jeudi 23 décembre 2021

En souhaitant... Frère François Cassingena-Trévedy, Les Roses de Noël

 


Encore une fois nous allons passer Noël. Allons-nous seulement nous apercevoir de lui ? Mieux vaudrait dire : encore une fois, Noël va passer sur nous. Allons-nous seulement sentir son ombre, sa caresse, sa densité, sa gravité ? Jour pareil aux autres jours dans la série des jours, et néanmoins incomparable aux autres à cause de l’aimantation qu’il exerce, de l’émotion qu’il suscite, de l’immensité qui l’escorte. Noël violé par l’insolence quasi universelle de l’injustice sociale, du consumérisme aveugle et de l’abêtissement culturel. Noël vidé de son mystère, amputé de son origine, et dont certains envisagent désormais d’abolir jusqu’au nom. Enfant-Noël abusé partout à travers le monde, et qui pleure aujourd’hui jusque dans les églises, tout près des crèches elles-mêmes que des gestes pervers ont un jour désenchantées.

Il est difficile de parler de Noël, tant ce qui s’est passé – tant ce qui se passe encore – nous laisse sans voix. Les mots conventionnels, les mots pieux, les mots ecclésiastiques, les mots théologiques eux-mêmes s’éteignent sur nos lèvres, marqués qu’ils sont désormais du sceau de l’usure et du mensonge. Et ne nous hâtons pas d’en inventer d’autres, comme si de rien n’était : les inventions elles-mêmes seraient l’indice d’une légèreté plus désastreuse encore. Ne nous divertissons pas avec ces convivialités factices au moyen desquelles on prétend aujourd’hui rassasier à bon marché l’appétit spirituel de l’homme, lorsqu’il ne s’agit pas tout simplement de l’anéantir. Peut-être notre célébration de Noël devrait-elle être – plus que jamais – un recueillement, avec tout le silence, toute l’attention, toute la frugalité que cet acte réclame de nous. Nous avons trop bavardé depuis longtemps, et autour de cela même qui appelle aujourd’hui la libération de la parole il peut se faire parfois beaucoup de bruit. Les institutions sont désuètes, comme est naïve, trop naïve parfois, la persuasion que leur réforme ou leur renversement radical garantirait absolument un avenir sans rides. C’est à chacun de nous d’abord, qu’il incombe de descendre au lieu nocturne d’où jaillit la Source et de vérifier sa propre cohérence avec le « Regard incroyablement neuf » (Péguy) qui s’est posé sur nous, non comme un jugement, mais comme une tendresse fondatrice.

Ce qui devrait captiver notre attention, ce qui devrait appeler notre adoration, ce qui devrait redresser notre espérance, plus que jamais, en ce Noël, au-delà des ruines dont nous sommes les témoins lucides ou révoltés, c’est l’Événement à la fois infime et immense, à la fois atomique et cosmique, dont Noël n’est que l’autre nom, puisque aussi bien il n’est d’événement véritable qui ne soit une naissance. Pâques, déjà, dont Noël est le bourgeon. « Et le Verbe s’est fait chair, et il a habité parmi nous (Jn 1, 14). Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils unique, afin que quiconque croit en lui ne se perde pas, mais ait la vie éternelle. Car Dieu n’a pas envoyé son Fils dans le monde pour juger le monde, mais pour que le monde soit sauvé par lui (Jn 3, 16-17) ». Ce salut ne présuppose chez son Auteur aucun courroux, pas davantage qu’il n’exige de victime. Pour collaborer avec lui, ce salut n’a que faire de conquérants : il ne veut que des témoins. Les constructions de l’homme, même religieuses, sont caduques : l’Événement, lui, est inépuisable. Il est toujours en vie. Il est la « Vie » (Jn 14, 6). Il est « Semence » autant que « Semeur » (Mt 13, 3-8).

De durs frimas semblent s’être abattus sur le monde, sur l’Église, sur l’intime de chacun de nous. Mais ces circonstances « climatiques », si éprouvantes qu’elles soient, ne sont pas une fatalité. Attaché au plus élémentaire de nos vies, l’Événement est robuste et nous communique sa ténacité. Les jardiniers savent que les roses de Noël s’accommodent mal d’une ambiance trop confortable et se portent bien de la neige. À notre être spirituel, à notre vie baptismale aussi, il faut je ne sais quels frimas environnants pour s’épanouir. Demain se peut planter, dès aujourd’hui.

Beau Noël à chacun de vous.

À ceux qui sont connus et à ceux qui sont inconnus.

À ceux qui fréquentent habituellement cette page et à ceux qui tomberont sur elle à l’improviste.

À ceux qu’une dimension transcendante de notre vie intéresse et à ceux qu’elle n’intéresse pas, ou n’intéresse plus.

À ceux qui cherchent et qui errent sur le Réseau pour y mendier un peu de lumière, de chaleur et d’amour, comme les mésanges, l’hiver, s’approchent des jardins (le Réseau social est souvent un champ de bataille, alors qu’il devrait être un jardin public…)

Noël « a brisé toute entrave », comme il se chantait autrefois dans le « Minuit, Chrétiens », et nous rapproche tous, plus que jamais, en notre fragile et inestimable humanité.

Frère François

 

mercredi 8 décembre 2021

En proclamant... Guillaume de Menthière, Le dogme de l'Immaculée Conception

 


L’Immaculée Conception, l’histoire du dogme

La proclamation du dogme de l'immaculée Conception par le bienheureux Pie IX le 8 décembre 1854 a été accueillie par les fidèles avec un enthousiasme dont le célèbre Mgr Pie, évêque de Poitiers, donne un écho saisissant dans sa lettre pour le Carême 1855 :

Toute la chrétienté est dans l'allégresse ; les cités resplendissent de lumière ; les campagnes répondent aux villes par des solennités rivales ; les chaumières s'illuminent de plus de flambeaux encore que les palais ; chaque hameau a son feu de joie ; les banderoles blanches et bleues, emblèmes de la pureté et de la douceur virginales, flottent sur toutes les maisons [...]. L'accroissement de la gloire de Marie est donc un sujet de joie pour tous les enfants de Dieu : toute la famille humaine est en mouvement, parce qu'un jour de fête s'est levé pour la Mère de Dieu et des hommes.

Mgr Pie, Lettre pour le Carême 1855 (extrait).

Alors que bien souvent le mot dogme a pris dans nos mentalités une connotation de rigueur sèche et tatillonne, il est bon de resituer le dogme dans son milieu ambiant naturel : l'enthousiasme. Nous le verrons encore pour les dogmes de la maternité divine en 431 ou pour celui de l'Assomption en 1950, chaque vérité nouvellement définie est une source d'immenses joie et gratitude pour tout le peuple catholique. Le dogme naît de la joyeuse ferveur populaire et la suscite à la fois.

C'est en effet l'unanimité des fidèles et des pasteurs dans la foi qui incita Pie IX à proclamer l'Immaculée Conception de la Vierge Marie. Le Pape avait, dès 1849, adressé une lettre à tout l'épiscopat catholique pour le consulter sur une telle définition 1. Sur 603 évêques consultés, 546 se prononcèrent en faveur de la proclamation du dogme. Le Pape jugea suffisant le consensus épiscopal et publia le 8 décembre 1854 la Bulle Ineffabilis Deus. Le document commence par exalter les grandeurs de la Vierge. Puis il évoque le témoignage des Souverains Pontifes antérieurs, les sentiments des saints Pères, et le large accord du peuple catholique tel qu'il ressort des consultations récentes. Enfin il énonce le terme même de la définition :

En conséquence, après avoir offert sans relâche dans l'humilité et dans le jeûne nos propres prières et les prières publiques de l'Église à Dieu le Père par son Fils, afin qu'il daignât, par la vertu de l'Esprit Saint, diriger et confirmer notre esprit ; après avoir imploré le secours de toute la cour céleste et invoqué avec gémissement l'Esprit consolateur, et ainsi, par sa divine inspiration, pour l'honneur de la sainte et indivisible Trinité, pour la gloire et l'ornement de la Vierge Mère de Dieu, pour l'exaltation de la foi catholique et l'accroissement de la religion chrétienne, par l'autorité de notre Seigneur Jésus-Christ, des bienheureux apôtres Pierre et Paul et la nôtre, Nous déclarons, prononçons et définissons que la doctrine qui tient que la bienheureuse Vierge Marie a été, au premier instant de sa conception, par une grâce et une faveur singulière du Dieu tout-puissant, en vue des mérites de Jésus-Christ Sauveur du genre humain, préservée intacte de toute souillure du péché originel, est une doctrine révélée de Dieu, et qu'ainsi elle doit être crue fermement et constamment par tous les fidèles.

Il est donc désormais de foi définie que la Vierge Marie a été conçue sans péché. Comment l'Église a-t-elle puisé dans le trésor de la Révélation cette sublime vérité ?

Les difficultés

Il faut bien l'avouer, un grand nombre de difficultés semblaient devoir s'opposer à la définition du dogme de l'immaculée Conception. L'Écriture ne nous enseigne-t-elle pas que « tous ont péché en Adam » (Rm 5, 12) ? Saint Paul affirme en citant les Psaumes : « Tous, Juifs et Grecs, sont sous l'empire du péché, selon qu'il est écrit :"Il n'y a point de juste, pas même un seul ; nul n'est intelligent, nul ne cherche Dieu ; tous sont égarés, tous sont pervertis ; il n'en est aucun qui fasse le bien, pas même un seul" »2. Et le témoignage de Jean va dans le même sens : « Si nous disons que nous n'avons pas de péché, nous nous séduisons nous-mêmes, et la vérité n'est point en nous. Si nous confessons nos péchés, il [Dieu] est fidèle et juste pour nous les pardonner, et pour nous purifier de toute iniquité. Si nous disons que nous n'avons pas péché, nous le faisons menteur, et sa parole n'est point en nous » (1 Jn 1, 8-10).

En outre, un certain nombre de Pères de l'Église, et non des moindres, ont attribué des péchés ou des imperfections à la Vierge 3. Pourtant, malgré ces témoignages contradictoires, l'unanimité se fit bientôt sur le fait que Marie n'avait jamais commis de péché. Saint Grégoire de Nysse († 392) ou saint Épiphane de Salamine († 403) exaltent la pureté de la Vierge, toute pleine de grâce, et parlent sans hésiter de Marie immaculée. On applique à la Vierge les versets du Cantique des Cantiques, « Tu es toute belle, ma bien-aimée et sans tache aucune » (Ct 4, 7) ou ceux du livre de la Sagesse « Elle est un reflet de la lumière éternelle, un miroir immaculé de l'activité de Dieu, une image de sa bonté [...] plus belle que le soleil, elle surpasse toutes les constellations, comparée à la lumière, elle l'emporte »4. On ne craint pas de proposer un grand nombre d'images bibliques qui évoquent le caractère immaculé de Marie : l'arche de salut qui surnage seule sur les eaux du déluge ; la blanche toison rafraîchie par la rosée du ciel tandis que toute la terre demeure dans la sécheresse ; la flamme que les grandes eaux n'ont pu éteindre ; le lys qui fleurit entre les épines ; le jardin fermé au serpent infernal ; la fontaine scellée dont rien ne troubla jamais la limpidité, etc. 5

Marie Toute Sainte

L'Orient déploie des trésors incomparables de piété et de poésie pour chanter la Vierge Toute Sainte. En revanche, s'il ne fait pas difficulté à déclarer Marie toute pure et immaculée, on doit reconnaître que la question de l'Immaculée Conception ne se pose pas vraiment dans la théologie orientale, qui est demeurée étrangère à la problématique du péché originel, telle qu'elle s'est développée en Occident. C'est donc la théologie latine qu'il nous faut interroger à ce sujet.

Du côté occidental, l'affirmation de la sainteté de Marie est tout aussi catégorique. Il ne fait pas de doute que la Vierge n'a jamais commis de péché. En témoigne cette injonction péremptoire de saint Augustin († 430) : « De la Sainte Vierge Marie, pour l'honneur du Christ, je ne veux pas qu'il soit question lorsqu'il s'agit de péchés. Nous savons en effet qu'une grâce plus grande lui a été accordée pour vaincre de toutes parts le péché par cela même qu'elle a mérité de concevoir et d'enfanter celui dont il est certain qu'il n'eut aucun péché »6.

À la suite de saint Ambroise († 397), saint Augustin va mettre en avant deux grands principes christologiques qui commanderont les étapes ultérieures vers l'élaboration du dogme.

— C'est en vue de la maternité divine que Marie doit être ornée de toutes les vertus. Celle qui devait enfanter le doux et humble Fils de Dieu devait faire preuve de douceur et d'humilité 7. Celle qui serait la Mère de Jésus que nul ne peut convaincre de péché (Jn 8, 46) se devait d'être immaculée. La plénitude de grâce de la Vierge est requise pour sa mission de Mère de Dieu.

— C'est par son Fils Jésus que Marie est rachetée. C'est lui qui lui obtient la grâce de ne pas pécher.

Marie et le péché originel

Ainsi depuis saint Augustin et le concile d'Éphèse en 431, il est acquis que Marie est immaculée pour Jésus et par Jésus. Pour Jésus dont elle doit être la Mère, par Jésus qui est son Rédempteur. Reste la difficulté principale, le vrai nœud de la question de l'Immaculée Conception : peut-on dire que la Vierge a été conçue sans péché ? Que Marie ait été sanctifiée dès le sein maternel par la grâce de son Fils et en vue de sa maternité divine, voilà qui est admis. Mais parler d'Immaculée Conception, c'est dire que la Vierge a été préservée du péché. C'est donc affirmer qu'elle n'a pas eu à être lavée du péché car le péché ne l'a jamais atteinte 8. Or la théologie augustinienne du péché originel semble interdire une telle affirmation. En effet, il est de foi catholique que le péché originel se transmet par propagation héréditaire 9. C'est par le principe actif de la génération charnelle que le péché originel se transmet à tous ceux qui partagent la nature humaine. Pour que Marie soit exemptée de ce péché des origines, il faudrait donc, semble-t-il, qu'elle fût conçue virginalement. Certes un certain nombre de récits apocryphes insinuent qu'Anne, la mère de Marie, conçut miraculeusement dans sa vieillesse sans connaître son époux Joachim. Une fête de la Conception de Marie était même apparue en Angleterre au XIe siècle. Elle célébrait la maternité d'Anne dont Dieu avait consolé la stérilité en lui donnant de concevoir virginalement Marie. Mais l'Église n'a jamais accordé foi à cette légende 10. Aussi la fête vit rapidement son sens se déplacer. On ne célébrait plus l'hypothétique conception virginale de Marie par Anne, mais le fait que la Vierge ait été conçue sans être affectée par le péché originel. Ainsi apparurent les premières affirmations nettes de l'Immaculée Conception. Nettes, mais encore liées à des théories hasardeuses sur Marie conçue virginalement, elles-mêmes tirées de textes apocryphes.

L’universalité de la Rédemption

Peu après cette époque, dans le contexte de cette fête anglaise de la Conception de Marie, apparaissent saint Anselme († 1109) et son secrétaire Eadmer († 1124). Celui-ci est le premier à avoir rédigé un traité en faveur de l'Immaculée Conception. « Considérez une châtaigne, écrit-il [...] . Si Dieu donne à la châtaigne d'être conçue, nourrie et formée sous les épines, mais à l'abri des piqûres, n'a-t-il pas pu donner à un corps, bien que conçu parmi les épines des péchés, d'être complètement préservé de leurs aiguillons ? Il l'a pu certainement. Si donc il l'a voulu, il l'a fait [...]. En considérant l'éminence de la grâce divine en vous, ô Marie, je conclus que, dans votre conception, vous n'avez pas été enchaînée par la même loi connaturelle aux autres hommes, mais que vous êtes restée complètement affranchie de l'atteinte de tout péché, et cela par une vertu singulière et une opération divine impénétrable à l'intelligence humaine »11.

Saint Anselme et Eadmer ayant fait un long séjour à Lyon entre 1103 et 1105, on est en droit de penser qu'ils implantèrent dans la capitale des Gaules et la croyance en l'Immaculée Conception et la fête du 8 décembre restée jusqu'à ce jour si solennelle en cette ville. C'est aux chanoines de la capitale des Gaules que, peu après, saint Bernard († 1153) 12 écrira pour s'élever contre l'innovation dogmatique et liturgique importée d'Angleterre. Comme saint Thomas d'Aquin († 1274) après lui, il prétendait défendre l'universalité de la Rédemption opérée par le Christ, dont il ne fallait pas que Marie fût exempte. Si Marie, en effet, n'a pas été affectée par le péché, alors Jésus, semble-t-il, n'est pas mort pour elle. N'y aurait-il pas un paradoxe à penser que Jésus est le Sauveur de tous, sauf de sa Mère ? Certes saint Bernard et saint Thomas, ces deux grands dévots de la Vierge, affirmaient qu'elle avait été sanctifiée dès le sein de sa mère. Mais ils croyaient devoir maintenir, pour ne pas nuire à l'universalité de la Rédemption par le Christ, que la Vierge avait été conçue dans le péché. Saint Thomas l'exprime fort clairement dans ce passage : « Si la bienheureuse Vierge avait été exempte du péché originel dans sa conception, elle n'aurait pas eu besoin de la Rédemption par le Christ et, ainsi, le Christ ne serait pas le Rédempteur universel des hommes. Ce qui porte atteinte à la dignité du Christ. Il faut donc tenir qu'elle fut conçue avec le péché originel mais purifiée par lui d'une façon particulière »13.

Préservée du péché

L'école franciscaine devait répondre à cette objection. Duns Scot († 1308), le Docteur subtil, apporta le principe de la solution. Marie a bien été rachetée par une grâce anticipative qui ne la purifie pas mais la préserve du péché. Ainsi elle n'échappe pas à la Rédemption opérée par son Fils, bien au contraire, elle en est la plus grande bénéficiaire. La conception immaculée de la Vierge est le triomphe de la Rédemption. En effet, pour Dieu c'est faire plus grande miséricorde de préserver du péché que de pardonner les péchés. La miséricorde de Dieu ne consiste pas simplement à réparer les pots cassés. Elle est prévenante ; elle envoie son ange « pour que nos pieds ne heurtent les pierres », comme dit le Psaume (Ps 90, 12).

Malgré ces explications, le Magistère tarda à poser des affirmations claires de l'Immaculée Conception 14. Il dut souvent arbitrer les querelles qui opposèrent les pour et les contre. Le pape Sixte IV, lui même franciscain, dut interdire aux différents partis de se censurer mutuellement ! Dans la constitution Cum Praeexcelsa du 27 février 1477, il approuva l'office et la messe de l'Immaculée Conception. Il franchit encore une étape supplémentaire lorsque le 4 septembre 1483, dans la constitution apostolique Crave Nimis, il condamna ceux qui condamnaient l'Immaculée Conception. L'opinion de ceux qui voient dans cette doctrine une hérésie est, selon les termes du Pape, « fausse, erronée, et totalement contraire à la vérité »15. Toutefois Sixte IV soulignait qu'il prenait cette décision motu proprio, c'est-à-dire de sa propre initiative et que « la chose n'avait pas encore été décidée par l'Église romaine et par le Siège apostolique ».

Une opinion qui s’affirme

Les décisions de Sixte IV se virent confirmées par le concile de Trente. Plusieurs Pères conciliaires proposèrent la définition dogmatique de l'Immaculée Conception. Mais le concile, qui avait pour tâche principale de réfuter les hérésies des prétendus réformateurs ne donna pas suite à cette demande. Pourtant dans son décret sur le péché originel, après avoir réaffirmé la théologie de l'Église sur ce point (tous ont péché en Adam) le concile de Trente prit bien soin de réserver le cas de la Vierge Marie : « Cependant ce même saint concile déclare qu'il n'est pas dans son intention de comprendre dans ce décret, où il est traité du péché originel, la bienheureuse et immaculée Vierge Marie, Mère de Dieu, mais que l'on doit observer les constitutions du pape Sixte IV, d'heureuse mémoire, sous la menace des peines qui y sont contenues et il les renouvelle »16.

Le XVIIe siècle, le « grand siècle des âmes » selon le mot de l'abbé Brémond, fut aussi le grand siècle de l'Immaculée Conception. Les papes Paul V et Grégoire XV portent des décrets pour rendre officiel l'enseignement de l'Immaculée Conception dans les écoles. Le 8 décembre 1661, dans son Bref Sollicitudo omnium ecclesiarum, Alexandre VII reconnaît que la piété envers l'Immaculée Conception « s'est accrue et propagée de sorte que la plupart des académies les plus célèbres viennent elles aussi à cette croyance, et que presque tous les catholiques déjà l'embrassent ». Après avoir rappelé que l'Église honore depuis longtemps cette vérité d'une fête liturgique spéciale, le Pape renouvelle « les décrets publiés en faveur de la croyance tenant que l'âme de la bienheureuse Vierge Marie a été, au moment de sa création et de son infusion dans le corps, ornée de la grâce du Saint-Esprit et préservée du péché originel »17.

Alexandre VII ne fait que prendre acte d'un formidable essor de la dévotion à l'Immaculée Conception et plus généralement de la piété mariale au XVIIe siècle. Les ouvrages, fêtes, chants, poèmes, œuvres d'art foisonnent à cette époque pour honorer la Mère de Dieu.

Les seuls Jésuites ont écrit plus de 300 ouvrages sur la question de l'Immaculée Conception entre 1600 et 1800 ! Il faut citer bien sûr l'école française et le cardinal de Bérulle († 1629). « La Vierge est conçue sans péché, écrit ce dernier, elle est sanctifiée dès le premier moment de son être. [...] Sa grâce est plus noble et divine que toutes les grâces qui sortiront jamais des vives sources du Sauveur mourant et du mérite de sa Croix [...] car elle tend à chose bien plus haute, elle tend non à faire des saints, mais à produire le Saint des saints, à former l'Homme-Dieu, et à établir une Mère de Dieu en l'univers, choses toutes nouvelles et miraculeuses, même dans l'ordre miraculeux de la grâce »18.

On peut dire qu'à partir du XVIIe siècle, la vérité de l'Immaculée Conception est universellement admise dans le peuple chrétien. Mais ce sont des événements bien singuliers qui vont précipiter la définition dogmatique de cette vérité.

L’Immaculée Conception, la proclamation du dogme

La Rue du Bac et La Salette

Dans la nuit du 18 au 19 juillet 1830, peu de temps après les évènements de la révolution de Juillet, révolution d'ailleurs très anticléricale, une petite novice fille de la charité que ses supérieures tenaient pour avoir « l'esprit peu saillant » (sic) est réveillée en sursaut. Un jeune garçon la conduit jusqu'à une chapelle illuminée. Là une femme s'assoit sur le fauteuil de M. le Directeur. Cette femme, c'est la Sainte Vierge, que Zoé Labouré, en religion sœur Catherine († 1876), devait voir deux autres fois à l'automne suivant et sur les genoux de laquelle elle put mettre filialement les mains. Après ces moments de grâce, pendant 47 ans, sœur Catherine Labouré rentra dans le silence. Dans le couvent de banlieue où elle était sœur portière, elle s'occupait du poulailler. Elle s'était simplement ouverte à son confesseur du message qui lui avait été transmis ce fameux soir de juillet au couvent de la rue du Bac. La Vierge avait demandé que l'on frappât une médaille à son effigie et que l'on récitât la prière : « Ô Marie, conçue sans péché, priez pour nous qui avons recours à vous ». Cette médaille, jointe à cette prière, obtint une telle pluie de grâces qu'on l'appela très vite la médaille miraculeuse et qu'elle fut diffusée à des millions d'exemplaires. Un des faits les plus marquants fut, dès 1842, la conversion foudroyante à Rome d'un jeune juif, Alphonse Ratisbonne, qui avait accepté de porter la médaille pour faire plaisir à un ami. La Vierge Immaculée, telle qu'elle était représentée sur la médaille, lui apparut resplendissante dans l'église Saint-André 19. Cette conversion subite connut à l'époque un grand retentissement.

Quelques années plus tard, le 19 septembre 1846 à La Salette dans les Alpes, deux jeunes vachers d'une absolue candeur virent une « tant belle dame » dans un halo de lumière. La nouvelle d'une apparition de « la Vierge qui pleure » se diffusa fort rapidement et dès 1851 les faits furent reconnus surnaturels par l'évêque de Grenoble. Le 8 décembre 1852 à Lyon, les travaux de restauration de Notre-Dame de Fourvière sont achevés et on installe solennellement au sommet de la basilique une statue monumentale de la Vierge. Ce geste s'effectue dans une grande liesse populaire et toute la ville s'illumine en l'honneur de l'Immaculée Conception comme la tradition s'en est perpétuée jusqu'à nos jours 20. Au Puy, à Rocamadour, à Chartres, et dans bien d'autres sanctuaires, ont lieu, au cours de ces années 1852-1854, de solennels couronnements des statues de la Vierge, à la grande joie des fidèles.

Tensions politiques et enthousiasme populaire

Dans ces années-là en Italie, la situation politique est particulièrement explosive. Le pape Pie IX est menacé dans Rome et contraint de s'exiler à Gaète. Il trouve son principal appui en France, pays où est particulièrement en honneur à cette époque la dévotion mariale, stimulée par les évènements exceptionnels que nous venons de décrire. Soucieux de marquer son magistère spirituel au moment où son pouvoir temporel s'effrite, désireux de récompenser la France par un acte propre à la réjouir, Pie IX engage depuis Gaète la consultation de l'épiscopat qui aboutira à la définition solennelle du dogme le 8 décembre 1854. Ce jour-là, 200 évêques (ce qui est considérable pour l'époque) sont présents à Rome dans la basilique Saint-Pierre rutilant de mille feux. Le Pape est si ému qu'il interrompt par trois fois sa lecture. Des coups de canon tirés du château Saint-Ange et un tonnerre de cloches annoncent urbi et orbi la bonne nouvelle de l'Immaculée Conception. L'enthousiasme est général. Il va redoubler quatre ans plus tard lorsque la Vierge viendra en quelque sorte confirmer la proclamation du Vicaire de son Fils.

L’événement de Lourdes

C'est en 1858, en effet, quatre ans plus tard donc, que la petite Bernadette Soubirous, pauvre, malade, qui ne sait pas assez de catéchisme pour être admise à sa première communion, voit dans la grotte de Massabielle ce qu'elle appellera toujours « une belle dame ». Le curé de Lourdes, incrédule, ordonne à Bernadette de lui demander son nom. Bernadette obéit et le 25 mars 1858, jour de l'Annonciation, la belle dame révèle en patois local son étrange nom que la pauvre Bernadette est bien loin de comprendre « Que soy era Immaculada Conceptiou » : « je suis l'immaculée Conception ». Bernadette se hâte d'aller répéter cela au curé, en répétant ces mots étranges tout le long du chemin pour ne pas les oublier. On sait ce qu'il advint et le déluge de grâces qui se déverse encore de nos jours sur Lourdes.

On est loin d'avoir fini de méditer sur la portée des faits si éclatants qui viennent d'être brièvement rappelés. En particulier s'il a fallu des siècles pour que l'Église puise à la source de la Révélation la vérité dogmatique de l'immaculée Conception, il n'en faudra pas moins pour qu'elle perçoive les richesses théologiques et spirituelles contenues dans cette affirmation. Les penseurs, les théologiens n'ont cessé depuis 1854 de scruter ce mystère et beaucoup pressentent ce qu'écrivait Charles Péguy :» Toutes les questions spirituelles, éternelles et charnelles gravitent autour d'un point. central auquel je ne cesse de penser et qui est la clef de voûte de toute ma religion. Ce point c'est l'Immaculée Conception ».

L’Immaculée Conception, la portée du dogme

Le dogme de l'immaculée Conception n'est pas uniquement une anecdote mariale. Il porte avec lui beaucoup d'implications théologiques et spirituelles. Essayons d'en découvrir quelques-unes.

Dieu préméditait notre Salut

La grâce de l'Immaculée Conception signifie que Dieu s'est préparé une demeure digne de lui. C'est parce qu'elle devait être la Mère du Christ que Marie fut conçue immaculée. Le sens commun des fidèles n'a jamais pu admettre l'idée que la chair du Christ, sainte et toute pure, ait pu prendre origine dans un sein qui, ne fût-ce que pour un rapide instant, ait contracté quelque souillure. « Voilà pourquoi, explique saint Pie X, cette persuasion de l'immaculée Conception a paru de tout temps si conforme au sens catholique qu'on a pu la tenir comme incorporée et comme innée à l'âme des fidèles »21.

Si l'Immaculée Conception apparaît ainsi à l'intelligence chrétienne comme une conséquence quasi nécessaire de la maternité divine, elle implique elle-même une préméditation de notre salut. Elle nous montre que nous ne sommes pas l'objet d'une miséricorde tardive par laquelle Dieu, comme de guerre lasse, aurait décidé notre salut. Non ! Ce salut, il le préméditait, c'était son projet éternel !

La grâce de l'Immaculée Conception nous amène donc à méditer le plan de Dieu et son dessein de salut sur nous-mêmes et sur la bienheureuse Vierge. Tout l'Ancien Testament trouve ici sa cohérence, il n'est pas un apéritif accessoire avant que les choses sérieuses ne commencent, il est la lente pédagogie de Dieu qui doit aboutir à ce petit reste d'Israël dont parlent les prophètes et dont Marie est le fruit excellent. « Je ne laisserai subsister en ton sein qu'un peuple humble et modeste, dit le Seigneur à Israël par la bouche de Sophonie, et c'est dans le nom de Yahvé que cherchera refuge le reste d'Israël. Ils ne commettront plus d'iniquité, ils ne diront plus de mensonge ; on ne trouvera plus dans leur bouche de langue trompeuse » (So 3, 12-13).

Un dogme marial n'a jamais pour but de rajouter un colifichet à la panoplie de la Vierge, ou d'occuper des mariologues désœuvrés... Les dogmes marials ont pour but de manifester la vérité de cette phrase que prononce l'humble servante dans son Magnificat : « Le Puissant a fait pour moi des merveilles ». Oui, l'Artiste est glorifié dans son œuvre. C'est la splendeur du dessein de Dieu que nous contemplons en méditant le mystère de la Vierge bienheureuse. « La grâce c'est le commencement de la gloire » enseigne saint Thomas 22. La plénitude de grâce n'est-elle pas déjà pour Marie le gage de son assomption dans la gloire ?

La Miséricorde de Dieu est prévenante

Un des nœuds du dogme de l'Immaculée Conception, nous l'avons vu, est l'affirmation selon laquelle la Vierge Marie, loin d'être dispensée de la Rédemption en est la plus parfaite bénéficiaire. On trouve cela exprimé dans la Bulle Ineffabilis Deus et dans le concile Vatican II qui parle de la Vierge « rachetée de façon éminente » (« sublimiore modo redempta ») comme du « fruit le plus excellent de la Rédemption »23.

En Marie, la Rédemption a parfaitement réussi. Enseignant l'exemption de tout péché pour la Vierge, l'Église sait qu'elle n'attribue pas à Marie un privilège que celle-ci se serait acquis par ses propres forces. Elle ne fait, en admirant Notre-Dame, que célébrer la lumineuse, l'éblouissante miséricorde de Dieu.

La miséricorde de Dieu n'est pas seulement curative mais aussi préventive. Il n'est pas nécessaire de pécher pour être l'objet de la miséricorde de Dieu. Si nous n'avons pas péché, si nous n'avons pas cédé à la tentation, c'est encore à la grâce de Dieu que nous le devons. Il y a là une vérité fort importante pour notre propre vie spirituelle. Ne plus commettre de péché ne signifie pas se soustraire à la miséricorde de Dieu mais, au contraire, en bénéficier pleinement ! Thérèse de l'Enfant-Jésus († 1897) était très frappée de la parole du Christ : « Celui à qui on remet moins aime moins » (Lc 7, 47). On répétait autour d'elle que les bons chrétiens n'arrivent jamais à aimer Dieu aussi follement que les convertis... Alors elle trouva la réponse de son cœur : « Le Bon Dieu m'a pardonnée beaucoup plus encore qu'au pécheur [...]. Puisqu'il m'a préservée ». En particulier faut-il rappeler que tous les sacrements de l'Église, non seulement nous purifient des péchés contractés ou commis, mais aussi nous préservent d'en commettre. Je communie par exemple pour que le Seigneur me pardonne mes péchés véniels mais aussi pour qu'il me garde du péché mortel. Je vais me confesser pour être pardonné de mes péchés mais aussi pour recevoir la force de ne plus offenser Dieu à l'avenir 24. Si nous avons péché, implorons le pardon de Dieu, mais si nous n'avons pas péché, rendons grâce à Dieu car c'est à lui que nous devons de n'avoir pas chuté. Pour le faire comprendre, on peut citer l'anecdote suivante. Un jour qu'il s'en revenait de Clermont-Ferrand, le jeune Blaise Pascal († 1662) fit une chute de cheval qui s'avéra fort heureusement sans gravité.  Il entra chez son père et lui dit : « Dieu m'a fait grande miséricorde aujourd'hui, car je suis tombé de cheval et il ne m'est rien arrivé de fâcheux ». Mais son père lui répliqua avec beaucoup de finesse : « Eh bien mon fils, Dieu m'a fait plus grande miséricorde encore, car je suis revenu de Clermont sans tomber de cheval ! »

Nous entrevoyons ainsi de quelle miséricordieuse Providence la Vierge Marie a été l'objet ! Le Seigneur a fait pour elle des merveilles ! La grâce de l'Immaculée Conception – comme toutes les grâces – vient de Jésus, le Verbe de Dieu. Et c'est pourquoi on peut dire que Marie est deux fois fille de son Fils. En tant que créature, elle est fille du Verbe de Dieu par qui tout a été fait (Jn 1, 3). En tant qu'Immaculée, elle est fille du Rédempteur par qui tout a été recréé.

Marie est la nouvelle Ève

Dans la réflexion théologique sur l'Immaculée Conception, le parallèle Ève-Marie devait jouer un grand rôle. Depuis le IIe siècle 25, Marie avait été désignée comme la Nouvelle Ève. Or Ève avait été créée sans péché. Ne devait-on pas en dire autant — au moins autant ! — de la Vierge Marie et conclure qu'elle a été conçue sans péché ? Le cardinal Newman († 1890) pressait son ami anglican Pusey à formuler cette conclusion : « Je vous le demande, lui écrivait-il, avez-vous l'intention de nier que Marie ait reçu autant qu'Ève ? Est-ce trop inférer que Marie devant coopérer à la Rédemption du monde avait reçu au moins autant de grâce que la première femme qui fut, il est vrai, donnée comme aide à son époux mais coopéra seulement à sa ruine ? »30.

Le dogme de l'Immaculée Conception vient renouveler le parallélisme antithétique de la première Ève et de Marie. L'une et l'autre sont initialement sans péché et pourtant l'une cède à la tentation de Satan et conçoit le fruit amer du péché, l'autre répond à la sollicitation de l'ange et conçoit le fruit béni de notre salut.

L'une pèche, l'autre pas, quoique toutes deux soient créées sans péché. C'est le mystère de la liberté humaine qui est ainsi figuré dans le parallélisme des deux Ève. L'usage de son libre-arbitre conduit la première Ève à l'esclavage du péché et la Nouvelle Ève à la vraie liberté des enfants de Dieu. Les deux femmes ont un libre-arbitre, c'est-à-dire une capacité de choisir. Ève choisit de suivre le diable « Père du mensonge » (Jn 8, 44). Marie choisit de mettre sa foi en Dieu. Elle accède ainsi à la pleine liberté selon la parole du Christ : « La vérité vous rendra libres » (Jn 8, 32). La liberté est une grâce, un don de Dieu, que notre libre-arbitre nous permet d'accueillir ou de rejeter. Quiconque pèche demeure esclave du péché. « C'est pour que nous soyons vraiment libres que le Christ nous a libérés » écrit saint Paul (Gal 5, 1).

Après le péché originel, Dieu avait dit au serpent : « Je mettrai une inimitié entre toi et la femme, entre ta postérité et sa postérité : celle-ci t'écrasera la tête, et tu lui blesseras le talon » (Gn 3, 15). Première annonce d'une victoire sur le mal, cette parole divine est couramment appelée le Protévangile, c'est-à-dire la première bonne nouvelle du salut. Or ce verset biblique du Protévangile devait connaître une étonnante résonance liée à des vicissitudes de traduction. Le texte hébreu en effet semblait dire que la postérité de la femme écraserait la tête du serpent. Autrement dit, le mal serait vaincu par le peuple issu de la première Ève. Mais déjà la traduction grecque de la Septante (IIIe siècle avant J.-C.) semble insinuer que ce serait un descendant d'Ève qui terrasserait le serpent.

C'était infléchir le texte dans un sens plus nettement messianique. Un fils d'Ève sera vainqueur du mal. La traduction latine de saint Jérôme connue sous le nom de Vulgate allait quant à elle orienter dans un sens marial l'exégèse de ce verset. On lisait en effet : « Inimicitias ponam inter te et mulierem et semen tuum et semen illius ipsa conteret caput tuum et tu insidiaberis calcaneo eius ». Le pronom féminin ipsa, que nous avons souligné, ne peut se rapporter qu'à mulier, la femme. Autrement dit, pour la Vulgate, Dieu promet que c'est la femme elle-même, et non plus sa descendance, qui écrasera la tête du serpent. Toute la tradition latine allait donc interpréter ce verset dans le sens d'une prédiction de la Vierge Marie, femme qui foule aux pieds le mal. C'est la source de l'abondante iconographie qui présente Marie piétinant l'antique serpent satanique. On comprend que cette interprétation du texte biblique préparait l'adoption du dogme de l'immaculée Conception. Il était clair que la Vierge Marie était cette femme victorieuse du péché annoncée par Dieu lui-même dans le Protévangile.

La théologie du Père Kolbe

Il n'est guère envisageable aujourd'hui de parler de l'Immaculée Conception sans aborder la doctrine théologique et spirituelle du chevalier de l'immaculée, saint Maximilien Kolbe († 1941). On connaît de lui en général l'acte héroïque de charité qui lui fit prendre la place d'un pauvre père de famille condamné à être exécuté dans les camps d'extermination. Le sacrifice du Père Kolbe fut accepté et il mourut le 14 août 1941 à Auschwitz. Ce que l'on sait moins, c'est que ce franciscain polonais fut un inlassable propagandiste de la spiritualité mariale. Génie du rendement et de la contemplation, il savait allier l'efficacité du siècle à la gratuité de la prière. Il fonda au grand couvent de Niepokalanow (cité de l'Immaculée) une maison d'édition qui publiait notamment la revue mensuelle Le Chevalier de l'immaculée tirée à plus de 750 000 exemplaires. Vrai missionnaire moderne par le moyen des médias, il étendit son activité jusqu'au Japon et à Ceylan. Il fonda de nombreux instituts marials dont la Milice de l'Immaculée. Son activité inlassable lui attira la haine des nazis. Le 17 février 1941, le Père Kolbe est arrêté par la Gestapo. Il venait ce jour-là d'écrire une des plus belles pages que l'on possède sur l'Immaculée et les trois personnes divines, et de livrer dans ce texte-testament la clef de sa théologie.

Ô Vierge immaculée,
élue entre toutes les femmes
pour donner au monde le Sauveur,

servante fidèle du mystère de la Rédemption,
donnez-nous de répondre à l'appel de Jésus et de le suivre
sur le chemin de la vie qui conduit au Père.

Vierge toute sainte, arrachez-nous au péché,
transformez nos cœurs.

Reine des apôtres, faites de nous des apôtres !
Qu’en vos mains toutes pures nous devenions
des instruments dociles et aimants
pour achever de purifier et de sanctifier
notre monde pécheur.

Partagez en nous le grave souci qui pèse
sur votre cœur maternel, et aussi votre vive espérance :
qu'aucun homme ne soit perdu.

Que la Création entière puisse avec vous,
 ô Mère de Dieu, tendresse de l'Esprit Saint,
célébrer la louange de la Miséricorde et de l'Amour Infini.

Saint Maximilien Kolbe.

Il est hors de question d'étudier précisément la théologie, assez subtile à vrai dire, de saint Maximilien Kolbe 27. Donnons cependant l'intuition centrale. Le Père Kolbe a été marqué par les propos de la Vierge à Lourdes en 1858 28. À la petite Bernadette, Marie ne dit pas « Je suis conçue immaculée » mais bien « Je suis l'immaculée Conception ». Le curé Peyramale était en droit de répliquer à Bernadette qui lui rapportait ce propos de la belle dame : « Mais enfin, une dame ne peut pas porter ce nom-là ! » L'originalité de Maximilien Kolbe est de faire valoir toutes les conséquences de ce nom que Marie se donne : « À Lourdes, écrit-il, la Vierge immaculée répondit à Bernadette qui l'interrogeait : "Je suis l'immaculée Conception". Par ses paroles lumineuses, elle exprima non seulement qu'elle fut conçue immaculée mais plus profondément qu'elle était l'Immaculée Conception elle-même. Ainsi autre chose est une chose blanche et autre chose sa blancheur, autre une chose parfaite et autre sa perfection... »29

Le Père Kolbe va jusqu'à dire que Marie est immaculation ; il crée ce néologisme en polonais. En étudiant la théologie trinitaire, il fait remarquer que l'Esprit Saint est Conception immaculée incréée. Le Père conçoit un amour infini pour le Fils et le Fils pour le Père et cette mutuelle conception d'amour est le Saint-Esprit 30. Dès lors le Père Kolbe peut conclure que la Vierge en se nommant « l'Immaculée Conception » porte en quelque sorte le nom de l'Esprit Saint, comme une épouse porte le nom de son époux. Ainsi ce qui nous est révélé à Lourdes, c'est la profondeur du lien qui unit Marie à l'Esprit Saint. « Certes, précise le théologien polonais, la troisième personne de la Sainte Trinité n'est pas incarnée, cependant notre mot humain épouse n'arrive pas à exprimer la réalité du rapport de l'immaculée avec le Saint-Esprit. On peut affirmer que l'immaculée est en un certain sens "l'incarnation de l'Esprit Saint" »31.

Bref, la Vierge Marie, tout en étant une personne créée, évidemment distincte du Saint-Esprit, lui est si intimement unie que cela dépasse notre mode de compréhension. Le concile Vatican II utilisera le mot sanctuaire pour désigner la relation propre de Marie au Saint-Esprit. Il rappelle la tradition des saints Pères qui désignent la Vierge comme « la Toute Sainte, pétrie par l'Esprit Saint »32. Le Saint-Esprit ne s'incarne pas en Marie mais l'habite totalement.

De la théologie hardie du Père Kolbe, nous pouvons donc retenir qu'il ne faut jamais séparer l'action de l'Esprit Saint en nous de celle de Marie, ni jamais séparer Marie de l'Esprit Saint. Nous entrevoyons alors comment, en tant que plus qu'épouse du Saint-Esprit, Marie participe à la distribution de toutes les grâces, selon le mot de saint Maximilien : « Toute grâce passe par ses mains ».

Père Guillaume de Menthière, in Je vous salue Marie

 

1. PIE IX, Encyclique Ubi Primum à l'épiscopat catholique, 2 février 1849.

2. Rm 3, 9-12 ; cf. Ps 14, 1-3 ; 53, 3.

3. Sur cette question, voir le chapitre sur la sainteté de Marie.

4. Cf. Sg 7, 26-29. Ce texte est celui de la liturgie de la fête de la Présentation de Marie au Temple (21 novembre).

5. Cf. Dom Prosper GUÉRANGER, Mémoire sur la question de l'Immaculée Conception, 185o.

6. Saint AUGUSTIN, De natura et gratia, 46.

7. Cf. saint AMBROISE, Traité sur l'Évangile de saint Luc 11, 16, SC n°45bis, p. 79.

8. Comme dit le poète Charles PÉGUY : « Et un papier blanchi n'est point un papier blanc et un tissu blanchi n'est point une blanche toile. Et une âme blanchie n'est point une âme blanche ». Le mystère des Saints Innocents.

9. Cf. concile de Trente, Décret sur le péché originel, 17 juin 1546, DS, n°1513.

10. L'oraison de la fête liturgique de sainte Anne et de saint Joachim (26 juillet) semble même exclure l'hypothèse d'une conception virginale de Marie par sainte Anne : « Dieu qui as donné à sainte Anne et à saint Joachim de mettre au monde celle qui deviendrait la Mère de ton Fils... »

11. EADMER, De Conceptione Sanctae Mariae.

12. Saint Bernard, même lui, le grand chantre de Notre-Dame, combattit la croyance en l'Immaculée Conception, notamment dans une lettre célèbre (lettre 174) adressée au chapitre de Lyon où la fête de l'Immaculée était déjà, comme aujourd'hui, particulièrement à l'honneur.

13. Saint THOMAS D'AQUIN, Compendium Theologiae. Cf. ST, IIIa pars, q. 27, a. 2 resp.

14. On ne peut pas tenir compte de la définition du concile de Bâle le 17 septembre 1439, ce concile étant schismatique.

15. DS, n°1426.

16. Décret sur le péché originel, DS, n°1516.

17. DS, n°2o17.

18. Cardinal de BÉRULLE, Vie de Jésus, c. 4.

19. Baptisé 11 jours plus tard, Alphonse Ratisbonne deviendra prêtre et fondera avec son frère la congrégation de Notre-Dame de Sion.

20. Les Lyonnais restaient fidèles à l'héritage de saint Anselme qui les avait visités et qui avait implanté chez eux la fête de l'Immaculée Conception. En outre, la Tradition veut que saint Pothin, premier évêque de Lyon, disciple de Polycarpe, lui-même compagnon de saint Jean, ait eu à sa disposition un autel portatif contenant le portrait de la Vierge Marie telle que Jean l'avait connue !

21. PIE X, Encyclique Ad diem Ilium Laetissimum, 2 février 1904.

22. ST, IIa-IIae, q. 24, a. 3,2.

23. LG, n°53 et concile Vatican II, Sacrosanctum Concilium, 4 décembre 1963, n°103.

24. Nous nous permettons de renvoyer sur ce point à notre ouvrage Le sacrement de réconciliation, guide du pénitent, Paris, Téqui, 2001, p. 31 sq. et p. 52 sq.

25. Cf. infra p. 69. Certes, dans la littérature patristique, c'est souvent l'Église qui est désignée comme la Nouvelle Ève. Mais l'Église aussi est sainte, immaculée, quoique constituée de membres pécheurs. Marie en est la figure idéale.

26. Cardinal John Henry NEWMAN, Du culte de la sainte Vierge dans l'Église catholique, lettre adressée au Révérend E.-B. Pusey à l'occasion de son Eirenicon. Citons dans le même sens ces mots de Pierre Corneille : « [Marie] serait-elle moins pure en sa conception ? [..] Ce que Dieu donne bien à la Mère des hommes, ne le refusons pas à la Mère de Dieu ! », cité in Pie RÉGAMEY, 0.p., Les plus beaux textes sur la Vierge Marie, Paris, éd. du Vieux Colombier,1946, p. 25o.

27. Pour une étude détaillée, on pourra se référer à H. M. MANTEAU-BONAMY, La Doctrine mariale du Père Kolbe, Paris, éd. P. Lethielleux, 1975.

28. Maximilien Kolbe n'a été qu'une seule fois à Lourdes en 193o, mais en 1914, par une application d'eau de Lourdes, il avait été guéri miraculeusement d'un pouce droit que les médecins voulaient amputer, ce qui aurait peut-être été pour lui un empêchement aux ordres...

29. Maximilien KOLBE, Miles Immaculatae 1, 1938.

30. Un peu comme Don ou Onction sont des noms propres du Saint-Esprit. Le Père oint, le Fils est oint, l'Esprit est l'Onction. Cf. I Jn 2,20.27.

31. Maximilien KOLBE, Conférence du 5 février 1941. Le Père Manteau-Bonamy propose cette analogie pour comprendre la réalité des liens de la Vierge et de l'Esprit : « Si l'on reporte le lien de Jésus et du Fils de Dieu selon Nestorius à celui de l'Immaculée et du Saint-Esprit on est sur la voie pour comprendre comment l'Immaculée est épouse, servante et sanctuaire du Saint-Esprit ». La Doctrine mariale du Père Kolbe, op.cit.

32. LG, n°56.