieu, comme on dit, et vous obtenez ceci :
Dieu est                      tout-puissant
                                      infini
                                      beau
                                      amour
                                      sage
                                      etc.
Puis vous biffez l'amour de la liste des attributs et vous le faites passer comme sujet. Vous avez :
L’amour est               tout-puissant
                                      infini
                                      beau
                                      amour
                                      sage
                                      etc.
C'est tout. Cela paraît bien simple. Et c'est une révolution si vous voulez bien le prendre au sérieux.
Nous pouvons donc dire, dans une formule qui peut paraître un peu abstraite : L'amour n'est pas un attribut de Dieu, mais les attributs de Dieu sont les attributs de l'Amour. Le P. Congar n'a pas hésité à l'utiliser, en me citant d'ailleurs avec beaucoup de gentillesse.
Si je dis : « Dieu est tout-puissant », je pose un infini de puissance. Le résultat est ce qu'on me disait quand j'étais gamin : « Dieu est tellement puissant que, s'il le voulait, il pourrait m'anéantir et anéantir le monde ». On aboutit à une toute-puissance qui peut être une toute-puissance de destruction. Et on ajoutait « Mais il nous aime ». Donc finalement, il est très gentil. Cette conception est abominable. Il faut dire clairement : Il n'y a pas d'autre puissance en Dieu que la puissance de l'amour, un amour tout-puissant. C'est un amour dont nous n'avons pas l'expérience. Un amour tout-puissant, c'est l'amour qui va jusqu'au bout de lui-même.
Qu'est-ce qu'un amour qui va au bout de lui-même ? Deux lignes s'imposent. D'abord la mort. Il n'est pas de plus grand amour que de mourir pour ceux qu'on aime. C'est cela, la puissance de Dieu. Il n'y en a pas d'autre. C'est la puissance de mourir pour ceux qu'il aime. La deuxième ligne, c'est le pardon. Le pardon est la toute-puissance de l'amour. Votre amour est-il assez puissant pour pardonner à ceux qui vont ont offensé gravement ?
Priez, je vous en supplie, recueillez-vous profondément. C'est la clé de tout. Dire : « Dieu est tout-puissant mais il nous aime » (ce mais est abominable), et dire : « Dieu n'est qu'amour et cet amour est tout-puissant », ce n'est pas la même chose. L'amour est tout-puissant, il est infini, il n'a pas de limites. C'est l'amour de Dieu qui est un océan sans rivages, sans fond. C'est l'amour qui est beau. Claudel dit quelque part : De ce qui n'est que beauté, il faut passer à ce qui est amour. Finalement, la suprême beauté est la beauté de l'amour, l'amour qui n'est qu'amour. Trente jours ne seront pas de trop pour comprendre cela, pour le creuser un peu.
Dieu n'est qu'amour. En lui, il n'y a pas la plus petite trace de repli sur soi. Dieu ne se regarde pas. Il est l'anti-Narcisse. Les grands écrivains André Gide, Paul Valéry — ont écrit des Narcisse. Narcisse est ce personnage de la mythologie qui contemple la beauté de son corps dans le miroir du lac ; il se satisfait de soi, Dieu est l'anti-Narcisse, l'absence absolue de miroir. C'est ce que l'Église nous dit en affirmant que Dieu est Trinité. Si Dieu n'était pas Trinité, il serait inévitablement narcisse, contemplateur de soi ; il se regarderait lui-même. Même un grand philosophe comme Malebranche s'y est trompé. Et Fénelon, moins philosophe, sur ce point-là avait raison. Malebranche n'évite pas un Dieu qui est recourbé sur soi, qui se complaît dans sa perfection. Non, en Dieu, il n'y a pas trace d'incurvation.
N'oubliez pas que nous sommes sur terre pour vivre de la vie même de Dieu. Il ne s'agit pas de connaître Dieu pour le connaître ; nous avons à vivre de sa vie éternellement. Il faudra donc que nous en arrivions à cette pureté absolue de l'amour qui n'est qu'amour. C'est par rapport à cela qu'il nous faudra examiner notre péché dans quelques jours. C'est par rapport à cela qu'il y a un péché originel. Autrement, il n'y a plus rien à comprendre dans le christianisme. Je ne pourrai entrer en Dieu que lorsque le plus petit atome d'incurvation, de regard sur moi-même, sera brûlé. Le feu du purgatoire est cela, ce qui brûle tout mouvement de regard sur soi, de narcissisme. Et le bonheur de Dieu est d'être sans miroir. Dieu n'est qu'amour. Je redis ma formule : L'amour n'est pas un attribut de Dieu parmi les autres, mais tous les attributs de Dieu, ce sont les attributs de l'amour. Si on prenait l'image de l'amour charnel, l'infini de l'amour de Dieu est une étreinte qui ferait sauter toutes les cages thoraciques. La puissance infinie de l'étreinte d'amour. Et c'est ce Dieu-là qui est présent au fond de nous-mêmes. Tout autre Dieu est une idole, un Jupiter.
C'est l'amour qui nous crée
Deuxième point. C'est ce Dieu-là qui nous crée. C'est l'amour qui nous crée. L'homme est créé, et cette création est pour l'Alliance.
Tirons-en les conséquences : si c'est l'amour qui nous crée, il est évident que la création n'est pas une fabrication. Il faut insister sur ce point parce que, à l'heure actuelle, il est la pierre de touche de l'athéisme. C'est exactement sur ce point que le christianisme est attaqué par les athées intelligents : ils ne peuvent pas avaler la création, parce que, disent-ils, s'il y a un Dieu créateur, il n'est pas possible que l'homme soit libre ; et, si l'homme n'est pas libre, il n'est pas. Et pour qu'il soit libre, il faut qu'il ne soit pas prévenu par un créateur. On tient ce raisonnement parce qu'on s'imagine la création comme une fabrication. Jean-Paul Sartre, qui n'est pas le premier venu parmi les philosophes, prend la comparaison de l'artisan qui fabrique un coupe-papier. Il dit qu'il ne peut pas concevoir Dieu comme un artisan. Moi non plus. On fabrique uniquement des objets, et non pas des libertés. L'amour ne fabrique rien. Nous ne sommes pas des poupées entre les mains de Dieu. Il nous faut en tirer peu à peu les conséquences, qui sont considérables.
L'amour crée des libertés. Donc nous évacuons impitoyablement l'idée de fabrication. Les savants n'ont pas tort quand ils disent que le monde n'a pas besoin d'un fabricant. Si Monod n'avait dit que cela, je serais d'accord avec lui.
Restez bien dans la ligne spirituelle. Ne faites pas de philosophie, ce n'est pas le moment. Mais, dans la ligne spirituelle, essayez de comprendre que l'amour ne peut pas fabriquer du tout fait. Dieu ne peut vouloir qu'une chose, c'est que nous nous fassions nous-mêmes. Dieu crée des créateurs. Dans un dialogue, un prêtre et un communiste se renvoyaient sans fin la balle :
— C'est Dieu qui crée le monde, disait le premier.
— C'est le monde qui se crée lui-même, répliquait le second.
Je suis intervenu en disant qu'à mon avis ils avaient tort ou, plutôt, raison tous les deux : c'est Dieu qui crée et c'est le monde qui se crée ; les deux sont vrais. Dieu crée le monde capable de se créer lui-même. Dieu crée des créateurs. Nous sommes essentiellement des créatures créatrices. Créature bien sûr, car l'homme est créé : « Je crois en Dieu le Père tout-puissant, créateur du ciel et de la terre... » Mais il nous crée nous créant nous-mêmes.
La création est si peu une fabrication qu'elle est un regard d'amour. Dans la méditation essayons d'imaginer un regard d'amour, suscitateur d'existences. Imaginer, car il faut éviter à tout prix de faire de la philosophie, nous sommes dans le spirituel, dans notre relation avec Dieu. Vous pouvez penser au regard d'amour que nous pouvons poser, nous, sur de pauvres enfants qui n'ont jamais été aimés. Et comment en regardant avec amour un pauvre gamin mal aimé nous pouvons le recréer. Le blouson noir, le gangster, la pauvre fille... Pensez à des vies qui sont en direction du néant ; une existence sans valeur est un néant d'existence. Imaginez le gangster pur. Les journaux en sont pleins. Ils brisent les glaces partout, ils crèvent les pneus... Je les regarde avec amour, je m'intéresse à eux, je les recrée, je les retourne vers l'existence. Le P. Oraison, Jean-Claude Barreau, des prêtres de la paroisse et des laïcs avaient organisé, autrefois à Paris, à Saint-Séverin, des repas pour les blousons noirs du quartier. Ce qui était prodigieux, c'était la stupéfaction de ces gosses de voir qu'on les aimait. On les retournait vers l'existence. La création est une suscitation d'existence, non pas à partir d'un semi-néant comme celui des blousons noirs, mais à partir du néant. Là est le mystère profond.
Dans ma vie, j'ai eu la chance d'avoir un maître, c'est une grâce. Un maître qui était en même temps un père et un ami, les trois ne faisant qu'un. Cet homme ne m'a jamais donné un ordre, ni même un conseil, sinon en passant. Mais il existait avec moi. Et le fait d'être avec lui suscitait en moi, jour après jour, le désir d'une existence meilleure, plus haute, plus noble, d'une meilleure culture... Son existence avec moi suscitait en moi une existence plus haute. Il était une contagion d'existence vraie, une contagion de grandeur d'existence. C'est en ce sens-là qu'il nous faut penser Dieu créateur. C'est tout le contraire d'une fabrication. Quand je donne cet exemple à des parents, certains me disent qu'ils le comprennent : « Il faudrait que je crée mes enfants capables de se créer eux-mêmes ».
Il nous faudra respecter Dieu parce que lui nous respecte totalement. Dieu ne donne pas de coup de pouce. Vous pensez peut-être au problème du mal ; il y a des raz de marée... Voudriez-vous d'un Dieu qui donne des coups de pouce, d'un Dieu interventionniste ?
Vous ne voudriez pas d'un Dieu magicien qui dit au volcan de la Réunion : « Hé, halte. Pas d'éruption ! ». En créant, Dieu prend le risque du mal et de la souffrance. L'homme se crée lui-même, le monde se crée lui-même. Puisqu'il faut que l'homme se crée lui-même, il tâtonnera.
Il faut aller plus loin. Je dis : L'acte créateur est l'acte par lequel Dieu s'efface pour laisser surgir des libertés qui ne sont pas lui. La création c'est l'effacement de Dieu. Dieu est tout et il s'efface pour n'être pas tout. Il est volonté de s'effacer. C'est son être même. Cela est très difficile à penser, certes ; mais si l'amour n'est pas cela, que serait l'amour ? Il ne peut pas être de la domination. Dieu ne va pas créer pour s'exhiber. Nous parlons de la gloire de Dieu, de glorifier Dieu : « Gloire au Père, au Fils et au Saint-Esprit ». Mais qu'est-ce à dire ? Il faudra le creuser peu à peu. Marcel Proust, qui apprécie beaucoup la musique de Wagner, dit quelque part : Dans cette musique il y a tout de même quelque chose qui ressemble à la volonté de s'exhiber. Dans Mozart, jamais. Voilà qui figure ici-bas l'acte créateur comme effacement.
L'amour différencie et unifie
Nous avons parlé de l'immensité de Dieu, ce matin. C'est l'immensité de l'amour qui s'efface pour que d'autres libertés surgissent. Pour le dire autrement : l'amour différencie et unifie.
Pour aimer il faut qu'il y ait un autre, une différenciation. L'amour dit d'abord : je veux que l'autre soit, je veux que tu sois. Et des conséquences seront à tirer, en matière sociale par exemple : je veux que l'ouvrier soit, que le paysan soit, que les pays sous-développés soient, c'est-à-dire qu'ils aient une existence vraiment humaine. Je veux que l'autre soit et soit autre que moi. « Je veux que tu sois », est le premier mot de l'amour. L'amour différencie.
Mais il différencie pour unir. Je veux que tu sois, mais je t'aime tellement que je ne veux plus que tu sois une autre. C'est paradoxal et ne peut se comprendre que dans l'amour. L'homme dit à la femme : « Je veux que tu sois et que tu sois autre — sinon nous serions dans l'homosexualité. Mais en même temps que je te veux autre, je ne veux pas que tu sois une autre. Tu es plus moi que moi-même. Je t'aime ». Dire : Je t'aime veut dire : Tu es plus moi que moi ; je te transporte à l'intérieur de moi-même. Tu es mon centre. Je me centre sur toi. Voilà ce qu'il faut expliquer aux fiancés ; ils peuvent comprendre ce qu'est l'amour à ce moment de leur vie où ils en ont une expérience intense. Je veux que tu sois une autre, mais une autre qui est devenue mon centre et je suis tout entier centré sur toi. C'est le mystère de la Trinité. Le Père est centré sur le Fils, le Fils est centré sur le Père. Le vrai centre du Père, c'est le Fils ; le vrai centre du Fils, c'est le Père. Et l'Esprit est ce mouvement par lequel ils se centrent l'un sur l'autre. Quand Dieu crée, comment voulez-vous qu'il fasse autrement. Il nous veut autres, il nous crée, mais pour l'Alliance. C'est-à-dire : il nous crée pour épouser l'humanité. Dieu épouse l'humanité.
Le risque de la Croix
Dans ces conditions-là, la Croix est au cœur même de l'acte créateur. Il n'y a pas d'abord une création, puis ensuite un péché... Le P. Ganne, en s'inspirant du Canard Enchaîné, appelle cela le coup du divin plombier. Dieu avait fabriqué une tuyauterie qui devait marcher ; c'est le paradis terrestre. Adam a démoli la tuyauterie. Alors le fabricant suprême a dit : On va envoyer le Fils, il va réparer ça. Et suprême merveille — mirabilius reformasti, comme disait autrefois la prière de l'offertoire —, c'est mieux qu'avant ! C'est effroyable, une caricature du christianisme. Hélas à peine une caricature de ce qu'on me faisait apprendre quand j'avais quinze ans.
Quand Dieu crée, il prend le risque de la Croix. Elle est au cœur de l'acte créateur. L'amour qui est tout-puissant va jusqu'au bout de lui-même. Et qu'est l'amour qui va jusqu'au bout de lui-même ? Il va jusqu'à la mort. Vous allez me dire : Pour pouvoir mourir, Dieu s'incarne. Oui et non. La mort du Christ, qui va jusqu'au bout de l'amour en tant qu'homme, nous révèle que – et là on est obligé de bafouiller – la vie de Dieu éternellement est de mourir d'amour. Dieu ne meurt pas, ce n'est pas une cessation d'existence. Mais sa vie éternelle, c'est ce que nous ne pouvons traduire autrement que par la mort. Je dirais qu'il y a une agonie éternelle de Dieu, une agonie qui est son bonheur même, le bonheur d'aimer.
Le bonheur de Dieu n'est quand même pas celui d'un grand bourgeois, agrandi aux dimensions de l'infini. Mais celui de l'amour qui n'est qu'amour. Dieu est à la fois la pureté du petit enfant – l'éternelle enfance de Dieu, comme dit Claudel quand il raconte sa conversion – et en même temps l'agonie. Nous ne pouvons pas nous représenter ce mystère.
« Qui me voit, voit le Père », dit Jésus (Jn 14,9). Eh bien ! Seigneur Jésus, quand je te vois à genoux aux pieds des apôtres, en train de leur laver les pieds, j'en conclus que, éternellement, en Dieu, celui que les philosophes appellent l'Être, il y a un mystérieux lavement des pieds. C'est-à-dire que l'amour qui est la vie de Dieu est de telle nature qu'humainement il ne peut se traduire que par le lavement des pieds. Et, lorsque je vois le Christ sur la Croix, je l'entends qui me dit : « Qui me voit, voit le Père ». Donc, il y a éternellement en Dieu, mystérieusement bien entendu, quelque chose qui ne peut humainement se traduire que par la Croix. Une mort, un certain poids de l'amour, un poids dans les relations des trois Personnes entre elles, qui est ce que nous appellerons plus tard la pauvreté de Dieu et son humilité.
J'emprunte à l'abbé Zundel cette belle expression : « Dieu est à une distance infinie de lui-même ». Réfléchissez bien à cette phrasé. Moi, je ne suis pas à une distance infinie de moi-même, je suis très près de moi, tellement que je colle à moi. On dit parfois de quelqu'un : « Il est près de ses sous ». Nous sommes près de notre avoir et aussi de notre être. On est près de soi. Dieu est à une distance infinie de lui-même ; pas de danger qu'il se regarde lui-même.
L'amour n'est pas une petite affaire.
Conclusion
Il est bien évident que Dieu nous donne à nous-mêmes quand il nous crée. Il veut que nous soyons libres. Il y a notre moi préfabriqué qui est notre sexe, notre hérédité... Mais ce moi préfabriqué est le point de départ. À partir de ce point de départ, je dois devenir, à mon tour, origine de moi-même. Il faut que je me crée origine de moi-même à partir de ce moi préfabriqué qui me donne mon départ.
S'il en est ainsi, je ne vois plus ce que peuvent m'objecter les philosophes. Certes, on ne peut obliger personne à croire, la foi est libre ; on peut toujours nier Dieu. Mais je dis que, tel qu'il se révèle, Dieu n'est certainement pas aliénant et que je puis croire en un tel Dieu en gardant toute ma dignité d'homme et en espérant vraiment être un homme au sens le plus fort du mot.
Tout en méditant cela, priez beaucoup, rectifiez votre relation personnelle avec Dieu. Ce n'est pas une petite affaire d'être en relation de tous les instants avec un tel Dieu. Et c'est précisément parce qu'ils ont eu de tout cela un sentiment puissant que les mystiques ont connu ces extases..., ce que nous lisons dans une vie de sainte Thérèse ou de sainte Catherine de Sienne.
Créature créatrice. À partir d'un moi préfabriqué, devenir origine de moi-même. Agrandir la distance entre moi-même et moi-même, c'est-à-dire ne pas me regarder le nombril, ne pas être près de mes sous ni de mon avoir, quel qu'il soit, ni de ma réputation, ni de rien... Éternellement ce sera ma vie d'être à une distance infinie de moi-même. C'est cela, la vie éternelle, la béatitude. C'est cela que nous espérons.
Il faut savoir ce que l'on dit quand on affirme que l'on espère le bonheur éternel. Ce n'est pas le bonheur d'un bourgeois possesseur de beaucoup de biens ; s'il en était ainsi, ce serait effroyable et il y en aurait des arguments contre la foi qui nous laisseraient sans réponse. Non, ce que j'espère c'est d'aimer comme Dieu aime. Et, dès maintenant, la grâce qui m'est donnée, que je reçois dans l'eucharistie et dans tous les sacrements, est la grâce d'aimer comme Dieu aime. Elle se heurte à mon égoïsme, d'où le combat. Une phrase de Fénelon va très loin : « Parmi tous les dons que Dieu nous fait, le plus grand don est le don de l'amour que nous devons avoir pour lui ». C'est lui qui nous donne d'aimer comme il aime et comme nous devons aimer.
Ne vous étonnez pas si ces choses n'entrent pas du premier coup. Il y en a pour des heures et des heures de méditation. Ce n'est pas en trois quarts d'heure ou une heure que la révolution peut se faire au centre de l'âme. Mais nous serions en porte-à-faux au départ si nous ne mettions pas les points sur les i. Réfléchissez à tout cela très clairement, commencez par le méditer. Nous poursuivrons dans cette ligne tout au long de la retraite.
François Varillon, in Vivre le christianisme (Centurion)


1. Exercices spirituels donnés au Châtelard les 2 et 3 août 1972.

lundi 23 juin 2014

En Ignaçant... François Varillon, Le cœur de la foi chrétienne

La Création est pour l'alliance 1
Conseils pour la prière : donner du temps à Dieu
Pour ceux qui ne prient pas beaucoup, il est normal que la prière soit difficile au départ. II faut tâtonner. Nous répugnons, en notre temps, aux méthodes qui sont raides. Il faut savoir être rigoureux sans être raide. Ne confondons pas raideur et rigueur. Les choses sérieuses ne s'improvisent pas.
Il y a un double tâtonnement au départ, l'un pour le lieu, l'autre pour la durée. À vous de voir quel est le lieu qui favorise le recueillement. Tâtonnez pour voir si c'est à la chapelle, dans votre chambre ou dans le parc que vous trouvez Dieu le mieux. Vous pouvez d'ailleurs alterner. Vous êtes libres, non pas d'une liberté qui fait n'importe quoi, mais d'une liberté qui cherche le meilleur. Le but est de trouver Dieu, de descendre au fond de soi, dans cette zone intérieure où Dieu nous parle. Il s'agit de trouver le recueillement le plus profond, mais dans une certaine détente. Il faut faire l'expérience de ce qu'est la détente recueillie. Dieu ne travaille pas dans la tension intérieure. Il faut une attention sans tension. Cet équilibre n'est pas donné au départ ; on y parvient peu à peu.
Pour la durée, je répugne à imposer au départ trente, quarante-cinq minutes ou une heure d'oraison. Il semble bien que trente minutes soient le minimum, mais il faut que vous en fassiez l'expérience vous-mêmes. Le temps de s'y mettre, les distractions qui vous assaillent... il faut un certain temps. Normalement, vous prolongerez vous-mêmes et, d'ici quelques jours, une heure d'oraison vous paraîtra sans doute aller de soi.
Il est normal aussi qu'au début d'une retraite nous soyons dans une grande sécheresse, que nous ne soyons pas aidés par la sensibilité. Cela dépend beaucoup des individus et de ce qu'est la prière dans notre vie ordinaire. Transformez la sécheresse en grâce, c'est-à-dire considérez qu'on prie, non pas pour soi, mais pour Dieu. Quand on trouve du plaisir à l'oraison, on prie en partie pour soi, pour le plaisir qu'on y trouve. Nous n'avons pas à mépriser la sensibilité, mais faisons attention à la qualité de cette sensibilité. Il ne faut pas aimer aimer, dit saint Augustin, il faut aimer tout court.
En ce sens-là, le temps de l'oraison doit être considéré comme une mort, comme un don, le temps donné. Il faut mourir à notre égoïsme. Si vraiment nous n'avons rien à donner à Dieu, disons-lui : « Je te donne du temps, je perds le temps, il est pour toi ». Car Dieu mérite bien que nous lui donnions du temps. Et que voulez-vous lui donner de plus foncier ? Le temps est la trame même de l'existence. Toute notre activité est brodée en quelque sorte sur la trame du temps. Je donne le temps, je meurs à cette activité brodée sur la trame du temps. À certains jours, nos soucis sont tels que nous avons beaucoup de peine à parler à Dieu. La question n'est pas tellement de lui parler ; à la base, elle est de donner du temps. Vous venez ici pour donner du temps à Dieu. Ce don du temps, il faut le renouveler au début de chaque oraison. On peut dire à Dieu : « Si vraiment je n'ai aucune joie sensible à être en contact intime avec toi, il y a au moins ce fait que l'essentiel y est : le temps est donné ». Un temps mort, la mort au plan du temps.
Celui qui donne les Exercices, que saint Ignace n'appelle jamais le prédicateur, est là uniquement pour vous aider. Les temps forts de la journée ne sont pas ceux des instructions, mais le temps d'oraison, quatre fois par jour. Tout est centré sur l'oraison. C'est là que Dieu travaille. Normalement, Dieu éclaire pendant le temps de l'oraison.
Soyons très souples au plan de la méthode. Une méthode est bonne si elle aide, mauvaise si elle entrave. Elle ne doit pas être un carcan. Il est normal qu'au début vous vous adressiez à Dieu directement. Le Tu de la vérité. Dieu est un Tu, il ne peut pas être un Il, dit Gabriel Marcel, car il est présent. On ne dit pas Il quand quelqu'un est présent. On ne parle pas de lui, on lui parle.
On parle à Dieu avec beaucoup de respect et de familiarité. Il faut expérimenter que les deux ne s'opposent absolument pas. Il s'agit de respect profond, non pas de formes extérieures de respect. Respect familier. Que vous soyez en manches de chemise ou en robe de chambre n'empêche pas l'oraison.
Si vraiment la sécheresse est trop forte, si vous vous sentez comme un bout de bois devant Dieu, il est bon d'interrompre un instant la méditation par un peu de prière vocale : un Pater, un psaume. Ou par la prière pour les autres, pour que Dieu les éclaire ; alors la charité est au cœur de la prière. Du même coup, faites un aveu d'impuissance à Dieu, un acte d'humilité. Puis vous reprenez votre réflexion.
Réservez un peu de temps à la fin pour la prière pure, pour le rapport direct avec Dieu, le Tu qui a été sous-jacent à tout le travail de réflexion et que vous rendez plus explicite.
Vous pouvez vous servir des notes que vous prenez pendant les instructions. Mais n'utilisez pas tout. Laissez le Saint-Esprit vous éclairer sur ce que vous devez reprendre dans le silence de l'oraison. Pour saint Ignace, l'instructeur doit être sobre, ne pas faire de grands développements. Selon lui, les Exercices font appel au travail personnel. Réflexion, intelligence, sensibilité, illumination de la grâce font trouver plus de goût et fruit spirituel que les développements abondants du directeur. « Ce n'est pas d'en savoir beaucoup qui satisfait et rassasie l'âme, mais de sentir et de goûter les choses intérieurement ». Il s'agit d'un sentir intérieur, spirituel, ce qui fait que les choses ne sont pas seulement conceptuelles, que finalement on est prêt à se faire tuer pour une cause. C'est beaucoup plus profond que l'affectivité superficielle, ce n'est pas un amourachement. Inutile d'en dire plus maintenant, c'est une expérience à faire tout au long des Exercices.
Saint Bernard dit : « La lecture apporte à la bouche une nourriture solide. La méditation mastique et rompt l'aliment. L'oraison proprement dite, la prière, apporte la saveur ». Ce que Ruysbroek appelait « le goût délicieux du Saint-Esprit ».
Il n'y a pas de connaissance théologique sans une transformation de notre intelligence. Nous disons que notre nature est déchue et nous oublions toujours que notre intelligence fait partie de cette nature déchue. Donc l'intelligence elle-même a besoin d'être transformée. Dans notre monde de péché, nous n'avons pas de Dieu une intelligence naturelle, mais seulement une intelligence de grâce. C'est pour cela que nous donnons la parole à Dieu, que nous ne prenons pas la parole.
Les Orientaux insistent beaucoup sur cette métamorphose de l'intelligence. Une sorte de mystère pascal de l'intelligence. L'intelligence aussi doit mourir et ressusciter. Olivier Clément dit :
Il faut crucifier toute logicité. La grâce baptismale s'est emparée de l'abîme du cœur, du fond de l'être. Ce fond de l'être qui est en quelque sorte antérieur à la distinction des facultés. Ce fond de l'être qui est plus profond que la distinction en intelligence et en volonté. Ce fond de l'être où Dieu habite. La grâce du baptême est une transformation radicale du fond de l'âme pour en chasser les forces déifuges (c'est-à-dire tout ce qui en nous s'oppose à Dieu). Et ces forces déifuges qui, chassées du fond de l'âme par le baptême, se sont réfugiées à la surface, dans toute la partie épidermique de nous-mêmes, s'efforcent de maintenir dans l'inconscience cette présence active de Dieu au fond.
Faire les Exercices spirituels
Le titre du petit livre de saint Ignace est exactement : Exercices spirituels pour se vaincre soi-même et ordonner sa vie sans se décider par aucun attachement qui soit désordonné.
Ce sont donc des exercices, non pas du repos béat, passif. Nous arriverons peut-être à la passivité quand nous serons au pied de la Croix du Christ ; nous comprendrons peut-être un jour que le véritable agir c'est le pâtir, mais nous n'en sommes pas là. Au départ il faut travailler, s'exercer. Une ascèse est nécessaire. Le mot ascèse, précisément, veut dire exercice.
Ce sont des « exercices spirituels ». En christianisme, le spirituel évoque la présence du Saint-Esprit. Le fond de notre âme n'est jamais seul. Jamais. Nous sommes avec le Saint-Esprit qui est au plus profond. Sauf quand nous sommes en état de péché mortel, pour reprendre les vieilles distinctions du catéchisme. Le péché est ce qui nous rejette dans la solitude, qui rompt l'alliance avec le Saint-Esprit.
« ... pour se vaincre soi-même... » Il s'agit de devenir des hommes libres. Ce que Dieu veut, c'est notre liberté. La liberté est l'oubli de soi, un autre nom de l'amour. Ce n'est ni spontané ni automatique. Il faut se vaincre. Avant de dire : « Je me suis oublié », il faut se dire : « J'ai à sortir de moi ». En termes un peu techniques : l'exode précède nécessairement l'extase, au sens de n'être plus centré sur soi, de vivre hors de soi pour l'autre.
« ... et ordonner sa vie... » La paix est dans l'ordre ; les deux vont ensemble.
« ... sans se décider par aucun attachement qui soit désordonné ». Nous marchons vers une décision, un acte libre. Et l'acte libre doit être centré sur Dieu. Le but que nous poursuivons est que, tout au long de notre vie, nos décisions soient en fonction d'une plus grande gloire de Dieu.
Une bienveillance de fond
Saint Ignace fait suivre ce titre d'une note, le praesupponendum, c'est-à-dire : présupposé, préalable. En d'autres termes, il s'agit des dispositions dans lesquelles nous devons être au moment d'entrer dans les Exercices. C'est une disposition profonde qui doit être la nôtre tout au long de notre vie. Lisons ce texte :
Pour que le directeur et le retraitant trouvent davantage aide et profit, il faut présupposer que tout bon chrétien doit être plus prompt à sauver la proposition du prochain qu'à la condamner. Si l'on ne peut la sauver, qu'on lui demande comment il la comprend ; et s'il la comprend mal, qu'on le corrige avec amour ; et, si cela ne suffit pas, qu'on cherche tous les moyens adaptés pour qu'en la comprenant bien on la sauve.
J'aurai peut-être des phrases qui pourront vous étonner, vous émouvoir ou vous scandaliser. Vous pourrez vous demander si je suis bien orthodoxe. Il faut que vous soyez dans la disposition de sauver ce que je dis et non pas de le condamner.
Cette note préalable nous met en garde contre la mentalité intégriste. Ce qui définit l'intégrisme, c'est précisément une tendance habituelle à condamner le prochain plutôt qu'à le comprendre. Dans certains auditoires, on trouve l'intégriste de service, celui qui est là uniquement pour vous prendre en défaut. Il ne tardera pas à écrire à l'évêque ou à Rome pour qu'on vous empêche de parler. On me prévient parfois qu'un ou deux intégristes de service sont présents dans mes auditoires. En ce sens-là, l'intégrisme est une abomination, une peste. Et, comme en général l'intégrisme va de pair avec la bêtise, le résultat est proprement effroyable. Méfions-nous, toutefois, de ne pas jeter à la tête de n'importe qui l'épithète d'intégriste ; on en abuse à l'heure actuelle.
Ne jugeons personne. Un jour, on a fait observer à Péguy que son jugement sévère sur je ne sais plus qui était contraire à l'Évangile qui dit de ne pas juger, il a répondu : « Je ne juge pas, je condamne ». Naturellement, ce n'est qu'une boutade.
Dans Problèmes de vie spirituelle, le P. Yves de Montcheuil dit :
Ceux qui aiment sincèrement la vérité, fille de l'Esprit saint, ne sont pas ceux qui n'acceptent de la contempler que là où elle brille de tout son éclat, mais ce sont ceux à qui elle est si chère qu'ils en recueillent partout les moindres fragments, qu'ils la recherchent partout, même là où l'ignorance et la perversité des hommes l'ont rendue méconnaissable. Ceux qui n'ont pas le courage d'aimer la vérité là où elle est défigurée ne sont pas capables d'avoir pour elle un amour pur là où elle se révèle dans toute sa gloire. 2
Si vous voulez aimer la vérité chrétienne dans toute sa gloire, dans la plénitude de la doctrine chrétienne, dans l'Église, il faut que vous soyez capables d'aimer les fragments de vérité partout où vous les découvrez. Et là il faut être loyal. Il y a des fragments de vérité partout, même dans le marxisme, même dans l'anarchisme. L'erreur pure n'existe pas. Toute une génération de jécistes a su ce texte par cœur.
Cette attitude suppose donc une bienveillance de fond, sans laquelle il n'y a pas de collaboration. Dans cette collaboration entre le directeur de retraite et le retraitant, dont parle Ignace, vous avez le prototype de toute collaboration dans tous les domaines : aumôniers et militants, supérieurs et inférieurs, maris et femmes, parents et enfants. Rien n'est plus difficile qu'une communauté quelle qu'elle soit. Actuellement et fort heureusement nous parlons beaucoup de communauté, mais en oubliant parfois de poser les conditions d'une vraie communauté, qui sont très difficiles et qui supposent qu'on s'aide mutuellement.
« Pour que le directeur et le retraitant trouvent davantage aide et profit... », dit saint Ignace. Je suis là pour vous aider, mais vous vous allez m'aider en étant très francs avec moi, en venant causer, en me disant bien où vous en êtes. Aimer finalement c'est aider. Le Christ est notre avocat ; l'avocat est celui qui aide. « Nous avons comme avocat auprès du Père Jésus Christ » (1 Jn 2,1). Jésus dit qu'il priera le Père de nous donner « un autre Paraclet » (Jn 14,16), le Saint-Esprit ; ce qui suppose qu'il est déjà, lui, le Paraclet. Le démon, c'est l'autre avocat, l'avocat de la partie civile, l'avocat qui veut faire condamner. Et tout l'Évangile est, en somme, un procès entre ces deux avocats. « Je ne suis pas venu pour condamner, dit Jésus, mais pour sauver » (Jn 12,47). Il est celui qui aide ; le démon est celui qui contrecarre et qui est là pour condamner. Et c'est l'homme qui est l'enjeu de ce combat. La victoire du Christ est, du même coup, la victoire de l'homme.
La Création est pour l’Alliance
Prenons aussitôt les premières lignes de ce texte absolument capital des Exercices de saint Ignace qu'est le Fondement :
L'homme est créé pour louer, respecter et servir Dieu notre Seigneur, et par là sauver son âme.
Ce texte très dense, je vous propose de le condenser encore dans la formule : la Création est pour l'Alliance.
L'homme est créé pour... La Création n'a pas sa fin en elle-même. Elle a un but. L'homme est créé pour sauver son âme. Le mot sauver est horriblement dévalué dans le vocabulaire actuel. Il faut casser les mots pour voir ce qu'il y a dedans. Dans le vocabulaire traditionnel de l'Église, le salut est ce que la Bible appelle l'Alliance ; en termes théologiques, c'est notre divinisation, notre passage à la vie divine elle-même. C'est cela le salut, l'histoire du salut.
Avant une réunion des Semaines des intellectuels catholiques, j'ai eu une discussion sur le salut avec un marxiste éminent, Gilbert Mury. Il m'a aidé à comprendre ce qu'est le salut. Selon lui, le salut posait quatre questions auxquelles il répondait en marxiste :
. Qui est sauvé ? — L'homme.
. Qui sauve ? — Le prolétariat organisé en parti.
. De quoi ? — De l'aliénation.
. Pour aboutir à quoi ? — À la société sans classe.
Et il me dit : « À vous, mon Père ». Pour moi, les choses étaient très simples :
. Qui est sauvé ? — L'homme.
. Qui sauve ? — Jésus Christ.
. De quoi ? — De la finitude redoublée par le péché.
. Pour aboutir à quoi ? — À vivre de la vie même de Dieu.
J'insiste sur ce dernier point : vivre de la vie même de Dieu. On l'oublie toujours. Les mystiques n'y vont pas par quatre chemins pour l'affirmer ; ils disent carrément : « Pour devenir Dieu ». Mais ils ne sont pas seuls à tenir ce langage ; il est celui de toute la tradition de l'Église. L'adage traditionnel depuis saint Athanase, répété par tous les Pères de l'Église et dans tous les conciles, est : Dieu s'est fait homme pour que l'homme puisse devenir Dieu.
Comment se fait-il que ce fondement de toutes choses se soit obscurci au long des siècles dans la catéchèse courante ? Sans doute a-t-on eu peur de la tentation panthéiste. À supposer qu'il y ait une tentation panthéiste, le panthéisme vaut mieux que la mythologie. Certes, il y aura des précisions à apporter. Mais le fond des choses est que nous sommes sur terre pour devenir ce qu'est Dieu, pour être divinisés. Toute la tradition grecque parle de la théiôsis, de la divinisation de l'homme. Et c'est cela qu'on appelle le salut, l'histoire du salut. Or, l'homme est créé pour le salut.
Saint Ignace emploie le mot « âme ». L'âme c'est l'être total, c'est la vie. Nous pouvons donc traduire : l'homme est créé pour son salut total. Et c'est cela que la Bible appelle l'Alliance.
Devenir ce que Dieu est : un but nécessaire et inaccessible
Dans un premier temps, je vous propose de méditer ce que j'appelle le nécessaire inaccessible, en m'appuyant sur Blondel, qui parle de nécessaire impraticable.
Nous sommes créés pour devenir ce qu'est Dieu : c'est nécessaire. C'est tellement nécessaire qu'il n'y a pas d'autre alternative que la damnation. Voilà que nous passons d'une belle idée à une réalité qui commence à devenir existentielle ; car il est question de moi. Ou je deviens ce qu'est Dieu, vivant de sa vie, ou je suis damné. Et il n'y a pas de milieu ; il est absurde de penser à une sorte d'éternel état intermédiaire où je ne serais ni sauvé ni damné, ce qu'on appelle les limbes. Si vous êtes en pays de mission, acharnez-vous à faire sauter cette histoire de limbes. Les limbes n'existent pas. Des gens qui resteraient éternellement aux frontières de la béatitude, cela n'existe pas. La théorie des limbes est, comme dit le P. Henri de Lubac, un expédient théologique du Moyen Âge.
C'était une façon d'imaginer une réponse au problème des enfants morts sans baptême ; quelle mauvaise réponse, vraiment, on peut trouver mieux ! Le dernier théologien tenant des limbes est le cardinal Billot ; il est mort il y a quelques dizaines d'années déjà.
Il est normal que le sublime de la condition humaine ait un envers tragique, une alternative tragique, sinon le sublime ne serait plus le sublime. C'est un sublime qui dépasse toute sublimité concevable : devenir ce qu'est Dieu, veut dire : aimer comme Dieu aime. Mais il faudra avoir compris que Dieu n'est qu'amour. Et là nous comprendrons ce qu'est le péché. En effet, je suis très loin d'aimer comme Dieu aime ; il faudra en prendre conscience, et ce ne sera pas très drôle. Pourquoi sommes-nous chrétiens et non pas bouddhistes ou musulmans ? Parce que notre foi nous révèle une sublimité dépassant toute sublimité possible.
Dans notre vie, il y a deux passages — ce mot est très important, puisque pâques signifie précisément passage. Le premier est notre naissance : « Nous passons du ventre de notre maman aux rivages de la lumière », dit de façon magnifique le poète Lucrèce. Le mot est très réaliste puisqu'on dit que, dans certains accouchements, le passage est difficile. Nous passons du néant à une existence humaine. J'y réfléchis, je vois ce petit bébé dans son berceau : il a passé et il est là, il existe, il est virtuellement intelligent et libre.
Ce premier passage n'existe que pour un deuxième passage, l'homme est créé pour autre chose. L'enfant vient au monde pour un deuxième passage, le passage d'une vie simplement humaine à une vie proprement divine. Le premier passage du néant à l'existence humaine se fait sans nous ; on ne m'a pas demandé ma permission pour me mettre au monde et je suis conditionné : je suis un homme et non pas une femme ou l'inverse, et je n'y peux rien. Il faut que je m'arrange avec mon sexe, mon hérédité, le climat... Mais ce premier passage est en fonction du deuxième, qui ne se fera pas sans nous et qui va nous occuper durant toute notre vie : le passage de l'existence humaine à l'existence divine. Cette existence divine est ce qu'on appelle le surnaturel, la filiation divine, le salut... Tous ces mots, usés jusqu'à la corde, essayons de les revaloriser en disant : divinisation.
Répétons-le : c'est nécessaire sous peine de damnation, il n'y a pas de milieu. Mais un nécessaire inaccessible. Vous n'allez pas prétendre devenir Dieu. Nous employons des mots énormes. Devenir Dieu est rigoureusement inaccessible. On ne devient pas Dieu, cela n'a pas de sens. On peut devenir Mozart, à condition d'avoir du talent et de travailler beaucoup. On peut devenir un grand chef d'État. Mais devenir Dieu, non. Prenez-en conscience. Ce n'est pas possible. Et pourtant c'est absolument nécessaire. Et il n'existe pas d'autre alternative que la damnation. Cela signifie que cette divinisation nous est donnée. Et ce don, il s'agit de l'accueillir. Toute la vie spirituelle consiste en cela.
Connaître Dieu
Deuxième point. S'il en est ainsi, si Dieu nous donne de pouvoir devenir ce qu'il est, il faut le connaître, ce Dieu. Si je ne sais pas ce qu'il est, si Dieu est quelque chose d'abstrait, si ce n'est qu'un mot, devenir ce qu'il est ne m'intéresse pas. Il faut l'écouter, c'est lui-même qui nous dit qui il est. Ne nous occupons plus de nous maintenant, occupons-nous uniquement de lui.
La Révélation peut être comparée à une chaîne de montagnes d'où émergent trois sommets que je vous propose d'inventorier. Le premier est le Sinaï, le buisson ardent (Ex 3,1-15), où Dieu se révèle comme l'existant vivant : Yahvé. Le deuxième sommet est en plein centre de l'Ancien Testament, la révélation, faite à Isaïe lors de la vision inaugurale de son ministère, de la pureté, de la sainteté de Dieu (Is 6,1-10). Le troisième sommet est le Christ Jésus ; c'est le sommet indépassable, la révélation de la Trinité. Trois mots donc à souligner : Yahvé, Sanctus, Pater.
Dieu est avec nous
Yahvé signifie exactement : Je suis celui qui est inaccessible en lui-même, inconnaissable, innommable, mais je me ferai connaître à toi progressivement en intervenant dans ton histoire. Yahvé, c'est le verbe être, ou plutôt être-avec, car en hébreu le verbe être n'existe pas. Donc Dieu se révèle comme celui qui sera avec, avec nous. Le verbe est au futur ou, plus exactement encore, à l'imparfait-futur. Donc Yahvé : « Je serai avec vous », progressivement, jusqu'à ce qu'on puisse dire Emmanuel, Dieu qui est avec nous et qui l'est d'une manière telle qu'il ne pourra pas l'être davantage. Il ne pourra pas l'être davantage qu'il ne l'est dans le Christ.
Donc, l'être même de Dieu est un être-avec. Pour méditer cela, je réfléchis à tous les degrés de l'être-avec. Quand une simple connaissance m'envoie une lettre de faire-part de mariage ou de décès, j'écris : « Croyez, cher ami, que je suis bien avec vous dans votre joie ou dans votre épreuve ». C'est un être-avec qui est très faible. Quand il s'agit d'un être cher et que je dis : « Mon pauvre ami, mon pauvre vieux, je suis bien avec toi dans ta souffrance », c'est autre chose. Et quand il s'agit d'un mari ou d'une femme ou d'un enfant, l'être-avec est plus fort. Eh bien ! Dieu « est avec » au sens le plus fort du mot. Il ne peut pas ne pas être avec.
Immensité de Dieu
Yahvé signifie aussi : je suis le mystère, je suis qui je suis. C'est la meilleure traduction du mot. Et, par conséquent, tout ce que nous pourrons dire et penser de Dieu est inférieur à ce qu'il est.
Là je suis obligé de vous laisser. Mettez-vous la tête dans les mains, recueillez-vous profondément. Je renonce à vous parler de Dieu.
Il est un infini de vie. Mais tous les mots que j'emploie sont inadéquats. Un bouillonnement infini de vie. Infini. Sans limites. Un océan sans rivages et sans fond... Essayez d'imaginer cela, vous n'y arriverez pas. L'imagination pose des rivages et un fond. Dieu n'a pas de fond, Dieu n'a pas de rivages. Et encore, ces images sont quantitatives, se placent dans l'espace. Passez par elles, mais biffez-les ensuite. Ce n'est pas cela. L'imagination se perd, mais il faut y passer. L'effervescence de la source. La source qui n'est que source... Là, personne ne peut vous aider. Il faut prier. Nous verrons ensuite ce que cela signifie en profondeur.
Il faut, au départ, que nous ayons un sens aigu de l'immensité de Dieu. Dieu est tout. Il n'y a pas Dieu plus nous, Dieu plus le monde. Cela n'a pas de sens. Nous ne sommes pas extérieurs à Dieu. Dieu n'est pas Jupiter sur une colonne. Il faut briser toutes ces représentations. Cela se fera peu à peu, nous ne faisons que commencer.
La pureté éblouissante
Et cet être infini sans limites est d'une pureté éblouissante et aveuglante. C'est la révélation qu'a eue Isaïe dans le texte que nous connaissons bien (chap. 6). Un ange est venu toucher ses lèvres avec un charbon ardent, tellement il a eu le sentiment de son impureté devant Dieu. Il a entendu les anges qui chantaient : « Saint, saint, saint, le Seigneur ! » Comment voulez-vous que je vous aide ? Vous donner des images ? Représentez-vous, pour commencer, un tapis de neige éblouissant sous le soleil. C'est tellement éblouissant que les yeux risquent d'être blessés.
Un Dieu qui est pure transparence. Pensez à un cristal absolument éblouissant et qui est pure, pure transparence. Une lumière qui est tellement lumière qu'elle n'est que ténèbres. Comme si on pouvait, dans une même image, avoir la pleine lumière de midi et la pleine nuit.
Si vous bafouillez, ne vous inquiétez pas, cela vous mettra dans l'humilité. Notre raison est déchue.
Mais attention, c'est cette vie-là qui sera ma vie pour l'éternité. C'est pour vivre cette vie-là que je suis au monde. Et qu'il faut que je passe d'une existence purement humaine à une existence divine. La création est pour l'Alliance. La naissance est pour le baptême. La vie humaine est pour la vie divine.
Vous pouvez prendre uniquement le premier point pour ce matin, amorcer le second et vous réserver l'après-midi soit pour revenir sur le premier point du matin, soit pour compléter. Soyez extrêmement libres.
François Varillon, in Vivre le christianisme (Centurion)

1. Exercices spirituels donnés au Châtelard les 2 et 3 août 1972.
2. Éditions de l’Épi, 1947, p. 144.