mercredi 27 février 2013

En confiant... Thierry-Dominique Humbrecht, Tu m'as choisi

23h 30. Pour une dernière soirée, ce fut un feu d'artifice. Je n'avais pas faim, j'allais à peine dîner, j'ai voulu dire avant un bout de bréviaire à l'église. J'aime prier les offices. Ce livre est mon plus vieil ami. Il était dix-huit heures environ. Je fus pris d'angoisses terribles, où se mêlaient mon découragement pour tant de choses, la pensée toujours prégnante de Mathilde, l'incapacité de tirer mes amis de leurs précipices. Je voulais offrir ces intentions au Seigneur, tout m'a explosé à la figure.
Je suis un intermittent du spectacle ecclésial, pas plus. Un artiste, un touriste qui, c'est certain, vit les événements selon le monde et pas assez selon Dieu. Voilà pourquoi je ne parviens pas à convertir les gens. Si je savais voir toutes choses comme Dieu les voit, mon apostolat marcherait ! On dit que la jeunesse embellit et que la vieillesse s'attriste de tout. Et si l'inverse pouvait devenir vrai ? Si, à mesure que j'avance, je commençais à voir le monde, non plus selon le monde lui-même mais avec le regard divin, regard d'amour ? D'un amour qui sauve et qui juge, qui pardonne et qui rétribue, tout à la fois ? D'un amour qui conduit les êtres selon leur finalité, celle qu'ils ont poursuivie si souvent dans le noir et avec la violence d'un désir inassouvi ? Sans cesse, revenait la question : qu'ai-je fait ? Rien. Quatre ans, sont-ce mes années de galère qui vont bientôt prendre fin ? Ou bien cette vie de galérien fut-elle prononcée à perpétuité ?
Dans l'église, je me suis accroché. Cette fois, j'ai voulu arracher la paix au Christ sculpté de l'autel, un beau Christ en majesté. Donne-la moi ! Tu me la donneras ! Je ne sortirai pas d'ici ! Je m'en fiche, je m'en vais demain ! Quand je raconte à mes ouailles que la vie chrétienne est un combat, je ne prends pas la mesure de mes paroles. Elles me rejoignent. De ce combat, je reviendrai boiteux mais vainqueur, c'est dit ! On ne défie pas Dieu, il n'aime que les colères d'amour. Une nouvelle fois, en revanche, alors que j'étais assis, j'ai senti peser sur mes épaules le poids d'un arbre, plus lourd que les fois précédentes. Je me suis étiré, en vain. Je me suis mis à genoux pour garder l'équilibre. Devant cette croix, Seigneur, se concentrent les douceurs divines et les violences humaines. Les violences du refus de Dieu étaient déjà là, dans l'embrasure de la Crèche, comme une méchante fée auprès du berceau. Pourquoi devrions-nous souffrir, y compris pour le Christ ? Toute exigence n'implique pas forcément un effort, question de hauteur du désir, question de finalité. Si j'écrivais un jour un livre spirituel, je le titrerais : La joie cruelle. Écrire, ce n'est pas mon truc. C'est vrai, je désespère de ma mission. Voilà l'explication de cette année si dure. Participer à la rédemption du Christ, c'est grand sur le papier, mais je n'y arrive pas. Résultat, tout s'effondre autour de moi, et je suis assailli de tentations. Il paraît que le démon tente chacun selon son penchant. Avec moi, il a l'embarras du choix... Et il n'a pas tort. Cette prière devient intenable. Je sors, j'ai besoin de me bouger.
Je suis sorti de l'église. Sans y réfléchir, je me suis mis à marcher à grands pas, presque à courir, il faisait encore jour, mais chien et loup ne tarderaient pas à s'embrasser... Oui, je sais, ce n'est pas l'action qui sauve, mais la passion. Cette phrase du Curé d'Ars m'a frappé. Je me mets à douter, pas tout à fait de Dieu, mais de sa Providence. Pourquoi ne soulage-t-il pas lui-même toutes les misères ? Pourquoi intervient-il si peu ? Il ne l'a pas promis. Il nous a demandé, au contraire, de travailler sous sa direction. Il opère, nous coopérons. D'accord, le travail, nous le faisons. Mais c'est ainsi que le salut n'est pas annoncé à toute la terre. Il en manque toujours. Sans compter que les instruments sont médiocrissimes. Pourquoi le Seigneur prend-il le risque de la fragilité des moyens humains ? Non, ce n'est pas possible, il n'a pas parié sur nous à ce point-là...
Si, il l'a fait. En prenant notre nature, en devenant lui-même homme et nous sauvant dans sa chair, il a annoncé que la fragilité serait désormais l'instrument de son infinité. Il y a de quoi tituber. Une telle disproportion est déjà énorme en ce qui le concerne, elle l'est davantage avec nous, qui ne faisons que prendre sa suite. C'est donc cela, la Providence ? Un Dieu qui veut passer par nous, au point de s'interdire toute intervention divine ? Ce serait tellement plus efficace... J'achoppe là-dessus. Oh ! Je ne suis pas le seul. Tant de chrétiens sont persuadés que Dieu gouverne à coups de miracles et de sessions de rattrapage de notre inaction. Mais non, les miracles sont rarissimes et notre inaction se sanctionne elle-même. Seigneur, pourquoi t'obliges-tu à tant d'inefficacité ? Où sont les ouvriers de ta moisson ? Dans cette région, ils sont de plus en plus rares. Sans eux, si je comprends ta pédagogie, plus rien ne se fera. Est-ce toi que je dois redouter ? Tu ne réponds pas. Tu fais tout pour nous incliner à penser que tu te moques, toi aussi, du salut des âmes. Pourtant, ce serait simple : puisque tu convertis qui ni veux quand tu veux, décrète une levée en masse, ce ne sera pas du luxe... Tu préfères la solution compliquée, celle qui passe par notre bouche à oreille... Oui, même dans le cas d'une conversion, tu utilises des rencontres, des événements, nous. Sans nous, tu ne te permets pas de convertir. Au fond, ta Providence a des trous, l'Esprit Saint a du plomb dans l'aile, tu laisses filer les dossiers... Mauvaise informatisation, il va falloir virer les anges incompétents.
Ton inaction n'arrange pas mes affaires. Seigneur, tu me demandes d'être ton instrument. Instrument libre, actif, entreprenant, oui, mais filet d'eau devant un lac retenu par un barrage et qui n'irrigue aucune terre. Tu ne fais pas d'économies d'échelle et tu obliges tes instruments à l'impossible. Je n'y arrive pas. Je perçois que ce poids qui assaille de temps à autre mes épaules est comme une ombre de ta croix. Elle me fait ployer, ta croix, je n'avance plus. Je ne te demande pas de l'enlever, je te demande si elle est un bon moyen. Oui, ce moyen fut le tien, c'est le seul. Seigneur, cette église de campagne, avec son chœur roman si apaisant et son presbytère guilleret, est devenue mon champ de bataille. C'est donc cette lutte que tu me laisses éprouver jusque dans ma chair : mon impuissance, ton silence, l'échec de ta Providence. Les débutants ont des consolations sensibles, les mystiques des extases de l'esprit. Je n'ai rien. Ce soir, je me bats seul et tu ne réponds pas.
Jamais un tel sentiment d'impuissance et de colère mêlées ne m'a ainsi étreint. Impuissance de voir le monde crier son attente du Christ, et personne pour répondre à ce cri ; et colère devant un tel désarroi, colère de ne pas être partout à la fois, colère de n'avoir pas réussir à enflammer des cœurs d'apôtres. Nous manquons d'incendiaires, mais le monde ne nous a pas attendus pour flamber d'un autre feu. Je regardais sans réfléchir l'horizon où disparaissait le soleil, entre amarante et garance. Tout à coup, deux feux s'opposent devant mes yeux et se font face : le feu du monde qui s'agite, parce qu'il ne veut pas de Dieu et qu'en même temps il hurle de désespoir de le désirer en vain ; et le feu de l'amour, qui devrait m'embraser. Pourquoi faut-il que le monde se tortille ainsi, comme dévoré de lui-même, que tant d'âmes ne puissent accéder à celui qui est venu verser son sang pour chacune, que cette civilisation qui fut chrétienne ne demande qu'à s'en éloigner, par légèreté, insouciance, malice, intérêt, lâcheté, par le poids de son péché qui s'entasse, qui l'alourdit ? Ces deux feux embrasent chacun la moitié du globe, je vois les plaines ondulant comme des braises, des torrents de lave, des horizons flamboyants, des forêts calcinées. Ils se rapprochent, ils s'empoignent, se jettent l'un sur l'autre sans se mêler, se combattent, l'un à mort, l'autre à vie. Moi, je gis terrassé, fumant, les yeux emplis de l'incendie, incapable de bouger. De ma bouche ne sort plus aucun autre cri que celui d'un ordre d'élan, qui soulèverait les bonnes volontés, cri détimbré que personne n'entend plus, que nul ne peut plus entendre, tant le vacarme emplit la plaine et rend vains mes efforts.
J'ai échoué. Ma mission est un échec. Jamais je n'ai désespéré de la grâce de Dieu, j'ai l'espérance de la réalité du salut promis. Puis-je l'avoir aussi du salut de cette foule, de la bouche de laquelle le pain des vivants est arraché ? Puis-je l'avoir de mon sacerdoce, faible, inefficace, alors que le monde se rit du seul Dieu qui peut encore le sauver ? Que ceux qui devraient se relever grâce à mes efforts achèvent de s'effondrer ? Que mes désirs ne cessent de grincer et de s'entrechoquer, mêlant le meilleur et le pire ? Que ma prière, si ténue, si peu sainte, ne parvient pas à m'embraser ? Je brûle d'un feu qui ne parvient même plus à m'habiter, tant je me vois incapable de supporter le brasier. Ce n'est pas que je compte sur mes forces plutôt que sur la grâce, jamais une telle erreur ne m'a saisi, non, mais je ne sais plus si la grâce elle-même veut se rendre assez forte... Jamais je n'ai déployé autant de mérites, avec si peu de résultat.
Oui, j'ai de quoi désespérer de ma mission sacerdotale. J'ai joué du tambour, et ils ne se sont pas levés, ils n'ont pas suivi la marche. J'ai joué de la trompette et ils n'ont pas chargé avec moi. L'apôtre est seul, quand il voudrait être porté par la foule. Je ne prétends pas être le seul apôtre : je vois des quantités d'apôtres solitaires, ils titubent, survivants du premier passage de l'incendie. J'en ai vu succomber, ne plus se relever, renoncer. À chaque fois que l'un de nous tombait, emporté par un boulet, j'entendais une voix, comme celle d'un sous-officier qui nous criait dans le lointain : « Serrez les rangs ! En avant ! » Et l'on serrait les rangs, et l'on avançait. Quelques-uns ont emboîté le pas. Des laïcs ont profité de l'élan, oui, quelques-uns. Si peu, certains se donnent magnifiquement ; d'autres, si peu longtemps. Où sont-ils, ceux qui, à leur tour, devraient me soutenir, me donner à boire ? Je regarde partout et je ne les vois pas. Mon chargé de consolation étant porté absent, me voici contraint de me relancer moi-même, de me blesser à nouveau d'une pierre tranchante, pour que la douleur avivée me tienne en éveil. Seigneur, où es-tu ? Tu pourrais parler et tu restes en silence. Où est ta tendresse ? Tu la gardes pour les autres, sans doute, car il n'y en a plus pour moi. Parfois, je me dis qu'il n'y en a jamais eu beaucoup. Serait-ce que tu manques de miséricorde, que tu as tes têtes ? Je blasphème. C'est le péché contre l'Esprit, celui qui reste sans rémission, celui qui s'oppose au cœur du Christ.
Les athées n'ont pas tort de parler du silence de Dieu, ce silence est leur meilleur argument. Il est écrasant. Les catholiques superficiels voient Dieu partout, mais pas où il se trouve en vérité. Ce sont les athées qui ont raison, sauf que ce silence qu'ils pointent est celui d'un Dieu qui a parlé. Il y a plusieurs sortes de silence. Les athées ne veulent pas écouter. Quand ils ne veulent pas, l'intelligence ne peut plus rien. Et moi, sais-je écouter ? Je me suis tu, j'entends si peu. Pourquoi, Seigneur ? Toi non plus, sur la croix, tu n'entendais plus le Père. Tu lui demandas pourquoi il t'avait abandonné. Il ne répondit pas. Quand nous avons besoin de lui, Dieu se tait. Comment peut-il s'étonner que tant et tant se découragent, que les fidèles se perdent, que les prêtres fléchissent ? Il voit l'Europe apostate, il s'esquive. Non, je mens. L'autre jour, il m'a semblé entendre quelque chose. J'accorde peu de crédit à ces voix entendues. Voilà donc ma troisième tentation, celle de désespérer de ma mission de prêtre.
Perdu dans mon délire, j'avais avancé, toujours d'un bon pas. La route ne cessait de descendre entre les collines. J'aperçois un embranchement de route. La mienne se scinde. Il faut peut-être rentrer avant que la nuit tombe. Tiens ! Il y a un calvaire au carrefour. Je m'approche. Juste un tablier de pierre, surmonté d'une croix en fer forgé, avec le dessin si caractéristique et si élégant de la croix d'Estaing. En bas, l'inscription : « Mission, 1931 ». Cette année-là, des prédicateurs avaient évangélisé la région. Cela se faisait beaucoup, à cette époque. Je touche le socle de la croix, puis je vais m'asseoir en face d'elle, sur un remblai de pierres plates. Le soleil descend dans les arbres. La tête dans les mains, j'essaie au moins de goûter la douceur du moment. Une brise légère produit fraîcheur et bruissement. J'aime les percevoir. Pas de bruit de moteur, j'écoute le silence. Des visages me reviennent : Mathilde et son « au revoir ! » indécis au bas de la route, elle doit être loin, maintenant ; Félicité sur son lit d'hôpital et Marie-Cécile dans son monastère, s'offrant pour moi ; Marcel et le point d'honneur ; la famille, qui se craquèle ; Alban et sa confiance à pas de loup ; Vincent, Océane et le malheur qu'ils se creusent eux-mêmes ; Marcognet, Bertrand, le courage de Florent, celui de Xavier, Yvon et son cœur d'artichaut, tant d'autres ; les élèves, pénitents par centaines, et Burkh, Vignon, Olympe ; le poulpeux, Donatien, Gaétan Laforêt en personne ; Nicolas et Béatrice ; les paroissiens, la gifle de la mère Wolfram, l'ineffable Emma, et Tartiflette III qui, sans mes farces innocentes et hygiéniques, se mettrait à grossir outre mesure, avec tout ce qu'elle bouffe... L'hiver prochain, elle ne va plus pouvoir entrer dans son manteau écossais. Elle renouvellera sa garde-robe en XXL. Tous comptent sur moi. Tous me manquent. Peut-être même que Cointreau, Pignerol et leurs consœurs ont besoin de se heurter à ce que je représente. Elles n'ont plus rien en face. Il n'y a plus rien, en face du délire contemporain, que les chrétiens, s'ils osent accepter de porter le poids du combat. Parfois, ils ne sont pas prêts à poser la question en termes de combat. Moi, l'oserai-je ? Cette croix d'Estaing n'a pas de crucifié, elle n'en a jamais. Qui portera cette croix-là ?
Si j'étais un grand spirituel, il pleuvrait des trombes depuis une demi-heure, je ruissellerais héroïquement. Le regard transfiguré, je tomberais à genoux dans la boue. La grâce m'inonderait. Moi, je reste assis sur mon muret, au sec, à contempler cette croix à contre-jour, avec ses entrelacs. J'aime les calvaires, mais celui-ci est pour moi. La brise, Quentin, la brise !
Je suis resté encore quelques minutes, qui me semblèrent d'éternité, c'est-à-dire courtes. Puis je rentrai, et je m'aperçus qu'à l'aller, j'avais marché longtemps. Le jour se couchait, encore une frayeur... Heureusement, le clocher de Saint-Pierre se détachait sur l'horizon. Je n'ai pas traîné.
[…]
Parmi les jeunes prêtres, je ne suis pas le plus inapte, ce serait de l'orgueil à l'envers, mais le plus quelconque, ni saint ni perdu, qui doute de lui-même et de sa vocation. J'ai traversé bien des batailles, je n'en ai gagné aucune ou presque. J'ai senti passer le vent du boulet, j'ai l'uniforme brûlé et taché de sang, j'empeste la poudre. Cadavres et blessés jonchent le chemin. Me voilà perclus, à moitié mort, et c'est moi qui suis encore là. Le plus fragile devient le plus solide, parce qu'il n'y a personne d'autre, et qu'il faut avancer quand même. Pourquoi, Seigneur ? Est-ce mon destin que d'incarner ta Providence dans sa petitesse ? Ma mission est-elle de répandre cette joie que tu caches à mes propres yeux ? Notre vocation à tous est de devenir des providences visibles de ta grâce invisible... Tu avoueras que tu as de drôles de méthodes. Pourtant, je sais que tu veux mon bonheur. Sur la statue du Sacré-Cœur, est écrite la phrase habituelle : « Cœur de Jésus, j'ai confiance en vous ». J'ai confiance, certes, mais je me suis trouvé seul, si souvent... Du moins l'ai-je pensé. Seul à devoir décider, combattre, prier... N'est-ce pas le lot de tout croyant, qui vit dans la nuit de la foi ? Le lot aussi de notre génération orpheline ? La confiance est-elle si simple pour les enfants du siècle, sans Dieu, sans maître, sans père, sans tendresse ? Ton petit prêtre s'est abandonné à toi ; en récompense, tu lui donnes parfois le sentiment de l'abandonner. Tu l'éprouves, par moments, je le vois bien. Tu lui fais porter la nuit des autres, tu le vides de lui-même pour le remplir de toi...
Les raisins de ma colère ? Tu n'es pas aimé de ceux que tu aimes. Je cherche des saints et me désole de ne pas en être un. J'ai encore à m'enfoncer dans le crâne combien c'est ta puissance qui, depuis toujours et spécialement depuis ces derniers mois, habite dans mes faiblesses. Quand je fléchissais, tu agissais. Quand je portais les âmes, tu me portais. Quand tu sembles te taire, tu parles à l'âme.
Dans mon ministère, j'ai voulu rester modeste, mais tu me voulais humble. Le modeste connaît sa faiblesse encore plus que ses qualités. Il s'efface, il se compare. Il a raison de se faire petit mais, sans parler de lui-même, il y pense trop, entre sincérité et posture. Il en devient pusillanime. L'humble sait la grâce de Dieu, il mise tout sur elle. Il proclame le Nom de l'unique Sauveur. Il rugit et les murailles de Jéricho tombent. Il s'oublie, se tient debout et fait les choses en grand. La grandeur de l'humble n'est pas la sienne mais celle de Dieu. Il est libre de lui-même.
Abandonner ? Jamais ! Je comprends enfin que la difficulté même de la tâche me rend l'énergie. Au nom de quoi faudrait-il reculer ? Qui a-t-on en face ? Tout le monde ou personne, la puissance de la subversion, mais rien de consistant. Un adversaire n'est consistant que s'il est croyant. Sous le ricanement du mensonge perce la désespérance, grimace de misère devant l'icône du Christ. Prêtre est le dernier des métiers (ou plutôt l'avant-dernier : le dernier, c'est de devenir évêque !), mais c'est le plus beau. Ces mois d'épreuve m'ont été permis pour que je me dépossède. Dépossède de quoi ? Je n'en sais rien, peut-être de l'envie de voir réussir ce que j'entreprenais, de tisser un réseau efficace, de m'assurer de la force des autres. Alors que seule compte la grâce.
Béni soit le Père de toutes les miséricordes, de qui vient tout réconfort. Réconforte-moi, pour que je puisse réconforter les affligés. Beaucoup comptent sur moi, certains me l'ont dit. J'aurais dû ouvrir mon cœur, ou montrer mieux que je l'ouvrais, leur dire que pour moi ils comptaient aussi. Est-ce l'âge qui vient ? Je commence à découvrir la paternité spirituelle. Avant, j'y croyais, je la désirais, mais elle restait dans les mots. Maintenant, elle devient réelle. Ce n'est pas rien que d'engendrer et de conduire à bon port. Les enfants humanisent leurs parents. Pourtant, un prêtre plus que quiconque éduque à la liberté, sans tirer les cœurs à soi. Le prêtre est un funambule de la paternité.
[…]
Tu m'as choisi, Seigneur, pour être avec toi et pour m'en aller prêcher. L'appel des Douze dans l'évangile de saint Marc, c'est le mien, le saut du jeune homme riche. Pour être avec toi... On prêche le Christ qu'on prend le temps de connaître et d'aimer. Seigneur, donne-moi ce temps-là ! Je parlerai si je reste avec toi. Te suivre, pour te dire ! Sinon, j'aurai beau m'agiter, rien ne s'établira. J'alignerai des mots, je n'annoncerai pas le Verbe ! Le prêtre est d'une autre trempe qu'un communicateur, ou qu'un homme dévoué, ou qu'un responsable de ressources humaines, dont les rues sont remplies. Il est un témoin marqué d'un sceau, configuré à son maître divin, rendu capable de consacrer et de pardonner. Il agit parce que l'onction a pénétré son être. Il rend Dieu présent sur terre, mais pas n'importe quel Dieu, celui du Christ. Malgré sa petitesse, il devient un signe pour notre monde désorienté. Sans s'étonner des réactions, elles sont inévitables.
Tu m'as choisi, il y a seize ans. Il faisait chaud à la messe finale des JMJ, nous étions exténués et heureux. J'avais la voix cassée, tellement nous avions chanté à tue-tête. Je m'étais assoupi pendant le sermon, le visage calé sur mes genoux... À la communion, tu m'as appelé par mon nom, pour la première fois : « Quentin, tu seras prêtre ». Ce n'était pas mon choix, c'était le tien. Pendant des années, j'ai soupesé, hésité, lutté. J'ai tout tenté pour faire crever la bête. Mais je sentais bien que ces paroles du prophète Jérémie me rentraient dans les chairs : « Seigneur, tu as voulu me séduire, et je me suis laissé séduire. À longueur de journée, tout le monde se moque de moi. Chaque fois que j'ai à dire la parole, je dois crier, je dois proclamer : "Violence et pillage !" Je me disais : "Je ne penserai plus à lui, je ne parlerai plus en son nom". Mais il y avait en moi comme un feu dévorant, au plus profond de mon être. Je m'épuisais à le maîtriser, sans le contenir ». Je t'ai dit oui, Seigneur. D'un cœur simple et joyeux, j'ai tout donné. J'étais fou, tu avais raison. Quand on renonce à tout et que l'on prend sa croix pour te suivre, c'est pour toujours. Y a-t-il plus belle vocation ?
Thierry-Dominique Humbrecht,
in Mémoires d’un jeune prêtre (Parole et Silence)

jeudi 21 février 2013

En rééduquant... Michael O'Brien, Un cas classique de gradualisme

L'été était incroyablement beau. La lumière éblouissante, la douceur de la chaleur, la brise qui soufflait vers l'intérieur en direction de la ville depuis la mer Tyrrhénienne, les marchands de fruits et de fleurs rivalisant de prodigalité, tout conspirait à une telle douceur que même les tempéraments les plus sombres auraient abjuré leur pessimisme.
Elijah n'y fit pas exception. Il se sentit reposé intérieurement, et sa santé physique s'améliora. Il faisait de longues promenades quotidiennes à travers les quartiers les plus agréables de la ville et allait souvent à Saint-Pierre prier dans le sanctuaire du pêcheur de Galilée.
Pour le Pêcheur de cette génération cependant, les choses n'allaient pas.
La presse séculière était pleine de spéculations sur le pape actuel, comme ils l'appelaient. Leur professionnalisme était maintenu au plus juste. Un vernis d'éditoriaux et d'informations aux mots soigneusement pesés dissimulait un mépris croissant pour le vieux pontife isolé. La rumeur l'emporta, ils annoncèrent qu'il était sur le point de démissionner. Des sources sûres au Vatican, disaient-ils, avaient confirmé qu'il perdait certaines de ses facultés mentales. Un homme dans cette condition, n'importe quel homme, quelque ait été un jour sa grandeur, pouvait-il être autorisé à s'accrocher à un tel pouvoir ? Il avait largement dépassé l'âge de la retraite, et dans la nouvelle église (avec une minuscule), n'était-il pas raisonnable de suggérer que l'évêque de Rome soit soumis à la même loi que celle qui était appliquée à ses frères évêques ? Beaucoup de bons administrateurs avaient été écartés de ministères actifs en atteignant l'âge de 75 ans ; il était évident qu'ils étaient sommairement renvoyés au nom du droit canon, simplement parce qu'ils n'étaient pas d'accord avec toutes les opinions du Pape. N'était-il pas le dernier d'une lignée moribonde, autocrate gouvernant à l'ancienne mode, incapable désormais de faciliter le progrès que les Pères Conciliaires avaient mandaté ?
La presse catholique progressiste ne faisait pas mieux. En fait, elle menait la danse des critiques. Étrangement, les journaux catholiques hérétiques semblaient adopter un ton de plus en plus modéré. Ils continuaient à dire les mêmes choses ravageuses, comme ils l'avaient toujours fait, mais s'exprimaient dans des termes plus subtilement nuancés que de coutume. Ils devenaient des modèles de retenue. Le nombre de leurs abonnés augmenta de manière constante. On commença à penser à eux comme aux nouveaux modérés ; du même coup, ceux qui étaient vraiment modérés étaient maintenant considérés comme des ultra conservateurs, et les conservateurs comme des « sociopathes » à la mentalité bloquée.
Durant les décennies précédentes, plusieurs des journaux catholiques les plus équilibrés avaient été repris par de nouveaux rédacteurs en chef. Les évêques effrayés par l'agressivité de dissidents dans leurs diocèses, et encore plus effrayés à l'idée d'être condamnés comme préconciliaires, avaient fait des concessions. après l'autre, ils s'en étaient remis aux organes d'information catholique et à l'opinion par la voie de sympathiques et talentueux rédacteurs qui se tortillaient d'embarras au concept même d'Église catholique romaine, mais faisaient de grands efforts pour le dissimuler.
Depuis son départ du mont Carmel, Elijah avait en particulier prêté une grande attention à un hebdomadaire américain, The Catholic Times. Son rédacteur en chef, un certain Père Smith, originaire de l'Idaho, avait été renvoyé sans juste cause. Aucune raison n'avait été donnée, autre que l'excuse que Smith avait été incapable de s'adapter à l'âge post-conciliaire. Smith écrivit à Elijah à ce sujet. C'était un homme d'une perspicacité inhabituelle. Il n'était ni conservateur ni progressiste — il méprisait ces termes politiques. Il avait conduit ses articles à travers les champs de mines de la politique ecclésiale nord-américaine avec une agilité considérable, on pouvait même parler de sainteté. Il avait navigué à la lumière des premiers Pères de l'Église, du Second Concile du Vatican et des écrits du Pape. Il avait évité la rancœur d'un côté et l'indifférence de l'autre. Il était considéré comme l'une des voix les plus saines de l'Église moderne. C'était aussi un vrai prêtre et, après l'amour du Christ, il valorisait plus que tout l'obéissance. Il croyait qu'obéissance et amour authentique étaient inséparables. Quand le supérieur de son ordre demanda qu'il embauche certains chroniqueurs qu'il savait infestés de modernisme, il refusa, s'appuyant sur le fait qu'une complète liberté éditoriale lui avait été remise par l'archevêque de sa ville, l'homme qui sous le régime de la loi civile détenait et éditait réellement le journal. Son supérieur insista, rappelant à Smith qu'il était sous obéissance, soulignant qu'un refus d'accepter serait indigne d'un prêtre fidèle.
Le prêtre se trouvait pris dans une confusion d'obéissances. Il demanda conseil à Elijah. Il fit aussi appel à l'archevêque, et l'archevêque fut d'accord avec lui. L'archevêque, cependant, demanda au Père Smith de faire une concession mineure pour préserver l'unité du troupeau. Pourrait-il, s'il lui plaît, admettre dans la compagnie de ses auteurs le moins offensif de ses dissidents ? Ce serait un signe favorable en direction des critiques au sein de son diocèse qui affirmaient que l'orthodoxie n'est pas autoritaire mais aimante, et jamais fermée à la discussion. Il ajouta qu'il avait personnellement souffert, comme jeune curé, de pasteurs autocrates, et avant cela au séminaire — enfin, il n'allait pas se mettre à décrire les abus dont il avait souffert sous le vieux système ! La nouvelle Église doit toujours rester ouverte au dialogue, insista-t-il, et il devait apparaître que lui, l'archevêque, était un berger compréhensif qui avait les intérêts de tout son troupeau à cœur, quelques soient leurs désaccords.
Smith, tiraillé, épuisé, et poussé à prendre une décision hâtive par les services de communication de l'archevêque, avait accepté. La réponse d'Elijah de tenir bon et de faire appel à une plus haute juridiction ecclésiastique si nécessaire était arrivée trop tard. Le prêtre, décidant de tirer le meilleur d'une mauvaise situation, en conclut qu'un chroniqueur discutable était un moindre mal par rapport à un journal qui en aurait été rempli. Au cours des années qui suivirent, il céda de plus en plus d'autorité. C'était un homme doux et perfectionniste ; son système nerveux n'était plus ce qu'il avait été. Il n'avait pas de talent pour détecter les formes les plus subtiles de manipulation. Morceau par morceau, il perdit du terrain au profit d'un comité éditorial nouvellement formé, composé en grande partie de gens fiables. Cela au début sembla sans danger. Quand l'archevêque nomma une représentante du service de la communication du diocèse, une religieuse qui avait récemment obtenu un doctorat en philosophie, il n'y vit aucune objection ; il ne voulait pas risquer d'être pris pour un de ces mâles territoriaux qui luttent comme des rapaces pour le pouvoir. Mais la sœur avait une forte personnalité et des intentions cachées. Il en fut découragé puis déprimé. L'archevêque suggéra trois mois de congés sabbatique. Il les prit.
Son remplaçant temporaire était un homme compétent aux références impeccables. C'était le protégé d'un cardinal archevêque d'un autre diocèse, un ami proche de l'archevêque de Smith. Les deux prélats avaient été au séminaire ensemble, et alors qu'ils n'étaient pas toujours d'accord sur les sujets ecclésiastiques, ils formaient un seul esprit pour faire du maintien de l'unité la plus haute valeur. Le remplaçant intérimaire était un écrivain et journaliste talentueux. C'était aussi un diplomate et il ne perdait jamais son sang froid. Il avait grimpé les échelons du secrétariat de la conférence nationale des évêques et était l'actuel chef du bureau des services de presse. Il savait comment discuter avec les évêques non progressistes et apaiser leurs craintes. Il tenait beaucoup de propos modérés. Il ne disait ni n'écrivait jamais un mot facteur de division. Il avait fait ses preuves auprès des évêques en tant qu'expert avisé et était considéré par tous comme un conciliateur.
En un mois, il avait délicatement mis dehors l'un des chroniqueurs orthodoxes les moins populaires et fait entrer un deuxième dissident, pas un incendiaire, bien sûr, mais quelqu'un qui puisse élargir l'approche qu'avait le journal des problèmes complexes auxquels était confrontée l'Église contemporaine. Un deuxième chroniqueur orthodoxe disparut du journal le mois suivant.
C'est à ce moment-là que Smith commençait à réaliser ce qui s'était passé. Il prenait son congé sabbatique dans un monastère bénédictin dans le désert du sud-ouest des États-Unis. De là, il écrivit une lettre de protestation à son archevêque. L'archevêque répondit que même s'il n'était pas totalement en accord avec les orientations prises par le nouveau comité éditorial, ce serait inapproprié de sa part de faire usage de sa charge épiscopale pour s'en mêler. Le journaliste intérimaire ne faisait qu'essayer ses ailes, expliquait-il, et le journal trouverait progressivement son équilibre. Le Père Smith devait donner à cet homme sa chance. Le journaliste intérimaire était considéré comme un très bon administrateur et un théologien hors pair. Sœur X accomplissait aussi un bon travail pour empêcher les rebelles les plus extrêmes d'être édités. À eux deux, ils ramenaient le journal vers le juste milieu. La délégation de l'autorité n'était pas une chose facile, et après tout, c'était l'âge des laïcs.
À ce moment là, Smith eut une défaillance de la charité. Il fit quelque chose d'imprudent. Il écrivit une réponse furieuse, assez étonnante pour un homme aussi doux. Il fit remarquer que l'archevêque avait omis de lui demander son avis. Il ne l'avait pas soutenu dans sa lutte avec son supérieur. Il s'en été mêlé. De plus, le journal avait toujours était tiré vers le centre — le vrai centre — jusqu'à ce que le nouveau management en prenne le contrôle. L'archevêque ne voyait-il pas les dégâts spirituels causés par l'actuelle approche éditoriale ? L'archevêque ne voyait-il pas qu'il jouait double jeu ? Peut-être était-il secrètement d'accord avec les dissidents ? Peut-être que son Excellence utilisait les laïcs comme un instrument de révolte à portée de main ? Il se sentait trahi, disait-il, et l'archevêque n'avait pas joué un rôle mineur dans la trahison. Il signa la lettre et l'envoya.
Une semaine plus tard le prêtre reçut des instructions de son supérieur, accompagnées d'une lettre de confirmation du bureau de l'archevêque, l'informant qu'il devait se rendre immédiatement en un lieu de Californie appelé « Centre spirituel du paradigme du verseau » pour une période prolongée de « repos et de renouvellement ». Il lut et relut l'ordre. Le prêtre savait que ce centre avait été fondé dans un but de rééducation de prêtres perturbés qui ne s'étaient pas adaptés à « l'esprit de Vatican II ». Un de ses amis y avait été pris en charge il y a quelques années et pendant son internement avait été invité à décrire ses fantasmes sexuels les plus dégradants en thérapie de groupe. Une religieuse vêtue de noir avec un médaillon autour du cou en forme de lune argentée, avait facilité la session. Quand il lui dit qu'il n'avait aucun fantasme sexuel dégradant, et en fait n'avait jamais connu la moindre tentation d'entretenir des fantasmes sexuels d'aucune sorte, de tels fantasmes étant expressément interdits par le Christ et les enseignements de l'Église, elle lui jeta un œil compatissant. Elle ne le croyait pas.
— J'aime le whisky, avait-il proposé timidement. Peut-être même un peu trop.
L'ami de Smith avait souffert, mais en avait fait juste assez pour obtenir une note suffisante de passage, si l'on peut parler ainsi. Il avait espéré être renvoyé dans son diocèse aussi vite que possible. N'étant désormais plus « dysfonctionnant », il vivrait pour le restant de sa vie tranquillement — très tranquillement — au service d'une pauvre paroisse de quartier. Quand on lui proposa une thérapie appelée christo-kundalini yoga qui prétendait l'aider à entrer en contact avec l'esprit serpent enroulé à la base de sa colonne vertébrale, il ignora ses peurs instinctives. Il obéit comme un agneau, mais commença à ressentir une ténèbre croissante dans sa vie intérieure et perdit le goût de la prière. Quand finalement il ressentit une répulsion pour la messe — une réaction dont il n'avait jamais auparavant fait l'expérience — il devint de plus en plus confus et se demanda s'il n'y avait pas sérieusement quelque chose qui n'allait pas dans son esprit, quelque chose qui demandait une thérapie plus intensive. Après cela, il se jeta dans tous les programmes. Une nuit, on lui demanda ainsi qu'à ses camarades prêtres de danser autour d'un feu de joie vêtus d'un simple maillot de bain, avec des bois de cerf fixés sur la tête. Ils étaient encouragés à laisser monter des cris primaux depuis la base de leur colonne vertébrale. L'ami de Smith se retint. Alors qu'il observait ses frères clercs trompetant et beuglant sous les étoiles, quelque chose en lui cassa d'un coup. Il arracha les cornes de cerfs, partit dans sa chambre, fit son sac, et marcha trois heures à travers la nuit déserte jusqu'à l'arrêt de bus le plus proche. Il rentra chez ses parents, fit le tour du cadran, but plusieurs whisky l'un après l'autre, et quand sa tête s'éclaircit, il partit chercher du travail. Il n'était pas encore revenu à un ministère actif.
Smith appela l'archevêque et eut un échange houleux avec lui au téléphone — encore une fois, un comportement assez peu habituel pour ce clerc aux manières douces. Il le supplia de reconsidérer sa décision.
L'archevêque refusa.
Smith décrivit les ridicules singeries auxquelles les prêtres étaient soumis.
L'archevêque répondit que le Centre du verseau était tenu en haute estime par de « nombreux » évêques. Et si un tel événement absurde avait eu lieu, c'était certainement un incident isolé et probablement exagéré par l'ami de Smith qui, d'ailleurs, était de toute évidence un prêtre à problèmes, si l'on considérait ses activités ultérieures.
Malgré cela, Smith refusa de se soumettre.
L'archevêque hésita mais proposa une alternative. Il y avait un autre centre de retraites au nord-est des États-Unis où l'approche n'était pas aussi créative — selon les mots mêmes de l'archevêque — qui offrait une formule plus classique d'accompagnement psychologique. Le personnel y était très compétent, des gens très solides. Est-ce que Smith se plierait à cela ?
Smith demanda du temps pour y réfléchir.
— Vous avez vingt-quatre heures, dit l'archevêque.
— Vingt-quatre heures ! explosa Smith. Ne pouvez-vous pas me donner un peu plus de temps que ça ? Même le Vatican donne aux hérétiques et aux schismatiques des années pour reconsidérer leurs erreurs.
— Vingt-quatre heures, dit l'archevêque qui raccrocha.
Smith contacta en hâte un écrivain qu'il connaissait dans une ville proche du centre de retraites "classique", une femme qui avait été licenciée par le journal quelques mois auparavant. Elle était mère de huit enfants et douée d'un rare bon sens.
— Que pouvez-vous me dire sur cet endroit ? demanda-t-il.
— C'est une fosse de rétention pour pédophiles, drogués et divers sortes d'ecclésiastiques psychopathes, l'informa-t-elle. Allez-y, Père, et vous serez marqué à vie.
L'archevêque dit que c'est complètement confidentiel, parfaitement discret.
Hum-hum. C'est ça. Dites-moi alors pourquoi je connais tant de gens qui y ont fait une petite visite ?
— Je ne sais pas. C'est le genre de vos relations ?
— Il n'y a pas de quoi rire. Vous pouvez faire ce qui vous semble le mieux, Père, mais je vous le dis, c'est Vol au-dessus d'un nid de coucou, en version bonnes sœurs. Analyse en profondeur, style jungien, pseudo-liturgies, révélation de soi, et obsession de soi, pensée « nouvelle église » présentée dans un éclairage authentique. En cours de route, vous démontez votre psyché comme une vieille mobylette et vous la remontez, accompagné par les sœurs. Elles ont des diplômes universitaires qui leur sortent par les oreilles. Elles savent tout sur les types comme vous. Elles ont des voix douces et des yeux pénétrants. Elles parlent par des silences. Personne ne vous fera sauter dans des cerceaux ou régresser au stade anal. Mais je vous préviens, vous ne serez pas le même quand vous en ressortirez.
— Ce n'est pas très rassurant.
— Ce n'est pas fait pour l'être.
— Que vais-je faire ?
— Je crois que vous devriez venir et passer quelques jours avec Bob et moi et les enfants. Si les couches-culottes et les macaronis ne vous rendent pas fou, nous vous déclarerons authentiquement sain et vous renverrons à votre archevêque en pleine forme.
— Je suis déjà en pleine forme, dit-il sans humour.
— Je sais, je sais, je ne faisais que plaisanter.
— Il n'y a pas de quoi rire.
Ainsi, Smith sut ce qui l'attendait. Il appela Elijah.
— On m'a mis le couteau sous la gorge, Père. Si je vais dans l'un des centres de rééducation, je ne vous dis pas ce que je vais devenir. Je risque de finir comme mon ami, ou pire. Peut-être que je n'aurais même plus envie de balancer les bois de cerf. Peut-être que j'aimerais ça. Et si je choisis le classique, comme ils l'appellent, je passerai le reste de ma vie à analyser chacune de mes humeurs. Dans le meilleur des cas, je deviendrai un névrosé permanent. D'un autre côté, si je refuse d'aller dans l'un ou l'autre lieu, ils peuvent m'utiliser pour leur propagande. Ils diront : « Vous voyez comment sont vraiment ces soi-disant prêtres orthodoxes. Ils ne sont même pas capables d'obéir ». Ils utiliseront la chose pour justifier d'avoir généré tout ce gâchis.
— Ne bougez pas. Ne faites rien pour le moment, dit Elijah. Le supérieur général de votre ordre vit à Rome. Je vais essayer d'obtenir un rendez-vous avec lui. Pendant ce temps, je vous demande de prier comme vous ne l'avez jamais fait avant.
— D'accord, dit Smith démoralisé. Mais je doute que cela soit utile. C'est quelqu'un de très droit, mais c'est aussi un super gentil. Et les super-gentils n'aiment pas la confrontation. Il ne voudra pas aller contre l'archevêque, et encore moins casser ses propres sous-fifres régionaux. Délégation de l'autorité, vous savez.
— Alors nous devons prier.
Elijah rencontra le général le jour suivant, expliqua la situation, et obtint de lui une enquête.
Mi-juillet, Elijah reçut un appel de Smith.
— Vous avez réussi ! cria-t-il. Vous êtes un faiseur de miracles ! Le général a dit à mon supérieur qu'il veut me trouver un centre de rééducation en Italie. J'arrive la semaine prochaine.
— Où va-t-on vous envoyer ?
— C'est ça la meilleure nouvelle : je vais être rééduqué... à la maison-mère à Rome. Le général me veut pour travailler pour le magazine international de l'ordre. Tout cela est confidentiel, bien sûr. Il pense que je suis trop politique pour un rôle visible mais il veut que je sois son rédacteur adjoint, sans le titre. Je suis censé voir un psychiatre, aussi, mais le général m'a dit, confidentiellement, qu'il pense qu'on peut s'en dispenser. C'est sa façon de me détacher de l'hameçon sans jeter l'ordre dans le tumulte. C'est quelqu'un d'intelligent.
— Vous voyez, la prière peut tout obtenir.
La prière et un certain père Elijah ! Que Dieu vous bénisse, mon ami. Qu'Il vous bénisse.
Mais Elijah pensa que c'était évidemment une victoire à la Pyrrhus. Smith avait été sauvé, mais il était aussi écarté de la scène nord-américaine.
Le rédacteur intérimaire avait été nommé rédacteur en chef et coéditeur. Dans les mois qui avaient suivi, The Catholic Times avait attiré l'attention de ses lecteurs vers une nouvelle vision du monde apparemment plus ouvert. Pas après pas, implacablement, cela les menait vers un nouveau concept d'Église. Au début, le journal avait fait attention à remplir chaque numéro de la pléthore habituelle de nouvelles locales, qui rassuraient tout le monde excepté les plus avisés sur le fait que rien n'avait changé dans la vie au jour le jour des paroisses. Progressivement, il introduisit des rapports de réunions, événements médiatiques, conférences de presse, qui fournissaient une plateforme publique à la dissidence. Chaque numéro montait d'un cran la température. En lisant The Catholic Times, on en concluait très probablement que les catholiques partout bouillaient d'urgence de recréer l'Église des racines jusqu'aux branches. Le journal commença à accueillir les pesants commentaires des sociétés théologiques. Sur un ton doux et objectif, ses reporters exposaient leurs critiques du Pape et du Vatican comme si c'était là des informations de première importance. La colonne rapportant les paroles du Saint-Père, qui avait un jour occupé une page entière de chaque numéro, rétrécit progressivement jusqu'à devenir un huitième de page profondément enfoui au milieu, coincé entre des publicités pour des statues fluorescentes et des voyages organisés pour la Terre Sainte. Beaucoup d'espace était consacré aux proclamations de différentes conférences épiscopales et leurs équipes et à un foisonnement d'organisations toutes favorables aux changements dans l'Église.
En huit mois de prise de contrôle, le nouveau rédacteur en chef avait fait du plus grand hebdomadaire catholique de l'hémisphère nord un puissant outil d'endoctrinement, sans que personne pratiquement n'en soit conscient. Des centaines de milliers de fidèles catholiques étaient maintenant imprégnés par sa conception de l'Église. C'était de « l'impressionnisme » à grande échelle et c'était un succès retentissant.
Depuis le début de la crise de Smith, Elijah avait suivi le changement avec attention. Début août, il remarqua les gros titres du dernier numéro : « Rome rejette la Bible utilisée dans les pays de langue anglaise » ; « La conférence mondiale sur la vie religieuse demande une plus grande implication des femmes dans la législation de l'Église » ; « Malgré la condamnation du nouveau lectionnaire, il demeure en vigueur dans l'attente de clarification, dit la conférence épiscopale » ; « L'éducation catholique doit se sensibiliser aux questions inclusives » ; « Arrêtez la discrimination contre les femmes, dit l'archevêque au synode » ; « Les évêques allemands protestent contre le refus du Vatican d'accorder la communion aux divorcés remariés » ; « De nouvelles spiritualités nécessaires pour l'Église occidentale, dit un animateur en visite » ; « S'occuper des abus sexuels de prêtres : Démocratie nécessaire dans l'Église, dit la conférence des leaders laïcs »...
Et ainsi de suite. Dans ce seul numéro, il y avait treize articles qui montraient l'Église sous un jour défavorable et démontraient la vitalité supposée des églises régionales. Il y avait cinq articles qui pouvaient être interprétés de loin comme orthodoxes. Ils étaient courts et insipides. Ils étaient clairement utilisés pour remplir l'espace ou, pire, comme des signes. Il y avait aussi deux extraits de discours publics du pape » (p minuscule). Elijah avait lu ces discours, il savait qu'ils étaient prophétiques et animés par une clarté de langage, un dynamisme moral et une vraie passion. Le journal avait ignoré la substance et extrait les morceaux les plus arides possibles qui devenaient pratiquement dépourvus de sens ainsi tirés de leur contexte. Techniquement parlant, on ne pouvait reprocher au journal d'être déloyal ; pourtant il était au premier plan de la révolte.
Elijah se demandait ce qui allait suivre. La réponse lui arriva sous la forme du Père Smith agitant le numéro le plus récent à la porte de l'université. Ses yeux étaient furieux.
— Où pouvons-nous aller pour parler ? grommela-t-il. En privé, ajouta-t-il.
— Pas ici, dit Elijah.
Assis l'un en face de l'autre à un café en plein air le long du Tibre, avec du café noir, les deux prêtres lurent le gros titre :
— Les médecins déclarent le Pape incompétent.
— C'est ridicule, souffla Elijah.
— Je sais. Lisez la suite.
L'article était écrit par un panel de médecins, deux aux États-Unis, un en Hollande, et un autre en Grande Bretagne, qui avaient étudié les discours récents du Saint-Père, ses décisions exécutives dans l'année passée, et des présentations vidéo de ses apparitions publiques. Il y avait un consensus médical selon lequel le Pape manifestait les symptômes d'un déclin vers une paranoïa douce. Citant sa méfiance envers des évêques loyaux et ses considérations apocalyptiques finement voilées comme preuve, ils suggéraient qu'une période prolongée de repos était à prévoir pour le Pontife. Sa santé physique aussi s'était sérieusement détériorée, disaient-ils. De plus, il présentait de façon presque certaine les premiers signes de la maladie d'Alzheimer. Venait en suite son impatience reconnue envers le personnel du Vatican, son incapacité à tolérer la contestation, sa prise de distance grandissante avec la voix du peuple. La voix du peuple, concluaient les médecins, était de façon écrasante en faveur d'une reconsidération totale du charisme papal. N'était-il pas raisonnable dans cet âge post-conciliaire d'attendre de l'évêque de Rome la même responsabilité ?
Je n'en reviens pas, dit Elijah.
— C'est honteux, dit Smith. C'est fabriqué de toute pièce du début à la fin. Le Pape est un homme âgé, mais j'espère avoir la moitié de ses facultés quand j'atteindrai son âge.
Est-ce que ses médecins particuliers ont quelque chose à dire sur la question ?
Ils démentent la chose. Le secrétaire de presse du Vatican dément également. Ils disent que c'est de la spéculation sans fondement et fausse.
— L'article fait référence à leurs déclarations. Cela semble assez juste.
— Oh, oui, c'est de la pommade journalistique pour donner l'illusion de l'objectivité. Maintenant ils peuvent dire qu'ils ont abordé la question sous tous les angles, mais ce qu'ils ont vraiment fait, c'est d'implanter un doute colossal dans l'esprit des fidèles. C'est un cas classique de gradualisme.
— Qui culmine dans un mensonge.
— Exactement. C'est diabolique.
— Peut-être. C'est aussi très humain.
— Elijah, j'en ai eu assez. Je veux partir quelque part et trouver un sympathique monastère bien tranquille, mais je suis sûr et certain que le père supérieur s'avérerait être un moderniste caché. J'en ai vraiment marre de tout ça !
Comment vont les choses au bureau du général ?
— Il est plutôt silencieux. On peut voir que tout ça le perturbe mais il ne veut pas faire de vagues. Il n'arrête pas de sourire à la ronde, et il murmure des petites formules apaisantes pour garder la paix et ne pas devenir anxieux. Diable, je suis vraiment inquiet !
— Vous ne devriez pas.
Quoi ? grommela Smith. Ne me dites pas que vous avez été piqué par le microbe !
— Pas du tout, mais je sais que si l'ennemi ne peut nous faire tomber dans l'erreur, il peut emporter une autre sorte de victoire en nous faisant perdre la paix. S'il peut nous acculer à la rage, il nous a attiré dans ses ruses.
— Que suggérez-vous ?
— Retrouvez votre équilibre. Priez pour le Saint-Père. Pardonnez à nos ennemis, dites la vérité sincèrement et calmement chaque fois qu'une occasion se présente. Mais gardez les portes de votre cœur, Père. Gardez-les attentivement
Le prêtre baissa les yeux.
Vous avez raison, dit-il.
Elijah tendit le bras et tapa la poitrine de son interlocuteur :
Votre douleur devient une puissante prière quand elle est unie à la Croix du Christ. Il souffre dans Son Église.
Smith ne dit rien. Ses yeux s'humectèrent.
— Bon, de toute manière, ce ne sera sans doute pas très long. Le général pense qu'il a fait une erreur en me faisant venir ici. J'en suis certain. Mon nom n'apparaît sur aucun document officiel. On me cache comme une tare. Je suis remisé dans un bureau souterrain toute la journée, à écrire des notes parfaitement inodores. On m'a demandé de couper tout morceau de texte qui ne ferait même qu'évoquer la controverse. Le résultat c'est une tarte à la crème si parfaitement insipide et dépourvue de toute valeur nutritive que ça ne mérite pas le nom de journalisme catholique. Jour après jour, je suis assis à émonder toute note un peu forte de ces articles. On a été stérilisés, Elijah, et je n'aime pas ça. Pas du tout.
Vous êtes en colère.
Bien sûr que je suis en colère ! N'y a-t-il pas de quoi ?
— Je crois que c'est une chose saine d'être en colère contre ce qui se passe. La vraie question c'est ce que nous faisons de notre colère.
— Très sage, dit Smith avec sarcasme, son doux visage tordu d'amertume.
— Pouvez-vous prendre cette colère et la changer en prière ? Pouvez-vous prendre les coups de l'ennemi et les retourner contre lui ?
— Vu comme cela, j'imagine qu'il y a quelque mérite à rester au sous-sol.
— Pensez-y comme à une catacombe.
Le visage de Smith se détendit pour la première fois, et offrit un sourire à contre cœur.
Vous êtes incroyables, vous les moines.
Croyez-vous que je ne lutte pas avec la colère ?
— Vous ? Mon directeur spirituel et mentor ? Ne me dites pas que derrière votre imperturbable façade bat un cœur indompté.
— Si.
L'humeur de Smith s'améliora visiblement.
— C'est une bonne nouvelle. Que faites-vous de vos pulsions incontrôlées ?
— Exactement ce que j'ai suggéré. J'essaie de les convertir. Le carburant de la prière.
— Hmmm. Pas une mauvaise idée. Ça marche ?
— Ça vous a sorti d'un maillot de bain et mis dans un sous-sol.
D'accord vous avez marqué un point, rit Smith. Sans vous et le Seigneur, je serais sans doute en ce moment même en train de me dandiner avec des bois de cerf.
Les deux prêtres finirent leur café, laissèrent quelques pièces sur la table, et marchèrent à grandes enjambées le long du Tibre jusqu'à un arrêt de bus.
Je ferais mieux de rentrer. On me surveille de près aux Q. G. du général. Je suis toujours officiellement dysfonctionnant, et je ne veux pas inquiéter le général. Il a déjà pris une volée pour m'avoir pris ici.
On dirait que ce n'est pas un mauvais homme.
C'est ça le problème, non ? C'est un homme bon, mais il n'a pas de courage. Presque plus personne n'a de courage désormais. C'est ce qui est si décourageant. Personne ne veut arrêter ces hommes qui courent après le pouvoir. Personne ne supporte d'être critiqué. Ils sont tous paralysés.
Le Pape fait de son mieux. Il y a de nombreux cardinaux loyaux. Ils essaient de maintenir la paix et ne cessent d'appeler les gens aux réalités.
— Les réalités ? J'ai presque oublié ce qu'elles sont. Rafraîchissez-moi la mémoire.
— Répandre l'Évangile, enseigner, nourrir, protéger — et nous conformer à l'image de Celui qui a porté la Croix et est mort dessus.
Smith inclina la tête, réfléchissant intérieurement, jusqu'à ce que le bus arrive et l'emmène.
Pour le reste de l'été, Elijah reprit ses études de littérature apocalyptique. En fouillant dans les piles de la bibliothèque carmélitaine, il tomba sur une édition fac-similé d'un commentaire du livre de l'Apocalypse par un moine espagnol du huitième siècle appelé Beatus de Liébana. Saint Beatus avait écrit le texte de son commentaire pendant les bouleversements de l'occupation arabe. Un artiste du dixième siècle appelé Maius, moine du monastère de Saint Michel, l'avait enluminé de couleurs flamboyantes et d'une iconographie absolument unique de l'Espagne médiévale.
L'imagerie était éblouissante. Des dragons violets s'enroulaient autour des cités humaines jaunes citron. Des séraphins d'émeraude faisaient tourner le disque azur du cosmos. Des scorpions indigo dardaient leurs victimes. Des archanges plongeaient directement des cieux, épées tendues, crûment éclairés. Il y avait des jardins surchargés de fruits mûrs, des haches par terre, les têtes roulées de corps de martyrs comme des moissons dans un verger. Des traînées de sang, des entrailles répandues. Des rivières d'encre crachées par la gueule de serpents. Des coups de trompettes. Le messager de l'Église de Sardes grimaçant qui avertissait : On vous croit vivant, cependant vous êtes mort. Réveillez-vous ! Réveillez-vous et fortifiez les choses qui restent. Encore des coups de trompettes. Sang ! Feu ! Déluge ! Deux moines rendaient témoignage contre l'Antéchrist. De la lumière dorée brûlante jaillissait de leurs lèvres. L'Antéchrist les tuait tandis que ses serviteurs démantelaient Jérusalem, pierre par pierre. Planant au-dessus de tout, le visage féroce du Christ sur son trône, attendant le Dernier Jour — le Grand Juge — bien plus terrifiant que les bêtes sauvages gavées de la chair rubis des saints.
Le texte était éclairant et d'un grand intérêt historique. Mais Elijah fut surtout ému par la postface du manuscrit.
Que la voix des fidèles résonne et fasse écho ! Que Maius, petit il est vrai, mais zélé, se réjouisse, chante, fasse écho et qu'il crie !
Souvenez-vous de moi, serviteurs du Christ, vous qui demeurez dans le monastère du messager suprême, l'Archange Michel.
J'écris cela dans la crainte du Père céleste, et sur ordre du père abbé Victor, par amour pour le livre de la vision du disciple Jean.
J'ai peint, en guise d'ornement, une série d'images pour les magnifiques paroles de ses récits, afin que les sages puissent craindre la venue du jugement futur de la fin des temps.
Gloire au Père et à Son Fils, au Saint Esprit, et à la Trinité d'âge en âge jusqu'à la fin des temps.
Elijah ne remarqua pas d'abord le jeu de mot de la postface, puis il y revint : la référence au petit, il est vrai, n'était pas une fioriture d'humilité scripturaire, surtout ainsi accolée au nom de l'artiste, Maius, littéralement majeur. C'était une plaisanterie, et un autre moine, qui vivait un millier d'années après, en riait.
Il remarqua par ailleurs que l'apocalypse de Beatus avait émergé du chaos de l'Espagne mauresque à la même époque que la version averroïste d'Aristote. Il se rappela à lui-même que Dieu était toujours très en avance sur les stratagèmes humains et diaboliques. Il se demanda aussi pourquoi le recul était la seule faculté qu'on avait pour discerner les voies de la divine Providence.

Michael O’Brien, in Père Elijah, une apocalypse (Salvator)


jeudi 14 février 2013

En appelant... Benoît XVI, itinéraire de carême

Basilique Saint-Pierre
Mercredi des Cendres, 13 février 2013

Vénérables Frères,
Chers frères et sœurs !
Aujourd'hui, Mercredi des Cendres, nous commençons un nouveau chemin de Carême, un voyage qui s'étend sur 40 jours et nous conduit à la joie de Pâques, à la victoire de la vie sur la mort. Conformément à la tradition romaine des stations de Carême, nous sommes réunis ici aujourd'hui pour la célébration de l'Eucharistie. La tradition prévoit que la première station soit dans la Basilique de Sainte-Sabine sur l'Aventin. Les circonstances nous rassemblent dans la basilique Saint-Pierre. Nous sommes nombreux autour de la tombe de l'apôtre Pierre à demander son intercession pour le chemin de l'Église à ce moment particulier, en renouvelant notre foi dans le Pasteur suprême, le Christ Seigneur. Pour moi, c'est une bonne occasion de remercier tous les fidèles, et particulièrement ceux du diocèse de Rome, alors que je m'apprête à conclure mon ministère pétrinien, et de demander un soutien particulier dans la prière.
Les lectures proclamées nous donnent des idées que, par la grâce de Dieu, nous sommes appelés à transformer en attitudes et en comportements concrets au cours de ce Carême. L'Église nous propose, tout d'abord, l’appel puissant que le prophète Joël adresse au peuple d'Israël : "Ainsi parle le Seigneur : revenez à moi de tout votre cœur, à l’aide de jeûnes, de pleurs et de lamentations" (2,12). Notez, s'il vous plaît l'expression « de tout votre cœur ». Elle signifie « de l’origine de nos pensées et de nos sentiments, à partir des racines de nos décisions, de nos choix et de nos actions, avec un geste de liberté totale et radicale ». Mais est-il possible ce retour à Dieu ? Oui, parce qu'il y a une force qui ne réside pas dans nos cœurs, une force qui émane du cœur même de Dieu : la puissance de Sa miséricorde. Le prophète dit : « Retournez à l'Éternel, votre Dieu, car Il est compatissant et miséricordieux, lent à la colère, riche en amour, et Il renonce aux châtiments » (v. 13). La grâce du retour au Seigneur est possible, parce qu'elle est l'œuvre de Dieu et le fruit de la foi que nous plaçons dans Sa miséricorde. Ce retour à Dieu ne devient une réalité dans nos vies que si la grâce de Dieu pénètre au plus intime et le secoue en lui donnant le pouvoir de nous « déchirer le cœur ». Le prophète entre en résonance avec ces paroles de Dieu : « Déchirez vos cœurs et non vos vêtements » (v. 13). Aujourd'hui encore, beaucoup sont prêts à « déchirer leurs vêtements » face aux scandales et aux injustices faites par d'autres ; mais peu semblent disposés à agir dans leur propre cœur, dans leur conscience et dans leurs propres intentions, en laissant le Seigneur nous transformer, nous renouveler et nous convertir.
Ce « revenez à moi de tout votre cœur », est ainsi un rappel impliquant non seulement l'individu mais aussi la communauté. Nous avons entendu, toujours dans la première lecture : « Jouez du cor en Sion, proclamez un jeûne solennel, une convocation sacrée. Réunissez le peuple, tenez une assemblée solennelle, rassemblez les vieux, les enfants et les nourrissons à la mamelle ; que le jeune époux sorte de sa chambre et l'épouse de son alcôve ! »(vv.15-16). La dimension communautaire est un élément essentiel de la foi et de la vie chrétienne. Le Christ est venu « pour rassembler dans l'unité les enfants de Dieu dispersés » (Jn 11 :52). Le « nous » de l'Église est la communauté dans laquelle Jésus nous rassemble (cf. Jn 12,32), la foi est nécessairement ecclésiale. Et c'est important de se le rappeler et de le vivre en ce temps de Carême : chaque personne est consciente que la pénitence ne pas se faire seul, seulement avec nos frères et sœurs dans l'Église.
Le prophète, enfin, s’arrête sur les prières des prêtres, qui, les larmes aux yeux, se tournent vers Dieu, en disant : « N’expose pas ceux qui sont Tiens à l'opprobre et à la risée des nations. Dira-t-on parmi les peuples : où donc est leur Dieu ? » (V.17). Cette prière nous fait réfléchir sur l'importance du témoignage de la foi et de la vie chrétienne de chacun de nous et de notre communauté pour montrer le visage de l'Église et à quel point ce visage est parfois défiguré. Je pense en particulier aux fautes contre l'unité de l'Église, aux divisions dans le corps de l'Église. Vivre le carême dans une communion ecclésiale plus intense et plus évidente, surmonter l'individualisme et la rivalité sera un signe humble et précieux pour ceux qui sont loin de la foi ou indifférents.
« Voici, c'est maintenant le temps favorable, voici maintenant le jour du salut » (2 Co 6, 2). Les paroles de l'apôtre Paul aux chrétiens de Corinthe résonnent pour nous avec une urgence qui ne permet pas d'absence et oblige à agir. Le mot maintenant dit à plusieurs reprises que ce temps ne peut pas être manqué, il nous est offert une occasion unique. Et le regard de l'Apôtre met l'accent sur le partage qu’accomplit le Christ pour caractériser sa vie, assumant toute l’humanité, jusqu’aux péchés. Les paroles de saint Paul sont très fortes : « Dieu l'a fait péché pour nous ». Jésus, l'innocent, le Saint, « Celui qui n'a point connu le péché » (2 Co 5, 21), prend sur lui le fardeau de l'humanité, prend son péché jusqu’à la mort, la mort sur la Croix. La réconciliation qui nous est offerte a eu un prix élevé, celui de la croix élevée sur le Golgotha, sur laquelle était cloué le Fils de Dieu fait homme. Dans cette immersion de Dieu dans la souffrance humaine, dans l'abîme du mal, se trouve la racine de notre justification. Le « revenez à moi de tout votre cœur  » dans notre itinéraire de Carême passe par la croix, en suivant le Christ sur le chemin du Calvaire, jusqu’au don total de soi. C'est ainsi que nous apprendrons à quitter de plus en plus notre égoïsme et nos fermetures, en faisant place à Dieu qui ouvre et transforme le cœur. Et saint Paul rappelle que l'annonce de la Croix retentit pour nous par la prédication de la Parole, dont l'Apôtre lui-même est un ambassadeur.  Un appel vers nous, afin que ce chemin quadragésimal soit marqué par une écoute plus attentive et assidue de la Parole de Dieu, cette lumière qui éclaire nos pas.
Dans l'Évangile de Matthieu, qui appartient au Sermon sur la Montagne, Jésus se réfère à trois pratiques fondamentales requises par La loi de Moïse : l'aumône, la prière et le jeûne. Ce sont les indications traditionnelles du chemin quadragésimal pour nous aider à répondre à l'invitation du « revenez à moi de tout votre cœur ». Mais Il souligne que c’est la qualité et la vérité de notre relation avec Dieu qui détermine l'authenticité de tout acte religieux. Pour cela, Il dénonce l'hypocrisie religieuse, le comportement de ceux qui veulent se montrer, les attitudes cherchant  applaudissements et approbations. Le vrai disciple ne sert ni lui-même ni le « public », mais son Seigneur, dans la simplicité et la générosité : « Et ton Père, qui voit dans le secret te le revaudra » (Mt 6, 4 ; 6, 18). Notre témoignage sera toujours plus percutant si nous ne cherchons pas notre propre gloire et si nous sommes conscients que la récompense des justes est Dieu lui-même, d'être unis à Lui. Ici, sur le chemin de la foi ; et à la fin de la vie, dans la paix et à la lumière de la rencontre en face à face avec Lui pour toujours (cf. 1 Co 13, 12).
Chers frères et sœurs, commençons notre itinéraire de Carême dans la confiance et la joie. Faisons résonner fortement en nous l'invitation à la conversion, l’invitation à ce « revenez à moi de tout votre cœur », en acceptant Sa Grâce qui fait de nous des hommes nouveaux, en accueillant cette étonnante nouveauté : la participation à la vie même de Jésus. Aucun d'entre nous, par conséquent, ne peut rester sourd à cet appel. Cet appel nous est maintenant lancé à travers cet austère  rite, si simple et pourtant si beau, l'imposition des cendres. Que la Vierge Marie, Mère de l'Église et modèle de tout vrai disciple du Seigneur nous accompagne à ce moment-là. Amen !






Allocution du cardinal Bertone à la fin de la messe :

Très Saint-Père,
Avec un sentiment de grande émotion et un profond respect, non seulement l'Église, mais le monde entier, ont entendu la nouvelle de votre décision de renoncer au ministère de l'évêque de Rome, Successeur de l'Apôtre Pierre.
Nous ne serions pas honnêtes, Votre Sainteté, si nous disions que ce soir il n’y a pas de tristesse dans nos cœurs. Ces dernières années, votre enseignement a été une fenêtre ouverte sur l'Église et le monde, une fenêtre qui a révélé les rayons de la vérité et de l'amour de Dieu, qui a apporté lumière et chaleur à notre chemin, même, et surtout, dans les moments où les nuages ​​s'amoncellent dans le ciel.
Nous avons tous réalisé que c'est l'amour profond de Dieu et de l'Église qu’a Votre Sainteté qui vous a permis de nous enseigner ainsi. La pureté de l'esprit, la foi forte et exigeante, la force de l’humilité et de la douceur, le courage ont marqué toutes les étapes de votre vie et de votre ministère, et ne peuvent venir que de Dieu, du fait de se tenir debout à la lumière de la Parole de Dieu, de monter inlassablement la montagne de la rencontre avec Lui, avant de redescendre dans la cité des hommes.
Saint-Père, il y a quelques jours avec les séminaristes de votre diocèse de Rome, vous nous avez donné une leçon particulière : vous avez déclaré qu'en tant que chrétiens, nous savons que l'avenir est à nous, que l'avenir appartient à Dieu, et que l'arbre de l'Église grandit à nouveau. L'Église est toujours renouvelée, renaît sans cesse. Servir l'Église dans la ferme conscience qu’elle n’est pas nôtre, mais de Dieu ; savoir que ce n’est pas nous qui l’édifions, mais c'est Lui ; pouvoir dire avec vérité la Parole d'Évangile : « Nous sommes des serviteurs inutiles, nous avons fait ce que nous devions faire »(Luc 17 :10) ; en se fiant totalement au Seigneur, est une grande leçon que vous, même avec cette décision difficile, donnez non seulement pour nous, pasteurs de l'Église, mais à tout le Peuple de Dieu.
L'Eucharistie est une action de grâce à Dieu ce soir, nous tenons à remercier le Seigneur pour le chemin que l'Église toute entière a fait sous la direction de Votre Sainteté et nous voulons vous dire du fond de notre cœur, avec tendresse, émotion et admiration : merci de nous avoir donné l'exemple lumineux d’un simple et humble travailleur dans la vigne du Seigneur ; un travailleur, cependant, qui a su à tout moment réaliser ce qui est le plus important : apporter Dieu aux hommes et amener les hommes à Dieu. Merci !