jeudi 13 octobre 2016

En exhortant... Mgr David Macaire, Montrer Jésus partout



Aux Curés, au clergé, aux religieux et religieuses, aux responsables des services et mouvements diocésains, aux fidèles engagés dans l’Église, aux chrétiens pratiquants



Chers fidèles diocésains de la Martinique,
Chers sœurs et frères,
La Martinique a peur, elle a besoin d’être délivrée de tout mal, elle attend que Dieu donne la Paix à notre temps, elle aspire à être libérée du péché et rassurée devant les épreuves qui l’accablent. Elle attend le bonheur et l’espérance, l’avènement de Notre Seigneur Jésus-Christ : c’est urgent ! Cette certitude est plus que jamais inscrite en mon âme. Je le sais, je l’ai vu dans les cœurs, entendu sur les lèvres, après avoir fait le tour des communautés et des réalités pastorales et sociales de notre île. Pendant plusieurs mois, le peuple de Dieu a vécu une série de mini-synodes dans les paroisses et les entités pastorales pour accueillir l’évêque et lui présenter sa vie dans le monde et dans l’Esprit-Saint. Oui, l’Église est en marche, et le monde attend son passage. Il y a en Martinique une grande attente vis-à-vis de l’Église Catholique.
Certes, le pape François a affirmé le mois dernier que nous étions entrés dans la troisième guerre mondiale et, en effet, nous sommes dans une lutte sans merci avec l’esprit du monde prêt à dévorer les fils et les filles de Dieu, les familles, les paroisses, les mouvements et les prêtres. Mais votre pasteur ne peut ignorer qu’il a vu un peuple debout, un peuple vaillant, capable non seulement de résister mais, plus encore, de remporter de grandes victoires sur le mystère d’iniquité qui croît mystérieusement en ce monde.
Notre communauté diocésaine a donc les moyens d’engager enfin ce « renouveau ecclésial qu’on ne peut différer », auquel le pape François nous invite :

J’imagine, dit-il, un choix missionnaire capable de transformer toute chose, afin que les habitudes, les styles, les horaires, le langage et toute structure ecclésiale deviennent un canal adéquat pour l’évangélisation du monde actuel, plus que pour l’auto-préservation. La réforme des structures, qui exige la conversion pastorale, ne peut se comprendre qu’en ce sens : faire en sorte qu’elles deviennent toutes plus missionnaires, que la pastorale ordinaire en toutes ses instances soit plus expansive et ouverte, qu’elle mette les agents pastoraux en constante attitude de “sortie” et favorise ainsi la réponse positive de tous ceux auxquels Jésus offre son amitié (Evangelii Gaudium n°27).

C’est pourquoi, plein d’Espérance, j’ai décidé de vous proposer de prolonger la première année de démarche synodale par un plan pastoral en vue d’une conversion missionnaire de toute la vie de l’Église : ECCLESIA’M 2020 !
Le mot d’ordre…
La Sainte Écriture affirme que « l’Esprit et l’Épouse disent : "Viens ! Viens, Seigneur Jésus" » (Apocalypse 22,17). L’Esprit, c’est l’Esprit-Saint ; l’Épouse, c’est Marie, c’est l’Église, c’est nous : chacun de nous et nous tous ensemble.
Eh bien ! Frères et sœurs, écoutez bien cette nouvelle : À notre prière, Jésus est venu chez nous ! Oui, Jésus est présent en Martinique. Plusieurs fois, vous m’avez montré sa présence et son action. D’ailleurs, qui peut en douter ! ? Nous sommes si nombreux à prier. Il est là, désormais élevé comme un étendard sur ce pays. Le problème, c’est que beaucoup ne le voient pas ; au lieu de tourner les yeux vers le Seigneur, ils baissent le regard, tout tristes, accablés par le mal et leur péché. Dieu merci, le Jubilé de la Miséricorde a permis à beaucoup de relever la tête, de regarder vers Lui et de « resplendir sans ombre ni trouble au visage » (Psaume 33, 6). Mais ce n’est pas fini, la Miséricorde n’a pas dit son dernier mot.
C’est pourquoi je déclare dans l’Esprit-Saint que l’objectif principal qui doit guider désormais chaque baptisé de notre Église est le suivant :
Montrer Jésus partout, en Martinique et au-delà, personnellement et en Église.
Ce mot d’ordre est un principe intégral : il touche tout ce que nous sommes. Désormais, il concerne tous les fidèles baptisés. Guide toutes nos actions. Conditionne la mise en place de toutes les structures d’Église. Il est la raison d’être de nos groupes, de nos mouvements, de nos communautés et de nos ministères. Il façonne notre être et notre agir profonds et fait de nous un peuple de prophètes (Nombres 11, 29). Ce n’est pas une option ! C’est sur cet amour missionnaire que nous serons jugés au soir de notre vie.
En tant que Pasteur, Serviteur de l’Église du Christ qui est en Martinique, je demande au Seigneur « de ne pas donner de sommeil à mes yeux » tant que chaque baptisé ne sera pas devenu un témoin authentique du Christ. Pas simplement un bon catholique pratiquant, sage… et endormi, mais un fou, un témoin joyeux, un prophète de la Miséricorde qui Montre Jésus.
Le projet n’est pas une utopie car il est voulu par Dieu. Envoyé parmi vous, je ne serais pas fidèle à ma vocation si je n’avais pas pour ce diocèse et chacun d’entre vous un projet qui ne peut être réalisé que par la grâce de Jésus. Ce projet prophétique dans l’Esprit est la seule façon de sauver notre pays et ses enfants du dessein destructeur du diable qui a déjà commencé. Nous en avons la conviction, c’est le projet de Dieu pour la Martinique. Si telle est la volonté du Tout-Puissant, ne pas y consentir et y répondre entièrement est un péché mortel.
Les directives pastorales…
L’Église Une, Sainte, Catholique et Apostolique est le Corps du Christ et le Temple de l’Esprit-Saint. Elle est cependant composée à 100% de pécheurs. Cela est normal. Jésus a voulu que son Église soit un hôpital pour des pécheurs et non pas un refuge 4 étoiles pour des saints. À bon droit, des hommes et des femmes reprochent à l’Église des limites bien réelles. La plupart de ces personnes sont sincères, mais ça ne veut pas dire que toutes ces critiques sont toujours dans la Vérité.
N’oublions jamais que, malgré la fragilité des membres (fidèles et pasteurs), l’Église Catholique est seule à rester fidèle depuis l’origine à tous les principaux commandements du Seigneur : elle soigne sur toute la planète les pauvres, les prisonniers, les malades et les ignorants (si elle était une ONG, elle serait de loin la plus grande du monde) (Matthieu 25, 35) ; elle fait œuvre de Miséricorde et remet les péchés au nom de Jésus (Matthieu 18, 18) ; elle marche à la suite de Pierre et ses successeurs (Matthieu 16, 18 ; Jean 21, 17) ; elle maintient le peuple de Dieu dans l’Unité et la Communion Universelle et ne se répand pas en de multiples petites communautés indépendantes (Jean 17, 21) ; elle prie sans cesse et non pas quelques heures par semaine (1 Thessaloniciens 5, 17) ; elle renouvelle le sacrifice du Corps et du Sang en mémoire de Jésus (Luc 22, 19) ; elle mange le Corps et boit le Sang du Seigneur pour avoir la Vie éternelle (Jean 6, 54) ; elle prêche dans toutes les langues (Marc 16, 15) ; elle prend Marie chez elle (Jean 19, 27) et enfin elle est persécutée : chaque jour (oui, chaque jour !), le sang de ses martyrs lui donne de suivre son Seigneur dans sa Pâque et de vivre les Béatitudes (Matthieu 5, 12)…
D’un autre côté, nous ne pouvons ignorer certaines limites qui causent bien des souffrances qui la défigurent et entravent sa mission de montrer Jésus. Des scandales, des incohérences causent même le départ, sinon la perte, de nombreux frères et sœurs. Un prêtre a fait une grande enquête en Amérique latine qui a révélé :
1. que des personnes qui viennent à l’Église ne se sentent pas suffisamment accueillies et aimées. Certaines parfois même se sentent jugées.
2. que les fidèles ne reçoivent pas toujours un enseignement de qualité, c’est-à-dire biblique et doctrinal, capable de changer leur vie. Les pasteurs et prédicateurs ne leur indiquent pas clairement ce qu’ils doivent croire et ce qu’ils doivent faire.
3. que trop peu de catholiques ont fait l’expérience de la rencontre personnelle de Jésus-Christ (en effet, quand on pense à tant de confirmés, de mariés et parents des enfants baptisés qui, malgré les promesses, ne viennent plus à l’Église, ou encore aux contre-témoignages de certains fidèles responsables).
4. que les baptisés de notre Église ne sont pas assez formés et encouragés à devenir systématiquement des missionnaires.
Les gens ne quittent donc pas l’Église du Christ pour des raisons doctrinales (par exemple parce qu’ils rejetteraient l’Eucharistie, le culte de la Vierge Marie et des saints ou le ministère du Pape), mais parce qu’ils n’ont pas fait avec nous, d’abord l’expérience de la communauté, ensuite l’expérience de la foi et enfin l’expérience d’une vie donnée à Dieu et missionnaire. Sans parler d’un certain complexe de supériorité, pour ne pas dire de la vanité, qu’on trouve parfois dans notre Église…
Ces critiques sont fondées, je les fais miennes et j’en déduis trois directives pastorales qui vont mener de façon pratique notre mission de montrer Jésus. Désormais notre pastorale devra permettre à tous les fidèles de faire les trois expériences suivantes, dans l’ordre de priorité :
A- L’expérience de la communauté, qui passera par la Famille
La dimension familiale est fondamentale pour notre vie et pour notre salut. Fondée par Dieu, la famille est haïe par le démon et par le monde. Les Pères du Synode sur la Famille ont rappelé, dans un message au monde, que l’Église est une famille et une famille de familles. Notre Église n’est pas assez familiale, pas suffisamment fraternelle et pas assez fondée sur les familles. Toute communauté, en particulier les paroisses, doivent se considérer comme une famille. Aujourd’hui, nombre de nos paroisses ressemblent plus à des bureaux de douane, à des administrations du religieux, qu’à des familles. Il faudra en repenser le fonctionnement. D’un autre côté, nos familles ne sont pas assez ecclésiales. Si la famille n’est pas une petite Église, elle se détruit et détruit ses membres. On doit donc y prier, y célébrer le Seigneur ; les parents doivent être les pasteurs de cette petite Église, les plus faibles doivent y être soignés et accueillis, les jeunes doivent y être éduqués dans l’Évangile !
B- L’expérience de l’Esprit-Saint, qui se fera par et grâce à l’exercice des ministères
Tous les agents de la pastorale doivent désormais chercher à exercer leur ministère dans l’Esprit-Saint et en vue de préparer des cœurs fervents à l’avènement de ce même Esprit-Saint dans les sacrements. Trop de fidèles (et même des fidèles engagés) vivent comme les johannites d’Éphèse, ces disciples qui connaissaient le baptême de Jean mais qui « ne savaient même pas qu’il y avait un Esprit-Saint » (Actes 19, 2). Les prédications, le catéchisme et l’éducation des jeunes, la proclamation des lectures, la préparation aux sacrements, le soin des pauvres, des malades et des prisonniers, les prières de délivrance, l’animation des funérailles, le secrétariat paroissial, l’écoute, le chant choral, l’enseignement de la sainte Écriture… tous les ministères doivent désormais être repensés de façon charismatique en vue de montrer Jésus et de faire faire l’expérience de l’Esprit-Saint.
C- L’expérience missionnaire, qui doit être au cœur de la préoccupation de chaque baptisé
En effet, c’est une lourde responsabilité pour les héritiers du Royaume de Dieu que de se montrer peu aptes à en faire bénéficier TOUS nos frères, et de laisser les contre-témoignages de certains d’entre nous éloigner du salut les plus fragiles de ceux qui sont venus frapper à notre porte. Alors que l’Esprit-Saint, par le Concile Vatican II, a demandé à l’Église Catholique d’être le Bon Samaritain de ce monde qui se meurt sur le bord du chemin, de s’approcher de lui, de le prendre dans ses bras, de le soigner et même de payer le prix de sa guérison, comment pouvons-nous avoir l’attitude du prêtre et du lévite qui, pour garder leur pureté, passent leur chemin sans toucher le moribond (Luc 10, 25-37) ?
Le temps est venu d’une conversion missionnaire de toute la vie de l’Église pour que chaque baptisé, chaque famille, chaque groupe, chaque mouvement, chaque paroisse n’ait d’autre souci que de montrer Jésus au monde qui l’attend. Saint Jean-Paul II disait :
J’estime que le moment est venu d’engager toutes les forces ecclésiales dans la nouvelle évangélisation et dans la mission ad gentes. Aucun de ceux qui croient au Christ, aucune institution de l’Église ne peut se soustraire à ce devoir suprême : annoncer le Christ à tous les peuples. Redemptoris Missio, n°3, 1990.
Pawol la té bien di ! N’est-ce pas ? Alors, qu’as-tu fait de cette invitation de l’Esprit-Saint ! ?
Le Plan ECCLESIA’M 2020 ! et ses chantiers…
Pour réaliser cet objectif ambitieux – impossible sans la grâce de Jésus, l’amour de Dieu le Père et la communion de l’Esprit-Saint et impensable sans la foi, l’espérance et l’amour – je demande au diocèse de Martinique, à chaque baptisé personnellement, mais aussi à chaque réalité de ce diocèse, de participer à la démarche synodale de ECCLESIA’M 2020 !
1) Cette démarche n’est pas venue d’un vouloir de chair : elle est née dans l’Esprit-Saint le 12 avril 2015 au Stade de Dillon, lorsque le peuple de Martinique s’est rassemblé pour célébrer la Pâques, la Miséricorde et l’ordination d’un nouvel évêque.
2) Elle s’est poursuivie, au cours du Jubilé de la Miséricorde, par les visites pastorales des paroisses, des associations, des mouvements, des hôpitaux, des communautés, des écoles, des familles et les grands rendez-vous jubilaires…
3) Elle continue aujourd’hui avec cette Lettre Pastorale qui détermine :
. Le mot d’ordre : « Montrer Jésus partout en Martinique et au-delà, personnellement et en Église » ;
. les trois directives pastorales (Faire faire l’expérience de la communauté, de l’Esprit-Saint et de la mission à chaque baptisé) ;
. et les 5 chantiers missionnaires et pastoraux composés de différents ateliers à mettre en œuvre d’ici 2020 :
. Accompagner et protéger les familles,
. Convertir la pastorale en Mission du Parvis,
. Bâtir une éducation chrétienne,
. Soigner et délivrer les âmes,
. Guérir le monde par l’Évangile.
4) Cette démarche se poursuivra en 2017 par des assemblées synodales chargées d’organiser les chantiers et les ateliers, de mettre en place les équipes et les plans d’action et le calendrier pour les deux années pastorales 2017-2018 et 2018-2019.
5) En début 2020, viendra le temps des bilans et des conclusions. Une Assemblée Synodale festive rassemblera, je l’espère, le diocèse pour présenter les résultats de ce travail communautaire dans l’Esprit-Saint.
Je confie cette démarche à la Vierge Marie, Mère de l’Église et Notre-Dame de la Délivrance. À son intercession, je suis persuadé que la Divine Providence a déjà désigné tous les serviteurs de ces chantiers et mis en place tous les moyens logistiques et matériels nécessaires. Déjà, à tous, Maman Marie redit : « Faites tout ce qu’Il vous dira ».
Je sais aussi que l’ennemi ne manquera pas de mettre des bâtons dans nos roues (ses « bâtons » favoris étant la division, la jalousie, le découragement, la peur, la procrastination, la critique…), mais je sais aussi que, le cas échéant, Elle saura dire à son Fils : « Ils n’ont plus de vin ».
Alors : « Même pas peur ! »
OUI, n’ayons pas peur !
Au contraire, redisons : « Mon Dieu, je crois, j’adore, j’espère et je Vous aime, je… ! »
En avant pour ECCLESIA’M 2020 !
Montre Jésus !

À Rome le 8 septembre 2016
En la fête de la Nativité de la Bienheureuse Vierge Marie
+ David Macaire
Archevêque de Saint-Pierre et Fort-de-France

vendredi 7 octobre 2016

En unifiant... Gustave Thibon, La morale et les mœurs


Il n'est pas de spectacle plus angoissant que celui de la disjonction croissante entre la moralité et les mœurs des hommes.
Entendons-nous d'abord sur le sens des mots. J'appelle mœurs, tout ce qui, dans la conduite humaine, ressortit à la nécessité inconsciente, autrement dit, tout ce qui se fait par instinct, par tradition, par adaptation spontanée au milieu social, etc. J'appelle moralité ce qui se rapporte à l'affectivité spécifiquement consciente. Il n'est pas nécessaire de communier consciemment à un idéal pour avoir des mœurs ; ce l'est pour avoir une morale. On peut parler de mœurs pour les animaux, mais on ne peut parler de moralité que pour les hommes.
Prenons deux cas extrêmes. Voici un vieux paysan avare et retors, toujours prêt à duper ses semblables dans un achat ou dans une vente, mais en même temps attaché au terroir familial et père d'une nombreuse famille qu'il élève avec dévouement. Cet homme n'a pas de morale, mais il a de bonnes mœurs. Voici, d'autre part, un petit bourgeois dévitalisé, très scrupuleux et très digne dans sa conduite, très noble dans son idéal de justice universelle, et qui, par faiblesse, par lâcheté inconsciente et spontanée devant la vie, s'abstient volontairement d'avoir des enfants. La morale de cet homme peut être plus pure que celle du premier ; ses mœurs n'en sont pas moins corrompues.
Il y a, dans tout acte humain, un côté physique (je prends ce mot dans le sens très large d'ontologique) et un côté moral. Un acte moralement mauvais peut être physiquement bon, en d'autres termes, il peut reposer sur de saines bases vitales, être l'expression d'une pureté, d'une spontanéité naturelle, etc. Ainsi, tel exercice illicite de la sexualité, tel mouvement de violence aboutissant à un meurtre, etc., peuvent procéder de facultés parfaitement saines dans leur ordre : le désordre réside seulement ici dans l'illégitimité morale et sociale de ces actes. Inversement, un acte moralement pur peut être physiquement impur. L'homme dévitalisé dont j'ai parlé plus haut peut, pour des raisons morales, se décider à avoir des enfants : sa conduite alors sera très noble, peut-être héroïque : elle manquera tout de même de saines bases naturelles, elle n'aura pas de vraies racines dans la nécessité.
Cette distinction entre la moralité et les mœurs nous permettra de comparer sainement l'état présent et l'état passé de l'humanité. Quand les conservateurs, les laudatores temporis acti gémissent sur la décadence morale des hommes, les partisans du progrès ne manquent pas de leur rappeler les ombres terribles du passé, ce long cortège de cruautés, d'exactions, de débauches qui se déroule à travers les siècles défunts. Conclusion : mieux vaut encore vivre aujourd'hui, les hommes sont plus justes et plus doux. Distinguons. Si nous comparons des époques comme le Moyen-âge à la période actuelle, nous arrivons à cette conclusion : du point de vue des mœurs, l'humanité est en pleine décadence ; du point de vue de la moralité (du moins en tant que disposition émotive et qu'idéal universel), elle est certainement en progrès.
Nos ancêtres avaient moins de morale que nous, ils avaient plus de mœurs ; nous avons plus de morale et moins de mœurs. Il n'est pas utile d'ailleurs de remonter au Moyen-âge pour établir cette comparaison. Les paysans d'il y a cent ans étaient dans l'ensemble plus durs, plus retors, plus mesquins et plus processifs que les paysans d'aujourd'hui ; ils étaient moins ouverts à la morale et à l'amour qui en est la base. Leurs petits-fils ont le cœur plus sensible et l'esprit plus large ; les disputes, les procès, les tromperies sont plus rares au village. Mais ces vieux paysans possédaient, malgré l'étroitesse presque immorale de leur âme, un profond capital de traditions religieuses et familiales et de sagesse instinctive : leurs enfants ont dilapidé ce capital. Ils faisaient corps, personnellement et héréditairement, avec la terre qu'ils cultivaient et jouaient ainsi un rôle organique dans la cité : leurs enfants, détachés du sol natal, n'aspirent qu'à devenir des fonctionnaires anonymes et parasites. Ils étaient parfois brutaux avec leurs enfants, mais ils en avaient : leurs fils entourent les leurs de plus de tendresse et de plus de soins, mais ils n'en ont presque plus. Pis encore — et cela permet de mesurer l'ampleur monstrueuse du divorce entre la sensibilité morale et les mœurs profondes — c'est précisément dans ce pays de France où la plupart des hommes sont devenus si doux, si humains et, en particulier, si tendres pour leurs enfants et si incapables de les voir souffrir qu'on compte au bas mot 500.000 1 avortements par année, c'est-à-dire 500.000 enfants assassinés ! D'une part on gâte les enfants, de l'autre on les tue : c'est la même main qui massacre les innocents et qui les pourrit de caresses. Il faut que les uns meurent pour que les autres soient plus choyés et plus adorés : on fait des sacrifices humains à ces petits dieux ! J'ai connu une personne qui avait tué quatre enfants dans son sein (non par malice, mais par faiblesse, par manque d'instincts solides et d'encadrement social) et qui trouvait monstrueux qu'on pût frapper un enfant pour le corriger... Cet écart entre la sensibilité affective et les mœurs profondes, c'est la distance entre l'enfant assassiné et l'enfant gâté qui nous en fournit la mesure.
Parce qu'elle n'est pas incarnée dans de saines mœurs, cette moralité reste essentiellement affectée d'impuissance. Faite d'intellectualisme abstrait et d'émotivité superficielle (n'est-ce pas Rousseau qui avait voulu jeter les bases d'une morale sensitive ?), elle ne va pas au delà de la sensation immédiate ou de l'idéal inaccessible. Elle est à la fois terriblement presbyte et terriblement myope elle regarde d'un œil une étoile chimérique qui ne descendra jamais sur la terre, et de l'autre de celui qui dirige l'action concrète elle ne voit que le fruit qui se peut cueillir aujourd'hui. Les hommes possédaient jadis de profonds instincts biologiques et collectifs qui leur faisaient servir à leur insu le bien de l'espèce et le bien de la cité, ils voyaient loin sans en avoir conscience, et leur humble effort personnel, capté par une finalité supérieure à laquelle il s'adaptait spontanément, contribuait à l'édification harmonieuse de la société et de l'avenir. Le grand bienfait des mœurs saines, c'est de rendre faciles et naturelles des choses très difficiles pour la moralité pure de l'individu isolé. Or, la décadence des mœurs a isolé, atomisé les individus. Il faudrait aujourd'hui que chaque homme suppléât, par sa volonté défaillante, par sa sensibilité fugace, aux souffles profonds issus de l'âme animale et de l'âme collective. Cela n'est possible qu'à quelques grandes âmes. Les autres versent fatalement dans le culte exclusif de l’intérêt ou de l'amour sensibles et immédiats. L’homme atomisé a horreur de tout ce qui est pénible et surtout de tout ce qui est lointain. On n'a pas d'enfants : le possible qu'on tue ne se sent pas, mais le repos qu'on se procure se sent très bien ; on ne corrige pas ceux qu'on a : le bien qu'on leur ferait ainsi est trop lointain, il n'est pas sensible, mais leurs larmes et leurs caresses le sont... Les jeunes paysans se ruent en masse vers le fonctionnarisme : comment la vision d'un lointain désastre collectif pourrait-elle balancer en eux l'attrait d'une sécurité immédiate ? Est-ce les instincts et les institutions, ou bien la conscience des individus qui retenaient leurs ancêtres à la terre ?
Cette religion de la facilité issue de l'épuisement des mœurs a donné aussi des résultats positifs. Elle a fait se développer des vertus qui, quoique nourries de faiblesse, ne se confondent pas avec la faiblesse. Les hommes sont trop sensibilisés, ils ont trop besoin de l'aide et de l'estime de leurs semblables 2 pour ne pas répudier spontanément les actes d'égoïsme ou de haine qui exigent une trop grande dépense de forces. Dans nos campagnes, par exemple, les procès n'existent presque plus, nul ne poursuit plus de vengeances à longue échéance, et les gens, qui s'envient et se calomnient plus que jamais, ne se disputent plus en face. Même dans le mal, on ne sait plus risquer et prendre sur soi.
Du point de vue strictement moral, la décadence des mœurs ne rend les hommes ni meilleurs ni pires : elle tend seulement à supprimer les manifestations lointaines et difficiles de l'égoïsme et de l'amour.
* * *
Ce que j'appelle ici mœurs (ces mœurs dont je dénonce la régression), c'est en somme, la morale vécue plutôt que représentée, la morale fondue dans la nécessité physique, c'est, dans l'ordre du sentiment et de l'action, un don aussi gratuit et aussi naturel que la santé dans l'ordre du corps et comme une espèce de prolongement de cette dernière (on conçoit que cette santé, portant sur des comportements très simples, à finalité généralement extra-personnelle et visant à assurer la continuité familiale et sociale, puisse laisser place, dans l'ordre des superstructures individuelles, à beaucoup d'immoralités : ainsi s'expliquent les péchés de tant de gens biologiquement et socialement sains. Ce que j'appelle morale (cette morale dont je signale les progrès), c'est la morale représentée et sentie plutôt que vécue et réalisée, la morale source d'émotion et d'idéal plutôt que d'action (on conçoit aussi que cette morale puisse coexister avec une profonde décomposition des substructures affectives). Le caractère de Jean-Jacques Rousseau nous offre un exemple magnifique de ce mélange de moralisme exaspéré et de mœurs pourries. À la naissance de chacun de ses enfants, il repasse dans sa pensée et dans son cœur « les lois de la nature, de la justice et de la raison, et celles de cette religion pure, sainte, éternelle comme son auteur », etc., et cette débauche de haute morale aboutit à, l'abandon de tous ses enfants ! Un homme normal ne pense à rien de tout cela, et il élève les siens...
L'union, dans le même individu, d'un fort idéal moral et de mœurs décadentes constitue un terrible danger social. L'absence de santé dans les mœurs profondes et les réflexes vitaux confère à l'idéal moral je ne sais quoi d'irréel et de morbide qui le rend blessant pour la nature de l'homme. Les péchés d'idéalisme, d'angélisme, qui sont à la base des grandes convulsions culturelles et politiques des temps modernes, dérivent en grande partie de là. Unie à de saines mœurs, la haute moralité fait les saints ; liée à des mœurs croulantes, elle produit des utopistes et des révolutionnaires. Rousseau et Robespierre furent des êtres toujours frémissants d'émotion morale : la prédication de la vertu était en eux comme une espèce de cri d'agonie, de chant du cygne des mœurs ! La vertu, qui n'est pas équilibrée, humanisée par de bonnes mœurs est toujours menacée de devenir la proie d'un idéal chimérique et, par là même, destructeur. Ce n'est pas le moindre bienfait des saines mœurs que d'empêcher la morale de divaguer.
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Un autre écueil (étroitement voisin d'ailleurs de ceux que nous avons déjà signalés) de la moralité sans mœurs, c'est d'aboutir, successivement ou simultanément, à une indignation impure contre le mal et à un consentement impur au mal.
La morale sans mœurs, avons-nous dit, n'est pas incarnée. Le décadent a souvent faim de vertu, mais cette faim ne trouve pas de nourriture à l'intérieur de lui-même. Alors elle la cherche au dehors... Des hommes comme Rousseau ont un idéal, mais cet idéal n'est jamais descendu plus bas que leur cervelle : il ne trouve pas, dans leur être intime, dans leur nature profonde, de quoi manger et prendre corps. Mais ils n'insistent pas de ce côté-là : cela irait trop loin. Cette vertu, dont ils ne portent en eux que la faim, ils en réclament la substance au monde extérieur. Ils lui demandent d'incarner leur idéal ; ils chargent la société de fournir un alibi à leur impuissance ; ils ont besoin de voir sans cesse autour d'eux ce qu'ils sont incapables de vivre en eux. Et quand le monde extérieur faillit à cette mission, quelle rancœur indignée, quels cris hystériques contre le mal ! Les êtres profondément vertueux ceux qui réalisent intérieurement leur idéal sont beaucoup moins sensibles j'entends de cette sensibilité chargée d'amertume et d'irritation — au mensonge et à l'injustice du monde. Ils sentent, dans leur âme et dans le Dieu qui l'emplit, assez de force et de vérité éternelles pour supporter, d'un cœur navré mais égal, le mal qui ronge le monde. Ils savent, d'une science vivante, que la justice aura le dernier mot, et cela supprime bien des scandales. Mais ceux qui appellent, avec de telles crispations d'impatience, le triomphe de leur dieu, montrent par là qu'ils ne sont pas très sûrs de ce triomphe. Esclaves, plus que les autres encore, du monde et du siècle, ils ont besoin, pour ne pas désespérer de leur idéal, de le voir réussir dans ce monde et dans ce siècle, et leur zèle est d'autant plus amer et fiévreux que leur vide intérieur est plus profond. Ainsi Rousseau, père indigne, décerne des récompenses aux femmes qui allaitent leurs enfants et accable les éducateurs de conseils irréalisables. Il demande aux autres l'impossible dans la mesure où il n'a pas soulevé lui-même le petit doigt : cela crée une moyenne ! Les utopies morales et sociales les plus dévorantes sont nées de tels décadents qui unissent, suivant le mot de Montaigne, des « opinions supercélestes à des mœurs souterraines... »
Mais ce dualisme aigu entre la morale et les mœurs, cet état de fièvre et de tension inhérent aux vertus mal incarnées ne saurait se maintenir bien longtemps. L'unité brisée essaie de se rétablir par la confusion. Quand l'idéal est incapable de s'incarner, c'est la chair qui s'idéalise, et l'on voit surgir un nouveau type de décadence : celui des êtres corrompus qui divinisent leur propre corruption. Une nouvelle morale se crée, qui justifie théoriquement l'amoralisme foncier des mœurs malades : Icare déchu goûte ce repos dans la fange promis à tous ceux que l'impossible a tentés. La décadence des mœurs produit, à son premier stade, un moralisme rigide et exalté, à son second stade, un immoralisme érigé en dogme ; elle enfante toujours, tôt ou tard, la pire morale.
Ce dualisme et cette confusion coexistent d'ailleurs en général chez les mêmes hommes et dans les mêmes doctrines. C'est le grand stigmate de toutes les morales de type manichéen que ce mélange de purisme et de laxisme. Un Rousseau, un Gide censurent, avec des raffinements surhumains de pureté, certains maux presque inhérents à la condition humaine et, en même temps, ils accueillent et glorifient les pires désordres. Ils visent simultanément plus haut que l'homme et plus bas que l'animal : leur morale est faite de vaine révolte contre la nécessité et de plate abdication devant le désordre ; elle est spécifiée par l'attrait combiné de l'impossible et de la boue.
* * *
L'homme, pour vivre en homme, a besoin d'harmonie entre la morale et les mœurs. Les mœurs sont faites pour être couronnées par la morale, la morale est faite pour s'incarner dans les mœurs. Le péché moral, d'abord librement choisi, s'infiltre tôt ou tard dans les mœurs, et il les pourrit : nous assistons, depuis la Renaissance, à cette descente du péché dans la nécessité, à cette lente dégradation du mal moral en mal physique. Réciproquement, l'effondrement des mœurs rejaillit sur la morale : la vertu qui ne s'appuie plus sur la santé des instincts et sur celle des institutions dévie de son sillon naturel ; elle tombe, comme les nerfs mal nourris, dans la faiblesse irritable...
La crise morale que tout le monde dénonce aujourd'hui à l'envi est surtout une crise des mœurs. Le péché émigre de plus en plus hors de son lieu propre (la conscience et la liberté individuelles) pour s'installer, d'une part dans le domaine de la vie collective (régimes politiques et climats sociaux malsains), et de l'autre dans celui de la vie inconsciente et presque organique (nerfs faussés, instincts pervertis, etc.). La zone du mal proprement moral s'amenuise toujours davantage, de sorte que le moraliste ne sait plus très bien où finit sa tâche et où commence celle de l'homme d'État ou du médecin. Je n'ignore pas qu'une telle déroute des mœurs constitue un climat idéal pour l'éclosion des vocations héroïques ; elle fait surgir par réaction des êtres dont la pureté morale remonte le courant des mœurs et crée une nouvelle santé toute fondée sur la conscience et sur l'amour, toute portée à la pointe de l'esprit. Qu'on songe par exemple dans quelles conditions biologiques et dans quelle atmosphère sociale se trouve souvent placé aujourd'hui le devoir élémentaire de la procréation et quels tragiques obstacles il doit parfois surmonter. Mais un état de choses qui tend, pour ainsi dire, à suspendre la santé à la sainteté ne va jamais sans dangers (nous avons déjà vu lesquels) ; en tout cas, il exige une force et une grandeur d'âme, qui ne sont pas à la mesure de l'humanité moyenne. Tout système social qui contribue rendre nécessaires, pour la majorité des hommes et dans la conduite ordinaire de leur vie, des vertus essentiellement aristocratiques, s'avère par là malsain. Quant à la pseudo-démocratie issue de l'esprit de 89, elle ajoute l'absurdité à la malfaisance : fondée théoriquement sur la justice et l'amour à l'égard des masses, elle finit par imposer pratiquement aux individus de ces pauvres masses, s'ils veulent accomplir leur humble devoir, un héroïsme qu'il serait à peine raisonnable de demander à je ne sais quel pusillus grex évangélique. Si l'on cherche la raison secrète de la témérité effrayante avec laquelle les esprits révolutionnaires bouleversent des traditions et des mœurs qui ont fait leur preuve, on la trouve dans cette illusion angélique  que la moralité peut et doit suffire à suppléer les mœurs détruites. Mais il n'est pas de pire méfait social que d'acculer les masses à la sainteté...
Placé au centre d'une déroute des mœurs encore inédite dans l'histoire, le moraliste doit se défier plus que jamais des constructions idéales, des systèmes universels et de l'enivrement des mots et des songes. L'éréthisme moral a été assez longtemps cultivé : c'est d'une morale motrice que nous avons surtout besoin aujourd'hui. Après tant de stériles débauches intellectuelles et affectives, il est temps d'apprendre aux hommes à faire passer dans leurs mains l'idéal de leur esprit et l'émotion de leur cœur. Il s'agit d'incarner humblement, patiemment, la vérité humaine, de lui donner un corps et une réalité dans la vie de chacun et dans la vie de tous. Le plus noble idéal n'a de sens que dans la mesure où il enfante ce pauvre effort charnel et saignant. Les bases les plus élémentaires de la nature humaine sont ébranlées : l'homme tout entier est à reconstruire. Pour cela, il ne suffit pas de prêcher, à tout le monde et à personne, du faîte de l'édifice branlant ; il faut descendre et en réparer, pierre à pierre, les fondements menacés.
La tâche la plus urgente de la morale consiste donc aujourd'hui à restaurer les mœurs. Il est bien insuffisant de prêcher aux âmes la santé morale, si l'on n'a pas d'yeux pour le climat qui les rend malades. Et cela pose des problèmes biologiques, économiques, politiques, qu'on n'a pas le droit d'éluder. Le moraliste ne peut plus s'isoler dans sa science... Est-ce à dire que la morale soit devenue inutile, comme un faux réalisme voudrait nous l'insinuer ? Elle a besoin au contraire d'être d'autant plus pure, plus profonde et plus délicate qu'elle repose sur des assises moins sûres. Jadis, le moraliste et l'apôtre pouvaient s'offrir le luxe de ne s'occuper que des choses de l'esprit et de la liberté : on n'avait pas à s'inquiéter alors des bases physiques de l'élan moral ni d'un climat social qui, pour être parfois très rude, n'en restait pas moins salubre dans son essence. Aujourd'hui, la morale la plus haute doit apprendre à se pencher sur les plus humbles réalités, il faut qu'elle suive le mal jusqu'au point extrême de son incarnation dans les mœurs, car c'est de là que doit partir le remède. Tous les traitements locaux qu'il s'agisse de sermons moraux, de systèmes politiques ou de plans économiques s'avèrent, pris séparément, plus déficients que jamais. La guérison de l'humanité exige une science totale et un amour total de l'humanité.
Gustave Thibon, in Diagnostics (1946)


1. C’étaient les chiffres que, déjà, avançaient ceux qui voulaient une loi autorisant l’avortement. Les meilleurs esprits s’y sont laissé prendre : ainsi en 1979, 4 ans après la loi de 1975 dépénalisant l’avortement, les évêques de France dans leur Livre Blanc (Faire Vivre), constataient que cette loi avait fait diminuer le nombre d’avortements... En réalité, les différentes projections suggèrent un chiffre aux alentours de 60 000 les années précédant ladite loi. [ndvi]
2. Ceci n'est pas un paradoxe : ils ont besoin de leurs semblables dans la mesure où ils en sont effectivement séparés. C'est celui qui porte en lui la plus profonde réserve d'âme collective qui est le plus capable de vivre à l'écart de ses semblables et de lutter contre eux. Nos ancêtres étaient mieux outillés que nous par la nature pour une certaine profondeur et une certaine  ténacité dans le mal spécifiquement moral.

lundi 3 octobre 2016

En passant... Robert-Hugh Benson, La crise des derniers temps



Les jours qui avaient suivi la disparition de Mabel s'étaient passés, pour Oliver, dans une horreur indescriptible. Le jeune homme avait fait tout au monde pour retrouver la fugitive. Il avait réussi à reconstituer toute la série de ses mouvements jusqu'à la gare de Victoria, où, malheureusement, la piste s'était arrêtée ; il s'était mis en rapport avec la police ; et chaque jour, une réponse officielle lui était venue, lui disant qu'on regrettait de n'avoir toujours pas la moindre nouvelle. Trois ou quatre jours après la disparition, M. Francis, ayant eu vent des recherches d'Oliver, lui avait fait savoir qu'il avait reçu la visite de Mabel, le soir du vendredi précédent ; mais ce renseignement avait paru Oliver présager plus de mal que de bien, avec l'étrange conversation qu'il révélait.
Enfin, par degrés, deux théories se formèrent et dominèrent tout le reste, dans sa pensée : ou bien sa chère femme s'en était allée protéger quelques catholiques inconnus, ou bien, et cette idée glaçait le sang d'Oliver dans ses veines, ou bien elle s'était réfugiée quelque part, dans une maison d'euthanasie, comme elle avait, un jour, menacé de le faire, et, dans ce cas, se trouvait maintenant sous l'abri de la loi, surtout à la suite d'un bill récent qu'Oliver, lui même, avait proposé.
Un soir, comme il rêvait misérablement, dans sa chambre, tâchant, pour la centième fois, dégager une ligne nette et cohérente de tous les entretiens qu'il avait eus avec sa femme durant les derniers mois, une sonnerie, tout à coup, l'appela au téléphone. Pour un instant, son cœur bondit de joie, à l'espoir que c'étaient, peut-être, des nouvelles de l'absente. Mais, dès les premiers mots de l'appareil, tout son espoir s'écroula.
Brand, disait vivement la voix, est-ce vous ?... Oui, je suis Snowford ! Il faut que vous veniez tout de suite, vous entendez ? Il va y avoir une réunion extraordinaire, à vingt heures. Le Président viendra. C'est absolument urgent ! Pas le temps de vous en dire plus long ! Montez aussitôt dans mon cabinet !
L'imprévu même de ce message eut à peine de quoi distraire l'inquiète préoccupation d'Oliver. Au reste ni lui ni personne ne s'étonnait plus, désormais, de ces soudaines apparitions du Président. Toujours Felsenburgh arrivait et repartait, ainsi, sans prévenir, voyageant et travaillant avec une énergie incroyable.
Dix-neuf heures avaient sonné. Oliver soupa immédiatement, et, vers huit heures moins le quart, pénétra dans le cabinet de Snowford, où déjà une demi-douzaine de ses collègues se trouvaient assemblés.
Le ministre des cultes les accueillait avec une expression de visage singulièrement excitée. Apercevant Brand, il le prit à part.
Voyez-vous, Brand, c'est vous qui aurez à parler le premier, tout de suite après le secrétaire du Président, qui commencera ! Ils viennent de Paris, lui et son patron. Il s'agit d'une grosse affaire, et toute nouvelle. Le Président a été informé de la résidence actuelle du pape... Oui, il paraît qu'il y en a encore un !... Oh ! c'est trop long à raconter, vous allez comprendre tout à l'heure !... Mais à propos, en levant les yeux sur le visage tiré et creusé de son jeune collègue, j'ai été bien désolé d'apprendre vos anxiétés ! C'est Pemberton qui m'en a parlé, ce matin seulement !
Oliver secoua les épaules, brusquement, comme pour chasser une mauvaise hantise.
Dites-moi, demanda-t-il, qu'est-ce que j'aurai à répondre ?
Eh bien, j'imagine que le Président, après nous avoir fait part de ses informations, ne va pas manquer de nous proposer quelque chose ; et alors, vous qui connaissez suffisamment nos opinions, vous n'aurez qu'à expliquer la nécessité de l'attitude que nous avons prise à l'égard des catholiques.
Les yeux d'Oliver se contractèrent soudain, au point de devenir deux petites taches brillantes, sous les cils. Mais il consentit, d'un signe de tête.
Deux ou trois autres ministres ou fonctionnaires étaient entrés, pendant ce dialogue ; et tous avaient dévisagé Oliver avec une curiosité mêlée de sympathie. Le bruit s'était répandu, dans la ville entière, que sa jeune et charmante femme l'avait abandonné.
Cinq minutes avant l'heure, un timbre sonna, et la porte du corridor s'ouvrit, toute grande.
Venez, messieurs, dit Snowford.
La salle du conseil était une longue et haute pièce, au premier étage. Le tapis de caoutchouc, sous les pieds, étouffait tout bruit. La pièce n'avait pas de fenêtres : elle était éclairée artificiellement. Une longue table la parcourait d'un bout à l'autre, avec des fauteuil à  l'entour, huit fauteuils de chaque côté ; et celui du Président plus élevé que les autres, et couvert d'un dais, se dressait à la tête de la table.
Chacun des ministres, en silence, s'en alla droit à sa place, s'assit, et attendit.
La pièce était d'une fraîcheur exquise, malgré l'absence de fenêtres, et offrait un contraste merveilleux avec la chaleur écrasante que chacun de ces hommes avait dû traverser, pour venir à White-Hall. Eux aussi, dans la journée, ils s'étaient étonnés de ce temps monstrueux, et sans doute ils s'étaient amusés, avec toute la ville, du conflit, de jour en jour plus aigu, entre les plus infaillibles des météorologistes ; mais, en ce moment, ils n'y pensaient guère. La prochaine venue du Président était un sujet qui, toujours, réduisait au silence même les plus loquaces.
Une minute exactement avant l'heure, de nouveau, un timbre sonna, sonna quatre fois, et s'arrêta. Dès le premier coup, tous les assistants s'étaient tournés vers la haute porte pratiquée derrière le trône présidentiel. Un silence de mort régnait au dedans, comme aussi au dehors, car les grands bureaux du gouvernement se trouvaient, tous, abondamment pourvus d'appareils amortissant le son ; et il n'y avait pas jusqu'aux roulements des énormes automobiles, dans les rues voisines, qui fussent en état de transmettre une vibration à travers les couches de caoutchouc sur lesquelles reposaient les murs. Un seul bruit pouvait pénétrer : celui du tonnerre, — les ingénieurs ayant toujours, jusqu'alors, malheureusement, échoué dans toutes leurs entreprises contre lui.
Mais, en cet instant d'attente, ce fut, de nouveau, comme si un voile supplémentaire de silence était tombé sur la salle ; et puis la porte s'ouvrit, et une petite figure entra, précipitamment, suivie d'une autre figure en écarlate et noir.
Felsenburgh alla droit à son trône, précédé par son secrétaire : arrivé là, il fit quelques saluts, en inclinant légèrement la tête ; après quoi il s'assit, et, d'un geste, invita les ministres à reprendre leurs places.
Pour la centième fois, Oliver, le considérant, s'émerveilla de son sang-froid, et de tout l'ensemble véritablement extraordinaire de sa personnalité. Ce jour-là, il avait revêtu le costume judiciaire anglais des siècles passés, — noir et écarlate, avec manches fourrées de blanc et ceinture cramoisie : c'était le costume qu'il avait adopté pour sa présidence anglaise. Mais, par-dessous cette mise, le miracle était dans sa personne, dans l'atmosphère prodigieuse qui jaillissait de lui. Il y avait en lui quelque chose qui, fatalement, attirait, allumait, enivrait, de la même façon que le souffle de la mer agit sur notre nature physique. Les hommes de lettres avaient eu raison de dépenser, pour essayer de le définir, toutes les ressources de leurs images, le comparant à un ruisseau d'eau claire, à l'éclat d'un diamant, à l'amour d'une femme... Leurs métaphores, souvent, s'étaient égarées au delà de toute convenance : mais elles n'en provenaient pas moins d'une tentative légitime à signaler, chez Felsenburgh, l'incarnation d'un élément sinon divin, en tout cas supérieur à la nature humaine...
Ainsi Oliver laissait courir ses réflexions, lorsque le Président, les yeux baissés, la tête rejetée en arrière, fit un petit geste à l'homme roux et fluet qu'il avait installé près de lui ; et cet homme, son premier secrétaire, se mit à parler, sans que son corps fit un mouvement, comme un acteur débitant un rôle qui n'est point fait pour lui.
— Messieurs, dit-il, d'une voix unie et sonore, le Président est venu tout droit de Paris. Ce matin, Son Honneur a été à Moscou, arrivant de New-York. Demain matin Son Honneur devra être à Turin, et faire ensuite un grand voyage travers l’Espagne, l'Afrique du Nord, la Grèce, et les États du Sud-Est.
C'était là une formalité habituelle, au début des séances où assistait le Président. Celui-ci, maintenant, ne parlait plus que très peu, mais il avait toujours soin que ses sujets fussent informés du caractère multiple, vraiment international, de ses occupations.
Après une courte pause, le secrétaire reprit :
— Voici, messieurs, de quoi il s'agit : jeudi dernier, comme vous le savez, les plénipotentiaires ont signé la loi de probation, ici même ; et, immédiatement, la loi nouvelle a été transmise au monde entier. Vers seize heures, Son Honneur a reçu un message d'un Russe nommé Dolgoroukoff, qui se trouvait être l'un des cardinaux de l'Église catholique. Cet homme se donnait pour tel, et les renseignements pris ont confirmé l'exactitude de son affirmation. Son message a eu pour effet de rendre, désormais, certain ce que l'on soupçonnait depuis longtemps : à savoir, qu'il y a, aujourd'hui encore, un homme qui prétend être pape, et qui, quelques jours après la destruction de Rome, a créé (suivant l'expression admise) d'autres cardinaux. Et l'on sait maintenant que ce pape, avec une habileté politique remarquable, a imaginé de cacher son nom et le lieu de sa résidence même aux fidèles de son Église, à l'exception des douze cardinaux ; que, en outre, il a déjà grandement contribué, par l'entremise d'un de ces cardinaux, en particulier, mais surtout avec l'assistance de l'ordre récemment fondé par son prédécesseur, à réorganiser l'Église catholique ; et que, en ce moment, il vit à l'écart du monde, dans une sécurité absolue.
« Le nom de cet homme, messieurs, est Franklin...
Oliver eut un petit sursaut involontaire : mais il suffit à Felsenburgh de diriger son regard sur lui, un instant, pour le ramener aussitôt, tout entier, à son état d'attention docile et passionnée.
« Percy Franklin, un ancien prêtre anglais ! reprit le secrétaire. Et il demeure aujourd'hui Nazareth, où l'on dit que le fondateur du christianisme a passé son enfance.
« Cette nouvelle, messieurs, Son Honneur l'a apprise le soir du jeudi de la semaine passée. Il a aussitôt ouvert une enquête ; et, dès le vendredi matin, il a appris, du même Dolgoroukoff, que ce pape avait convoqué, à Nazareth, une réunion de ses cardinaux pour délibérer sur l'attitude à tenir en face de la loi de probation. Il y a là, de sa part, une imprudence extraordinaire, que Son Honneur ne sait trop comment concilier avec les qualités de réflexion et d'adresse attestées par la conduite antérieure du même personnage. Toujours est-il que ces soi-disant cardinaux ont été sommés, par des messagers spéciaux, d'avoir à se réunir à Nazareth, samedi prochain, afin de commencer leurs délibérations le jour suivant, après l'accomplissement de certaines cérémonies de leur culte.
« Sans doute, messieurs, vous désirerez connaître les motifs qui ont conduit ce Dolgoroukoff a révéler tout cela. Son Honneur, qui a longuement interrogé cet individu, est convaincu de sa sincérité. Depuis longtemps déjà, Dolgoroukoff est en train de perdre toute foi à sa religion ; et il en est venu, maintenant à comprendre, comme nous tous, que cette religion est l'obstacle suprême à la consolidation de la race humaine. Aussi a-t-il estimé qu'il avait le devoir de transmettre à Son Honneur, tout ce qu'il savait. Et c'est chose assez curieuse de constater, comme un parallèle historique, que la naissance du christianisme a eu pour cause occasionnelle un incident analogue à celui qui — du moins nous l'espérons — causera bientôt l'extinction définitive de cette croyance. En effet, alors comme aujourd'hui, il s'est trouvé que l'un des chefs de la religion nouvelle a révélé aux autorités civiles le lieu où pourrait être découvert le personnage principal de la secte, ainsi que les procédés au moyen desquels on pourrait avoir accès auprès lui.
« Mais, messieurs, pour en revenir à l'affaire elle-même, voici ce que vous propose Son Honneur, en se fondant sur toutes les mesures précédentes qui ont reçu votre adhésion unanime : c'est que, durant la nuit de samedi prochain, une force soit envoyée en Palestine, et que, le lendemain matin, au moment où les derniers chefs du christianisme se trouveront tous réunis, cette force achève, aussi vite que possible, et de la façon la moins douloureuse, la grande œuvre de destruction à laquelle toutes les puissances du monde ont résolu de collaborer. Jusqu'ici, tous les gouvernements qui ont été consultés ont donné à cette proposition un consentement sans réserve ; et Son Honneur ne doute pas que le reste du monde y consente de la même façon. Son Honneur, en effet, a conscience de ne pouvoir pas agir sous sa propre responsabilité, dans une matière aussi grave. L'univers tout entier est intéressé à l'accomplissement de cet acte de justice, dont les conséquences seront d'un prix infini ; et le désir de Son Honneur est que chacune des nations de l'univers prenne sa part, dans cet accomplissement.
« Voici donc quelle serait la méthode d'exécution, à son avis, la plus sage : pour affirmer l'adhésion unanime des puissances, Son Honneur propose que chacun des trois grands départements du monde députe des vaisseaux aériens en nombre égal à celui des États qui le constituent, c'est-à-dire cent vingt-deux en tout, pour s'occuper de la réalisation de la sentence. Il importe que ces aériens ne fassent point route ensemble, afin que la nouvelle de leur départ ne parvienne point à Nazareth ; car il paraît que le nouvel ordre du Christ Crucifié possède un système d'espionnage remarquablement organisé. Le lieu du rendez-vous, donc, doit être seulement à Nazareth même ; et, quant à l'heure du rendez-vous, Son Honneur propose que ce soit neuf heures du matin, d'après la chronométrie de la Palestine. Mais, au reste, tous ces détails pourront être décidés et communiqués aussitôt qu'une résolution aura été prise sur le fond du projet.
« Pour ce qui est de l'exécution finale, Son Honneur tend à croire que, vu l'inévitabilité de celle-ci, on agira plus charitablement en n'essayant. point de négocier, d'abord, avec les individus qu'il s'agit de détruire : on fournira simplement une occasion, aux habitants du village, de s'enfuir quelques instants d'avance ; après quoi, grâce aux explosifs que l'expédition emportera avec elle, la fin pourra être, pratiquement, instantanée.
« Son Honneur a l'intention de se trouver là en personne, et de procéder lui-même à la première décharge des explosifs. Il juge naturel et légitime que le monde, qui a voulu l'élire pour son président, opère par ses mains, dans la circonstance présente ; sans compter que cette intervention directe du Président constituera un certain gage de respect envers une superstition qui, pour néfaste qu'elle soit, n'en a pas moins été l'unique force capable de résister au progrès normal de la race humaine.
« Et Son Honneur vous promet solennellement, messieurs, que, si le plan qu'il vous offre se trouve réalisé, jamais plus nous n'aurons à souffrir aucun mal de la part du christianisme. Déjà l'effet moral de la récente loi a été prodigieux. Dans tous les pays, par dizaines de milliers, des catholiques, et comptant même parmi eux des membres de l'ordre fanatique que vous savez, ont publiquement abjuré leurs folies : un dernier coup, assené maintenant au cœur et à la tête de l'Église catholique, rendra certainement impossible la résurrection du corps ainsi mutilé.
« Tout au plus pourrait-on avoir à craindre encore la survivance de Dolgoroukoff, car un seul cardinal suffirait pour faire revivre la lignée tout entière. Mais aussi, malgré sa répugnance adopter une telle mesure, Son Honneur se croit-il tenu de proposer que, après la conclusion de l'affaire, Dolgoroukoff — qui, naturellement, ne se rendra pas à Nazareth avec ses collègues, — soit, le plus charitablement possible, éliminé à son tour, de façon à être préservé de tout danger d'une rechute possible.
« Et maintenant, messieurs, Son Honneur vous demande d'exposer vos vues sur les points sur lesquels j'ai eu le privilège de vous parler en son nom ».
La tranquille voix monotone s'arrêta.
Il y eut un instant de silence, et tous les yeux se fixèrent, de nouveau, sur la figure immobile, vêtue d'écarlate et de noir.
Puis, Oliver se leva. Il était pâle, avec des yeux étrangement brillants.
— Messieurs, dit-il, je suis certain que tous, ici, nous n'avons sur ces points qu'une seule pensée. En tant que je puis être le représentant de mes collègues, qui ont bien voulu me confier cet honneur avant la présente séance, je déclare que nous consentons à la proposition, et que, pour tous les détails de sa mise en œuvre, nous nous en remettons à la sagesse de Son Honneur.
Le Président, qui tenait ses yeux obstinément baissés, les releva, et les promena vivement sur tous les visages immobiles tournés vers lui.
Et alors, enfin, parmi un silence où il semblait que les respirations même se fussent arrêtées, pour la première fois il parla, de sa voix surnaturelle, aussi impassible, ce jour-la, qu'une rivière gelée.
Personne n'a-t-il rien d'autre à proposer ?
Il y eut un murmure de dénégation, et, pendant que tous les assistants se relevaient :
Son Honneur vous remercie, messieurs ! dit le secrétaire.
* * *
Le samedi matin, vers neuf heures, Oliver descendit de l'automobile qui l'avait amené à Wimbledon-Common, et commença à gravir les marches conduisant à l'ancien quai de départ des aériens, abandonné maintenant depuis plusieurs années. On avait jugé bon, en effet, pour tenir l'expédition vers Nazareth aussi secrète que possible, que les délégués de l'Angleterre à cette expédition partissent ainsi d'un endroit relativement inconnu, et qui ne servait plus désormais que, de temps à autre, pour des essais de machines nouvelles. L'ascenseur même avait été enlevé ; et force était à Oliver de faire à pied la montée des cent cinquante marches.
Ce n'est qu'à contrecœur que le jeune ministre avait accepté d'être désigné pour prendre part cette expédition : car il n'avait toujours pas encore de nouvelles de sa femme, et il s'effrayait de devoir quitter Londres pendant qu'il demeurait dans le doute sur la destinée de Mabel. Après avoir longuement réfléchi, il se sentait moins enclin que jamais à accepter l'hypothèse d'un suicide par euthanasie. Il en avait parlé à deux ou trois des amies de Mabel, qui, toutes, avaient déclaré que jamais la jeune femme n'avait fait la moindre allusion à une telle manière de finir. Sans doute, Mabel devait s'être retirée quelque part, probablement à l'étranger ; et, d'un jour à l'autre, Oliver s'attendait à la voir revenir, repentante, réconciliée avec les exigences de la réalité, victorieusement sortie de l'une de ces crises que, souvent déjà, elle avait traversées. Aussi aurai t-il bien désiré pouvoir rester chez lui, de façon à l'accueillir, avec une tendre indulgence, dès l'instant de son retour ; mais, d'autre part, il n'avait point cru possible de se dérober aux instances de ses collègues. Sans compter qu'il éprouvait sincèrement un désir, — à demi par conscience professionnelle, à demi par curiosité, d'assister à cet acte suprême de justice, qui allait détruire une secte qu'il considérait comme la cause de sa tragédie domestique ; et puis, toujours, à présent, il y avait en lui une sorte de fascination magnétique qui le portait à souhaiter de mourir, au besoin, pour obéir à un simple signe de tête de Felsenburgh. Si bien que, tout compte fait, il s'était résigné au départ, ayant seulement chargé son secrétaire de n'épargner aucune dépense pour se mettre en communication avec lui, au cas où l'on recevrait des nouvelles de sa femme, durant son voyage.
La chaleur, ce matin-là, était vraiment terrible ; et c'est à grand'peine qu'Oliver parvint sur la plate-forme. Il découvrit alors que l'aérien était déjà là, installé dans son étui blanc d'aluminium, et que déjà les grandes ailes avaient commencé de vibrer. Il entra dans la voiture, et posa sa valise sur l'un des sièges du grand salon ; puis, après avoir échangé quelques mots avec le garde, qui, naturellement, ignorait encore l'objet du voyage, il sortit, de nouveau, sur la plate-forme, pour essayer de trouver un peu de fraîcheur, et pour rêver plus à son aise.
Londres, tel qu'il l'aperçut à ses pieds, lui parut avoir un aspect étrange. Immédiatement au-dessous de lui était le grand square, tout desséché par l'intense chaleur de la semaine précédente : un sol durci, un gazon jauni et fané, des arbres déjà dépouillés d'une partie de leurs feuilles. Au-delà, s'étendait le tissu serré des maisons. Mais ce qui surprenait surtout Oliver, c'était l'extrême densité de l'air, qui était devenu exactement pareil à ce que décrivaient les vieux livres de l'atmosphère de Londres à l'époque des brouillards et de la fumée. Aucune trace de la fraîcheur ni de la transparence matinales ; et impossible de chercher, dans une direction quelconque, la source de ce voile de brume, car, de tous côtés, il était le même. Il n'y avait pas jusqu'au ciel, au-dessus d'Oliver, qui n'eût perdu son bleu ; il apparaissait comme souillé, d'une brosse boueuse ; et le soleil étalait des stries d'un rouge sale, les plus singulières du monde. Oliver songea qu'un grand orage, probablement, se préparait ; ou bien peut-être était-ce le contrecoup de nouveaux tremblements de terre, dans une autre région du globe, pareils à ceux qui, depuis quelques jours, s'étaient, produits sur divers points avec une intensité effroyable, anéantissant toute trace de vie, détruisant des villes, des villages, des nations entières. N'importe, le voyage serait curieux, ne fût-ce que pour l'observation de ces changements climatiques, à la condition, toutefois, songea Oliver, que la chaleur ne devint pas trop intolérable, lorsqu'on traverserait les pays du Sud.
Et puis les pensées d'Oliver, tout d'un coup, revinrent à l'angoissant mystère qui les hantait et les torturait depuis une semaine.
Dix minutes après, environ, il vit l'automobile rouge du ministère glisser rapidement sur la route, venant de Fulham ; et, quelques instants plus tard, les trois autres membres anglais de l'expédition apparurent sur la plate-forme, Snowford, et Cartwright, tous vêtus d'étoffe blanche de la tête aux pieds, comme l'était aussi Oliver.
Ils ne se dirent pas un mot de l'affaire qui les réunissait : car les employés et gardes allaient çà et là, et l'on tenait à empêcher la moindre possibilité d'une indiscrétion. Les gardes avaient, simplement, été informés que l'aérien aurait faire un voyage de deux jours et demi, et que le premier point à atteindre serait le centre des Dunes du Sud.
Quant aux délégués, ils avaient reçu de nouvelles instructions du Président, en même temps que Felsenburgh leur avait appris l'adhésion de tous les pouvoirs du monde. Le plan de l'expédition, au moins pour ce qui concernait la délégation anglaise, était définitivement arrêté. L'aérien aurait à pénétrer en Palestine de la direction de la Méditerranée, après s'être joint aux aériens français et espagnol, environ à dix kilomètres de l'extrémité orientale de l'île de Crête. À la vingt-troisième heure, l'aérien montrerait son signal nocturne, une ligne rouge sur un champ blanc ; et, au cas où les deux autres vaisseaux ne seraient pas en vue, il aurait à les attendre, en planant à une hauteur de huit cents pieds. Puis la traversée continuerait, et la rencontre générale aurait lieu au-dessus d'Esdraélon, le lendemain matin, vers neuf heures.
Le garde s'approcha des quatre hommes, qui se tenaient debout, silencieux, considérant l'étrange physionomie de la ville, au-dessous d'eux.
— Messieurs, dit-il, nous sommes prêts.
Que pensez-vous du temps ? lui demanda Snowford.
Le garde eut un hochement de tête incertain.
Je ne serais pas étonné si nous allions avoir des coups de tonnerre, monsieur ! dit-il.
Simplement cela ? demanda Oliver.
Peut-être même un gros orage, monsieur ! répliqua le garde. Je n'ai encore jamais vu un temps comme celui-ci !
Snowford fit un pas vers la passerelle.
Allons, dit-il, mieux vaut partir tout de suite ! Nous aurons, sans doute, assez de retard, en chemin, par la faute de ce maudit temps !
Quelques minutes encore, et tout fut prêt pour le départ. De l'avant du vaisseau, s'éleva une vague odeur de cuisine, car le déjeuner allait être servi aussitôt ; et un chef à calotte blanche passa la tête, un instant, pour interroger le garde. Les quatre hommes s'assirent dans le luxueux salon : Oliver un peu à l'écart, plongé dans ses pensées, les trois autres causant à voix basse. Une fois encore, le garde traversa toute la longueur du vaisseau, se dirigeant vers son compartiment, à la proue ; et, un moment après, retentit la sonnerie du départ. Alors, sur toute l'étendue de l'aérien — le vaisseau le plus rapide de l'Angleterre et du monde entier — se fit sentir la vibration du propulseur, qui commençait son travail ; et Oliver, par la grande fenêtre de cristal, vit les rails glisser en arrière, et surgir brusquement la longue ligne de Londres, étrangement pale sous le ciel souillé. Il entrevit un petit groupe de personnes qui, dans le square, levaient la tête ; et, tout de suite, ce groupe disparut, à son tour, dans un grand tourbillon ; et bientôt un véritable pavé de toits de maisons coula sous le vaisseau, et bientôt Londres lui-même se rétrécit, se raréfia, montrant des taches d'un vert jauni ; après quoi, ce fut la campagne desséchée qui s'étendit à perte de vue.
Snowford se leva, un peu chancelant sur ses jambes.
— Je puis, aussi bien, prévenir le garde dès maintenant ! dit-il. De cette façon nous n'aurons plus à être dérangés !
Il se tourna ensuite vers Oliver, et lui fit un petit signe presque imperceptible ; aussitôt Oliver se leva, lui aussi, et les deux hommes s'en allèrent ensemble dans le petit corridor qui longeait le vaisseau.
— J'ai une nouvelle pour vous ! dit Snowford, montrant un télégramme qu'il sortit de sa poche. À Chypre, vous êtes invité à monter à bord de l'aérien du Président !
Oliver rougit de plaisir, malgré l'énorme poids qui pesait sur son cœur.
Son Honneur a entendu parler de votre courageuse attitude, à propos de votre femme ! poursuivit Snowford, tachant à dissimuler, dans sa voix, l'envie qui le rongeait.
Oliver parcourut la petite feuille jaune, que son collègue lui avait tendue : puis il la souleva à ses lèvres, et la baisa.
Je suis bien récompensé, certes ! dit-il.
Lorsque les deux ministres eurent achevé de donner leurs instructions au garde, ils se dirigèrent vers la petite pièce voisine du compartiment du pilote, où l'on avait placé l'explosif. Les fabricants avaient envoyé le paquet à bord, dès le soir de la veille ; et il gisait là, une botte de métal de quelques pieds carrés, soigneusement enfoncée dans une couche de ouate.
Snowford s'agenouilla auprès de la botte, détacha une clef de sa chaîne de montre ; et, sans dire un mot, ouvrit les trois serrures et leva le couvercle, en souriant.
Dans l'écrin de velours, une petite boule reposait, aussi inoffensive, pour le moment, qu'un morceau d'argile ; et, sur l'un de ses côtés, saillait le petit bec de métal qui devait servir à en décharger le contenu.
Oliver s'agenouilla, lui aussi, hypnotisé par cette vue.
Il songeait à l'effet qu'allait produire, dans quelques heures, cette insignifiante petite boule. Il avait l'impression d'entendre le bruit léger de sa chute, et puis, quelques secondes plus tard, d'assister à la catastrophe, la terre éventrée, les rochers émiettés, l'air tout rempli d'éclats de pierre, et de fragments d'arbres, et de membres humains déchiquetés !
Et Oliver se rappela, avec un nouvel élan d'orgueil, que c'était du vaisseau même de Felsenburgh qu'il verrait et entendrait tout cela.
Plus d'une fois, durant cette longue et torride journée, Oliver alla voir, de nouveau, la petite pièce, dominé par les images terribles et attirantes qui s'en dégageaient pour lui. Non seulement il avait l'impression que cette boîte de métal allait faire l'histoire ; mais il se disait encore que, de toute la surface du globe, d'autres vaisseaux semblables, poursuivant le même objet un objet d'une signification et d'une importance infinies se dirigeaient vers le même point, et que chacun, comme celui-ci, portait dans ses flancs une petite boule meurtrière. Là, sous le revêtement d'acier uni, se trouvait, pour ainsi dire, le maître victorieux de toute la civilisation intellectuelle et morale d'une ville. Les espoirs, les craintes, toute la vie de milliers d'hommes, à la merci d'un petit paquet de poudre et de cinq gouttes de liquide ! Et cependant, il y avait encore des hommes qui croyaient en Dieu, devant ce triomphe manifeste de la matière ! Il y avait des hommes qui rêvaient, en bien petit nombre maintenant il est vrai, que la vie de l'âme réclamait des forces supérieures à celles de la matière, et un monde que tout le pouvoir de ces explosifs ne saurait atteindre !
Lorsque déjà la nuit commençait à tomber, d'ailleurs à peine distincte de la lourde journée embrumée, Oliver revint brusquement vers ses collègues.
Il y a trois vaisseaux en vue ! dit-il.
Les ministres se dirigèrent vers la fenêtre : et là, en effet, se détachant faiblement parmi les ténèbres, apparaissaient les phalènes spectrales, deux d'un côté et une de l'autre, se dirigeant dans le même sens que l'aérien anglais.
* * *
Le prêtre syrien s'éveilla brusquement, sur un cauchemar : il avait rêvé que des milliers de visages le considéraient, attentifs et horribles, dans le coin de la terrasse du toit, où il couchait, à présent, depuis que la chaleur de sa petite chambre avait cessé d'être supportable. Il se redressa, tout en sueur, et ayant beaucoup de peine à reprendre son souffle. Il eut même l'impression, pendant quelques instants, qu'il était en train de mourir, et que c'était déjà le monde surnaturel qui l'entourait. Mais bientôt, à force d'efforts, il reconquit ses sens : il se leva, s'habilla, et aspira de longues bouffées de l'air étouffant de la nuit.
Au-dessus de lui, le ciel était comme un immense trou, noir et vide ; ses yeux n'y distinguaient pas le moindre rayon de lumière, encore que la lune fut certainement levée : car il l'avait vue, deux heures auparavant, semblable à une faucille rouge, monter lentement derrière le Thabor. Dans la plaine, non plus, ses yeux n'apercevaient rien qu'une infinité de ténèbres.
D'une fenêtre, seulement, au-dessous de lui, sortait un reflet de lumière, qui se projetait sur le sol comme une lance tordue ; mais, au delà, rien. Rien, non plus, du côté nord, ni de celui de l'est ; à l'ouest, une lueur, aussi faible et pâle que l'aile d'une phalène, révélait l'emplacement des maisons de Nazareth. Le prêtre aurait pu se croire sur le haut d'une tour, dans un désert, s'il n'y avait eu ce reflet brisé, à ses pieds, et cette vague lueur dans le lointain.
Sur le toit même, du moins, le Syrien parvenait à distinguer certains contours : car la trappe était restée ouverte, par où débouchait l'escalier ; et un peu de lumière arrivait, ainsi, de quelque part, dans les profondeurs de la maison.
Dans le coin le plus proche, un paquet blanc gisait : c'était sans doute l'oreiller de l'abbé bénédictin. Le prêtre avait vu l'abbé s'étendre là, précédemment : mais, était-ce deux heures auparavant, ou bien deux siècles ? Une forme grise s'allongeait contre le mur, — probablement le frère qui était venu avec l'abbé ; et d'autres formes irrégulières apparaissaient, çà et là, contre le parapet de la terrasse.
Marchant très doucement ; pour n'éveiller personne, il traversa le toit dallé jusqu'à son extrémité opposée, et, de nouveau, regarda au dehors : car toujours il était torturé du désir de se persuader qu'il restait vivant, et se trouvait encore dans le monde des hommes. Oui, vraiment, il vivait encore ! Cette fois, il voyait une lumière, bien distincte et réelle, qui brillait parmi les rochers voisins ; et, à côté d'elle, se dessinant avec la délicatesse d'une miniature, se montraient la tête et les épaules d'un homme occupé à écrire. Et d'autres figures surgissaient, dans le cercle de la lumière, des figures étendues sur le sol, et qui semblaient dormir : sans compter quelques poteaux fichés en terre, pour servir de supports à une tente qui devait être dressée le matin, et cinq ou six petits tas de valises, sous des couvertures de voyage. Et, par delà le cercle, d'autres formes et contours se perdaient dans les prodigieuses et effrayantes ténèbres.
Puis, l'homme qui écrivait remua la tête, et une ombre étrange vola sur le sol. Un cri, comme l'aboiement étranglé d'un chien, retentit tout à coup, derrière le prêtre, et celui-ci, en se retournant, aperçut une figure effrayée qui se réveillait et faisait effort pour se redresser, évidemment sortie d'un cauchemar comme celui dont le prêtre lui-même venait de sortir. Une autre figure s'agita, au bruit ; et toutes deux retombèrent lourdement contre le mur, avec des soupirs angoissés. Sur quoi le prêtre s'en retourna à l'endroit où il avait dormi, l'âme toujours en doute de la réalité de ce qu'il voyait ; et le silence accablant descendit sur la terrasse.
Le prêtre s'éveilla de nouveau, après un sommeil sans rêve, et constata qu'un changement s'était produit. Du coin où il gisait, ses yeux alourdis, lorsqu'il les releva, rencontrèrent un éclat qui leur parut impossible à soutenir ; mais le prêtre, dès la minute suivante, découvrit que cet éclat se réduisait simplement à la flamme d'une chandelle, derrière laquelle brillaient deux énormes yeux noirs. Le Syrien comprit, et se releva précipitamment : c'était le messager de Damas qui, ainsi que cela avait été arrangé la veille, venait le réveiller, après être resté auprès du pape durant toute la nuit.
En traversant la terrasse, il regarda autour de lui ; et il lui sembla que l'aube devait être venue, car le sinistre ciel, au-dessus de lui, était enfin devenu visible. Une voûte énorme, opaque et couleur de fumée, se recourbait jusqu'à l'horizon spectral, de l'autre côté de la plaine, où les monts lointains projetaient des formes aiguës, comme découpées dans une feuille de papier. Devant lui apparaissait le Carmel, ou, du moins, il supposait que c'était cette montagne, quelque chose comme le mufle et les épaules d'un taureau s'élançant en avant, et aboutissant à une descente brusque. Au delà, de nouveau, le gris lugubre du ciel : et il n'y avait pas de nuages, pas l'ombre d'une ligne ou d'une tache, pour rompre l'immensité du dôme fumeux sous le centre duquel, exactement, le toit de la Maison semblait posé. Et puis, au moment où le Syrien jeta un coup d'œil vers la droite, avant de descendre les marches, il aperçut encore Esdraélon, s'étendant, sombre et morne, dans l'espace imprégné comme d'une buée métallique. Mais tout cela était aussi monstrueux, aussi profondément éloigné de la réalité ordinaire, qu'aurait pu l'être un paysage fantastique peint par un aveugle-né, ou plutôt par un homme qui jamais n'aurait vu les choses dans la claire lumière du soleil. Et le silence était absolu, profond, épouvantable.
Très vite, le prêtre descendit les marches raides, toujours précédé de la lumière que portait le messager ; puis il longea le petit corridor, où il se heurta contre les pieds d'un homme qui dormait, avec tous ses membres tassés, comme un chien fatigué ; aussitôt, les pieds s'écartèrent, d'une détente machinale ; un faible gémissement jaillit des ténèbres. Puis le prêtre dépassa le messager, qui s'était arrêté sur le seuil d'une porte, et pénétra dans la chambre de son maître.
Une vingtaine d'hommes étaient réunis lit, blanches figures silencieuses, chacun se tenant debout à part des autres. Et toutes ces figures s'agenouillèrent, lorsque, presque au même moment, le pape entra dans la chambre par la porte opposée ; et puis, de nouveau, elles se tinrent debout, attentives, les visages imprégnés d'une blancheur de cire. Le Syrien les parcourut d'un regard, après s'être placé derrière le siège de son maître. Il y en avait deux qu'il connaissait, se souvenant de les avoir vues la nuit précédente : le cardinal Ruspoli, avec ses grands yeux creusés, et le maigre archevêque australien ; et il reconnut aussi le cardinal Corkran, debout près de sa chaise, à la droite du pape, avec une liasse de papiers à la main.
Le pape Sylvestre s'assit, et, d'un geste, invita les autres à s'asseoir. Puis, tout de suite, il commença de parler, de cette voix fatiguée et tranquille que son serviteur connaissait et aimait.
Éminences, nous voici tous réunis ; du moins, je présume que personne autre n’est encore arrivé ! En tout cas, nous n'avons plus de temps à perdre !... Le cardinal Corkran a quelque chose à vous communiquer !
Il se tourna, affectueusement, vers le Syrien :
Mon père, asseyez-vous aussi ! Ce sujet va nous demander quelque temps !
Le prêtre traversa la chambre jusqu'au rebord de pierre de la fenêtre, d'où il pouvait apercevoir nettement le visage du pape, à la lueur des deux chandelles qui brûlaient sur la table, entre Sylvestre et le cardinal-secrétaire. Puis ce dernier parla, les yeux toujours fixés sur ses papiers.
Sainteté, je ferai mieux de reprendre les choses d'un peu plus haut ! Leurs Éminences, peut-être, ne connaissent pas tous les détails. Donc, voici :
« Le vendredi de la semaine passée, à Damas, j'ai reçu des questions de divers prélats, dans les diverses parties du monde, au sujet de l'attitude à adopter en présence des nouvelles mesures de persécution. D'abord, je ne pus répondre rien de positif, car ce n'est qu'à vingt heures passées que le cardinal Ruspoli, de Turin, me mit au courant des faits. Le cardinal Malpas me confirma les mêmes faits, quelques minutes après ; et le cardinal-archevêque de Pékin les confirma à son tour, presque simultanément. Le lendemain samedi, avant midi, j'avais reçu tous les renseignements authentiques, de mes messagers de Londres et de New-York.
« J'avais été, tout de suite, surpris de voir que le cardinal Dolgoroukoff ne joignît point sa communication aux autres : les seules nouvelles qui me fussent parvenues de Russie, ce vendredi soir, m'étaient envoyées par un prêtre faisant partie de l'ordre du Christ Crucifié, à Moscou. À la suite d'une enquête qu'avait ordonnée Sa Sainteté, j'appris que les affiches officielles, à Moscou, avaient parfaitement annoncé les décrets dès vingt-deux heures, comme dans les autres villes. Aussi était-il singulier que le cardinal Dolgoroukoff n'en eût pas été informé, ou que, en ayant été informé, il n'eût pas accompli son devoir, qui était de m'avertir sur-le-champ.
« Mais, depuis lors, Éminences, les faits suivants sont venus au jour. Nous savons désormais, sans l'ombre d'un doute possible, que le cardinal Dolgoroukoff a reçu un visiteur mystérieux, dans la soirée du vendredi. Toutefois, Sa Sainteté m'a enjoint de me conduire avec le cardinal Dolgoroukoff comme si rien de suspect ne s'était passé, et de le convoquer ici, pour notre réunion présente, avec le reste du Sacré Collège. À quoi le cardinal, tout d'abord, a répondu en promettant sa venue ; mais hier, un peu avant midi, Son Éminence m'a fait savoir qu'elle venait d'être victime d'un léger accident, qui pourtant ne l'empêcherait point, selon toute probabilité, de se trouver ici à l'heure convenue. Depuis lors, je n'ai plus reçu aucune autre nouvelle ».
Cette communication fut accueillie par un silence de mort.
Le pape se tourna vers un des coins de la chambre.
— Mon fils, dit-il, répétez-nous publiquement ce que vous nous avez déjà rapporté en particulier !
Un petit homme aux yeux brillants sortit, brusquement, de l'ombre.
Sainteté, dit-il, c'est moi qui ai apporté le message au cardinal Dolgoroukoff. D'abord, il a refusé de me recevoir ; mais, lorsque je me suis frayé un passage jusqu'à lui, et lui ai communiqué la convocation, il est resté longtemps silencieux ; et puis, en souriant, il m'a dit d'informer Son Éminence de Damas qu'il ne manquerait point d'obéir.
Il y eut, de nouveau, un terrible silence. Tout à coup, le grand et frêle Australien se leva.
Sainteté, dit-il, j'ai été, jadis, intimement lié avec cet homme... Mais nos relations amicales ont cessé depuis dix ans ; et je crois devoir dire que, d'après ce que j'ai malheureusement pu connaître de lui, je ne trouve point de difficulté à admettre...
Sa voix tremblait de passion : mais Sylvestre l'arrêta, en levant la main.
— Éminence, dit-il, il n'est pas besoin de récriminer ; nous n'avons plus même besoin de preuves, car ce qui devait se produire a eu lieu ! Nous-même, d'ailleurs, Nous ne doutons point de la nature de l'acte commis par cet homme. C'est à lui que le Christ a donné la bouchée de pain, en lui disant : « Ce que tu es en train de faire, fais-le vite ! » Et lorsque cet homme eut reçu la bouchée, il sortit aussitôt, et déjà la nuit était venue.
Une fois encore, le silence tomba. On entendit seulement un long soupir, du dehors, derrière la porte. Sans cesse, de tels soupirs s'élevaient, lorsque s'éveillait l'un des voyageurs épuisés qui dormaient dans le couloir ; et ces soupirs étaient pareils à celui d'un homme qui, au sortir des ténèbres, retrouverait d'autres ténèbres remplaçant la lumière attendue.
Puis Sylvestre, de nouveau, parla. Et, tout en parlant, il se mit à déchirer, comme d'un geste machinal, un long papier, tout couvert de listes de noms, qu'il avait pris sur la table.
— Éminences, dit-il, il faut que vous sachiez ceci ! Il faut que vous sachiez que, du moins ce que je crois, cette fin est venue dont a parlé Notre Sauveur, ce dernier temps du monde, dont aucun homme n'a connu le jour ni l'heure. Et Notre Sauveur a dit encore : Lorsque le Fils de l'Homme viendra, trouvera-t-il de la foi sur la terre ?
Il s'interrompit dans l'occupation de ses mains, et, montrant aux auditeurs ce qui restait de la feuille :
Ceci, reprit-il, était une des affaires que nous avions à traiter ! C'était la liste des évêques à qui nous devions communiquer les décisions adoptées par notre assemblée. Mais, désormais, cette liste ne peut plus nous servir de rien... Mes fils, me comprenez-vous ? Que celui qui sera sur le toit de sa maison, a dit Notre Sauveur, qu'il se garde bien de descendre pour emporter quelque chose de sa maison ; que celui qui est dans les champs se garde bien de retourner chez lui pour prendre son manteau !
Et Sylvestre sourit doucement, paternellement, aux visages recueillis qui l'entouraient.
Ce que nous pouvons faire maintenant se réduit à peu de chose... Écoutez, mes fils !
Et il leur parla de la grande fin, et de la barque de Pierre, qui avait erré à travers une nuit de vingt siècles, et du Maître qui dormait dans la barque, et de son grand réveil. Et, pendant qu'il parlait ainsi, le prêtre syrien, toujours attentif à le considérer, vit un changement étrange se manifester sur son visage. Plusieurs fois le Syrien ferma les yeux et les rouvrit, pensant que l'illusion allait s'effacer : mais, chaque fois, la certitude s'approfondit en lui qu'il avait, devant les yeux, une chose que jamais encore il n'avait pu voir. Il promena un coup d'œil sur le reste de l'assistance ; et il vit que tous ces visages, eux aussi, les lèvres ouvertes, regardaient avec émerveillement la transformation accomplie sur le visage du vicaire du Christ.
Et ce visage lui-même ?
Il sembla au prêtre syrien qu'une lumière était allumée, à l'intérieur de ce visage, aussi visible et matérielle que la lumière des bougies qui s'y reflétait. Tout à fait comme, parmi des flammes, sur l'autel, l'hostie sacrée brille d'une blancheur qui dépasse en rayonnement tout ce qui l'entoure, et la pâleur des toiles, et l'étincellement de l'or et des joyaux, et la pureté candide des lis, de même le visage de Sylvestre brillait, durant ces minutes d'extase. Et ses mains calmes, elles aussi, posées sur la table, avaient pris la même transparence surnaturelle ; et ses robes blanches — comme celles d'un Autre, jadis sur le Thabor — étaient devenues infiniment plus blanches, « à un degré que ne saurait atteindre le travail d'aucun foulon sur la terre » ; et sa voix, maintenant, différait des accents ordinaires des bouches humaines autant que la vibration du verre diffère du grincement des trompettes et des batteries de tambours.
Et aucun bruit ne venait du reste de la chambre, car les assistants regardaient et écoutaient sans remuer. Il semblait au prêtre que chacun d'eux avait, également, sa part du tranquille et sublime miracle. La petite chambre crépie à la chaux, les vieilles tables, les chandeliers, tout l'ensemble du monde où, pour quelques instants encore, ces hommes vivaient, se trouva changé et transfiguré.
Voyez, s'écria Sylvestre, voyez comme toutes choses attendent déjà le Juge qui s'approche ! De très loin, voici venir les aigles dont Il a parlé, conduits par le Prince qui « n'a rien en lui » !...
Il étendit ses mains, d'un mouvement brusque et large.
Ne les voyez-vous pas ? s'écria-t-il ? Ne les voyez-vous pas ?
Et alors, pour un bref instant, le prêtre syrien qui l'écoutait eut, lui-même, un éclair de vision ; et, pendant quelques secondes aussitôt envolées, il put voir, lui-même, ce que voyait Sylvestre.
La mer immense s'étendait au-dessous de lui, noire sous le ciel sans étoiles, et piquée seulement, çà et là, d'une petite tache blanche qui trahissait son mouvement infini ; et, au-dessus d'elle, tout juste devant les yeux du Syrien, s'ouvrait la cabine illuminée d'un vaisseau volant. Un homme s'y tenait assis, plus de mille pieds au-dessus des vagues ; un autre était assis en face de lui, et, entre les deux, se dressait une table toute couverte de papiers. L'un des deux hommes, d'un geste du doigt, désignait un point sur une carte ; et tous deux souriaient, le visage rayonnant d'attente et de plaisir. Les moindres détails de la scène apparaissaient avec une réalité merveilleuse : les douces lumières des lampes, le tapis épais et moelleux, la porte de cristal ; et les visages de ces deux hommes, que le prêtre syrien n'avait jamais vus, se révélaient à lui non moins clairement, la chevelure blanche et les traits juvéniles de l'un, avec ses yeux profonds et sa fine bouche éloquente, et puis le visage, un visage fatigué et tiré, de l'autre, mais, à cette minute, tout allumé d'espoir.
Voilà ce que vit le prêtre, et non point comme voient les yeux, mais comme voit l'esprit ! Il vit ce que les yeux ne sauraient voir, car tout lui apparut sur un même plan, la mer au-dessus, le vaisseau blanc qui courait, l'intérieur du vaisseau, et les moindres détails des visages, et les cartes géographiques étalées sur la table. Mais il vit bien plus encore que cela : car il comprit, aussitôt, qui étaient ces hommes et ce qu'ils pensaient, à quelle action ils se préparaient, en même temps il eut très nettement la notion du pitoyable échec de leur entreprise. Il vit ces hommes volant à la mort éternelle, tandis qu'ils s'imaginaient qu'ils allaient, enfin, obtenir leur victoire. Il sut pourquoi ces hommes étaient assis là ; ; pourquoi ce vaisseau courait, de toute sa vitesse, à travers le monde ; pourquoi cette troupe d'aigles s'était rassemblée des quatre coins du globe, armée de sa puissance irrésistible ; il sut que ce qu'il apercevait ainsi était le résumé de toutes les forces de la terre, unies pour procéder à leur dernière victoire sur les derniers soutiens de la foi du Christ : il sut tout cela, et, cependant, aucune ombre de peur n'était en lui.
Car, dans cette même vision d'extase, il découvrait aussi un autre monde, transcendant et supérieur à toutes les imaginations humaines, un monde de volontés et d'esprits, en comparaison duquel tout l'univers terrestre n'était que poussière infime, aussitôt dispersée. Ce à quoi toujours, en sa qualité de prêtre chrétien, il avait aspiré, ce dont toujours il avait vécu sans le voir, c'était cela qui était en train, maintenant, de passer du champ de sa foi dans celui de sa vue. Maintenant, dans cette seconde infinie, son âme n'avait plus besoin d'aucun effort pour s'élever à ce monde supérieur : car c'était ce monde seul qui devenait réel, tandis que l'ancienne réalité s'effaçait, comme un rêve passager.
Et lorsque cette seconde d'illumination finit et elle s'évanouit dès que le pape eut baissé les mains —, la connaissance de tout cela resta au fond du cœur du prêtre syrien, désormais assurée et inébranlable. Il connut cette réalité surnaturelle aussi certainement qu'un homme connaît le visage de son ami, il se la représenta aussi fidèlement que notre mémoire reconstitue l'aspect d'un jardin, que lui a, tout à coup, révélé la lueur d'un éclair. Et quand, ensuite, la voix de Sylvestre continua de parler, dans un prodigieux élan d'enthousiasme, le prêtre ne perçut que le seul bruit des mots. Car toute son âme persistait à regarder ce qu'il lui avait été donné d'entrevoir, s'ingéniant ainsi que parfois nous faisons au sortir d'un rêve très intense — à revoir et à interpréter le spectacle prodigieux qui s'était révélé à lui ; la cabine du vaisseau volant, les visages des deux hommes, leurs intentions méchantes, et leurs vains espoirs...
Il tourna les yeux vers Sylvestre ; et ce fut à travers ce torrent d'images qu'il entendit de nouveau la voix, toute calme, de son maître, qui, cette fois, s'adressait à lui :
Mon père, il faut, tout de suite, que vous exposiez le Saint-Sacrement dans la chapelle !
* * *
Une heure après, environ, le prêtre sortit dans la cour, poussé par cette même étrange impulsion de mouvement qui, déjà, l'avait contraint à errer par les rues du village, tel qu'un somnambule qui marche sans savoir où ni pourquoi, et qui, pourtant, ne peut pas s'arrêter.
Sur toutes choses un charme était tombé, pareil à celui qu'il subissait lui-même. De tous les hommes à qui Sylvestre avait parlé, tout l'heure, dans sa chambre, aucun n'avait dit un seul mot. Tous étaient sortis en silence, immédiatement ; quelques-uns avaient traversé la cour, en même temps que le prêtre, pour se rendre à la chapelle, et s'étaient jetés là, y gisaient, immobiles, sur les dalles de pierre. Quelques-uns s'étaient retirés à part, pour se confesser l'un l'autre ; il les avait vus, tout à l'heure, pendant qu'il s'occupait à préparer l'autel pour l'office prescrit. Un autre, les mains pendantes, marchait de long en large devant la maison, sans arrêt, les yeux très grands ouverts et ne voyant rien. Un autre encore, saisi d'un besoin machinal de mouvement, comme le Syrien, avait, lui aussi, parcouru le village, se parlant très haut à soi-même, tandis que dans la lumière incertaine du monstrueux brouillard, des visages surpris le considéraient, de toutes les portes des maisons. Les paroles de Sylvestre avaient eu pour effet de clore, en quelque sorte, brusquement, l'existence terrestre des auditeurs et tous, aussitôt, avaient laissé tomber d'eux, comme un lourd manteau désormais inutile, toutes leurs pensées et occupations de ce monde.
Quant au Syrien lui-même, il aurait été bien incapable de rendre compte de l'état où il se trouvait. Il lui semblait que le temps ne marchait plus, comme si ce n'était pas lui-même qui remuait, mais la terre qui se mouvait sous ses pieds. Et toujours, tout en changeant de place, il levait les yeux vers le ciel, du côté de l'Orient, attendant ce qui allait venir, avec une certitude pleinement exempte de crainte.
* * *
Dans le ciel, aucun changement ne s'était produit, depuis une heure, si ce n'est que, peut-être, la lumière était devenue un peu plus vive lorsque le soleil avait grimpé plus haut, derrière l'impénétrable voile de brume. Les montagnes, l'herbe, les visages des hommes, tout cela paraissait de plus en plus irréel : c'étaient comme des choses vues, dans un rêve, par des yeux alourdis de sommeil, à travers des paupières chargées de plomb. Et cette impression d'irréalité existait même pour les autres sens. Le silence n'était pas simplement une cessation de tout son : c'était une chose en soi, positive et matérielle, et dont le poids énorme n'était allégé ni par le bruit des pas, ni par les aboiements des chiens, ni par le murmure des voix. Le Syrien se disait que le calme de l'éternité avait déjà commencé à descendre, et déjà étendait son voile infini sur toutes les activités du monde agonisant. La matière gardait encore son être, occupait encore l'espace : mais elle n'était plus, désormais, que d'une nature toute subjective, résultant des facultés intérieures de l'âme, sans aucune substance au dehors. Et il apparaissait au prêtre que lui-même, déjà, n'était plus rattaché au reste des choses que par un fil de plus en plus mince. Ainsi, il savait que l'écrasante chaleur persistait ; et, une fois, même, le sol qu'il foulait de ses pieds craqua sous son contact, et fuma comme un fer chaud sur lequel serait tombée une goutte de liquide. Il pouvait sentir cette chaleur sur son front et ses mains, tout son corps en était inondé ; et, cependant, il ne pouvait plus percevoir cette chaleur, ni ce corps, que du dehors et de loin, comme ces malades qui tout en éprouvant la douleur, s'imaginent qu'elle n'est plus en eux, mais dans le lit où ils sont couchés. Et il n'y avait plus, en lui, ni crainte, ni même espérance : il considérait sa personne, le monde, et jusqu'à la présence terrible de l'Esprit, comme des faits qui allaient redevenir réels bientôt, dans un instant, mais qui, à cette heure, se confondaient dans une sorte d'énorme sommeil universel.
Et il ne s'étonna point non plus lorsqu'il rouvrit la porte de la chapelle de voir que, maintenant, tout le dallage était encombré de figures étendues là, immobiles. Tous les cardinaux et tous leurs assistants étaient prosternés sur le sol, tous semblables l'un à l'autre, sous les burnous blancs que lui-même leur avait distribués la veille ; et devant eux, près de l'autel, était agenouillée la figure de l'homme que le Syrien connaissait mieux et aimait plus profondément que tout le reste du monde, ses cheveux blancs se détachant sur la blancheur de l'autel. Sur cet autel brillaient les six grands cierges ; et, entre eux, sur un petit trône bas, se dressait l'ostensoir de métal avec, au milieu, le petit disque blanc...
Et alors le Syrien s'agenouilla, lui aussi, et resta immobile.
Il ne sut point combien de temps se passa avant que se réveillassent sa conscience individuelle et son habitude d'observation, avant que la coulée des images et la vibration des pensées eussent, enfin, cessé en lui, et que son âme enfin se fût apaisée, comme l'eau d'un étang reconquiert lentement sa paix, après avoir été troublée par le jet d'une pierre. Mais ce moment finit : par arriver, cette tranquillité délicieuse dont Dieu récompense l'âme fidèle et confiante, ce point de repos absolu qui sera, un jour, l'éternelle rémunération des enfants de Dieu. Désormais, il n'y avait plus en lui aucune velléité d'analyse de soi-même, ni de réflexion sur autrui. Il avait franchi le cercle où l'âme regarde au dedans de soi, pour s'élever celui d'où elle regarde la Gloire éminente ; et le premier signe par lequel il reconnut que le temps s'écoulait fut un murmure soudain de voix, dont il put entendre les paroles distinctement, et les comprendre, et s'associer lui-même à les dire, — encore que tout cela lui apparût comme à travers un voile, ne laissant arriver à lui que la pure essence des paroles et des choses :
SPIRITUS DOMINI REPLEVIT ORBEM TERRARUM, ALLELUIA,
ET HOC QUOD CONTINET OMNIA, SCIENTIAM HABET VOCIS, ALLELUIA !
L'Esprit du Seigneur a rempli le monde entier,
Et toutes choses ont maintenant connaissance de Sa voix.
Puis la voix qui prononçait les mots latins parut s'élever doucement.
EXSURGAT DEUS ET DISSIPENTUR INIMICI EIUS
ET FUGIANT QUI ODERUNT EUM A FACIE EIUS !
Que Dieu surgisse, et que ses ennemis soient dispersés ;
Et que celui qui le déteste s'enfuie devant son visage !
GLORIA PATRI !
Le Syrien redressa sa tête alourdie. Une figure fantômale était debout, l'autel, une haute figure blanche qui semblait flotter dans l'air plutôt que reposer sur le sol ; les mains étendues, une calotte blanche sur ses cheveux blancs, la figure brillait dans le reflet des cierges.
Kyrie Eleison... Gloria in excelsis Deo !
Et le prêtre entendit et répéta ces prières : mais son âme passive ne fit aucun effort de réflexion, jusqu'au moment où des paroles moins habituelles, tout à coup, le frappèrent :
Cum complerentur dies Pentecostes...
Lorsque le jour de la Pentecôte fut venu, tous les disciples, d'un même accord, se trouvèrent réunis au même endroit ; et voici qu'arriva, tout à coup, du ciel, un grand bruit, comme celui d'un vent puissant qui soufflerait ; et il remplit la maison où ils étaient assis…
Alors le Syrien se rappela, et comprit. En effet, c'était le matin de la Pentecôte ! Et, avec ce retour de la mémoire, la réflexion lui revint. Où donc étaient-ils, le vent, et la flamme, et la voix secrète ? Le monde était silencieux, concentré dans son suprême effort d'affirmation de soi-même ; aucun frisson, aucun tremblement ne montrait que Dieu se souvint ; aucune lumière ne venait rompre la voûte sinistre de ténèbres étendue sur les terres et les mers, pour révéler que Dieu continuait à briller dans le cœur de l'homme ; et il n'y avait pas même une voix qui jaillit du silence ! Mais aussitôt le prêtre, avec l'assurance que lui avaient donnée les paroles de son maître, se sentit tout joyeux de cet aspect des choses, bien loin, à présent, de s'en effrayer. Car il comprit que ce monde prochain, dont la venue s'annonçait ainsi, sans aucun des signes affreux qu'il avait redoutés, que ce monde était tout autre qu'il ne l'avait craint : doux, et non point terrible ; accueillant, et non point hostile ; clair, et non point ténébreux ; et semblable à la maison natale, au lieu d'être un exil. Il laissa retomber sa tête sur ses mains, à la fois honteux de ses frayeurs précédentes et satisfait de sa sécurité reconquise ; et, de nouveau, sa personnalité s'effaça, il retomba aux profondeurs de la paix intime...
Mais, tout à coup, au moment où la messe finissait, et où le prêtre se baissait pour recevoir la dernière bénédiction de son maître, il y eut un cri, une clameur soudaine, dans le corridor ; et un des habitants du village se montra sur le seuil de la chapelle, murmurant précipitamment des phrases en langue arabe :
Vite, vite, tout le monde dehors ! Des vaisseaux aériens accourent vers Nazareth ! La maison de l'Européen menacée, condamnée à la destruction !...
* * *
Cependant ce bruit, et cette vue même, dans l'âme du prêtre syrien firent à peine vibrer le fil, infiniment ténu, qui, désormais, le rattachait au monde des sens. Il voyait et entendait un grand tumulte, dans le corridor, des yeux enflammés et des bouches criantes ; et, en contraste merveilleux, il apercevait les pâles visages extasiés de ceux des cardinaux et prêtres qui, machinalement, s'étaient retournés vers la porte : mais tout cela lui apparaissait séparé de lui, comme une scène de théâtre, et le drame qui s'y joue, sont séparés du spectateur de la galerie. Dans l'univers matériel, réduit maintenant à l'irréalité d'un mirage, des événements se passaient : mais, pour l'âme du prêtre syrien, recueillie dans l'attente d'événements plus réels, tout cela n'était rien qu'un rêve lointain et confus.
De nouveau, il se tourna vers l'autel ; et là, comme il le savait d'avance, là, parmi la resplendissante lumière des cierges, tout était en paix. Humblement, en un murmure lent et recueilli, l'officiant adorait le mystère du Verbe incarné ; et bientôt, un fois de plus, le prêtre syrien le vit tomber à genoux, devant le Sacrement.
Et voici que par une impulsion irrésistible, le prêtre syrien sentit que ses propres lèvres commençaient à chanter, très haut, des paroles qui, à mesure qu'elles en sortaient, s'ouvraient comme des fleurs épanouies au soleil :
O salutaris hostia,
Quae cœlis pandis ostium.
Bella premunt hostilia
 ;
Da robur, fer auxilium.
Tous les assistants chantaient, et il n'y avait pas jusqu'au catéchumène mahométan, celui qui venait, tout à l'heure, d'entrer avec de grand cris d'effroi, il n'y avait jusqu'à lui qui ne chantât comme les autres, sa petite tête mince penchée en avant, et ses bras en croix sur sa poitrine. L'étroite chapelle retentissait du mélange des voix ; et tout le vaste monde, au dehors, vibrait et frémissait sous ce chant merveilleux.
Tout en continuant de chanter, le prêtre vit que quelqu'un posait un voile sur les épaules de Sylvestre ; et puis il y eut un mouvement, un passage de figures —d'ombres lointaines, maintenant, dans l'évanouissement des apparences terrestres.
Uni trinoque Domino
Sit sempiterna gloria
 :
Et le pape se redressa, éclatante pâleur dans le rayonnement de lumière, avec des plis de soie lui tombant des épaules, et ses mains enveloppées de ces plis, et sa tête cachée par l'ostensoir de métal au centre duquel éclatait la splendide blancheur.
Qui vitam sine termino,
Nobis donet in patria.
Les assistants remuaient, à présent, et le monde de la vie renaissait en eux : voilà ce que le prêtre syrien parvenait à comprendre ! Lui-même, bientôt, se trouva dehors, dans le passage, parmi des visages livides et affolés, qui, la bouche ouverte, contemplaient le spectacle de ces quarante prêtres indifférents aux catastrophes prochaines, et tout absorbés dans le chant sonore du Pange lingua... Arrivé au coin du corridor, il se retourna un instant, pour voir les six flammes tremblantes briller, comme des lances de feu entourant un roi, et, au milieu d'elles, les rayons d'argent de l'ostensoir, et le cœur blanc de Dieu.
Et puis il déboucha dans la cour, dans cet espace libre où, déjà, la bataille se préparait.
Le ciel était passé maintenant d'une obscurité sinistre à une lumière non moins effrayante, une lumière d'un rouge de sang, qui semblait couler au-dessus du monde.
Depuis le Thabor, sur la gauche, jusqu'au Carmel, à la limite de l'horizon de droite, par dessus toutes les hauteurs d'alentour se dressait une énorme voûte de sang : aucune nuance dans ce rouge, aucune gradation du zénith à l'horizon : tout était de la même teinte profonde, comme un vrai sang qui coulerait à grands flots. Et il vit aussi le soleil, blanc comme tout à l'heure l'hostie, levé au-dessus du mont de la Transfiguration ; tandis que, là-bas, très loin, à l'occident, là-bas où autrefois des hommes avaient vainement appelé Baal, il vit pendre la faucille de la lune, également toute blanche.
In suprema nocte cœnae...
chantaient des voix, non plus quarante voix, mais des myriades, un cœur immense, qui paraissait remplir toute l'infinité de l'espace.
Recumbens cum fratribus,
Observata lege plene,
Cibis in legalibus
Cibum turbae duodenae
Se dat suis manibus.
Et le prêtre syrien vit également, flottant dans l'air, comme d'immenses phalènes, ce cercle d'étranges vaisseaux qu'il avait aperçus, quelques heures auparavant, dans son illumination. Ils étaient blancs, eux aussi, sauf des instants où le reflet du ciel les teintait de pourpre ; et, tandis qu'il les regardait, tout en continuant de chanter, il comprit que le cercle avait achevé de se former, et que les hommes qui montaient ces vaisseaux continuaient à ne rien voir, à ne rien savoir.
Verbum caro, panem verum
Verbo carnem efficit ;
Puis, avec un sourd mugissement, le tonnerre s'éleva, et finit par un éclat prodigieux, secouant toute la terre, qui, tout entière, remuait sourdement, parvenue au dernier temps de sa dissolution.
Tantum ergo, Sacramentum
Veneremur cernui :
Et antiquum documentum,
Novo cedat ritui :
Oui, voici enfin qu'il était venu, l'Homme du Péché, celui que Dieu attendait ! Le voici qui trônait sous le dôme de sang, dans son char magnifique, aveugle à tout ce qui n'était point l'unique objet poursuivi par lui depuis de longs siècles, et sans s'apercevoir que son monde était en train de se corrompre, de s'écrouler, et de périr autour de lui.
Et son ombre remuait comme un nuage pâle, au-dessus de cette plaine, désormais toute spectrale, où jadis Israël avait combattu, et où Sennacherib s'était vanté de vaincre !
Et, une fois de plus, les voix chantèrent :
Praestet fides suplementum,
Sensuum defectui.
Le voici qui venait, plus rapide que jamais, l'héritier des âges temporels, mais l'exilé de l'éternité : le misérable prince des rebelles, la créature dressée contre Dieu, plus aveugle que ce soleil pâli et que cette terre tremblante ! Et, autour de lui, le cercle flottant de ses victimes s'agitait, pareil à un groupe d'insectes qui, spontanément, vont chercher la mort dans la lumière d'une flamme... Le voici qui venait ; et la terre, au moment où il la croyait enfin toute soumise à sa domination, se déchirait et gémissait dans les luttes dernières de son agonie !
Le voici qui venait, l'Antéchrist orgueilleux, le Maître de la Terre ! Déjà son ombre descendait vers le sol, et les ailes blanches du vaisseau tournaient, pour le conduire à l'endroit même d'où il devait frapper ; et déjà, au même instant, une cloche immense, surnaturelle, avait retenti, tandis que les myriades des voix continuaient chanter doucement, tendre murmure opposé au fracas de la tempête environnante :
Genitori, Genitoque,
Laus et jubilatio :
Salus, honor, virtus quoque,
Sit et benedictio :
Procedenti abutroque,
Comparsit laudatio.
Et puis, ce monde passa, et toute sa gloire se changea en néant...

Robert-Hugh Benson, in Le Maître de la terre (Pierre Téqui)




Voir aussi le "Court récit sur l'antéchrist" de Soloviev.