Je ne sais comment j'ai pu oublier. Aujourd'hui surtout. Pourtant j'ai traversé plusieurs fois le salon ce matin déjà, sans rien remarquer. À l'instant, mon manquement me saute aux yeux. Dans le coin de la pièce, la petite console lasurée de gris est encore dans l'ombre. On distingue un modeste livre posé sur un chevalet ouvragé. La tranche est légèrement jaunie et les pages racornies. L'édition est ancienne. Elle a traversé le siècle passé. J'ignore son prix, mais je connais sa valeur sentimentale. Elle tient au titre même, dont les cinq lettres noires se détachent sur la couverture autrefois claire : Thaïs. Cette œuvre est signée Anatole France. Elle raconte, dans une version romancée, l'histoire de sainte Thaïs, courtisane égyptienne du IVe siècle à la beauté inégalée, convertie par un moine anachorète nommé Paphnuce. Malgré sa belle plume, l'œuvre n'est pas considérée comme majeure dans la foisonnante littérature française. Elle n'est pourtant pas passée inaperçue à mes yeux. Et si le nom de Paphnuce est tombé en désuétude, celui de Thaïs a survécu plus de mille six cents ans pour venir se graver dans mon cœur.
Le livre ainsi disposé est la seule
allusion à ma fille chérie. Devant le présentoir, nous avons mis un petit
photophore orné d'un simple oiseau aux ailes déployées. Tous les jours,
j'allume une petite bougie ronde en cire blanche enserrée dans un moule en
aluminium, de celles que l'on achète par paquet de cent. Je la place au centre
du photophore et la laisse brûler toute la journée. Tous les jours. Sauf
aujourd'hui. J'ai oublié. Il est encore temps de rattraper mon étourderie. Je
vais chercher la boîte d'allumettes et le sac transparent contenant les
bougies. Il est presque vide. Mes réserves fondent à toute vitesse. J'attrape
l'une des dernières pièces, craque une allumette, enflamme la petite mèche,
attends quelques secondes que la cire perle. Je prends avec délicatesse le
photophore. Le col du verre est légèrement noirci par les fumées des jours
précédents. Je le nettoie avec la pulpe de mon doigt. Je dépose la bougie et la
regarde éclairer les alentours d'une douce lumière. Les lettres du livre en
arrière-plan dansent à la lueur de la flamme. Thaïs d'Anatole France
semble prendre vie. La mienne n'est plus, mais ce rituel honore sa mémoire et
lui permet de briller
— Maman, tu as allumé la bougie de
Thaïs sans moi.
Arthur est arrivé trop tard. Il est
déçu. Il aime souffler sur l'allumette et regarder s'éteindre la petite braise
incandescente.
— Désolée Arthur. On le fera ensemble
demain, d'accord ? Tu sais d'ailleurs, nous devrions allumer d'autres
bougies pour Thaïs aujourd'hui, car c'est son anniversaire.
— C'est son anniversaire ? On a
des anniversaires quand on est mort ? Moi je n'ai jamais vu l'anniversaire
de Thaïs. Et je n'ai jamais vu Thaïs.
Arthur affiche une petite moue
boudeuse, avant de se reprendre et de dire en souriant :
— Thaïs, je ne la vois pas, mais je
la connais.
Arthur a raison. Il connaît Thaïs
depuis ses tout premiers jours. Grâce à nous. Et grâce à Gaspard surtout.
C'était il y a trois ans, mais je
m'en souviens comme si c'était hier. Encore quelques secondes et je serai
arrivée. J'ai hâte de franchir le seuil de la maison. Mon chargement ne pèse
guère lourd, mais il est précieux. Loïc m'a déposée en bas de l'immeuble ;
il est allé garer la voiture avant de me rejoindre avec le reste des bagages.
Je n'ai pas encore beaucoup de forces, tout juste assez pour gagner
l'appartement. Devant la porte, je fouille mon sac à main, pestant de ne jamais
trouver ce que je cherche, finis par extirper mes clés. J'ouvre en poussant un
soupir de soulagement. « Ouf, j'y suis ». C'est bon d'être chez soi. En entrant,
je bute presque sur Gaspard, debout juste derrière la porte. Il m'attend droit
comme un I, souriant, le visage, les mains, les genoux couverts de boue. Je
baisse les yeux et remarque à ses pieds les chaussures à crampons trempées qui
maculent le parquet. Nous sommes mercredi. Gaspard rentre de son entraînement
de rugby. Il n'a pas pris le temps de se changer de peur de rater notre
arrivée. Il tord ses doigts avec nervosité. Il hésite avant de parler, puis
lâche sans respirer :
— Bonjour Maman. Tu vas bien ?
Est-ce que je peux le prendre dans les bras ?
Je serre encore contre moi le petit
couffin dans lequel somnole Arthur. Je sors tout juste de la maternité avec mon
bébé tout rose, tout propre.
— Eh bien c'est-à-dire que, euh, je
ne sais pas si c'est une bonne idée. Tu n'as jamais porté de bébé. Il est si
petit et si fragile. Et puis, tu es mouillé et boueux. Ce n'est peut-être pas
le moment.
Je n'ose pas lui dire que j'ai peur
de lui confier mon bébé. Gaspard n'a pas encore sept ans. Il est plus habitué à
plaquer ses adversaires sur un terrain de rugby et à planter des essais en
écrasant le ballon sous son poids qu'à prendre un nouveau-né dans les bras.
— Je voudrais quand même le prendre,
s'il te plaît.
— Bon d'accord, mais alors tu vas
t'asseoir.
— Non, ce n'est pas possible. J'ai
envie de lui faire visiter l'appartement. Je suis son grand frère. Je veux
l'accueillir à la maison.
L'argument vient à bout de ma
réticence. Je cède aux attentes de Gaspard. Il pourra porter son petit frère
s'il va se changer et se débarbouiller de la tête aux pieds. Gaspard file en
courant dans la salle de bains. Ses sifflements guillerets couvrent le bruit de
l'eau qui coule. Quelques minutes plus tard, il réapparaît propre comme un sou
neuf, habillé comme un milord. Il a poussé le soin jusqu'à passer un coup de
brosse dans ses cheveux. Il tend les bras vers Arthur en agitant les doigts.
— C'est bon, Maman, tu peux me le
donner.
J'hésite encore. Tous les jours je
m'efforce d'apprendre à faire confiance. Aujourd'hui aussi. Je confie donc
Arthur à son frère, sans pouvoir m'empêcher de décliner une litanie de
recommandations. « Fais bien attention à sa tête, place ta main dans son
dos, ne cours pas tant que tu le portes, ne fais pas de mouvement brusque, ne
crie pas dans ses oreilles, ne le lâche pas ». Comme l'inquiétude d'une
mère est difficile à contenir ! Elle ne perturbe pas Gaspard qui accueille
Arthur dans ses bras avec beaucoup de délicatesse. Il lui parle doucement et
commence la visite. Je leur emboîte le pas et les suis de près, en me retenant
d'intervenir. Gaspard entre dans la chambre qu'Azylis et Arthur vont partager.
Il décrit le berceau ancien et son voile fin suspendu au col-de-cygne, la table
à langer chargée de tous les produits de soin. Il explique que le lit à barreau
dans le coin opposé est celui d'Azylis et qu'il en est ainsi pour tous les
éléments roses de la pièce. Il quitte la chambre, gagne la suivante. La porte
est close. Gaspard ne l'ouvre pas.
— Arthur, ici c'est ma chambre. C'est
une chambre de grand avec des jeux de grand. Tu n'as pas le droit d'y entrer.
D'ailleurs, regarde.
Gaspard s'accroupit. Au bas de la
porte, presque au ras du sol, il a collé un sens interdit. Il le pointe du
doigt et dit :
— Tu vois, c'est écrit ici. Tu ne
pourras pas dire que tu ne savais pas. Si tu veux entrer, il faut que tu me
demandes.
J'étouffe mon rire. Gaspard a encore
beaucoup à apprendre sur les bébés et leurs aptitudes ! La visite de
l'appartement se poursuit sur le même ton, en passant rapidement certaines pièces
jugées sans intérêt pour son petit frère — les toilettes, il a des
couches ; la cuisine, je l'allaite. Il termine dans le salon et s'assoit
sur le canapé. Il s'installe confortablement, le dos bien calé, un coussin sous
le bras qui soutient Arthur. Je m'approche pour récupérer mon bébé.
— Attends, je n'ai pas fini. Je
voudrais lui dire quelque chose maintenant. Est-ce que tu peux sortir, Maman,
pour nous laisser entre frères ?
Je ne sais quoi faire. La demande de
Gaspard m'intrigue. Je comprends bien que je n'ai pas ma place avec eux. Je
sors donc de la pièce mais reste dans l'entrée, à portée de voix. Je suis
curieuse de savoir ce que ces deux-là vont partager.
Gaspard se racle la gorge, replace
Arthur bien au creux de son coude et lui dit d'un ton sérieux :
— Voilà, tu connais notre maison. Et
tu connais notre famille. Tu as vu Papa et Maman tout de suite après ta
naissance. Ensuite, Azylis et moi sommes venus te rendre visite, avec Thérèse.
Voilà ta famille, mais il y a aussi quelqu'un que tu ne peux pas voir. Plus
personne ne peut la voir d'ailleurs. C'est Thaïs. Elle est morte. Tu sais ce
que ça veut dire mort ? (Silence). Bon, ce n'est pas grave si tu ne sais
pas. Thaïs est ta sœur, plus grande qu'Azylis mais plus petite que moi. Je vais
te raconter sa vie pour que tu la connaisses.
Je m'appuie de tout mon poids contre
le mur pour ne pas chanceler. Je n'ai pas encore prononcé le nom de Thaïs
devant Arthur. Je n'ai pas osé. J'écoute maintenant et m'imprègne des mots de
Gaspard. Il parle posément. Il évoque la naissance de Thaïs, sa joie d'avoir
une petite sœur et sa crainte toutefois qu'elle lui vole notre amour. Il
retrace ses deux premières années, celles du bonheur absolu. Il confie toutes
les bêtises qu'ils ont faites ensemble, et celles qu'elle a entreprises seule.
J'en découvre de nouvelles. Je souris en imaginant ma fille escaladant une
chaise surmontée d'un tabouret pour attraper le pot de confiseries, ou trempant
son livre dans l'eau bleue des toilettes pour nettoyer son gribouillage avec
une brosse à ongles. Gaspard énumère leurs parties de cache-cache et les
endroits improbables que trouvait Thaïs : dans le lave-linge, sous le
sapin de Noël, dans la poubelle de la cuisine... Il rit en racontant tout cela.
Puis son ton se fait plus grave. Il aborde l'annonce de la maladie, se replonge
dans nos larmes. Il décrit ensuite les symptômes et la dégradation de l'état de
sa sœur. Il détaille sans fausse pudeur ses infirmités, ses difficultés, tout
ce qu'elle a perdu. Dans le même temps, il dépeint leur complicité, leurs jeux,
leurs secrets, leurs fous rires, leurs câlins. Il parle de la petite fille
qu'elle était jusqu'au dernier jour de sa vie, jusqu'au dernier soupir :
sa joie, sa confiance, son sourire, sa façon d'aimer, son cœur pur, son âme d'enfant.
Il termine par cette phrase improbable, inoubliable : « Tu vois Arthur,
Thaïs a eu une belle vie ».
Il n'y a pas un bruit alentour, seule
la voix de Gaspard, claire dans le silence. Je crois que je n'ai pas respiré en
écoutant ce récit. Je suis restée en apnée pour que mon souffle ne m'empêche
pas d'entendre. Je retiens maintenant mon sanglot et laisse rouler en silence
les larmes. Tout bas, je répète : « Thaïs a eu une belle vie ».
Je n'ai jamais osé le dire. J'avais peur de choquer ou de passer pour folle.
Gaspard l'a énoncé de manière simple, limpide. Et vraie. Thaïs a eu une belle
vie.
Une belle vie... loin de tout ce que
l'on imagine pourtant. Loin des chemins tracés qui nous invitent à grandir,
avancer vite, vivre vieux. Qui nous poussent à développer nos aptitudes,
parfaire nos compétences, accroître nos expériences. La vie de Thaïs est allée
à contre-courant. À l'âge où les enfants multiplient leurs acquis, Thaïs a
commencé à régresser. Peu de temps après ses deux ans et ce mémorable
anniversaire, son état s'est aggravé, irrémédiablement. Dans les mois qui ont
suivi, elle a perdu la marche, l'ouïe, la parole, la vue, la motricité. Avant
Noël, elle avait atteint le stade terminal de sa maladie.
Je me rappelle la remarque d'un
soignant qui m'avertissait : « À la fin de sa vie, votre fille ne
sera plus qu'un cœur qui bat ». J'avais trouvé la phrase sinistre à
l'époque. Elle sous-entendait toutes les pertes auxquelles nous aurions à faire
face ; elle insinuait tout ce qui ne serait plus. Elle ratatinait Thaïs
pour la réduire aux simples battements involontaires de son cœur. Aujourd'hui,
je reprends cette remarque à mon compte en la modifiant légèrement, pour
affirmer avec fierté qu'en effet, à la fin de sa vie Thaïs était bel et bien un
cœur qui bat. Juste un cœur qui bat, non comme un organe vital qui pulse malgré
lui, mais un cœur qui bat comme le symbole vivant et universel de l'amour. Oui, dans les
derniers mois de sa vie, Thaïs n'a fait qu'aimer et être aimée. Petite fille de
trois ans à peine, elle a beaucoup perdu pour gagner plus encore, nourrie de
tant d'amour reçu et enrichie de tant d'amour donné.
C'est ce cœur battant qu'Arthur
connaît à travers ce que nous lui racontons d'elle. Et à travers ce qu'il
ressent au fond de son cœur à lui.
[...]
Je peine à reprendre mon souffle. Comme à chaque fois que je vais le chercher à
l'école, Gaspard m'a demandé : « On fait la course ? »
J'esquive toujours en montrant mes pieds : « Désolée, je ne peux pas,
j'ai des chaussures à talons hauts ». Aujourd'hui encore, il m'invite à me
mesurer à lui. Il devance ma traditionnelle réponse en me disant :
« Je sais tu as des talons, mais moi j'ai un cartable très lourd. On est
quittes. Alors on y va ? Allez Maman, c'est facile, la rue est en pente ».
Cette fois-ci, j'ai accepté. Je le regrette bien maintenant. J'ai adopté depuis
longtemps la ligne de conduite de l'ancien Premier Ministre anglais Winston
Churchill : « No sport ». Et cela me convient parfaitement. Je
me souviendrai de ne plus y déroger...
Gaspard m'attend en bas de la
descente depuis de longues secondes, triomphant et hilare. Je le rejoins essoufflée et passe mon bras
autour de ses épaules :
— Tu es trop rapide pour moi. Je
comprends pourquoi ton entraîneur de rugby t'appelle « la
mobylette ».
J'ai accepté de relever son défi
aujourd'hui parce que je souhaitais lui faire plaisir. Je voulais le mettre
dans de bonnes conditions.
— Gaspard, j'ai une triste nouvelle à
t'annoncer.
— Quoi ? Qu'est-ce qu'il y
a ? Maman, dis-moi ce qui se passe ?
— Tiji est mort.
Tiji est le chien de mes parents, un
magnifique bouvier bernois. Gaspard l'a adopté dès son arrivée. C'est même lui
qui a trouvé son nom. Ce matin, Maman m'a appelée pour me tenir au courant de
l'événement. J'ai tout de suite imaginé la peine de mon fils quand il saurait.
J'ai décidé de lui dire la vérité sans hésiter, comme il me l'a appris quelques
années auparavant, lorsqu'il m'a invité à prononcer le mot « mort »,
sans me cacher derrière des « il est parti », « il est décédé »,
« il n'est plus là », « il ne reviendra plus ». Les enfants
n'aiment pas les faux-semblants. Ils n'ont pas peur des mots. À l'époque,
Gaspard avait prononcé cette phrase inoubliable : « C'est pas grave
la mort. C'est triste, mais c'est pas grave ». Forte de cette expérience,
j'ai réussi aujourd'hui à lui annoncer la mort de Tiji, sans détour. C'est une
petite victoire dont je suis fière.
Gaspard ne dit pas un mot. Son visage
s'est vidé de ses couleurs. Il respire bruyamment, haletant comme s'il avait
reçu un coup dans l'estomac. Il fait deux pas en arrière et vient s'appuyer
contre le poteau d'un lampadaire.
— C'est ça la mauvaise
nouvelle ? Tu es sûre, il n'y a rien d'autre ?
— Non, je t'assure, c'est tout. Je
voulais juste te dire que Tiji est mort.
Gaspard ne retient plus ses larmes et
explose en sanglots.
— Maman, j'ai eu tellement
peur ! J'ai cru que tu allais m'annoncer qu'Azylis était morte.
Je n'y avais pas pensé un instant. Et
là, debout, interdite au milieu du trottoir, les bras ballants, je prends
conscience du traumatisme de mon fils, à travers le hoquet qui secoue ses
épaules. Gaspard a déjà vécu l'impensable, la mort de sa petite sœur Thaïs. Il
connaît la maladie d'Azylis et redoute de revivre cette situation. Je le serre
tout contre moi et tente de noyer son chagrin dans le mien.
— Rassure-toi, mon chéri. Elle va
bien. Pour le moment, nous n'avons pas de raison de nous inquiéter, mais je
comprends que tu sois triste. Tu as seulement dix ans et tu as vécu des
événements très difficiles. Des choses très lourdes à porter pour ton âge. S'il
te plaît, garde confiance.
Gaspard relève la tête, souffle sur
la mèche qui lui barre les yeux.
— Si Azylis meurt, je serai
horriblement triste parce que je pensais qu'elle était guérie. Je n'ose même
pas imaginer à quel point ce sera dur de vivre sans elle, mais tu sais Maman,
ça ne m'empêchera pas de continuer à aimer la vie. Même si Azylis meurt, je
garderai l'espérance.
Il a employé ce terme de lui-même
sans que je le lui souffle, que je le corrige ou que j'extrapole ses propos.
Gaspard n'a pas parlé d'espoir mais d'espérance. J'ai longtemps cru ces deux
mots synonymes. Je pensais qu'il était possible de les interchanger au gré des
phrases, pour éviter les répétitions, sans modifier le sens du propos. Je
comprends maintenant que leur gémellité n'est qu'apparente.
Espoir et espérance sont deux notions
bien différentes. L'espoir ou plutôt les espoirs que je nourrissais jusqu'alors
consistaient à compter sur des lendemains meilleurs pour supporter l'âpreté du
présent. Mon espoir tendait donc en la réalisation d'un désir concret, dans un
futur plus ou moins proche. Cette attente n'était que supposition ; elle
était susceptible de ne pas se réaliser et donc de me décevoir. Je repense à
Gaspard. S'il fonde son espoir dans la guérison d'Azylis et si les faits ne se
déroulent pas comme il l'attend, il va connaître une profonde désillusion. Son
espoir sera déçu. La lumière s'éteindra, le plongeant dans le noir du
désespoir.
L'espérance en revanche s'ancre dans
une certitude : la certitude de ce qui nous attend au bout du chemin, la
promesse du sommet de l'Himalaya. L'espérance n'est pas aléatoire. Elle est
ferme et concrète. Je sais ce que sera l'issue de ma route, quelles que soient
les épreuves. Je sais ce que je trouverai, et ceux que je retrouverai, là-haut.
Animée par cette espérance, intimement mêlée à la confiance, je peux donc vivre
aujourd'hui comme il se présente, avec ses peines et ses joies.
Je comprends mieux cette
phrase : « L'espoir meurt, l'espérance demeure ». Et je pense
désormais que, contrairement à l'adage, l'espoir ne fait pas vivre. L'espoir
permet de tenir, de supporter ; s'il ne s'avère pas possible, il conduit
au désespoir. Et le désespoir fait mourir sinon le corps, du moins l'esprit.
Ainsi, ce n'est pas l'espoir qui fait vivre ; c'est l'espérance. Oui,
seule l'espérance fait vivre.
Anne-Dauphine Julliand, in Une
journée particulière (les arènes)