jeudi 31 décembre 2020

En visitant... Frère Marc, Devenez un saint roi !

 

C'est dimanche. Les vêpres de 16 h et le petit goûter que nous offrons aux gens de passage prennent fin. Alors que je réponds au téléphone, on me crie :

― Marc, le roi est là.

― Quoi ? Le roi est là ! Est-ce une blague ?

― C'est vrai, me dit Georgette, je l'ai vu aller vers la chapelle il y a deux minutes.

Je termine rapidement la conversation : « Excuse-moi de te couper court, on me dit que le roi est là... C'est peut-être vrai. Salut ».

Je fonce à la chapelle et pousse la porte de chêne. Le roi est là, assis sur un petit banc de prière. Mon cœur bat comme si Jésus était là. Je le vois de dos, assis à genoux près de l'autel en forme de barque. Je m'agenouille à côté de lui sur un petit banc de prière.

― Vous êtes frère Marc ?

― Oui... Oh, Roi, Majesté, que je suis content que vous soyez là. Quelle joie !

― Je suis venu prier, vous saluer et rencontrer votre fraternité.

― Je ne sais comment vous appeler. Permettez-moi de vous appeler frère roi !

Nous nous mettons à prier pour toutes les familles de Belgique et toutes les familles de la terre. Il invoque l'Esprit Saint pour qu'il vienne au secours des familles blessées. Ensemble nous récitons très doucement trois Je vous salue Marie : un en français, un en flamand et un en allemand. C'est une manière de prier pour toute la famille belge et son unité. Nous sommes en face de l'icône de la Trinité. Il dit cette prière très courte : « Je te prie pour ton Royaume : garde‑le uni et donne la sagesse à ceux qui servent ce pays. Je te bénis pour cette fraternité. Conduis-la selon ta volonté. Donne-lui des frères. l y a de longs temps de silence et nous terminons simplement par un Notre Père, les mains ouvertes.

Après ce temps de prière, nous nous levons. Le roi me demande comment cette chapelle a été construite.

Elle a été bâtie en quatre ans. Ce fut une aventure. Je rêvais d'habiter la maison du Seigneur. C'est pourquoi, autour du chœur de la chapelle, il y a quelques petites cellules de prière, des chambres où l'on prie et se repose auprès du Seigneur.

Le roi me demande s'il peut les voir. Avant de monter, il enlève ses grosses bottines de sport bien cirées car il y a une petite pancarte qui demande d'enlever ses souliers pour éviter le bruit. Je n'ai pas le temps de lui dire de ne pas les enlever et il monte en chaussettes. Nous nous dirigeons vers les cellules, celle de Saint-Pierre est la plus belle :

C'est la chambre de l'évêque, lui dis-je. Aucun évêque jusqu'à présent n'a dormi ici ; mais c'est là que je le mettrai si l'un ou l'autre vient en retraite.

C'est une chambre avec un volet qui s'ouvre directement sur le chœur de la chapelle, et on y voit l'autel et la présence eucharistique. Il y a dans cette chambre une Bible et un livret sur saint Séraphim de Sarov et son dialogue avec Motovilov, ainsi que quelques conseils sur la prière et la vie spirituelle. J'explique au roi que saint Séraphim est un peu le saint François de la Russie et qu'un jour, au milieu de la neige, lui et son compagnon furent tout transfigurés de lumière, signe de la résurrection du Christ. Saint François, quant à lui, avait reçu les marques des clous dans sa chair, signe de la passion du Christ.

Connaissez-vous saint Séraphim ?

Non, me dit-il.

Vous savez, quand il rencontrait quelqu'un, il le saluait ainsi : « Oh ! ma joie, Christ est ressuscité ! »

Je lui donne le livre. Il le refuse me disant que j'en ai besoin. J'insiste un peu :

Prenez-le ! C'est un petit cadeau et c'est un résumé de sa vie. Vraiment, si vous le prenez, lisez-le ! C'est une mine de lumière sur l'Esprit Saint.

Il le prend et le glisse dans sa veste :

Je le lirai.

Je suis sûr qu'il l'a lu car le mystère de la Transfiguration était bien présent dans la vie de notre roi. Ensuite nous redescendons et visitons le bâtiment des frères. Il me demande :

Quel est le but de votre fraternité ?

C'est de donner à l'Église une petite bande de moineaux souples et légers, pour faire connaître et aimer le Christ et son Église. Et pour cela, vivre dans la communion fraternelle à la manière de saint François d'Assise, et prendre racine dans la prière vraie et simple.

Pensez-vous devenir prêtre ?

Oui, et je m'y prépare.

Il me demande aussi comment je compte former les frères. Je confie à ses prières l'avenir de la fraternité et l'espérance de donner à l'Église des frères et des prêtres, prêts à servir en fraternité la nouvelle évangélisation. Nous sommes déjà bien dans cette Pentecôte d'amour annoncée par Marthe Robin.

Il sort alors de sa poche une enveloppe, me disant que cela me servirait sûrement pour les besoins de la maison. Je le remercie d'être ainsi instrument de la Providence :

C'est normal, me dit-il.

C'est le bienvenu car, à Tibériade, nous avons toujours des factures qui attendent. C'est comme s'il connaissait nos besoins. Des billets neufs comme il en sort de l'imprimerie !

Je l'invite à prendre une tasse de café à l'accueil afin que les autres frères et les retraitants puissent aussi profiter de son passage. Il accepte. En entrant dans la salle à manger, je lui présente Georgette et Raoul et lui dis que ce couple fête ses trente ans de mariage. Le roi les félicite et leur dit simplement :

Plus on vieillit en couple, plus on s'aime. Après trente ans de mariage, l'amour grandit.

Il savait de quoi il parlait. Il suffisait de le voir avec la reine pour apprécier la grâce de la tendresse, de l'attention et de la vraie complicité qu'ils vivaient ensemble. Quelle créativité et quelle fécondité le mariage peut donner quand l'amour est roi !

Arrivés à la cuisine, nous nous asseyons sur les bancs. Il fait bien chaud, le poêle à bois donne une douce odeur. Il nous reste deux petits morceaux de tarte au sucre. Je fais signe à frère Joseph de prendre le morceau le plus coulant afin qu'il reste au roi le morceau le plus facile à prendre. Frère Joseph lui verse aussi une tasse de café. Le roi est assis juste en face du Christ dessiné sur le mur, frère Joseph est assis à ses côtés. Avec eux, il y a aussi un gars paumé que le roi repère vite ; il lui pose quelques questions. Le roi lui dit que la belle musique peut être un moyen d'apaisement, de guérison. Ensuite arrive un jeune couple de fiancés qui ne se rendent pas compte que nous sommes occupés avec le roi car ils ne le reconnaissent pas. Ils me demandent s'ils peuvent me rencontrer. Je leur réponds que cela conviendrait mieux un peu plus tard et, à cet instant, reconnaissant le roi, ils me disent :

Oh oui, nous reviendrons dimanche prochain !

Directement le roi me dit :

Frère Marc, faites votre travail. Allez rencontrer ces jeunes qui désirent parler avec vous. Allez à votre aise. Moi, je m'occupe de l'accueil avec frère Joseph.

J'ai bien envie de rester à table avec lui mais, devant sa demande, je me dis : « Obéis au roi ! » Je me lève donc et je pars avec ce jeune couple dans mon bureau. Le roi ne voulait pas que sa présence empêche la maison de fonctionner comme à l'ordinaire et, comme il devenait le maître de ces lieux, je lui ai obéi. Le partage avec le jeune couple n'est pas très long tant nous désirons, eux et moi, retourner à la table du roi. Il est encore là. Son garde du corps est dans l'autre pièce, observant le va-et-vient.

Votre garde du corps ne veut-il pas du café ?

Non, c'est normal.

Et à voix basse, il ajoute :

Priez pour lui, il s'appelle aussi Marc !

La cloche sonne pour le temps d'adoration. Nous invitons le roi à venir adorer Jésus. Il nous suit et je lui dis :

Restez encore avec nous !

— Je reste encore vingt minutes puis il me faut rentrer à Ciergnon. Il se fait tard, la reine m'attend.

Je pensais aux disciples d'Emmaüs qui, après avoir vu Jésus, veulent qu'il reste davantage. Nos cœurs étaient aussi brûlants devant son amitié.

Pendant vingt minutes nous vivons un temps d'adoration devant le Saint-Sacrement. Il y a un silence de présence et d'attention au Christ. Notre roi Baudouin contemple l'humilité du Roi des rois à genoux, comme nous, sur les petits bancs de prière. Je guette le moment où il va se lever. J'entends le banc légèrement craquer, il quitte la chapelle et je lui dis :

Au revoir, Monseigneur.

Oui, j'ai l'impression de voir un cardinal ou un évêque ! Je ne sais plus comment l'appeler, je crois l'avoir salué de tous les noms : Roi, Sire, Majesté, Monseigneur. Avant de partir je lui demande :

Faites-moi une croix sur le front ! Vous êtes pour moi un père.

Il s’approche directement, me fait une croix sur le front et me donne une accolade très chaleureuse, pleine de tendresse, comme si j’étais un de ses proches.

― Saluez la reine de ma part, lui dis-je.

― Je reviendrai avec elle.

Avant de fermer la porte de la chapelle, il me dit encore, en me montrant du doigt le gars paumé qui était à table avec nous :

― Vous voyez ce jeune ? il a besoin de vous.

Alors je rentre de nouveau dans la chapelle pour continuer l’adoration. Mon cœur bat de joie et d’émotion. Il brille aussi d’une joie si simple et si belle de contempler Jésus, le Roi des rois. Alors, je me dis :

― Marc, es-tu aussi attentif à Jésus très humble et très discret dans le Saint Sacrement, la présence réelle du Christ ? Le Roi est là, si humble et si pauvre. Et si notre roi des Belges est saint, combien plus le Christ ! Il est là, attends-tu Son retour ? Jésus s’est identifié au petit, au pauvre : « J’étais nu, et tu m’as vêtu, J’étais malade et tu m’as visité, J’étais prisonnier et tu es venu à moi ». Tu t’es mis aux pieds du roi, es-tu prêt aussi à te mettre à genoux aux pieds du pauvre ?

Cette visite du roi a rafraîchi mon amour pour le Christ : les saints nous rapprochent toujours de Lui. Quand je vais adorer et que le zèle n’y est pas, je me dis :

― Si on te disait que le roi est là, à la chapelle, tu y courrais vite. Eh bien, il y a bien plus que notre frère Baudouin !

Oui, avec Jésus, nous avons une audience à tout moment. Est-ce que le zèle me brûle de rencontrer Jésus ?

* * *

Je viens d’être ordonné prêtre par Mgr Mathen. Dans la petite chapelle de la Transfiguration, je dis ma première messe, accompagné du prêtre du village. Mes parents et quelques proches sont là. Depuis dix ans j’ai transformé ce premier petit pavillon en chapelle, et elle est devenue un véritable lieu de prière. Cette chapelle a été ma première maison, et je pensais l’habiter avec ma future épouse. Dans cette chapelle, je dis donc ma première messe, je donne l’amour de Dieu. Ce sont pour moi comme des noces.

Après la messe, je reçois un coup de fil du domaine royal de Ciergnon. Le roi me fait savoir qu’il serait heureux que j’aille célébrer une messe dans son château. Je propose de venir également avec frère Joseph et Paul, un jeune postulant, et il accepte.

Le lendemain, un chauffeur vient nous chercher à Tibériade avec une très belle voiture, devant l'étonnement des personnes présentes à l'accueil.

― C'est une voiture pour un ministre ! me dit un frère.

— Oui, répondis-je, ministre de Jésus.

Nous arrivons devant les grilles ouvertes du château. Dans ma tête je prépare mon homélie. J'ai déjà écrit sur un petit papier quelques idées et j'ai glissé des points de repère dans le missel, pressentant ma maladresse et une certaine nervosité durant cette eucharistie avec le roi. Le chauffeur nous conduit maintenant à travers des allées bien soignées et nous invite à entrer dans une chapelle indépendante du château.

Après un temps de recueillement le roi arrive avec la reine, tout souriants et joyeux de nous accueillir. Je lui dis que c'est ma deuxième messe.

― Nous sommes en famille, me répond-il.

Je lui propose d'offrir cette messe à l'Esprit Saint afin qu'une Pentecôte descende sur toute l'Europe, la large Europe.

― Parfait, me dit-il.

Pendant la messe je le vois se tenir à côté de l'autel, attentif. Il lit la première lecture et la reine lit à sa suite le psaume. À l'offertoire, le roi s'avance pour me donner la patène avec les hosties et le calice, et il me lave les doigts.

J'appris plus tard qu'il servait toujours la messe pour les prêtres qu'il recevait. J'étais impressionné de le voir servir comme roi-vrai-serviteur. Il n'était ni diacre ni prêtre, mais il tenait du diacre qui sert et du prêtre qui offre et s'efface. Il avait une joie à servir : peut-être que le nom d'Enfant de Cœur lui convenait le mieux.

Dans cette chapelle, tous ceux qui travaillent au château sont là, ils forment une grande famille. Du concierge à la femme de chambre en passant par le jardinier, tout le monde a arrêté ses occupations.

Après la communion, il y a un long temps de recueillement. Ensuite Paul chante : Église, mon amour, un chant que la reine aime. À la fin de la messe, le roi me fait signe de venir dans la sacristie et me fait cadeau d'une valise-chapelle contenant tout ce qui est nécessaire pour dire la messe en mission :

― C'est de la part d'un de mes chers collaborateurs et de son épouse.

Et il me félicite encore, souhaitant plein de grâce à notre jeune fraternité.

Dans mon cœur bouillonne une parole qui m'a travaillé durant toute la messe. Mais oserais-je la lui dire ? Je me lance :

Sire, je ne sais comment vous dire cela, mais ce serait tellement fort pour toute la Belgique et pour le monde si vous deveniez un saint. Oui, devenez saint !

Il me regarde droit dans les yeux, guère étonné :

Mais vous aussi devenez saint ! C'est vrai, c'est la vocation de tout baptisé d'être saint, donc la mienne aussi. Mon métier est d'être roi, mais mon métier de baptisé est d'être un saint.

Alors je lui redis :

Devenez un saint roi !

La sainteté est un grand enjeu. En moi était la certitude que ce qu'il ne pourrait faire ici-bas, il l'accomplirait davantage au Ciel. À cette époque, rien ne laissait supposer qu'il mourrait quatre ans après et que son rayonnement éclaterait à la face de toute la Belgique et du monde.

Le roi aurait pu me répondre :

Oh, vous savez, je suis si pécheur !

Il en avait aussi conscience mais sa profondeur n'avait pas besoin d'un semblant d'humilité. Il savait que son chemin de sainteté serait source de paix, de bonheur, de créativité pour l'avenir de la Belgique et de sa famille.

J'en oubliai ma valise-chapelle qui ressemblait à une valise de ministre ! Il se mit à pleuvoir. Je crois que la messe avait mis tout le monde en retard. Le roi et la reine regagnèrent le château et je retournai tout heureux dans ma chère fraternité.

 

Frère Marc, in Histoire d’un appel

jeudi 26 novembre 2020

En pèlerinant... Guy Ferchault, Liszt au seuil de l'Éternité

 


Le 2 mai 1832, Liszt écrivait à P. Wolf, un de ses premiers élèves : « Voici quinze jours que mon esprit et mes doigts travaillent comme deux damnés : Homère, la Bible, Platon, Locke, Byron, Hugo, Lamartine, Chateaubriand, Beethoven, Bach, Hummel, Mozart, Weber sont tout à l'entour de moi ; je les étudie, les médite, les dévore avec fureur ». Il fréquente les cénacles romantiques et se lie d'amitié avec Musset, Dumas, Heine, Delacroix, Berlioz et Chopin ; c'est le temps où, cherchant sa voie, il oscille entre le Saint-Simonisme et le Fourièrisme, tout en accordant le plus vif intérêt au point de vue éthique de Lammenais. Il montre alors pour les arts de toute obédience une curiosité presque maladive qui inquiète parfois ses amis. Venant après l'idylle sentimentale sans issue avec Melle de Saint-Cricq et son désir inexaucé d'entrer dans les ordres, précédant d'un an seulement la rencontre passionnelle avec Marie d'Agoult, cette quête intellectuelle contient en germe toutes les dispositions psychiques qui vont orienter Liszt vers la recherche de l'absolu, par les moyens des amours humaines, de l'art et de la religion. C'est à la lumière de ces aspirations multiples que s'élaborent les premières pièces des Années de pèlerinage dont les différentes étapes conduisant à la version définitive s'échelonneront presque jusqu'à la fin de sa vie.

La rencontre avec Marie d'Agoult date de 1833 : quittant la France, les deux amants arrivent à Genève le 21 août 1835. Au cours de ses excursions comme au hasard de ses lectures, Liszt confie à son piano les impressions qu'il ressent ; ainsi naissent les 19 pièces destinées aux 3 cahiers de L'Album d'un voyageur (1836) ; certaines d'entre elles, après un tri sévère, vont constituer la première Année de pèlerinage : Suisse (Richault éd. 1841), base de l'édition définitive de 1855, passablement remaniée : Lyon et Psaume ont été notamment retranchés. L'avant-propos qui figure en tête de la première édition (1841) définit assez bien l'esthétique de ces pages : « à mesure que la musique instrumentale progresse, nous dit le compositeur, elle tend à s'empreindre de cette idéalité qui a marqué la perfection des arts plastiques, à devenir non plus une simple combinaison de sons, mais un langage poétique plus apte peut-être que la poésie elle-même à exprimer tout ce qui, en nous, franchit les horizons accoutumés, tout ce qui échappe à l'analyse, tout ce qui s'attache à des profondeurs inaccessibles, désirs impérissables, pressentiments infinis. C'est dans cette conviction et cette tendance que j'ai entrepris l'œuvre publiée aujourd'hui, m'adressant à quelques-uns plutôt qu'à la foule, ambitionnant non le succès mais le suffrage du petit nombre de ceux qui conçoivent pour l'art une destination autre que celle d'amuser les heures vaines, et lui demandent autre chose que la futile distraction d'un amusement passager ». Ces lignes dignes de figurer dans une Charte du romantisme musical caractérisent l'attitude de l'artiste en face d'un univers où il se projette incessamment, afin d'y retrouver le véritable sens de son destin, de tenter d'atteindre l'idéal absolu auquel il aspire et de réaliser ainsi son moi dans l'unité première de l'intégrité artistique et humaine vers laquelle il tend.

« Je ne vis pas en moi-même, mais je deviens une part de ce qui m'entoure », affirme l'épigraphe de Lord Byron choisie par Liszt pour le dernier morceau du recueil, Les Cloches de Genève, où resplendit la joie de vivre, faisant écho à celle du Lac de Wallenstadt conçu dans l'esprit du nocturne ; ainsi, par cette communion avec les choses qui l'environnent, l'âme du musicien s'éveille-t-elle lentement à la conscience de l'univers, pour nous en restituer, à travers sa propre vision, dionysiaque ou méditative, la signification métaphysique essentielle. Car, si l'on excepte la Pastorale et Le Mal du pays qui proviennent des Fleurs mélodiques des Alpes aux tendances quelque peu impressionnistes, les citations extraites du Childe Harold de Lord Byron précédant le déchaînement grandiose des octaves de l' Orage ou la poésie toute virgilienne de l' Églogue, aussi bien que les vers de Schiller, « Un pour tous, tous pour un », dont se pare la Chapelle de Guillaume Tell auréolée de la gloire du héros, et ceux qui agrémentent la rêverie Au bord d'une source, « Dans une murmurante fraîcheur — commencent les jeux — de la jeune nature », révèlent une identique nostalgie bien propre au Romantisme. Les influences ou les analogies littéraires et philosophiques sont ici évidentes ; comment ne pas reconnaître dans les métamorphoses d'un thème unique décrivant l'eau scintillante, l'instinct de jeu que prônait Schiller, synthèse de l'instinct sensible et de l'instinct formel ? La Vallée d'Obermann, inspirée par la lecture de l'ouvrage de Senancour, qui passe du désenchantement exprimé par les harmonies dissonantes et les modulations aux tons éloignés à la joie naissante pour s'achever dans une exaltation croissante, n'est-elle pas le symbole d'une semblable ascèse où la conquête du moi est intimement liée à la nostalgie d'un inaccessible absolu ?

La vision que Liszt avait du monde par l'intermédiaire de la littérature, de l'art et de la philosophie, vision qu'il demandait à son inspiration musicale de transcrire, s'accentue encore davantage dans la Deuxième année : Italie.

Après un retour de quelques mois en France, Liszt et Marie d'Agoult reprennent leur pèlerinage ; ils se dirigent vers l'Italie où ils resteront de 1837 à 1839, s'arrêtant successivement à Bellagio, Milan, Venise, Lugano, Modène, Florence, Bologne et Rome. Le culte de l'amour et de la spiritualité se fortifie chez Liszt au contact de l'art italien dont il vient d'avoir la révélation. Il montre son enthousiasme dans une lettre du 2 octobre 1839 dédiée à Berlioz (Lettres d'un bachelier ès-musique) : « Le beau, dans ce pays privilégié, dit-il, m'apparaissait sous ses formes les plus pures et les plus sublimes. L'art se montrait à mes yeux dans toutes ses splendeurs : il se révélait à moi dans son universalité et dans son unité. Le sentiment et la réflexion me pénétraient chaque jour davantage de la relation cachée qui unit les œuvres du génie. Raphaël et Michel-Ange me faisaient mieux comprendre Mozart et Beethoven ; Jean de Pise, Fra Beato, Francia m'expliquaient Allegri, Marcello, Palestrina ; Titien et Rossini m'apparaissaient comme deux astres de rayons semblables. Le Colysée et le Campo Santo ne sont pas si étrangers qu'on pense à la Symphonie héroïque et au Requiem. Dante a trouvé son expression pittoresque dans Orcagna et Michel-Ange ; il trouvera peut-être un jour son expression musicale dans le Beethoven de l'avenir ». En découvrant cette correspondance des arts, Liszt plaçait la musique à programme bien au-dessus d'une simple illustration et préparait la voie à la synthèse que Richard Wagner allait bientôt tenter dans ses drames, synthèse dont la musique deviendra l'élément fondamental.

La plupart des pièces destinées au second recueil datent de cette époque : elle reflètent l'évolution de la pensée musicale de Liszt car, en dehors de la Canzonetta del Salvator Rosa qui transcrit fidèlement un chant populaire, c'est de l'art italien qu'elles s'inspirent. Le Mariage de la Vierge de Raphaël (Milan) est à l'origine de Sposalizio et le Julien de Médicis de Michel-Ange (Florence) lui suggère Il Penseroso. Les sonnets 47, 104 et 123 de Petrarque engendrent une atmosphère musicale contemplative, presque mystique déjà, dans l'esprit du nocturne. La première version de ces cinq œuvres écrites à Rome date de 1839 mais c'est à l'automne 1837, peu de temps avant la naissance de Cosima, que Liszt a conçu à Bellagio Après une lecture du Dante dont la version primitive jouée à Vienne en 1839 sera retouchée pour recevoir sa forme définitive en 1849 ; le sous-titre Fantasia quasi sonata indique bien qu'il s'agit d'une ample improvisation ; elle est construite dans la forme de la variation thématique sur un motif chromatique dont les aspects multiples ne sont pas sans analogie par leur continuité logique avec la structure de la forme cyclique qu'elle semble avoir pressentie. Le recueil entier ne paraîtra qu'en 1858 ; Liszt vit alors depuis six ans à Weimar où la Princesse Sayn-Wittgenstein était venue le rejoindre en 1848 : il était libre de toute liaison, Marie d'Agoult ayant pris en 1844 l'initiative de la rupture. Un supplément à ce recueil parut sous le titre Venezia e Napoli en 1859 ; il groupe trois évocations populaires : Gondoliera d'après un thème de Peruchini, Canzone sur un motif d'Otello de Rossini, Tarantella inspirée par une canzone napolitaine.

Avec la Troisième Année, c'est un nouvel aspect du génie musical de Liszt que nous découvrons, bien que les recueils précédents l'aient amplement fait pressentir. En 1861, fuyant l'hostilité dont il est l'objet, Liszt quitte Weimar pour rejoindre à Rome la princesse qui l'y a précédé ; mais lorsqu'en 1864 la mort du prince, après le refus du Vatican de régulariser leur situation, lui permit d'épouser sa compagne, il s'y refuse et, le 25 avril 1865, il reçoit les ordres mineurs. Cependant l'abbé Liszt continue à parcourir l'Europe ; cherche-t-il à se fuir lui-même ? Ou le contact du monde qui lui est encore nécessaire stimule-t-il sa quête de Dieu ? Au soir de sa vie, le vieil homme se rappelle les Années de pèlerinage d'autrefois ; en 1883 il groupe, pour en faire un troisième recueil, un certain nombre de pièces éparses qui sont le digne reflet de la sérénité enfin conquise. Il a revu son pays natal en 1872 ; toutefois son cœur a changé : le Sunt lacrymae rerum sur un mode hongrois traduit sa rupture avec la vie brillante d'autrefois ; c'est un adieu touchant aux amis disparus et aux rêves du passé. La Marche funèbre à la mémoire de l'empereur du Mexique Maximilien Ier est une méditation sur la mort qu'il sent lui-même venir. Mais les pièces le plus caractéristiques de son nouvel état d'âme sont celles qu'il a écrites dans la campagne romaine, à l'ombre des sanctuaires, où durant de longues promenades en compagnie d'autres prêtres et de son bréviaire s'éveillaient ses pensées méditatives. C'est à Tivoli qu'il compose en 1877 Angelus ! Prière aux Anges gardiens, et Sursum corda d'une austérité contemplative impressionnante ; c'est là encore que la Villa d'Este lui inspire les trois pièces maîtresses du recueil : deux thrénodies intitulées Aux Cyprès de la Villa d'Este ainsi que Les Jeux d'eaux à la Villa d'Este ; les Cyprès bercent la rêverie du pèlerin qui poursuit sa quête d'absolu et s'interroge en des accents tantôt franckistes, tantôt tristanesques, marquant ainsi l'oscillation permanente entre l'appel de l'amour divin et celui des amours humaines ; les Jeux d'eaux évoquent la grâce du baptême car l'entrée du thème s'accompagne de la promesse de saint Jean : « Mais l'eau que je lui donnerai deviendra en lui une source qui jaillira dans la Vie éternelle ». Par leur langage dépouillé excluant toute trace de virtuosité pure, par l'usage fréquent du style récitatif et des unissons rappelant l'esprit des monodies religieuses, les pièces de ce dernier recueil témoignent de la sérénité à laquelle le compositeur est parvenu au seuil de l'Éternité qui s'ouvre à lui le 31 juillet 1886.

Sommes-nous si loin de ce que Liszt disait à sa mère en sa vingtième année : « La vie terrestre n'est qu'une maladie de l'âme, une excitation que les passions entretiennent. L'état naturel de l'âme c'est la quiétude » ? Mais avons-nous perdu de vue ce sens de la grandeur qui lui vient des antiques rapsodes et qu'il jette à la face de Marie d'Agoult lorsqu'elle hésite encore à s'engager : « Nos âmes ne sont point faites pour les choses qui se partagent ... il nous faut les grandes fautes ou les grandes vertus ». La grandeur au-dessus de tout ! Liszt la cherche dans le feu passionné de ses premières amours, croit la rencontrer dans l'art et ne la trouve finalement que dans le dépouillement austère qui conduit à Dieu. C'est de cette étonnante ascèse que nous entretiennent Les Années de pèlerinage ; elles accompagnent la montée vers la lumière d'un artiste romantique dont la nostalgie de l'absolu s'identifie avec un sens mystique de l'art et nous ne saurions en trouver d'écho plus complet, plus fidèle et plus pur dans aucune des autres œuvres, si géniales fussent-elles.

Guy Ferchault, in Liszt : Les Années de pèlerinage