mardi 27 août 2013

En se réfugiant... Virgil Gheorghiu, Épilogue

— Mrs. West je voudrais vous entretenir d'une question personnelle.
Eleonora West déposa sur la table le dossier qu'elle tenait entre les mains et regarda le lieutenant Lewis.
Il était assis à son bureau, les jambes croisées, adossé à la chaise et il fumait.
Lewis était le chef du bureau de recrutement des volontaires étrangers. Nora West était fonctionnaire et interprète au même bureau. Elle travaillait depuis six mois aux côtés du lieutenant Lewis. « Pourquoi ne porte-t-il pas de fixe-chaussettes ? » se demanda Eleonora West tout en regardant les chaussettes de Lewis qui s'enroulaient en tire-bouchon autour de ses mollets. « Pourquoi s'assied-il comme s'il était à cheval sur sa chaise ? Comme les marins dans un port ! Lewis est cependant un jeune homme qui appartient à une bonne famille et qui est passé par l'université. Quel que soit le degré d'émancipation d'une société, il ne devrait pas être permis de montrer dans un bureau ses jambes à une femme ».
Nora West se sentait comme giflée chaque fois que Lewis lui tendait la main en gardant sa cigarette à la bouche ; ou qu'il lui jetait un dossier sur la table, comme on jette un os à son chien.
Le lieutenant Lewis ne soupçonnait pas ce que pensait Nora. Au contraire, il était convaincu qu'elle avait de l'admiration pour lui. Mais ses regards étaient toujours craintifs.
 Je vous écoute, dit-elle.
 Mrs. West, acceptez-vous d'être ma femme ?
Le lieutenant Lewis se cala davantage sur sa chaise et commença à se balancer. La chaise ne tenait plus que sur deux pieds.
 Je n'accepte pas de devenir votre femme, Mr. Lewis.
 Vous avez d'autres projets d'avenir ?
 Non, je n'ai pas d'autres projets d'avenir, dit-elle. Mais ma réponse est : Non.
Nora West ouvrit le dossier. Mais elle ne pouvait plus travailler. Ses yeux regardaient le dossier, mais sa pensée était ailleurs.
Elle était restée deux ans dans le camp, puis elle avait été relâchée automatiquement de la même manière dont elle avait été arrêtée.
Lorsqu'elle était sortie du camp, elle n'avait plus d'argent, plus de robes, plus de bijoux. Même pas son alliance. Tout avait été confisqué. Ses dépôts d'argent à l'étranger avaient été, eux aussi, confisqués. Elle était pauvre comme Job. On lui avait communiqué que Traian était mort. Suicidé. C'est tout. Elle n'avait pas pu en savoir davantage. Elle ne pouvait pas retourner chez les Russes. Elle ne pouvait pas partir plus loin. Elle était restée en Allemagne. Elle avait travaillé à un journal comme traductrice. Puis l'ordre d'interner tous les ressortissants de l'hémisphère oriental avait été donné. La guerre avait été déclarée. Et on l'avait de nouveau internée. Automatiquement. Mais ce n'était plus comme la première fois. Maintenant elle était secrétaire au bureau de recrutement des volontaires étrangers. Elle habitait dans le camp. Elle était payée et nourrie. À ses heures libres, elle écrivait. Elle continuait le roman, La Vingt-cinquième Heure, que Traian n'avait pu achever. Elle avait pu sauver dans une valise les quatre premiers chapitres qu'elle considérait comme essentiels.
Elle ne pensait pas à l'avenir. Son seul projet était de finir le livre. Ce n'était pas à proprement parler un projet d'avenir, mais une manière d'éviter de faire des projets d'avenir. Elle se donnait tout entière à ce travail qu'elle aimait. Elle s'efforçait de retrouver le style de Traian et de terminer le roman comme il l'aurait fait lui-même.
De cette façon, à chaque page qu'elle écrivait, elle se sentait près de lui. Elle était à ses côtés et avait l'impression qu'ils écrivaient ensemble. Il lui avait raconté par le menu tout le plan du roman. Elle faisait de son mieux pour le suivre, le plus fidèlement possible.
 O.K. ! dit Mr. Lewis après une petite pause. Pourrais-je connaître les raisons de ce refus ?
 Si vous y tenez à tout prix : à cause de la différence d'âge.
 C'est un non-sens !
Le lieutenant Lewis riait de bon cœur :
 Je suis votre aîné d'une année, dit-il. J'ai vu vos papiers. Où donc étiez-vous allée chercher cette prétendue différence d'âge ? C'est justement le contraire.
 Vous vous trompez, dit Nora.
 Vous plaisantez, dit Mr. Lewis. Quel âge avez-vous ?
 Parlons d'autre chose, voulez-vous ? dit Nora.
 Pas avant que vous ne m'ayez dit votre âge.
 Il n'est pas convenable de demander son âge à une femme. Et surtout d'insister tellement. Mais je peux vous le dire, répondit Nora. J’ai neuf cent soixante-neuf ans. Et n'oubliez pas qu'en matière d'âge les femmes avouent toujours moins qu'elles n'ont en réalité. Au fond, je suis plus vieille que cela.
 O. K. Mrs. Mathusalem ! dit Mr. Lewis très amusé. Mais Nora West ne souriait pas.
Lewis avait cru que Nora allait accepter sa proposition. Mais Nora lui avait répété que son non était catégorique.
 Ne vous fâchez pas, Mr. Lewis, mais je ne pourrais jamais habiter vingt-quatre heures dans la même maison que vous.
 Pourquoi ?
 Je vous l'ai déjà dit : différence d'âge, dit Nora West. Vous êtes un jeune homme sympathique, égoïste et gentil : comme tous les jeunes d'ailleurs. Mais moi je suis une femme d'un autre monde.
 Je ne comprends pas.
 C'est pourquoi j'ai refusé de vous fournir des explications, dit Nora. Il est naturel que vous ne compreniez pas. J'ai derrière moi mille ans d'expériences, de renoncements, de tourments, mille ans qui ont fait de moi ce que je suis aujourd'hui. Vous, vous avez le présent et l'avenir. Peut-être l'avenir. J'ajoute « peut-être » non pas que j'aie des doutes, mais parce qu'on ne peut jamais être certain de l'avenir.
 Too sophisticated ! dit-il, nerveux.
 Écoutez-moi, Mr. Lewis ! dit Nora. Après avoir écouté les déclarations d'amour de Pétrarque, Goethe, Lord Byron, Pouchkine, après avoir entendu Traian Koruga me parler d'amour, après avoir entendu les chansons des troubadours et les avoir vus à genoux devant moi, comme devant une reine, après avoir vu se tuer pour moi des rois et des chevaliers, après avoir parlé d'amour avec Valéry, Rilke, d'Annunzio, Eliot, comment pourrais-je prendre au sérieux cette demande en mariage que vous me jetez au visage en même temps que la fumée de votre cigarette ?
 Pour demander une femme en mariage, il faut donc être Goethe, Lord Byron ou Pétrarque ?
 Non, Mr. Lewis, dit Nora West. Il ne faut même pas être Rilke ou Pouchkine pour demander une femme en mariage. Mais il faut aimer cette femme.
 Mais nous sommes tout à fait d'accord, dit Mr. Lewis. Qui vous a dit que je ne vous aimais pas ?
Eleonora West sourit.
 L'amour est une passion, Mr. Lewis, dit-elle. Vous avez dû l'entendre dire, ou au moins l'avez-vous lu vous-même quelque part.
 Mais nous sommes de nouveau d'accord, dit-il. L'amour est une passion.
 Mais vous êtes absolument incapable d'éprouver aucune passion, dit Nora. Et pas seulement vous. Aucun homme de votre Civilisation n'est capable d'avoir de passion. L'amour, cette suprême passion ne peut exister que dans une Société qui estime que chaque être humain est irremplaçable et unique. La Société à laquelle vous appartenez croit justement que chaque homme est parfaitement remplaçable. Vous ne voyez pas dans l'être humain, et par conséquent dans la femme que vous prétendez aimer, un exemplaire unique créé par Dieu ou par la nature — en une seule édition. Chez vous, chaque homme est créé en série. À vos yeux une femme en vaut une autre.
« En ayant cette conception vous ne pouvez pas aimer. Les amants de ma Société savent que, s'ils ne réussissent pas à gagner le cœur de la femme aimée, ils ne pourront la remplacer par aucune autre au monde. Et c'est pourquoi bien souvent, ils se tuent pour cette femme aimée. Leur amour refusé ne peut être remplacé par aucun autre. Un homme qui m'aimerait vraiment me donnerait l'impression que je suis la seule femme qui puisse le rendre heureux. Moi seule. Il me démontrerait que je suis l'exemplaire unique, qui ne peut avoir son égal sur toute la surface de la terre. Et je serais convaincue de ce fait. Un homme qui ne me donne pas la sensation d'être unique et inégalable ne m'aime pas. Et une femme qui ne reçoit pas cette confirmation de l'être qu'elle aime n'est pas aimée. Et si je ne suis pas aimée par un homme, je ne l'épouse pas. Êtes-vous capable, Mr. Lewis, de m'offrir cette certitude ? Croyez-vous vraiment que je sois la femme qu'aucune autre ne pourrait remplacer à vos yeux ? Croyez-vous vraiment qu'en cherchant très bien, vous ne pourriez pas me remplacer ? Non, vous êtes certain, si je refuse, de pouvoir trouver une femme qui soit votre épouse. Et si elle refuse aussi, vous en trouverez une troisième. N'est-ce pas vrai ? »
 Si, c'est vrai, dit-il. Mais je regretterai que vous me refusiez. Parole d'honneur. Je le regretterai.
 Nous ferions mieux de continuer le travail sacré de notre bureau, Mr. Lewis. 
Elle ouvrit le dossier et dit :
 Dans le camp, tout le monde a demandé à s'engager. Tous, et même les enfants, les femmes, les vieillards. Tous demandent d'être reçus comme volontaires. Tous veulent combattre à vos côtés.
Nora West sourit. Elle pensait aux milliers de citoyens étrangers qui se trouvaient en Occident. Tous avaient fui la terreur russe. Tous avaient trouvé refuge auprès des Américains, auprès des Anglais ou des Français. Ils n'avaient même pas réfléchi vers quel endroit ils allaient se diriger. Ils fuyaient simplement les Russes. Ils fuyaient la barbarie. La terreur. La mort. La torture. Ils s'étaient dirigés vers l'endroit où il n'y aurait plus de Russes. Ils avaient couru vers cet endroit les yeux fermés. Ils savaient seulement qu'ils ne devaient pas revenir en arrière. Derrière eux, il y avait la nuit et le sang. Derrière eux il y avait la terreur et le crime. Ils avaient embrassé cette terre où il n'y avait pas de Russes. Ils l'avaient embrassée à genoux et l'avaient appelée : la terre de toutes les promesses et de toutes les espérances. Ils l'avaient embrassée, sans même la regarder. Sans même se demander ce qu'elle pouvait bien être.
C'était une terre sans Russes et cela suffisait. Il leur était indifférent qu'elle soit habitée ou occupée par telle ou telle nation.
Ils ne voulaient plus voir de Russes.
Les Américains avaient arrêté les fuyards. Mais ces derniers ne s'en étaient pas fâchés. Ils étaient en terre promise. Ils n'avaient demandé à la vie rien d'autre que d'échapper aux Russes. Et ils leur avaient échappé. Tout ce qui pouvait leur arriver par la suite leur était égal. Et c'est pourquoi ils ne s'étaient pas fâchés que les Américains les arrêtent. Même s'ils les avaient tués, ils n'auraient pas protesté. Et maintenant la guerre venait d'être déclarée. La troisième guerre. Les réfugiés étaient fatigués, affamés, enfermés.
Ils voulaient de la nourriture, du repos, du travail et de la liberté. Ils ne s'étaient pas révoltés de ne pas les avoir. Ils avaient réussi à fuir les Russes et c'était l'essentiel.
Les Américains avaient promis à ceux qui s'engageaient comme volontaires dans les brigades occidentales de les mettre en liberté. Et tous les hommes avaient demandé à être volontaires. Non pas pour lutter, mais pour ne plus rester enfermés. Pour ne plus crever de faim.
 C'est un enthousiasme colossal ! dit Mr. Lewis. La cause pour laquelle l'Occident lutte contre la barbarie de l'Orient a été adoptée par tout ce monde. Tous les hommes sont conscients que l'heure est venue pour eux de mourir ou de vaincre. Cette guerre fera époque. Cette guerre est unique dans l'Histoire. L'Occident civilisé contre l'Orient barbare. Une guerre vraiment mondiale. La première guerre mondiale de l'Histoire.
Mr. Lewis se frotta les mains.
 C'est un bonheur et un honneur que de participer à cette guerre. La victoire nous appartient déjà. Toute la guerre sera civilisée. Il n'y aura plus jamais de guerre. Rien que du progrès, de la prospérité et du confort.
Eleonora West sourit.
 Vous ne paraissez pas enthousiasmée, dit Mr. Lewis. Je vois que vous n'êtes pas passionnée pour la cause de l'Occident. Seriez-vous philo-bolchevik ? Vous êtes la seule à avoir des réserves. La seule à ne pas être enthousiasmée.
 Pas un n'est enthousiasmé, dit Eleonora West. C'est vous qui les voyez enthousiasmés !
 Tous nos volontaires ne sont-ils pas entièrement antibolcheviks ?
 Si, répondit Eleonora West. Antibolcheviks mais c'est tout ! Cela veut dire qu'ils désirent vivre en liberté, ne plus sentir l'atmosphère de terreur, ne plus être tués, affamés, déportés, torturés. Leur attitude n'est pas politique. C'est l'attitude prise par l'homme devant le crime, la terreur et l'esclavage.
 Que désirez-vous de plus ? demanda Mr. Lewis. Cela veut dire qu'ils sont entièrement engagés dans la cause de l'Occident, car nous combattons pour leur offrir la liberté, la sécurité, la protection, la démocratie !
 Ne vous laissez pas griser par des mots, Mr. Lewis, dit Eleonora West. Cette guerre que vous appelez la troisième guerre mondiale, n'est pas une guerre de l'Occident contre l'Orient. Et à proprement parler ce n'est même pas une guerre, bien que la ligne de bataille aille d'un pôle à l'autre et recouvré toute la terre. Cette guerre n'est qu'une révolution intérieure dans le cadre de la Société technique occidentale ; une simple révolution intérieure, exclusivement occidentale.
— Mais nous luttons contre l'Orient, contre toute l'Europe de l'Est ! dit Mr. Lewis.
— C'est faux ! dit Eleonora West. Vous, l'Occident, vous luttez contre une branche de votre Civilisation.
— Nous luttons contre la Russie.
— La Russie, après la révolution communiste, est devenue la branche la plus avancée de la Civilisation technique occidentale. La Russie a pris toutes ses théories à l'Occident et elle les a mises simplement en pratique. Elle a réduit l'homme à zéro, comme elle l'avait appris de l'Occident. Elle a transformé toute la Société en une immense machine, comme elle l'avait appris de l'Occident. La Russie a imité l'Occident comme seul un barbare et un sauvage pouvait le faire. Les seules choses vraiment russes qu'elle ait apportées à la Société communiste, c'est le fanatisme, c'est la barbarie. Un point, c'est tout. En U.R.S.S. la soif de sang et le fanatisme mis à part, tout vient de l'Occident. Et vous, vous combattez cet aspect de la Civilisation occidentale : la branche communiste de la Société technique occidentale. Et c'est pourquoi cette troisième guerre mondiale n'est, et ne peut être qu'une révolution intérieure qui a éclaté et suit son cours à l'intérieur même de la Société technique occidentale. Les branches atlantique et européenne de la Société occidentale luttent contre le groupe communiste occidental. C'est une lutte intérieure qui se poursuit entre deux catégories, entre deux classes de la même société, c'est, si vous le voulez, une révolution de classe exactement comme la révolution bourgeoise de 1848. L'Orient ne participe pas à cette révolution intérieure occidentale. Personne en dehors de la Société occidentale ne participe à cette révolution. Et du moment que cette révolution est typiquement occidentale, Mr. Lewis, elle n'est pas faite en faveur des hommes. La Société occidentale n'a pas d'hommes.
— Je ne comprends pas.
— C'est très simple, dit Nora West. Les intérêts de la Société occidentale ne sont pas ceux des hommes. Bien au contraire. Dans la Société technique occidentale les hommes vivent, tout comme les premiers chrétiens, dans les catacombes, dans les prisons, les ghettos, en marge de la vie. Ils restent cachés. Les hommes n'ont pas la permission de paraître en public. Ils n'ont pas la permission de détenir des fonctions publiques. Nulle part et surtout pas dans les bureaux, car votre Civilisation a remplacé les autels par les bureaux.
« Les hommes qui sont encore des hommes sont obligés de se cacher. Autrement, ils sont obligés d'agir selon les lois techniques, selon les lois de la machine.
« L'homme a été réduit à une seule de ces dimensions : à la dimension sociale. Il a été transformé en Citoyen, ce qui n'est plus synonyme de la notion d'homme.
« La Société technique ignore l'homme. Elle ne le connaît plus que sous sa forme abstraite de Citoyen.
« Et du moment qu'elle ne le connaît pas, comment pourrait-elle faire une révolution pour lui ?
« La révolution actuelle — étant donné son caractère spécifiquement occidental — demeure étrangère à tous les intérêts des êtres humains en tant qu'individus.
« L'homme est depuis longtemps devenu une minorité prolétaire de votre Société. Et quelle que soit la partie qui gagne le combat actuel, l'homme demeurera prolétaire dans le cadre de la Société.
« La lutte actuelle est un choc entre deux catégories de robots qui tirent après eux des cadavres vivants, des esclaves en chair et en os.
« Les hommes ne peuvent pas être considérés comme participants au combat en cours, tout comme les esclaves des galères romaines ne pouvaient pas être considérés comme participants aux guerres de l'Empire romain. Ils ne font que porter les chaînes de la guerre. Et on ne peut pas participer à une guerre en portant des chaînes ».
— Les prisonniers de ce camp ne viennent-ils pas s'engager de leur propre gré ? demanda Mr. Lewis. Votre affirmation est très risquée. Je ne vous menace pas, mais je vous contredis énergiquement. Chaque volontaire vient ici de son propre gré. Soutenez-vous, par hasard, que nous ayons forcé un seul d'entre eux, à le faire ? Vous êtes témoin des scènes de désespoir auxquelles nous assistons, lorsque nous sommes obligés de refuser certains d'entre eux. Ils nous menacent de se tuer si nous refusons de les inscrire. N'est-ce pas là action volontaire ? N'est-ce pas là de l'enthousiasme ? Ils sont même plus fanatiques que nous. Lorsque nous refusons leur demande, ils se considèrent comme gravement punis. Est-ce vrai ?
— Les hommes n'ont plus d'autre voie de salut, dit Eleonora West. Ils se trouvent dans une cellule de prison entourée de flammes et ils ne peuvent en sortir que par une seule porte. Cette porte, c'est la demande d'engagement comme volontaire. Cette porte, ce sont les pétitions que nous recevons chaque jour à ce bureau. Chacune de ces pétitions est un cri de désespoir vers la seule porte qui existe encore. Tous envoient des pétitions. Pas seulement les Européens qui se sont enfuis de l'Est. Mais toute l'Europe.
— C'est faux, dit Mr. Lewis. Cette pétition n'est pas la seule porte par laquelle ils puissent s'échapper des flammes. Ils pourraient passer chez les Russes. Pourquoi ne le font-ils pas, et pourquoi viennent-ils vers nous ?
— Non, répondit Nora. Montrer aux hommes la route qui les conduit chez les Russes équivaut à leur montrer le mur dévoré par les flammes, par-dessus lequel ils peuvent se précipiter dans la chambre même où a pris l'incendie. Par-dessus ce mur ils ne peuvent que sauter dans les flammes et dans la mort. Et pas un homme ne voudrait sauter dans le feu, au moins tant qu'il y a encore une porte. Et cette porte, c'est nous. Ils demandent à s'échapper, mais ils ne cherchent pas à voir vers quoi s'ouvre cette porte.
« Cela ne les intéresse pas. Il faut qu'ils sortent parce qu'ils étouffent. Et à tout prendre une porte vaut toujours mieux qu'un mur dévoré par les flammes. Et même si les hommes savaient que passé le seuil de cette porte il y a toujours du feu, ils choisiraient toujours la porte. Au moins pendant un instant, ils sont sûrs de ne plus voir le feu. Ils gardent encore un espoir, une illusion. Et cela vaut mieux que rien. Il est très important de garder une illusion, aussi absurde soit-elle ».
— Vous voyez tout sous un angle tragique, dit Mr. Lewis. Les volontaires ne pensent pas comme vous. Lorsque nous acceptons leur demande ils sont enthousiasmés. Ils luttent à vie et à mort pour notre cause qui est aussi la leur. Ce sont nos meilleurs soldats. Ouvrez la porte et regardez‑les attendre devant notre bureau.
« Il y en a des centaines. Des milliers. Tous veulent s'engager comme volontaires. Tous veulent combattre pour la grande cause de la Civilisation. Tous veulent donner leur vie pour la grande victoire de demain. Cette victoire apportera aux hommes le bonheur, la civilisation, la paix, le pain, la liberté, la démocratie. Vous ne me croyez pas ? »
— Non, dit Eleonora West. Les hommes ne croient pas en cette guerre. Ils ne pensent peut-être pas exactement comme moi. Ils ont trop souffert pour penser encore. Ils ne pensent à rien. Mais ils sentent comme moi. Ils souffrent comme moi. Ils sont désespérés comme moi. Exactement comme moi. Toute l'Europe sent comme moi.
— Laissons parler les faits, Mrs. West ! Je vous prouverai quel enthousiasme anime ces hommes qui s'engagent comme volontaires. Je prendrai un seul exemple et je le choisirai au hasard.
Le lieutenant Lewis se leva. Il ouvrit largement la porte.
— Regardez, dit-il. Aujourd'hui il y a de nouveau plus de cinq cents hommes qui attendent.
Il montra la longue file de gens devant la porte et dit :
— Prenons le premier.
Mr. Lewis introduisit dans le bureau le premier homme qui attendait devant la porte. L'homme n'était pas seul. Il était avec sa femme et ses trois enfants.
C'était un homme aux cheveux noirs et aux tempes grisonnantes. Les joues un peu tirées. De grands yeux noirs, tristes et beaux.
Nora regarda ses yeux. « Il y a une mélancolie qui tient à la grandeur de l'esprit », se dit-elle.
L'homme qui se trouvait devant elle était un ouvrier. Mais l'esprit rayonnait dans son regard. Et Esprit signifie grandeur. Sa tristesse n'était pas une simple tristesse de la chair, mais surtout une tristesse de l'esprit.
La femme qui se tenait à ses côtés portait une robe bleue, trop large. Ses cheveux blonds étaient parsemés de mèches blanches. Mais elle était très belle. Ce n'était pas seulement son corps qui était beau. Sa féminité était éclatante et rayonnait autour d'elle par tous les pores de la peau.
Nora West aurait voulu lui sourire comme à une sœur. Mais la femme tenait les yeux baissés. Elle était triste et effrayée.
L'un des garçons avait des yeux noirs. Les yeux de son père. Mais ses regards n'étaient pas tristes. Ses yeux ardents et audacieux examinaient Nora avec curiosité.
L'autre garçon tenait les yeux baissés. Il était blond. Il paraissait absent. Il pensait à autre chose.
Le plus petit devait avoir quatre ans. Il avait les cheveux bouclés et des yeux bleus. Nora ne se rendait pas compte si c'était une fille ou un garçon. Mais il était beau comme un ange.
— Voilà toute une famille qui veut s'engager, dit le lieutenant Lewis. Demandez-leur s'ils pensent comme vous. Vous allez voir qu'ils ne viennent pas chez nous par désespoir. Ils viennent à nos côtés parce qu'ils sont assoiffés de liberté et de justice. Ils demandent à s'engager parce qu'ils veulent lutter pour la Paix et la Civilisation. Ils sont parfaitement conscients. Demandez-leur tout ce que vous voulez et vous verrez !
— Ce n'est pas nécessaire, dit Nora. Je ne cherche pas à savoir ce que ces gens ont dans leur cœur. Ma douleur suffit. Ne m'obligez pas à réveiller le désespoir des autres. Procédez vous-même à votre interrogatoire comme vous le faites d'habitude. Moi je n'y tiens pas.
— Je vous prie de demander tout ce que vous voulez. Je suis sûr que vous changerez vous-même d'opinion.
— Soit, dit Eleonora West.
La dernière phrase de Lewis équivalait à un ordre. Elle leva les yeux vers l'homme qui se tenait devant la porte, son chapeau à la main. Elle rencontra son regard.
— Votre nom ?
— Iohann Moritz, répondit l'homme. Je veux m'engager comme volontaire avec toute ma famille. Nous vous prions de nous recevoir tous. J'ai besoin d'une dispense d'âge. J'ai dépassé la limite d'âge marquée sur les affiches. Mais je me sens encore jeune. Les garçons sont trop jeunes. Ils n'ont pas encore l'âge marqué sur les affiches. Mais ce sont des garçons honnêtes et travailleurs. Nous sommes antibolcheviks comme il est écrit sur les affiches. Nous croyons à la victoire de la Civilisation comme c'est écrit sur les affiches du camp. Mais nous n'avons pas l'âge prévu par les affiches. Et c'est pourquoi nous vous prions de nous accorder une dispense. Si vous ne nous recevez pas, nous sommes perdus. Nous ne pouvons plus en supporter davantage.
Le garçon aux yeux noirs fit signe à son père en le touchant du coude. Il voulait lui faire entendre qu'il en avait trop dit.
Iohann Moritz s'arrêta. Il devint cramoisi. Il se rendait compte qu'il n'aurait pas dû dire les derniers mots. Il avait fait une gaffe. Et peut-être allait-on ne pas le recevoir à cause de cela.
— Je vous en supplie, recevez-nous ! dit-il. Nous sommes tous de bons travailleurs et nos cœurs sont honnêtes.
Petre lui avait recommandé de dire bien d'autres choses encore. Mais il ne le voulait pas. Il n'avait pas le cœur de dire qu'il croyait à la Civilisation, à l'Occident et à tout le reste. Il ne pouvait raconter toutes ces histoires-là. Sa bouche se refusait à le dire. Le garçon allait se fâcher et lui dire de gros mots dès qu'ils sortiraient du bureau. Il jetait des regards implorants à la femme aux cheveux roux qui se tenait au bureau. Elle le regardait aussi.
Un silence suivit.
La femme qui se trouvait au bureau avait de bons regards chauds et brillants.
La femme de Iohann Moritz leva, elle aussi, les yeux vers cette dame qui était au bureau. Les enfants aussi. Elle continuait à le contempler et se taisait.
Le lieutenant Lewis sortit du bureau. Eleonora West gardait le silence et regardait l'homme qui se trouvait devant elle.
— Connaissiez-vous Traian Koruga ? Iohann Moritz tressaillit.
— Nous avons été ensemble, dit-il.
Il ne voulait pas parler du camp. Petre le lui avait bien recommandé à la maison.
— Nous avons été ensemble jusqu'au dernier moment. Et avec lui et le prêtre Koruga. J'ai été à côté de M. Traian jusqu'au moment où ce malheur est arrivé...
Moritz s'arrêta. Puis il continua.
— C'était le meilleur homme que j'aie jamais connu. Ce n'était pas un homme, c'était un saint. Vous aussi, vous avez connu M. Traian ?
— Je suis sa femme.
Iohann Moritz s'appuya contre la porte. Il devint livide. Il voulut sortir son mouchoir de sa poche. Mais il n'avait pas de mouchoir. Il toucha de ses doigts quelque chose en verre. C'étaient les lunettes de Traian Koruga.
Il les avait prises le matin même pour leur faire un étui en cuir. Il avait peur de les casser en les mettant dans sa valise.
Il sortit les lunettes, les garda un moment à la main et pensa qu'il n'était plus nécessaire de leur faire un étui. Il ne les mettrait plus dans sa valise.
Iohann Moritz mit les lunettes devant Nora West, sur le bureau.
— Ce sont les lunettes de M. Traian. Il toussa. Sa voix était enrouée.
— Il me les a données avant sa mort pour que je vous les apporte. Il me les a données tout juste avant qu'il...
La voix de Iohann Moritz était tremblante. Il ne pouvait plus parler. Il chercha de nouveau son mouchoir. Il ne trouva que le morceau de cuir dont il voulait faire l'étui pour les lunettes. Il le tira de sa poche. Il ne savait que faire. Et pour faire quand même quelque chose, il posa le bout de cuir sur la table, à côté des lunettes.
— J'ai voulu leur faire un étui en cuir, dit-il. Pour qu'elles ne se cassent pas. J'ai assez de temps dans le camp pour pouvoir y travailler. Vous les garderez dans l'étui. Cela vaut mieux. Elles ne pourront pas se casser.
— Vous êtes-vous enfin persuadée que c'étaient des vrais volontaires et qu'ils venaient s'engager avec enthousiasme ? demanda Mr. Lewis en entrant dans le bureau. 
Nora West toussa. Sa gorge était serrée. Elle dit d'une voix décidée :
— Oui, maintenant je suis totalement convaincue. Vous avez parfaitement raison. Tous ces gens m'implorent de leur accorder la dispense d'âge. Ils veulent tous s'engager. Toute une famille.
Mr. Lewis eut un rire satisfait.
— Accordez-leur la dispense, dit-il. Faites-leur les papiers nécessaires. Je vais faire une photo pour les journaux avec toute la famille.
Le lieutenant Lewis s'approcha du plus petit enfant et lui caressa les cheveux. Puis il demanda à Suzanna :
— Lui aussi, il est contre les Russes, n'est-ce pas ? Suzanna baissa les yeux. Puis elle pensa qu'elle devait répondre quelque chose.
— Oui, lui aussi, il est contre les Russes, dit-elle. Elle craignait que Iohann Moritz ne l'entende. Iohann Moritz l'avait entendue. Elle se mordit les lèvres. Eleonora West complétait les formulaires.
— Ce soir venez chez moi ! dit-elle. Moi aussi j'habite dans le camp. Nous allons boire une tasse de thé et nous pourrons parler tranquillement. Vous me raconterez tout ce que vous savez sur Traian.
Le regard de Nora se brouilla.
— Maintenant répondez aux questions pour que je puisse compléter le formulaire. Où avez-vous été depuis 1938 jusqu'à ce jour ? Dites-moi tout. N'ayez pas peur. Votre demande sera approuvée.
L'aîné des garçons sourit. Il avait gagné. Il était heureux.
Le plus petit enfant était heureux aussi. Il mangeait les bonbons offerts par Mr. Lewis et il riait, découvrant ses dents blanches.
Suzanna tenait les yeux baissés.
Mr. Lewis prépara son appareil. Il voulait photographier toute la famille, juste au moment où Iohann Moritz complétait le formulaire. Tout devait être authentique.
 En 1938 j'étais dans un camp de juifs en Roumanie. En 1940 dans un camp de Roumains en Hongrie. En 1941 en Allemagne dans un camp de Hongrois. En 1945 dans un camp américain. Avant-hier, j'ai été relâché de Dachau. Treize ans de camps. J'ai été libre pendant dix-huit heures. Puis ils m'ont emmené ici...
 Keep smiling ! dit Mr. Lewis.
L'objectif de son appareil photographique était dirigé vers Iohann Moritz et sa famille.
Moritz regardait Nora West et pensait aux centaines de kilomètres de barbelés qu'il avait vus.
Il sentait tous ces barbelés se dérouler tout le long de son corps.
Il ne leva pas les yeux lorsque Mr. Lewis lui parla. Il ne comprenait pas l'anglais.
 Voilà ce qui s'est passé depuis 1938 jusqu'à aujourd'hui, dit Moritz. Des camps. Des camps. Des camps. Pendant treize ans seulement des camps !
 Keep smiling ! dit le lieutenant Lewis.
Iohann Moritz comprit que ces paroles lui étaient adressées et demanda à Nora :
 Que dit l'Américain ?
 Il t'ordonne de sourire.
Moritz regarda les lunettes de Traian sur la table. Il avait l'impression de voir Traian tomber près des barbelés et mourir. Il pensa aux kilomètres de barbelés qui avaient entouré les camps. Il se rappela les jambes coupées du prêtre Koruga. H se rappela tout ce qui s'était passé pendant ces treize ans.
Il regarda Suzanna. Il regarda le petit enfant. Et il se rembrunit. Des larmes lui montèrent aux yeux. Maintenant on lui avait ordonné de rire et il n'en pouvait plus. Maintenant il sentait qu'il allait éclater en sanglots comme une femme. Avec désespoir. C'était la fin. Il ne pouvait plus aller plus loin. Aucun homme n'aurait pu aller plus loin.
— Keep smiling ! ordonna l'officier les yeux fixés sur Iohann Moritz. Smiling ! Smiling ! Keep smiling !...

FIN
  
Virgil Gheorghiu, in La Vingt-cinquième Heure


lundi 26 août 2013

En offrant... Jean-Hervé Nicolas, Souffrir avec le Christ

À la protestation de l'homme que la souffrance accable, révolte et désespère, Dieu ne répond pas par des explications. Il nous envoie son Fils pour souffrir avec nous, comme l'un de nous ; pour prendre sur ses épaules le fardeau de toutes nos souffrances, de notre mort, et pour en faire l'instrument de notre délivrance : « Le Christ n'est pas venu supprimer la souffrance, il n'est même pas venu l'expliquer, mais il l'a remplie de sa présence » (Claudel). Désormais, il n'y a plus à demander quel sens a la souffrance, quel sens a la mort ; il y a à leur donner un sens en souffrant dans la foi avec Jésus-Christ. Mais ceux qui ne croient pas en Jésus-Christ, qu'en sera-t-il d'eux ?
La souffrance du croyant
Comme Jésus-Christ a souffert par amour et avec amour, ainsi fait celui qui dans la foi souffre avec Jésus-Christ.
Or, l'amour de Dieu est source de joie, de la plus grande de toutes, de la joie essentielle. Le même amour qui, au ciel, fait la joie éternelle du bienheureux, brûlait son cœur sur la terre : « Sans l'avoir vu (Jésus-Christ), vous l'aimez ; sans le voir encore, mais en croyant, vous tressaillez d'une joie indicible et pleine de gloire, sûrs d'obtenir l'objet de votre foi : le salut des âmes » (I Pi. 1, 8-9). Souffrir avec le Christ, serait-ce donc ne plus souffrir ?
Sans doute l'amour de Dieu met-il déjà au cœur du croyant la joie indicible de la communion ébauchée avec les Personnes divines. Et cela ne doit pas étonner, puisque lui-même est le fruit de la croix, obtenu pour tous et pour chacun par le sacrifice sanglant de Jésus. Mais, paradoxalement, il est aussi, en cette vie, source de souffrance et donc de tristesse, puisqu'il unit et conforme le croyant à Jésus crucifié. Si l'amour est fruit de la croix du Christ, son fruit, durant la vie terrestre, est la croix du chrétien, qui éclatera en gloire et en joie dans la vie éternelle.
La foi chrétienne n'est pas une évasion hors de la douloureuse condition humaine. La souffrance en reçoit un sens nouveau, qui la rend acceptable et féconde, mais elle demeure en elle-même dure et amère. Elle reste la souffrance, elle reste la mort, les mêmes que la souffrance et la mort de tous les hommes. Le Christ n'a pas voulu que les siens soient sous ce rapport des privilégiés, n'ayant voulu pour lui-même d'autre privilège que celui d'une souffrance sans mesure et d'une mort horrible. « Le serviteur n'est pas plus grand que le maître », aimait-il à dire, et quiconque veut le suivre est invité à prendre sa croix et à marcher dans les mêmes voies que lui 1.
S'il peut arriver, dans une société chrétienne, que la profession de foi au Christ soit la source ou la condition d'avantages temporels, il arrive plus souvent que « suivre le Christ » signifie une rupture douloureuse à l'égard des autres et la renonciation à la réussite terrestre, quand ce n'est pas le risque des persécutions, de la mort même. Dans tous les cas, celui qui réellement veut être fidèle au Christ et à l'évangile est nécessairement affronté à des renoncements multiples et continus qui, pour être souvent d'ordre tout intime, n'en sont pas moins crucifiants.
Crucifiant, l'amour ne l'est pas seulement par ses exigences, il l'est en lui-même. Il serait illusoire de penser que cette joie qu'il apporte compense et abolit les sacrifices qu'il fait faire, voire ceux qu'il fait accepter. « Vous avez de la chance, vous qui croyez », dira-t-on facilement au croyant que l'épreuve accable, et on s'imaginera que la tristesse n'a plus de place dans un cœur qui se sait, ou se croit, rempli de toute la douceur de Dieu. C'est faire bon marché des innombrables confidences que nous ont laissées à ce sujet tant d'amis de Dieu. En réalité, c'est dans la foi qu'on aime ici-bas, et qu'on espère et qu'on s'unit à Dieu. Dans la foi, c'est-à-dire dans l'obscurité, dans l'inévidence, dans un sentiment poignant de l'éloignement et de l'irréalité de ce Dieu qu'on aime et en qui on place toute son espérance et sa confiance. L'expérience mystique ne fait pas déboucher au-delà de la foi. Elle est pressentiment d'une présence insaisissable, ressentie comme une absence : la seule absence dont on souffre vraiment, celle de l'être continuellement présent à sa pensée et à son cœur ; présent en sa réalité même, mais par le moyen de signes, qui le cachent et l'éloignent autant qu'ils le livrent.
Ni la joie pourtant ni la tristesse, dont l'amour de Dieu est la source simultanément au cœur de celui qui croit, ne sont exclusives des joies et des espérances de la terre. Souffrir avec Jésus-Christ, pour lui et par lui, ce n'est pas aimer la souffrance pour elle-même, ni la frustration, ni l'échec. C'est creuser en soi une inquiétude, qui empêche de mettre tout son cœur dans le désir des réussites terrestres les plus belles et de s'y reposer. Ce qui empêche du même coup de se désespérer de l'échec, comme s'il était absolu. Tendre de tout son désir et de toute sa force vers la joie, toute la joie humaine, celle que l'on trouve en Dieu et celle que le même Dieu a mise pour nous dans les créatures, et en même temps aimer la croix parce que c'est par elle qu'on trouve Jésus-Christ, en qui Dieu se donne, à chacun et au monde : cela est le difficile équilibre que la foi, de mieux en mieux à mesure qu'elle est plus profondément vécue, réalise en l'homme qui répond à l'appel du Christ.
La souffrance de l’incroyant
Mais qu'en est-il de celui qui ne croit pas ? La souffrance peut-elle avoir pour lui un sens, une fécondité ?
Si on pense à tout ce que l'échec et les difficultés de l'existence peuvent apprendre à un homme sur le seul plan de la vie terrestre, la réponse sera aisément affirmative. Mais que dire de la souffrance qui écrase, qui bouche tout horizon terrestre ? Que dire du malheur et de la mort ?
Et d'abord, qui est l'incroyant, qui est le croyant ? L'expérience de la souffrance fait reconnaître à chaque chrétien combien peu il croit vraiment et tout ce qu'il y a en lui d'incroyance vécue. Car la foi n'est pas une connaissance théorique, elle est un engagement personnel à l'égard du Christ. Celui-là seul qui s'est ainsi engagé, et dans la mesure où il l'est, découvre et aime la croix dans les déchirements de la peine. Il peut mesurer alors l'authenticité de sa foi.
Celui au contraire qui ne professe pas la foi chrétienne, il arrive qu'au fond de lui-même, sans le savoir, sans pouvoir le dire, il croie en Jésus-Christ. Car le Sauveur ne délaisse aucun de ces hommes pour qui il est venu, pour qui il est mort. Dans la vie de chacun il se présente, par des voies souvent toutes secrètes, et à chacun il est demandé : « Crois-tu au Fils de l'homme ? » À la question : « Qui est-il, Seigneur, pour que je crois en lui ? », la réponse souvent est fort enveloppée. Elle est toutefois suffisante pour que chacun puisse, s'il le veut, dire dans le secret de son cœur : « Je crois, Seigneur ! » (Jn 9, 35-36), et, par cet acte de foi, adhérer au Christ, parfois sans le connaître, participer à sa mort et à sa résurrection 2.
Pour celui-là aussi la souffrance a un sens, encore qu'il ne soit pas capable de le connaître et de le dire. Le Christ auquel cet homme appartient sans le savoir, par une adhésion personnelle pourtant, assume cette souffrance et la fait sienne. Il la fera déboucher sur la résurrection.
La souffrance perdue est celle qui est pâtie en dehors du Christ. Même celui qui croit souffre ainsi lorsque sa foi demeure sans prise sur sa souffrance. Et sans doute y a-t-il là une infinité de degrés, entre la totale adhésion du mystique à la croix de Jésus, et la totale séparation de celui qui ne veut pas souffrir avec le Christ. Beaucoup qui se révoltent ou qui désespèrent conservent au fond d'eux-mêmes assez de foi pour s'unir d'un cœur plus ou moins généreux, plus ou moins consentant à la croix libératrice.
Et puis, une souffrance ici-bas est-elle jamais tout à fait perdue ? Certes, si elle n'est pas unie par celui qui souffre à celle du Christ, elle ne le fait pas, par elle-même, participer à la libération que le Christ en mourant et en ressuscitant a apportée au monde. Il reste qu'elle est un instrument dont le Christ se sert pour entrer dans un cœur et se faire reconnaître. Combien, dans la longue histoire de la rédemption, ont été ainsi conduits par les voies de la souffrance à s'abandonner enfin à la miséricorde et à dire le oui auquel se refusait obstinément leur cœur aveuglé par la prospérité ou par l'ambition ? La croix de Jésus ne sauve que ceux qui y consentent, mais c'est elle aussi, souvent, qui obtient d'eux ce consentement.
La souffrance inutile
Cette fécondité de la souffrance, la foi seule peut la faire percevoir et admettre : sans la foi, la souffrance est dépourvue de sens. Elle peut alors, ou bien éloigner de Dieu jusqu'à le nier, ou bien, au contraire, conduire à confesser, dans l'obscurité et les larmes, l'amour de Dieu.
Mais n'est-il pas des souffrances que la foi elle-même doit renoncer à rattacher à l'amour de Dieu et à l'œuvre du salut ? Des souffrances décidément inutiles, et par là-mêmes odieuses, dont on ne peut en aucune façon comprendre que l'amour de Dieu les envoie ou seulement les permet : les souffrances de l'enfant.
« Non, mon père, fait dire Camus à Rieux, l'incroyant, dans La Peste, je me fais une autre idée de l'amour. Et je refuserai jusqu'à la mort d'aimer cette création où des enfants sont torturés »3. La souffrance des enfants n'est pas seulement l'occasion fréquente des blasphèmes de l'incroyant ; elle fait scandale pour le croyant, au sens étymologique du mot : elle est une pierre d'achoppement. « Quand on en vient aux souffrances des enfants, confesse saint Augustin, j'éprouve, crois-moi, de grandes angoisses, et ne trouve absolument rien à répondre »4.
Spontanément, on recourt à la pensée des compensations surabondantes que Dieu leur réserve dans l'au-delà. Mais la question reste entière, car on ne voit pas le rapport qui existe entre leurs souffrances ici-bas, qui ne peuvent aucunement les faire mériter ou expier, qui sont seulement subies, et cette gloire qui, de toute façon leur a été méritée par le Christ.
Se demander dans quelle intention Dieu envoie la souffrance à l'enfant, c'est s'engager dans un problème insoluble. Mais c'est un faux problème. La souffrance de l'enfant ne résulte pas d'une intention directe de Dieu à son égard, mais de tout l'ensemble des forces cosmiques, et aussi des libertés créées, qui s'exercent sur lui aveuglément, et parfois le meurtrissent jusqu'à l'écraser. Qu'il soit soumis, lui, personne faite à l'image de Dieu et appelée à la vie éternelle, à cette pression aveugle du cosmos, c'est la condition humaine, à laquelle il participe du fait qu'il est un être humain.
Pourtant sa souffrance ne peut pas ne pas avoir un sens, aussi, dans sa destinée personnelle, et ce sens ne peut pas être lié à un bon usage de la souffrance, dont il est totalement incapable. Mais la souffrance humaine a un sens, plus profond encore que celui-là : elle conforme l'homme racheté à Jésus-Christ.
Les hommes sont inclus dans le Christ et, d'une certaine manière, ils ont tous été crucifiés et sont morts en lui, avec lui. Leur propre souffrance et leur mort corporelle réalisent physiquement cette solidarité avec le Christ dont provient leur salut. C'est le Christ qui continue à souffrir et à mourir en ses membres jusqu'à la fin des siècles : « Ce que vous avez fait au plus petit d'entre les miens, c'est à moi que vous l'avez fait » (Mt. 25, 40).
Mais, dira-t-on, pour qu'il en soit ainsi, ne faut-il pas que celui qui souffre ait conscience de cette solidarité et l'accepte ? Qu'il fasse sienne volontairement (même si c'est d'une manière tout implicite) la souffrance du Christ ? Cela est vrai s'il s'agit d'un adulte. Car un adulte doit prendre personnellement position à l'égard du Christ, et ne peut être libéré par lui que s'il accepte librement son amour. Mais pour l'enfant, incapable de tout acte personnel, incapable de se refuser, la solidarité foncière de tous les hommes avec le Christ joue d'elle-même. C'est elle qui lui permet d'être baptisé dans le Christ, sans un acte de foi personnel, mais comme enveloppé et porté par la foi de l'Église. C'est elle aussi qui confère à sa souffrance un sens christique, que lui-même ne saurait lui donner, mais que le Christ lui-même lui donne mystérieusement.
Peut-être pourrait-on trouver là l'amorce d'une solution au problème si obscur des possibilités de salut offertes aux enfants qui meurent sans baptême. Si la mort même les configure à Jésus-Christ, ne serait-elle pas pour eux, à l'instar et en suppléance du baptême, le moyen de grâce par lequel la croix de Jésus les libère eux aussi du péché et les sauve ? 5
On pourrait alors sans réticence aucune entrevoir dans cette douloureuse nuit qu'est la souffrance et la mort des enfants, la lumière transfigurante de la gloire qui les attend et qui compensera surabondamment leur martyre. Non que cette gloire soit le fruit de leurs souffrances, mais elle est le fruit de la croix du Christ qui se continue en eux, comme elle se continue en tous les hommes consentants. La solidarité en humanité explique suffisamment qu'ils souffrent ; la solidarité en Jésus-Christ fait entrer leur souffrance dans le dessein divin de sauver les hommes par amour.
La souffrance nocive
Toute souffrance, pourtant, n'est pas utilisable pour le salut de celui qui souffre. Il en est, au contraire, qui manifestement compromettent ce salut, et parfois si gravement qu'elles le rendent terriblement problématique. Car l'homme est un : à travers son être social, à travers son corps, à travers son psychisme, l'âme même est atteinte par les facteurs de destruction. Atteinte au foyer même de la personnalité, à ce point où se prennent les options décisives. Une hérédité chargée, une enfance malheureuse, une éducation faussée et tous les accidents qui peuvent troubler le développement normal d'une personnalité, certaines malformations congénitales, des conditions de vie injustes et inhumaines, tout cela joue un rôle dans le refus du Christ et de sa grâce. Une misère trop grande rend la vertu difficile, parfois presque impossible : n'est-elle pas alors la souffrance nocive, celle qui, loin de servir à la libération, même spirituelle, même intemporelle de l'homme, l'asservit jusque dans son esprit, ferme sur lui la prison du péché ? Et cela vaut aussi de la misère physique et de la misère psychique. Doit-on s'arrêter à l'idée insoutenable, et qui serait un démenti à l'évangile, que cette sorte de réprobation terrestre qu'est l'indigence (sous toutes ses formes) serait l'image et comme le signe avant-coureur de la réprobation éternelle ? À Dieu ne plaise !
Dieu est puissant pour sauver, et de cette souffrance même qui dégrade il peut faire, d'une manière trop mystérieuse pour qu'il soit possible le plus souvent de le percevoir, même de le deviner, un moyen de grâce et de salut. Le pauvre, même amer, même révolté, même blasphémateur, demeure sur la terre l'image du Christ. Il est aussi l'image de l'humanité à laquelle le Christ a été envoyé et pour laquelle il est mort. À ce double titre il appelle sur lui, indiciblement, la miséricorde. Et, certes, il peut la refuser, car lui aussi est libre et ne peut être sauvé que dans la liberté. Mais il ne doit pas être facile de résister jusqu'au bout à la « prodigieuse compassion de Dieu »6 !
Pour Son Corps qui est l’Église (Col. I, 24)
Dire que la foi seule donne à la souffrance son sens n'est pas réserver pour les seuls croyants la fécondité de la croix. C'est toute la souffrance du monde que le Christ d'abord, et avec lui tous ceux qui lui sont unis font déboucher sur la libération définitive de tout mal dans la vie éternelle. Nul ne croit pour soi tout seul, car le Christ appelle tous les hommes, et c'est l'humanité qui, par la voix de chacun, répond à son appel. Nul non plus ne souffre chrétiennement pour soi seul. Avec le Christ, le croyant, à la mesure de sa foi, prend sur lui toute la peine du monde et l'offre. Si, comme saint Paul, « il achève en sa chair ce qui manque aux souffrances du Christ », c'est, comme lui encore, pour son corps, pour l'Église, et, par elle, pour le monde auquel elle est envoyée (Col. I, 24). Aucune souffrance n'est inutile, étant ainsi offerte, à chaque génération, par l'Église, et la bénédiction de ce sacrifice retombe sur celui-là même qui ne sait pas, qui ne veut pas souffrir avec le Christ, sous forme d'un appel toujours plus insistant, que tous entendent dans les profondeurs de leur esprit, et auquel beaucoup finissent un jour par répondre. Pour tous ceux-là se réalisera la merveilleuse promesse : « Le Seigneur Yahveh essuiera les larmes de tous les visages » (Is. 25, 8 ; Apoc. 7, 17 et 21, 4).
* * *
Si le mal fait problème dans un monde dépendant totalement, en son être et en son devenir, de Dieu, qui est la Bonté même, qui est le contraire du mal il est bien autre chose qu'un problème. Un problème excitant l'esprit à chercher des solutions, le déroutant par les difficultés que tout essai de solution soulève à son tour, mais qu'on pourrait tenir devant soi et loin de soi, dans une tranquille objectivité. Il concerne, en sa plus intime subjectivité, celui qui cherche à le résoudre, et le met en question. Car le mal est en nous, il est de nous, il s'introduit au cœur de nos relations avec Dieu : comment pourrions-nous réfléchir sur lui sans nous engager personnellement dans une telle réflexion ? Et celle-ci pourrait-elle être indépendante de cet engagement ?
Aussi bien, le mal ne comporte-t-il pas d'explication claire, qui pourrait s'imposer universellement à la raison. Nous avons bien conscience que cette étude, si grand qu'ait été notre souci de la conduire méthodiquement et d'en justifier rationnellement les démarches, dépend toute d'une option primordiale : l'acceptation de Dieu comme Dieu, c'est‑à-dire comme le Créateur qui n'a de comptes à rendre à personne, mais qui est Père aussi, et dont toutes les démarches à l'égard de sa créature sont inspirées par l'amour. Cet amour n'est pas tellement manifeste qu'il ne puisse être nié, et toute la réflexion sur le mal, sur sa présence envahissante dans le monde, sur sa signification ne pourrait qu'être profondément marquée par cette négation. Cet amour pourtant s'est fait connaître par assez de signes dont le moindre n'est pas l'écho qu'il éveille en notre propre cœur — pour qu'on puisse y croire profondément et accepter ses incompréhensibles silences.
Une telle acceptation laisse l'esprit anxieux et l'âme douloureuse. Si parfois cette anxiété et cette douleur s'expriment en un sentiment de révolte, il n'est pas dit que cette révolte soit toujours un refus de Dieu et de son amour. Elle peut être le refus d'une certaine image de Dieu, où est exalté son pouvoir au détriment de son respect de l'homme : « La protestation de Job, son refus d'accepter une domination qui exclut tout dialogue entre Dieu et l'homme fut un témoignage négatif de la vraie nature de cette domination. Le reproche de Job est une louange qui exalte Dieu davantage, qui pénètre plus loin dans son mystère, ne voulant pas s'arrêter sur l’idéal que l'on se fait de sa domination. C'est une théologie qui vise plus haut que les théodicées maladroites, dont les discours des amis de Job sont le prototype »7.
Puissions-nous, dans ce petit livre, avoir maintenu notre réflexion au niveau de cette théologie, et avoir fait soupçonner que si l'amour de Dieu se cache de façon déconcertante dans les épaisseurs d'un monde hostile et meurtrissant, c'est lui qui secrètement nous conduit et qu'il se révélera un jour pour l'apaisement définitif de ceux qui, dans la nuit et dans les larmes, se seront obstinés à croire en lui : « Nous avons cru à l'amour ! »
Jean-Hervé Nicolas, in L’amour de Dieu et la peine des hommes

1. Cf. J.-C. BARREAUX, Comment parler de la foi aujourd'hui, dans La foi aujourd'hui (ouvrage collectif), Paris, Table Ronde, 1968, 142-150, p. 149 : <, Le chrétien qui croit au Christ et sait que Jésus a partagé la souffrance humaine et la mort, sait qu'il y a un sens mystérieux, que cela débouche sur quelque chose. Il souffre autant que les autres, il est autant perdu que les autres, il est autant scandalisé que les autres, mais il y a une issue.
2. Nous avons longuement étudié ces formes occultes d'adhésion au Christ Sauveur, dans Les profondeurs de la Grâce, pp. 477-486.
3. La peste, Pléiade, p. 1395.
4. Saint AUGUSTIN, Lettre 166 (à saint Jérôme), cité par J.-Ch. DIDIER, Faut-il baptiser les petits enfants ? La réponse de la Tradition, Paris, Cerf, 1967, p. 177.
5. Nous avons proposé et tâché de justifier cette hypothèse dans notre livre Les profondeurs de la Grâce, pp. 490-503.
6. BERNANOS, La joie, Pléiade, p. 682.

7. V. LOSSKY, À l'image et à la ressemblance de Dieu, Paris, Aubier, 1967, pp. 210-211.