L’Immaculée Conception, l’histoire du dogme
La proclamation du dogme de
l'immaculée Conception par le bienheureux Pie IX le 8 décembre 1854 a été
accueillie par les fidèles avec un enthousiasme dont le célèbre Mgr
Pie, évêque de Poitiers, donne un écho saisissant dans sa lettre pour le Carême
1855 :
Toute la chrétienté est dans l'allégresse ; les cités resplendissent de
lumière ; les campagnes répondent aux villes par des solennités rivales ; les
chaumières s'illuminent de plus de flambeaux encore que les palais ; chaque
hameau a son feu de joie ; les banderoles blanches et bleues, emblèmes de la
pureté et de la douceur virginales, flottent sur toutes les maisons [...].
L'accroissement de la gloire de Marie est donc un sujet de joie pour tous les
enfants de Dieu : toute la famille humaine est en mouvement, parce qu'un jour
de fête s'est levé pour la Mère de Dieu et des hommes.
Mgr Pie, Lettre pour le
Carême 1855 (extrait).
Alors que bien souvent le mot dogme a pris dans nos mentalités une
connotation de rigueur sèche et tatillonne, il est bon de resituer le dogme
dans son milieu ambiant naturel : l'enthousiasme. Nous le verrons encore
pour les dogmes de la maternité divine en 431 ou pour celui de
l'Assomption en 1950, chaque vérité nouvellement définie est une source
d'immenses joie et gratitude pour tout le peuple catholique. Le dogme naît de
la joyeuse ferveur populaire et la suscite à la fois.
C'est en effet
l'unanimité des fidèles et des pasteurs dans la foi qui incita Pie IX à proclamer
l'Immaculée Conception de la Vierge Marie. Le Pape avait, dès 1849, adressé une
lettre à tout l'épiscopat catholique pour le consulter sur une telle
définition 1. Sur 603 évêques consultés, 546 se prononcèrent en faveur
de la proclamation du dogme. Le Pape jugea suffisant le consensus épiscopal et
publia le 8 décembre 1854 la Bulle Ineffabilis Deus. Le document
commence par exalter les grandeurs de la Vierge. Puis il évoque le témoignage
des Souverains Pontifes antérieurs, les sentiments des saints Pères, et le
large accord du peuple catholique tel qu'il ressort des consultations récentes.
Enfin il énonce le terme même de la définition :
En conséquence, après avoir offert sans relâche dans
l'humilité et dans le jeûne nos propres prières et les prières publiques de
l'Église à Dieu le Père par son Fils, afin qu'il daignât, par la vertu de
l'Esprit Saint, diriger et confirmer notre esprit ; après avoir imploré le
secours de toute la cour céleste et invoqué avec gémissement l'Esprit
consolateur, et ainsi, par sa divine inspiration, pour l'honneur de la sainte
et indivisible Trinité, pour la gloire et l'ornement de la Vierge Mère de Dieu,
pour l'exaltation de la foi catholique et l'accroissement de la religion
chrétienne, par l'autorité de notre Seigneur Jésus-Christ, des bienheureux
apôtres Pierre et Paul et la nôtre, Nous déclarons, prononçons et définissons
que la doctrine qui tient que la bienheureuse Vierge Marie a été, au premier
instant de sa conception, par une grâce et une faveur singulière du Dieu
tout-puissant, en vue des mérites de Jésus-Christ Sauveur du genre humain,
préservée intacte de toute souillure du péché originel, est une doctrine
révélée de Dieu, et qu'ainsi elle doit être crue fermement et constamment par
tous les fidèles.
Il est donc
désormais de foi définie que la
Vierge Marie a été conçue sans péché. Comment l'Église a-t-elle puisé dans le
trésor de la Révélation cette sublime vérité ?
Les difficultés
Il faut bien
l'avouer, un grand nombre de difficultés semblaient devoir s'opposer à la
définition du dogme de l'immaculée Conception. L'Écriture ne nous
enseigne-t-elle pas que « tous ont péché en Adam » (Rm 5, 12) ?
Saint Paul affirme en citant les Psaumes : « Tous, Juifs et Grecs,
sont sous l'empire du péché, selon qu'il est écrit :"Il n'y a point
de juste, pas même un seul ; nul n'est intelligent, nul ne cherche
Dieu ; tous sont égarés, tous sont pervertis ; il n'en est aucun qui
fasse le bien, pas même un seul" »2. Et le témoignage
de Jean va dans le même sens : « Si nous disons que nous n'avons pas
de péché, nous nous séduisons nous-mêmes, et la vérité n'est point en nous. Si
nous confessons nos péchés, il [Dieu] est fidèle et juste pour nous les
pardonner, et pour nous purifier de toute iniquité. Si nous disons que nous
n'avons pas péché, nous le faisons menteur, et sa parole n'est
point en nous » (1 Jn 1, 8-10).
En outre, un
certain nombre de Pères de l'Église, et non des moindres, ont attribué des
péchés ou des imperfections à la Vierge 3. Pourtant, malgré
ces témoignages contradictoires, l'unanimité se fit bientôt sur le fait que
Marie n'avait jamais commis de péché. Saint Grégoire de Nysse († 392) ou
saint Épiphane de Salamine († 403) exaltent la pureté de la Vierge, toute
pleine de grâce, et parlent sans hésiter de Marie immaculée. On applique à la
Vierge les versets du Cantique des Cantiques, « Tu es toute belle, ma
bien-aimée et sans tache aucune » (Ct 4, 7) ou ceux du livre de
la Sagesse « Elle est un reflet de la lumière éternelle, un miroir
immaculé de l'activité de Dieu, une image de sa bonté [...] plus belle que le
soleil, elle surpasse toutes les constellations, comparée à la lumière, elle
l'emporte »4. On ne craint pas de proposer un grand
nombre d'images bibliques qui évoquent le caractère immaculé de Marie :
l'arche de salut qui surnage seule sur les eaux du déluge ; la blanche
toison rafraîchie par la rosée du ciel tandis que toute la terre demeure dans
la sécheresse ; la flamme que les grandes eaux n'ont pu éteindre ; le
lys qui fleurit entre les épines ; le jardin fermé au serpent
infernal ; la fontaine scellée dont rien ne troubla jamais la limpidité,
etc. 5
Marie Toute Sainte
L'Orient déploie
des trésors incomparables de piété et de poésie pour chanter la Vierge Toute
Sainte. En revanche, s'il ne fait pas difficulté à déclarer Marie toute pure et
immaculée, on doit reconnaître que la question de l'Immaculée Conception ne se
pose pas vraiment dans la théologie orientale, qui est demeurée étrangère à la
problématique du péché originel, telle qu'elle s'est développée en Occident.
C'est donc la théologie latine qu'il nous faut interroger à ce sujet.
Du côté
occidental, l'affirmation de la sainteté de Marie est tout aussi catégorique.
Il ne fait pas de doute que la Vierge n'a jamais commis de péché. En témoigne
cette injonction péremptoire de saint Augustin († 430) : « De la
Sainte Vierge Marie, pour l'honneur du Christ, je ne veux pas qu'il soit
question lorsqu'il s'agit de péchés. Nous savons en effet qu'une grâce plus
grande lui a été accordée pour vaincre de toutes parts le péché par cela même
qu'elle a mérité de concevoir et d'enfanter celui dont il est certain qu'il
n'eut aucun péché »6.
À la suite de saint
Ambroise († 397), saint Augustin va mettre en avant deux grands principes
christologiques qui commanderont les étapes ultérieures vers l'élaboration du
dogme.
— C'est en vue
de la maternité divine que Marie doit être ornée de toutes les vertus. Celle
qui devait enfanter le doux et humble Fils de Dieu devait faire preuve de
douceur et d'humilité 7. Celle qui serait la Mère de Jésus que
nul ne peut convaincre de péché (Jn 8, 46) se devait d'être
immaculée. La plénitude de grâce de la Vierge est requise pour sa mission de
Mère de Dieu.
— C'est par son
Fils Jésus que Marie est rachetée. C'est lui qui lui obtient la grâce de ne pas
pécher.
Marie et le péché originel
Ainsi depuis saint Augustin et le
concile d'Éphèse en 431, il est acquis que Marie est immaculée pour Jésus et
par Jésus. Pour Jésus dont elle doit être la Mère, par Jésus qui est son
Rédempteur. Reste la difficulté principale, le vrai nœud de la question de l'Immaculée
Conception : peut-on dire que la Vierge a été conçue sans péché ? Que
Marie ait été sanctifiée dès le sein maternel par la grâce de son Fils et en
vue de sa maternité divine, voilà qui est admis. Mais parler d'Immaculée Conception,
c'est dire que la Vierge a été préservée du péché. C'est donc affirmer qu'elle
n'a pas eu à être lavée du péché car le péché ne l'a jamais atteinte 8. Or la théologie augustinienne du
péché originel semble interdire une telle affirmation. En effet, il est de foi
catholique que le péché originel se transmet par propagation héréditaire 9. C'est par le principe actif de la
génération charnelle que le péché originel se transmet à tous ceux qui
partagent la nature humaine. Pour que Marie soit exemptée de ce péché des
origines, il faudrait donc, semble-t-il, qu'elle fût conçue virginalement.
Certes un certain nombre de récits apocryphes insinuent qu'Anne, la mère de
Marie, conçut miraculeusement dans sa vieillesse sans connaître son époux
Joachim. Une fête de la Conception de Marie était même apparue en Angleterre au
XIe siècle. Elle célébrait la maternité d'Anne dont Dieu avait
consolé la stérilité en lui donnant de concevoir virginalement Marie. Mais
l'Église n'a jamais accordé foi à cette légende 10. Aussi la fête vit rapidement son sens
se déplacer. On ne célébrait plus l'hypothétique conception virginale de Marie
par Anne, mais le fait que la Vierge ait été conçue sans être affectée par le
péché originel. Ainsi apparurent les premières affirmations nettes de
l'Immaculée Conception. Nettes, mais encore liées à des théories hasardeuses
sur Marie conçue virginalement, elles-mêmes tirées de textes apocryphes.
L’universalité de la Rédemption
Peu après cette époque, dans le
contexte de cette fête anglaise de la Conception de Marie, apparaissent saint
Anselme († 1109) et son secrétaire Eadmer († 1124). Celui-ci est le premier à avoir rédigé un traité
en faveur de l'Immaculée Conception. « Considérez une châtaigne, écrit-il
[...] . Si Dieu donne à la châtaigne d'être conçue, nourrie et formée sous les
épines, mais à l'abri des piqûres, n'a-t-il pas pu donner à un corps, bien que
conçu parmi les épines des péchés, d'être complètement préservé de leurs
aiguillons ? Il l'a pu certainement. Si donc il l'a voulu, il l'a fait
[...]. En considérant l'éminence de la grâce divine en vous, ô Marie, je
conclus que, dans votre conception, vous n'avez pas été enchaînée par la même
loi connaturelle aux autres hommes, mais que vous êtes restée complètement
affranchie de l'atteinte de tout péché, et cela par une vertu singulière et une
opération divine impénétrable à l'intelligence humaine »11.
Saint Anselme et Eadmer ayant fait un
long séjour à Lyon entre 1103 et 1105, on est en droit de penser qu'ils
implantèrent dans la capitale des Gaules et la croyance en l'Immaculée
Conception et la fête du 8 décembre restée jusqu'à ce jour si solennelle en
cette ville. C'est aux chanoines de la capitale des Gaules que, peu après,
saint Bernard († 1153) 12 écrira pour s'élever contre
l'innovation dogmatique et liturgique importée d'Angleterre. Comme saint Thomas
d'Aquin († 1274) après lui, il prétendait défendre l'universalité de
la Rédemption opérée par le Christ, dont il ne fallait pas que Marie fût
exempte. Si Marie, en effet, n'a pas été affectée par le péché, alors Jésus,
semble-t-il, n'est pas mort pour elle. N'y aurait-il pas un paradoxe à penser
que Jésus est le Sauveur de tous, sauf de sa Mère ? Certes saint Bernard
et saint Thomas, ces deux grands dévots de la Vierge, affirmaient qu'elle avait
été sanctifiée dès le sein de sa mère. Mais ils croyaient devoir maintenir,
pour ne pas nuire à l'universalité de la Rédemption par le Christ, que la
Vierge avait été conçue dans le péché. Saint Thomas l'exprime fort clairement
dans ce passage : « Si la bienheureuse Vierge avait été exempte du
péché originel dans sa conception, elle n'aurait pas eu besoin de la Rédemption
par le Christ et, ainsi, le Christ ne serait pas le Rédempteur universel des
hommes. Ce qui porte atteinte à la dignité du Christ. Il faut donc tenir
qu'elle fut conçue avec le péché originel mais purifiée par lui d'une façon
particulière »13.
Préservée du péché
L'école
franciscaine devait répondre à cette objection. Duns Scot († 1308), le Docteur subtil, apporta le principe de
la solution. Marie a bien été rachetée par une grâce anticipative qui ne la
purifie pas mais la préserve du péché. Ainsi elle n'échappe pas à la Rédemption
opérée par son Fils, bien au contraire, elle en est la plus grande
bénéficiaire. La conception immaculée de la Vierge est le triomphe de la
Rédemption. En effet, pour Dieu c'est faire plus grande miséricorde de
préserver du péché que de pardonner les péchés. La miséricorde de Dieu ne
consiste pas simplement à réparer les pots cassés. Elle est prévenante ;
elle envoie son ange « pour que nos pieds ne heurtent les pierres »,
comme dit le Psaume (Ps 90, 12).
Malgré ces
explications, le Magistère tarda à poser des affirmations claires de
l'Immaculée Conception 14. Il dut souvent arbitrer les
querelles qui opposèrent les pour et
les contre. Le pape Sixte IV, lui
même franciscain, dut interdire aux différents partis de se censurer
mutuellement ! Dans la constitution Cum Praeexcelsa du 27 février
1477, il approuva l'office et la messe de l'Immaculée Conception. Il franchit
encore une étape supplémentaire lorsque le 4 septembre 1483, dans la
constitution apostolique Crave Nimis, il condamna ceux qui condamnaient
l'Immaculée Conception. L'opinion de ceux qui voient dans cette doctrine une
hérésie est, selon les termes du Pape, « fausse, erronée, et totalement
contraire à la vérité »15. Toutefois Sixte IV soulignait qu'il
prenait cette décision motu proprio, c'est-à-dire de sa propre
initiative et que « la chose n'avait pas encore été décidée par l'Église
romaine et par le Siège apostolique ».
Une opinion qui s’affirme
Les décisions de
Sixte IV se virent confirmées par le concile de Trente. Plusieurs Pères
conciliaires proposèrent la définition dogmatique de l'Immaculée Conception.
Mais le concile, qui avait pour tâche
principale de réfuter les hérésies des prétendus
réformateurs ne donna pas suite à cette demande. Pourtant dans son décret
sur le péché originel, après avoir réaffirmé la théologie de l'Église sur ce
point (tous ont péché en Adam) le concile de Trente prit bien soin de réserver
le cas de la Vierge Marie : « Cependant ce même saint concile déclare
qu'il n'est pas dans son intention de comprendre dans ce décret, où il est
traité du péché originel, la bienheureuse et immaculée Vierge Marie, Mère de
Dieu, mais que l'on doit observer les constitutions du pape Sixte IV,
d'heureuse mémoire, sous la menace des peines qui y sont contenues et il les
renouvelle »16.
Le XVIIe siècle, le
« grand siècle des âmes » selon le mot de l'abbé Brémond, fut aussi
le grand siècle de l'Immaculée Conception. Les papes Paul V et Grégoire XV
portent des décrets pour rendre officiel l'enseignement de l'Immaculée
Conception dans les écoles. Le 8 décembre 1661, dans son Bref Sollicitudo
omnium ecclesiarum, Alexandre VII reconnaît
que la piété envers l'Immaculée Conception « s'est accrue et propagée de
sorte que la plupart des académies les plus célèbres viennent elles aussi à
cette croyance, et que presque tous les catholiques déjà l'embrassent ».
Après avoir rappelé que l'Église honore depuis longtemps cette vérité d'une
fête liturgique spéciale, le Pape renouvelle « les décrets publiés en
faveur de la croyance tenant que l'âme de la bienheureuse Vierge Marie a été,
au moment de sa création et de son infusion dans le corps, ornée de la grâce du
Saint-Esprit et préservée du péché originel »17.
Alexandre VII ne fait que prendre
acte d'un formidable essor de la dévotion à l'Immaculée Conception et plus
généralement de la piété mariale au XVIIe siècle. Les ouvrages,
fêtes, chants, poèmes, œuvres d'art foisonnent à cette époque pour honorer la
Mère de Dieu.
Les seuls Jésuites ont écrit plus de
300 ouvrages sur la question de l'Immaculée Conception entre 1600 et
1800 ! Il faut citer bien sûr l'école française et le cardinal de Bérulle
(† 1629). « La
Vierge est conçue sans péché, écrit ce dernier, elle est sanctifiée dès le
premier moment de son être. [...] Sa grâce est plus noble et divine que toutes
les grâces qui sortiront jamais des vives sources du Sauveur mourant et du
mérite de sa Croix [...] car elle tend à chose bien plus haute, elle tend non à
faire des saints, mais à produire le Saint des saints, à former l'Homme-Dieu,
et à établir une Mère de Dieu en l'univers, choses toutes nouvelles et
miraculeuses, même dans l'ordre miraculeux de la grâce »18.
On peut dire qu'à partir du XVIIe
siècle, la vérité de l'Immaculée Conception est universellement admise dans le
peuple chrétien. Mais ce sont des événements bien singuliers qui vont
précipiter la définition dogmatique de cette vérité.
L’Immaculée Conception, la proclamation du dogme
La Rue du Bac et La Salette
Dans la nuit du 18 au 19 juillet
1830, peu de temps après les évènements de la révolution de Juillet,
révolution d'ailleurs très anticléricale, une petite novice fille de la charité
que ses supérieures tenaient pour avoir « l'esprit peu saillant » (sic)
est réveillée en sursaut. Un jeune garçon la conduit jusqu'à une chapelle
illuminée. Là une femme s'assoit sur le fauteuil de M. le Directeur. Cette
femme, c'est la Sainte Vierge, que Zoé Labouré, en religion sœur Catherine
(† 1876), devait voir deux autres fois à l'automne suivant et sur les
genoux de laquelle elle put mettre filialement les mains. Après ces moments de
grâce, pendant 47 ans, sœur Catherine Labouré rentra dans le silence. Dans le couvent
de banlieue où elle était sœur portière, elle s'occupait du poulailler. Elle
s'était simplement ouverte à son confesseur du message qui lui avait été
transmis ce fameux soir de juillet au couvent de la rue du Bac. La Vierge avait
demandé que l'on frappât une médaille à son effigie et que l'on récitât la
prière : « Ô Marie, conçue sans péché, priez pour nous qui avons
recours à vous ». Cette médaille, jointe à cette prière, obtint une telle
pluie de grâces qu'on l'appela très vite la médaille
miraculeuse et qu'elle fut diffusée à des millions d'exemplaires. Un des
faits les plus marquants fut, dès 1842, la conversion foudroyante à Rome d'un
jeune juif, Alphonse Ratisbonne, qui avait accepté de porter la médaille pour
faire plaisir à un ami. La Vierge Immaculée, telle qu'elle était représentée
sur la médaille, lui apparut resplendissante dans l'église Saint-André 19. Cette conversion
subite connut à l'époque un grand retentissement.
Quelques années
plus tard, le 19 septembre 1846 à La Salette dans les Alpes, deux jeunes
vachers d'une absolue candeur virent une « tant belle dame » dans un
halo de lumière. La nouvelle d'une apparition de « la Vierge qui
pleure » se diffusa fort rapidement et dès 1851 les faits furent reconnus
surnaturels par l'évêque de Grenoble. Le 8 décembre 1852 à Lyon, les travaux de
restauration de Notre-Dame de Fourvière sont achevés et on installe
solennellement au sommet de la basilique une statue monumentale de la Vierge.
Ce geste s'effectue dans une grande liesse populaire et toute la ville
s'illumine en l'honneur de l'Immaculée Conception comme la tradition s'en est
perpétuée jusqu'à nos jours 20. Au Puy, à Rocamadour, à Chartres, et
dans bien d'autres sanctuaires, ont lieu, au cours de ces années 1852-1854, de
solennels couronnements des statues de la Vierge, à la grande joie des fidèles.
Tensions politiques et enthousiasme populaire
Dans ces
années-là en Italie, la situation politique est particulièrement explosive. Le
pape Pie IX est menacé dans Rome et contraint de s'exiler à Gaète. Il trouve
son principal appui en France, pays où est particulièrement en honneur à cette
époque la dévotion mariale, stimulée par les évènements exceptionnels que nous
venons de décrire. Soucieux de marquer son magistère spirituel au moment où son
pouvoir temporel s'effrite, désireux de récompenser la France par un acte
propre à la réjouir, Pie IX engage depuis Gaète la consultation de l'épiscopat qui
aboutira à la définition solennelle du dogme le 8 décembre 1854. Ce jour-là,
200 évêques (ce qui est considérable pour l'époque) sont présents à Rome dans
la basilique Saint-Pierre rutilant de mille feux. Le Pape est si ému qu'il
interrompt par trois fois sa lecture. Des coups de canon tirés du château
Saint-Ange et un tonnerre de cloches annoncent urbi et orbi la bonne nouvelle de l'Immaculée
Conception. L'enthousiasme est général. Il va redoubler quatre ans plus tard
lorsque la Vierge viendra en quelque sorte confirmer la proclamation du Vicaire
de son Fils.
L’événement de
Lourdes
C'est en 1858,
en effet, quatre ans plus tard donc, que la petite Bernadette Soubirous,
pauvre, malade, qui ne sait pas assez de catéchisme pour être admise à sa
première communion, voit dans la grotte de Massabielle ce qu'elle appellera
toujours « une belle dame ». Le curé de Lourdes, incrédule, ordonne à
Bernadette de lui demander son nom. Bernadette obéit et le 25 mars 1858, jour
de l'Annonciation, la belle dame révèle en patois local son étrange nom que la
pauvre Bernadette est bien loin de comprendre « Que soy era Immaculada
Conceptiou » : « je suis l'immaculée Conception ».
Bernadette se hâte d'aller répéter cela au curé, en répétant ces mots étranges
tout le long du chemin pour ne pas les oublier. On sait ce qu'il advint et le
déluge de grâces qui se déverse encore de nos jours sur Lourdes.
On est loin
d'avoir fini de méditer sur la portée des faits si éclatants qui viennent
d'être brièvement rappelés. En particulier s'il a fallu des siècles pour que
l'Église puise à la source de la Révélation la vérité dogmatique de l'immaculée
Conception, il n'en faudra pas moins pour qu'elle perçoive les richesses
théologiques et spirituelles contenues dans cette affirmation. Les penseurs,
les théologiens n'ont cessé depuis 1854 de scruter ce mystère et beaucoup
pressentent ce qu'écrivait Charles Péguy :» Toutes les questions
spirituelles, éternelles et charnelles gravitent autour d'un point. central
auquel je ne cesse de penser et qui est la clef de voûte de toute ma religion.
Ce point c'est l'Immaculée Conception ».
L’Immaculée Conception, la portée du dogme
Le dogme de
l'immaculée Conception n'est pas uniquement une anecdote mariale. Il porte avec
lui beaucoup d'implications théologiques et spirituelles. Essayons d'en
découvrir quelques-unes.
Dieu préméditait notre Salut
La grâce de
l'Immaculée Conception signifie que Dieu s'est préparé une demeure digne de
lui. C'est parce qu'elle devait être la Mère du Christ que Marie fut conçue
immaculée. Le sens commun des fidèles n'a jamais pu admettre l'idée que la
chair du Christ, sainte et toute pure, ait pu prendre origine dans un sein qui,
ne fût-ce que pour un rapide instant, ait contracté quelque souillure.
« Voilà pourquoi, explique saint Pie X, cette persuasion de l'immaculée
Conception a paru de tout temps si conforme au sens catholique qu'on a pu
la tenir comme incorporée et comme innée à l'âme des fidèles »21.
Si l'Immaculée
Conception apparaît ainsi à l'intelligence chrétienne comme une conséquence
quasi nécessaire de la maternité divine, elle implique elle-même une préméditation de notre salut. Elle nous
montre que nous ne sommes pas l'objet d'une miséricorde tardive par laquelle
Dieu, comme de guerre lasse, aurait décidé notre salut. Non ! Ce salut, il
le préméditait, c'était son projet éternel !
La grâce de l'Immaculée
Conception nous amène donc à méditer le plan de Dieu et son dessein de salut
sur nous-mêmes et sur la bienheureuse Vierge. Tout l'Ancien Testament trouve
ici sa cohérence, il n'est pas un apéritif accessoire avant que les choses
sérieuses ne commencent, il est la lente pédagogie de Dieu qui doit aboutir à
ce petit reste d'Israël dont parlent les prophètes et dont Marie est le fruit
excellent. « Je ne laisserai subsister en ton sein qu'un peuple humble et
modeste, dit le Seigneur à Israël par la bouche de Sophonie, et c'est dans le
nom de Yahvé que cherchera refuge le reste d'Israël. Ils ne commettront plus
d'iniquité, ils ne diront plus de mensonge ; on ne trouvera plus dans leur
bouche de langue trompeuse » (So 3, 12-13).
Un dogme marial
n'a jamais pour but de rajouter un colifichet à la panoplie de la Vierge, ou
d'occuper des mariologues désœuvrés... Les dogmes marials ont pour but de
manifester la vérité de cette phrase que prononce l'humble servante dans son Magnificat : « Le Puissant a fait
pour moi des merveilles ». Oui, l'Artiste est glorifié dans son œuvre.
C'est la splendeur du dessein de Dieu que nous contemplons en méditant le
mystère de la Vierge bienheureuse. « La grâce c'est le commencement de la
gloire » enseigne saint Thomas 22. La plénitude de grâce
n'est-elle pas déjà pour Marie le gage de son assomption dans la gloire ?
La Miséricorde de Dieu est prévenante
Un des nœuds du
dogme de l'Immaculée Conception, nous l'avons vu, est l'affirmation selon
laquelle la Vierge Marie, loin d'être dispensée de la Rédemption en est la plus
parfaite bénéficiaire. On trouve cela exprimé dans la Bulle Ineffabilis Deus
et dans le concile Vatican II qui parle de la Vierge « rachetée de
façon éminente » (« sublimiore
modo redempta ») comme du « fruit le plus excellent de la
Rédemption »23.
En Marie, la
Rédemption a parfaitement réussi. Enseignant l'exemption de tout péché pour la
Vierge, l'Église sait qu'elle n'attribue pas à Marie un privilège que celle-ci
se serait acquis par ses propres forces. Elle ne fait, en admirant Notre-Dame,
que célébrer la lumineuse, l'éblouissante miséricorde de Dieu.
La miséricorde
de Dieu n'est pas seulement curative mais aussi préventive. Il n'est pas
nécessaire de pécher pour être l'objet de la miséricorde de Dieu. Si nous
n'avons pas péché, si nous n'avons pas cédé à la tentation, c'est encore à la
grâce de Dieu que nous le devons. Il y a là une vérité fort importante pour
notre propre vie spirituelle. Ne plus commettre de péché ne signifie pas se
soustraire à la miséricorde de Dieu mais, au contraire, en bénéficier
pleinement ! Thérèse de l'Enfant-Jésus († 1897) était très frappée de
la parole du Christ : « Celui à qui on remet moins aime moins »
(Lc 7, 47). On répétait autour d'elle que les bons chrétiens
n'arrivent jamais à aimer Dieu aussi follement que les convertis... Alors elle
trouva la réponse de son cœur : « Le Bon Dieu m'a pardonnée beaucoup
plus encore qu'au pécheur [...]. Puisqu'il m'a préservée ». En particulier
faut-il rappeler que tous les sacrements de l'Église, non seulement nous
purifient des péchés contractés ou commis, mais aussi nous préservent d'en
commettre. Je communie par exemple pour que le Seigneur me pardonne mes péchés
véniels mais aussi pour qu'il me garde du péché mortel. Je vais me confesser
pour être pardonné de mes péchés mais aussi pour recevoir la force de ne plus
offenser Dieu à l'avenir 24. Si nous avons péché, implorons le
pardon de Dieu, mais si nous n'avons pas péché, rendons grâce à Dieu car c'est
à lui que nous devons de n'avoir pas chuté. Pour le faire comprendre, on peut
citer l'anecdote suivante. Un jour qu'il s'en revenait de Clermont-Ferrand, le
jeune Blaise Pascal († 1662) fit une chute de cheval qui s'avéra fort
heureusement sans gravité. Il entra chez
son père et lui dit : « Dieu m'a fait grande miséricorde aujourd'hui,
car je suis tombé de cheval et il ne m'est rien arrivé de fâcheux ». Mais
son père lui répliqua avec beaucoup de finesse : « Eh bien mon fils,
Dieu m'a fait plus grande miséricorde encore, car je suis revenu de Clermont
sans tomber de cheval ! »
Nous entrevoyons
ainsi de quelle miséricordieuse Providence la Vierge Marie a été l'objet !
Le Seigneur a fait pour elle des merveilles ! La grâce de l'Immaculée
Conception – comme toutes les grâces – vient de Jésus, le Verbe de Dieu. Et
c'est pourquoi on peut dire que Marie est deux fois fille de son Fils. En tant que créature, elle est fille du Verbe de
Dieu par qui tout a été fait (Jn 1, 3). En tant qu'Immaculée, elle
est fille du Rédempteur par qui tout a été recréé.
Marie est la nouvelle Ève
Dans la réflexion
théologique sur l'Immaculée Conception, le parallèle Ève-Marie devait jouer un
grand rôle. Depuis le IIe siècle 25, Marie
avait été désignée comme la Nouvelle Ève. Or Ève avait été créée sans péché. Ne
devait-on pas en dire autant — au moins autant ! — de la Vierge Marie et
conclure qu'elle a été conçue sans péché ? Le cardinal Newman († 1890)
pressait son ami anglican Pusey à formuler cette conclusion : « Je
vous le demande, lui écrivait-il, avez-vous l'intention de nier que Marie ait
reçu autant qu'Ève ? Est-ce trop inférer que Marie devant coopérer à la
Rédemption du monde avait reçu au moins autant de grâce que la première femme
qui fut, il est vrai, donnée comme aide à son époux mais coopéra seulement à sa
ruine ? »30.
Le dogme de
l'Immaculée Conception vient renouveler le parallélisme antithétique de la
première Ève et de Marie. L'une et l'autre sont initialement sans péché et
pourtant l'une cède à la tentation de Satan et conçoit le fruit amer du péché,
l'autre répond à la sollicitation de l'ange et conçoit le fruit béni de notre
salut.
L'une pèche,
l'autre pas, quoique toutes deux soient créées sans péché. C'est le mystère de
la liberté humaine qui est ainsi figuré dans le parallélisme des deux Ève.
L'usage de son libre-arbitre conduit la première Ève à l'esclavage du péché et
la Nouvelle Ève à la vraie liberté des enfants de Dieu. Les deux femmes ont un
libre-arbitre, c'est-à-dire une capacité de choisir. Ève choisit de suivre le
diable « Père du mensonge » (Jn 8, 44). Marie choisit de
mettre sa foi en Dieu. Elle accède ainsi à la pleine liberté selon la parole du
Christ : « La vérité vous rendra libres » (Jn 8, 32).
La liberté est une grâce, un don de Dieu, que notre libre-arbitre nous permet
d'accueillir ou de rejeter. Quiconque pèche demeure esclave du péché.
« C'est pour que nous soyons vraiment libres que le Christ nous a libérés »
écrit saint Paul (Gal 5, 1).
Après le péché
originel, Dieu avait dit au serpent : « Je mettrai une inimitié entre
toi et la femme, entre ta postérité et sa postérité : celle-ci t'écrasera
la tête, et tu lui blesseras le talon » (Gn 3, 15). Première
annonce d'une victoire sur le mal, cette parole divine est couramment appelée
le Protévangile, c'est-à-dire la
première bonne nouvelle du salut. Or ce verset biblique du Protévangile devait
connaître une étonnante résonance liée à des vicissitudes de traduction. Le
texte hébreu en effet semblait dire que la postérité de la femme écraserait la
tête du serpent. Autrement dit, le mal serait vaincu par le peuple issu de la
première Ève. Mais déjà la traduction grecque de la Septante (IIIe
siècle avant J.-C.) semble insinuer que ce serait un descendant
d'Ève qui terrasserait le serpent.
C'était
infléchir le texte dans un sens plus nettement messianique. Un fils d'Ève sera
vainqueur du mal. La traduction latine de saint Jérôme connue sous le nom de
Vulgate allait quant à elle orienter dans un sens marial l'exégèse de ce
verset. On lisait en effet : « Inimicitias ponam inter te et
mulierem et semen tuum et semen illius ipsa
conteret caput tuum et tu insidiaberis calcaneo eius ». Le pronom
féminin ipsa, que nous avons souligné, ne peut se rapporter qu'à mulier,
la femme. Autrement dit, pour la Vulgate, Dieu promet que c'est la femme
elle-même, et non plus sa descendance, qui écrasera la tête du serpent. Toute
la tradition latine allait donc interpréter ce verset dans le sens d'une
prédiction de la Vierge Marie, femme qui foule aux pieds le mal. C'est la
source de l'abondante iconographie qui présente Marie piétinant l'antique
serpent satanique. On comprend que cette interprétation du texte biblique
préparait l'adoption du dogme de l'immaculée Conception. Il était clair que la
Vierge Marie était cette femme victorieuse du péché annoncée par Dieu lui-même
dans le Protévangile.
La théologie du Père Kolbe
Il n'est guère
envisageable aujourd'hui de parler de l'Immaculée Conception sans aborder la
doctrine théologique et spirituelle du chevalier
de l'immaculée, saint Maximilien Kolbe († 1941). On connaît de lui en
général l'acte héroïque de charité qui lui fit prendre la place d'un pauvre
père de famille condamné à être exécuté dans les camps d'extermination. Le
sacrifice du Père Kolbe fut accepté et il mourut le 14 août 1941 à Auschwitz.
Ce que l'on sait moins, c'est que ce franciscain polonais fut un inlassable
propagandiste de la spiritualité mariale. Génie du rendement et de la
contemplation, il savait allier l'efficacité du siècle à la gratuité de la
prière. Il fonda au grand couvent de Niepokalanow (cité de l'Immaculée) une maison d'édition qui publiait notamment la
revue mensuelle Le Chevalier de l'immaculée tirée à plus de 750 000
exemplaires. Vrai missionnaire moderne par le moyen des médias, il étendit son
activité jusqu'au Japon et à Ceylan. Il fonda de nombreux instituts marials
dont la Milice de l'Immaculée. Son
activité inlassable lui attira la haine des nazis. Le 17 février 1941, le Père
Kolbe est arrêté par la Gestapo. Il venait ce jour-là d'écrire une des plus
belles pages que l'on possède sur l'Immaculée et les trois personnes divines,
et de livrer dans ce texte-testament la clef de sa théologie.
Ô Vierge immaculée,
élue entre toutes les femmes
pour donner au monde le Sauveur,
servante
fidèle du mystère de la Rédemption,
donnez-nous
de répondre à l'appel de Jésus et de le suivre
sur le chemin de la vie qui conduit au Père.
Vierge toute sainte,
arrachez-nous au péché,
transformez nos cœurs.
Reine des apôtres, faites de
nous des apôtres !
Qu’en vos mains toutes pures nous devenions
des instruments dociles et aimants
pour achever de purifier et de sanctifier
notre monde pécheur.
Partagez en nous le grave souci
qui pèse
sur votre cœur maternel, et aussi votre vive espérance :
qu'aucun homme ne soit perdu.
Que la Création entière puisse
avec vous,
ô Mère de Dieu, tendresse de l'Esprit
Saint,
célébrer la louange de la Miséricorde et de l'Amour Infini.
Saint Maximilien
Kolbe.
Il est hors de
question d'étudier précisément la théologie, assez subtile à vrai dire, de
saint Maximilien Kolbe 27. Donnons cependant l'intuition centrale.
Le Père Kolbe a été marqué par les propos de la Vierge à Lourdes en 1858 28. À la petite
Bernadette, Marie ne dit pas « Je suis conçue immaculée » mais bien
« Je suis l'immaculée Conception ». Le curé Peyramale était en droit
de répliquer à Bernadette qui lui rapportait ce propos de la belle dame : « Mais enfin, une
dame ne peut pas porter ce nom-là ! » L'originalité de Maximilien
Kolbe est de faire valoir toutes les conséquences de ce nom que Marie se
donne : « À Lourdes, écrit-il, la Vierge immaculée répondit à
Bernadette qui l'interrogeait : "Je suis l'immaculée Conception".
Par ses paroles lumineuses, elle exprima non seulement qu'elle fut conçue
immaculée mais plus profondément qu'elle était l'Immaculée Conception
elle-même. Ainsi autre chose est une chose blanche et autre chose sa blancheur,
autre une chose parfaite et autre sa perfection... »29
Le Père Kolbe va
jusqu'à dire que Marie est immaculation ;
il crée ce néologisme en polonais. En étudiant la théologie trinitaire, il fait
remarquer que l'Esprit Saint est Conception
immaculée incréée. Le Père conçoit un amour infini pour le Fils et le Fils
pour le Père et cette mutuelle conception d'amour est le Saint-Esprit 30. Dès lors le Père
Kolbe peut conclure que la Vierge en se nommant « l'Immaculée
Conception » porte en quelque sorte le nom de l'Esprit Saint, comme une
épouse porte le nom de son époux. Ainsi ce qui nous est révélé à Lourdes, c'est
la profondeur du lien qui unit Marie à l'Esprit Saint. « Certes, précise
le théologien polonais, la troisième personne de la Sainte Trinité n'est pas
incarnée, cependant notre mot humain épouse n'arrive pas à exprimer la réalité
du rapport de l'immaculée avec le Saint-Esprit. On peut affirmer que
l'immaculée est en un certain sens "l'incarnation de l'Esprit Saint" »31.
Bref, la Vierge
Marie, tout en étant une personne créée, évidemment distincte du Saint-Esprit,
lui est si intimement unie que cela dépasse notre mode de compréhension. Le
concile Vatican II utilisera le mot sanctuaire
pour désigner la relation propre de Marie au Saint-Esprit. Il rappelle la
tradition des saints Pères qui désignent la Vierge comme « la Toute Sainte,
pétrie par l'Esprit Saint »32. Le Saint-Esprit ne s'incarne pas en
Marie mais l'habite totalement.
De la théologie
hardie du Père Kolbe, nous pouvons donc retenir qu'il ne faut jamais séparer
l'action de l'Esprit Saint en nous de celle de Marie, ni jamais séparer Marie
de l'Esprit Saint. Nous entrevoyons alors comment, en tant que plus qu'épouse du Saint-Esprit, Marie
participe à la distribution de toutes les grâces, selon le mot de saint
Maximilien : « Toute grâce passe par ses mains ».
Père Guillaume
de Menthière, in Je vous salue Marie
1. PIE IX, Encyclique Ubi
Primum à l'épiscopat
catholique, 2 février 1849.
2. Rm 3, 9-12 ;
cf. Ps 14, 1-3 ; 53, 3.
3. Sur cette
question, voir le chapitre sur la sainteté de Marie.
4. Cf. Sg 7, 26-29.
Ce texte est celui de la liturgie de la fête de la Présentation de Marie au
Temple (21 novembre).
5. Cf. Dom Prosper
GUÉRANGER, Mémoire sur la question de l'Immaculée Conception, 185o.
6. Saint AUGUSTIN, De natura et
gratia, 46.
7. Cf. saint AMBROISE, Traité sur
l'Évangile de saint Luc 11, 16, SC n°45bis, p. 79.
8. Comme dit le
poète Charles PÉGUY : « Et un papier blanchi n'est point un papier
blanc et un tissu blanchi n'est point une blanche toile. Et une âme blanchie
n'est point une âme blanche ». Le mystère des Saints Innocents.
9. Cf. concile de
Trente, Décret sur le péché originel, 17 juin 1546, DS, n°1513.
10. L'oraison de la
fête liturgique de sainte Anne et de saint Joachim (26 juillet) semble même
exclure l'hypothèse d'une conception virginale de Marie par sainte Anne : « Dieu
qui as donné à sainte Anne et à saint Joachim de mettre au monde celle qui
deviendrait la Mère de ton Fils... »
11. EADMER, De Conceptione
Sanctae Mariae.
12. Saint Bernard,
même lui, le grand chantre de Notre-Dame, combattit la croyance en l'Immaculée
Conception, notamment dans une lettre célèbre (lettre 174) adressée au chapitre
de Lyon où la fête de l'Immaculée était déjà, comme aujourd'hui,
particulièrement à l'honneur.
13. Saint THOMAS D'AQUIN, Compendium Theologiae. Cf.
ST, IIIa pars, q. 27, a. 2 resp.
14. On ne peut pas
tenir compte de la définition du concile de Bâle le 17 septembre 1439, ce
concile étant schismatique.
15. DS, n°1426.
16. Décret sur le
péché originel, DS, n°1516.
17. DS, n°2o17.
18. Cardinal de BÉRULLE, Vie de Jésus, c. 4.
19. Baptisé 11
jours plus tard, Alphonse Ratisbonne deviendra prêtre et fondera avec son frère
la congrégation de Notre-Dame de Sion.
20. Les Lyonnais
restaient fidèles à l'héritage de saint Anselme qui les avait visités et qui
avait implanté chez eux la fête de l'Immaculée Conception. En outre, la
Tradition veut que saint Pothin, premier évêque de Lyon, disciple de Polycarpe,
lui-même compagnon de saint Jean, ait eu à sa disposition un autel portatif
contenant le portrait de la Vierge Marie telle que Jean l'avait connue !
21. PIE X,
Encyclique Ad diem Ilium Laetissimum, 2 février 1904.
22. ST, IIa-IIae, q. 24, a.
3,2.
23. LG, n°53
et concile Vatican II, Sacrosanctum Concilium, 4 décembre 1963, n°103.
24. Nous nous
permettons de renvoyer sur ce point à notre ouvrage Le sacrement de
réconciliation, guide du pénitent, Paris, Téqui, 2001, p. 31 sq. et p. 52 sq.
25. Cf. infra
p. 69. Certes, dans la littérature patristique, c'est souvent l'Église qui
est désignée comme la Nouvelle Ève. Mais l'Église aussi est sainte, immaculée,
quoique constituée de membres pécheurs. Marie en est la figure idéale.
26. Cardinal
John Henry NEWMAN, Du culte de la sainte Vierge dans l'Église catholique, lettre
adressée au Révérend E.-B. Pusey à l'occasion de son Eirenicon. Citons
dans le même sens ces mots de Pierre Corneille : « [Marie]
serait-elle moins pure en sa conception ? [..] Ce que Dieu donne bien à la
Mère des hommes, ne le refusons pas à la Mère de Dieu ! », cité in
Pie RÉGAMEY, 0.p., Les plus beaux textes sur la Vierge Marie, Paris, éd.
du Vieux Colombier,1946, p. 25o.
27. Pour une
étude détaillée, on pourra se référer à H. M. MANTEAU-BONAMY, La Doctrine
mariale du Père Kolbe, Paris, éd. P. Lethielleux, 1975.
28. Maximilien
Kolbe n'a été qu'une seule fois à Lourdes en 193o, mais en 1914, par une
application d'eau de Lourdes, il avait été guéri miraculeusement d'un pouce
droit que les médecins voulaient amputer, ce qui aurait peut-être été pour lui
un empêchement aux ordres...
29. Maximilien
KOLBE, Miles Immaculatae 1, 1938.
30. Un peu comme
Don ou Onction sont des noms propres du Saint-Esprit. Le Père oint, le
Fils est oint, l'Esprit est l'Onction. Cf. I Jn 2,20.27.
31. Maximilien
KOLBE, Conférence du 5 février 1941. Le Père Manteau-Bonamy propose cette
analogie pour comprendre la réalité des liens de la Vierge et de l'Esprit :
« Si l'on reporte le lien de Jésus et du Fils de Dieu selon Nestorius à
celui de l'Immaculée et du Saint-Esprit on est sur la voie pour comprendre comment
l'Immaculée est épouse, servante et sanctuaire du Saint-Esprit ». La
Doctrine mariale du Père Kolbe, op.cit.
32. LG, n°56.