mardi 30 novembre 2021

En testant... Cardinal de Richelieu, Du bonheur d'un Etat

J'AIME MIEUX LAISSER PAR TESTAMENT À MES FILZ
UN EXEMPLE DE FIDÉLITÉ ET HONNESTETÉ
QU'UN RICHE PATRIMOINE.

Cardinal de Richelieu, Maximes et Fragments, CXXX.

 

Cette piece verra le jour sous le titre de mon Testament politique, parce qu'elle est faite pour servir apres ma mort à la police et à la conduite de votre Royaume, si V. M. l'en juge digne, parce qu'elle contiendra mes derniers desirs à cet egard, et qu'en vous la laissant, je consigne à Votre Majesté tout ce que je luy puis leguer de meilleur, quand il plaira à Dieu m'appeller de cette vie.

Elle sera conceue en termes les plus courts et les plus nets qu'il me sera possible tant pour suivre mon genie et ma façon d'ecrire ordinaire que pour m'accommoder à l'humeur de V. M. qui a toujours aimé qu'on vint au fait en peu de mots et qui fait autant d'etat de la substance des choses qu'elle apprehende les longs discours dont la pluspart des hommes se servent pour les exprimer.

Si mon ombre qui paroitra dans ces memoires peut apres ma mort contribuer quelque chose au reglement de ce grand Etat, au maniement duquel ils vous a pleu me donner plus de part que je n'en merite, je m'estimeray extremement heureux.

I

Qui fait voir que le premier fondement du bonheur d'un Etat est l'etablissement du Regne de Dieu.

Le Regne de Dieu est le principe du gouvernement des Etats et en effet c'est une chose si absolument necessaire que sans ce fondement il n'y a point de prince qui puisse bien regner ny d'Etat qui puisse être heureux.

C'est une chose si connue d'un chacun par sa propre raison qu'il ne tire pas son etre de luy meme mais qu'il a Dieu pour Createur et par consequent pour Directeur qu'il n'y a personne qui ne sente que la nature a imprimé cette verité dans son cœur avec des caracteres qui ne peuvent s'effacer.

Tant de princes se sont perdus eux et leurs Etats pour fonder leur conduite sur un jugement si contraire à leur connoissance ; et tant d'autres ont été comblés de benedictions pour avoir soumis leur authorité à celle dont elle derivoit pour n'avoir cherché leur grandeur qu'en celle de leur Createur et pour avoir en plus de soin de son regne que du leur propre que je ne m'etendray pas davantage sur une verité trop evidente pour avoir besoin de preuves.

 

II

Qui montre que la raison doit etre la regle et la conduite d'un Etat.

La lumiere naturelle fait connoitre à un chacun que l'homme ayant été fait raisonnable il ne doit rien faire que par raison, puis qu'autrement il feroit contre sa nature et par consequent contre Celui meme qui en est l'autheur.

Elle enseigne encore que plus un homme est grand et elevé, plus il doit faire état de ce privilege et que moins doit il abuser du raisonnement qui constitue son etre parce que les avantages qu'il a sur les autres hommes le contraignent à conserver et ce qui est de sa nature et ce qui est de la fin que Celuy dont il tire son elevation s'est proposé.

De ces deux principes il s'ensuit clairement que si l'homme est souverainement raisonnable il doit souverainement faire regner la raison, ce qui ne requiert pas seulement qu'il ne fasse rien sans elle, mais l'oblige de plus à faire que tous ceux qui sont sous son autorité la reverent et la suivent religieusement.

Cette consequence est la source d'une autre qui nous enseigne qu'ainsy qu'il ne faut rien vouloir qui ne soit raisonnable et juste, il ne faut rien vouloir de tel que l'on ne fasse executer et ou les commandements ne soient suivis d'obeissance parce qu'autrement la raison ne regneroit pas souverainement.

La prattique de cette regle est d'autant plus aisée que l'amour est le plus puissant motif qui oblige à obeir et qu'il est impossible que des sujets n'aiment pas un prince s'ils connaissent que la raison soit le guide de toutes ses actions.

L'autorité contraint à l'obeissance mais la raison y persuade, il est bien plus à propos de conduire les hommes par des moyens qui gagnent insensiblement leur volonté que par ceux qui le plus souvent ne les font agir qu'autant qu'ils les forcent.

S'il est vray que la raison doit etre le flambeau qui eclaire les princes en leur conduite et en celle de leurs Etats il est encore vray que n'y ayant rien au monde qui compatisse moins avec elle que la passion qui aveugle tellement qu'elle fait quelquefois prendre l'ombre pour le corps, un prince doit surtout eviter d'agir par un tel principe, qui le rendroit d'autant plus odieux qu'il est directement contraire à celuy qui distingue l'homme d'avec les animaux, on se repent souvent à loisir de ce que la passion fait faire avec precipitation et on n'a jamais lieu de faire le meme des choses à quoy l'on est porté par des considerations raisonnables. Il faut vouloir fortement ce que l'on a résolu pour de semblables motifs puisque c'est le seul moyen de se faire obeir et qu'ainsy que l'humilité est le premier fondement de la perfection chretienne. L'obeissance est le plus solide de celle de la sujettion si necessaire à la subsistance des Etats que si elle est defectueuse, ils ne peuvent etre florissants.

Il y a beaucoup de choses qui sont de cette nature qu'entre les vouloir et les faire il n'y a point de difference à cause de la facilité qui se trouve en leur execution, mais il les faut vouloir efficacement, c'est à dire avec telle fermeté qu'on les veuille toujours et qu'apres en avoir commandé l'execution on fasse chatier severement ceux qui n'obeissent pas.

Celles qui paroissent les plus difficiles ne le sont que par l'indifference avec laquelle il semble qu'on les veuille et qu'on les ordonne et il est vray que les sujets seront tousjours religieux à obeir lorsque les princes seront fermes à commander.

En un mot ainsi vouloir fortement et faire ce qu'on veut est une meme chose en un prince authorisé.

Le gouvernement du royaume requiert une vertu masle et une fermeté inebranslable contraire à la mollesse qui expose ceux en qui elle se trouve aux entreprises de leurs ennemis.

Il faut en toutes choses agir avec vigueur veu principalement que quand meme le succes de ce qu'on entreprend ne seroit pas bon, au moins aura-t-on cet avantage que n'ayant rien omis de ce qui le pouvoit faire reussir on evitera la honte lorsqu'on ne peut eviter le mal d'un mauvais evenement.

Quand meme on succomberoit en faisant son devoir, la disgrace seroit heureuse, et au contraire quelque bon succez qu'on puisse avoir en se relachant de ce à quoy on est obligé par honneur et par conscience, il doit etre estimé malheureux puisqu'il ne sçauroit emporter aucun profit qui egale les desavantages qu'on reçoit du moyen par lequel il a été procuré.

Par le passé la pluspart des grands desseins de la France sont allés en fumée, parce que la premiere difficulté qu'on rencontroit à leur execution, arretoit tout court ceux qui par raison ne doivent pas que de les poursuivre et s'il est arrivé autrement durant le regne de V. M. la perseverance avec laquelle on a constamment agi en est la cause.

Si une fois on n'est pas propre à l'execution d'un bon dessein il en faut attendre un autre et lors qu'on a mis la main à l'œuvre, si les difficultés qu'on rencontre obligent à quelque surceance, la raison veut qu'on reprenne ses premières aires aussitost que le temps et l'occasion se trouveront favorables.

En un mot rien ne doit detourner d'une bonne entreprise sy ce n'est qu'il arrive quelque accident qui la rende tout à fait impossible et il ne faut rien oublier de ce qui peut avancer l'execution de celles qu'on a resolues avec raison.

C'est ce qui m'oblige à parler en ce lieu du secret et de la diligence qui sont si necessaires au bon succez des affaires que rien ne le peut être davantage.

Outre que l'experience a fait foy, la raison est evidente veu que ce qui surprend etonne d'ordinaire de telle sorte qu'elle ôte souvent les moyens de s'y opposer et que poursuivre lentement l'execution d'un dessein et le divulgueur est le meme que parler d'une chose pour ne la pas faire.

 

III

Qui montre que les Interest publics doivent etre l'unique fin de ceux qui gouvernent les Etats,
ou du moins qu'ils doivent etre preferés aux particuliers

Les Interest publics doivent etre l'unique fin du prince et de ses conseillers ou du moins les uns et les autres sont obligés de les avoir en si singuliere recommandations qu'ils les preferent à tous les particuliers.

Il est impossible de concevoir le bien qu'un prince et ceux dont il se sert en ses affaires peuvent faire s'ils suivent religieusement ce principe et on ne sçauroit s'ymaginer le mal qui arrive à un Etat quand on prefere les interests particuliers aux publics et que ces derniers sont reglés par les autres.

La vraye philosophie, la loy chretienne et la politique enseignent si clairement cette verité que les conseillers d'un prince ne sçauroient luy mettre trop souvent devant les yeux un principe si necessaire ny le prince chatier assez severement ceux de son Conseil qui sont assez miserables pour ne le pratiquer pas.

Si la diversité de nos interests et notre inconstance naturelle nous porte souvent dans des precipices effroyables, notre legereté meme ne nous permet pas de demeurer fermes et stables en ce qui est de notre bien et nous en tire si promptement que nos ennemis ne pouvant prendre de justes mesures sur des varietés si frequentes n'ont pas le loisir de profiter de nos fautes.

 

IV

Qui fait connoitre combien la prevoyance est necessaire au gouvernement d'un Etat.

Rien n'est plus necessaire au gouvernement d'un Etat que la prevoyance puisque par son moyen on peut aisement prevenir beaucoup de maux qui ne se pourroient guerir qu'avec de grandes difficultés quand ils sont arrivés.

Ainsy que le medecin qui sçait prevenir les maladies est plus estimé que celuy qui travaille à les guerir, ainsy les ministres d'Etat doivent ils souvent se remettre devant les yeux et représenter à leurs maîtres qu'il est plus important de considerer l'avenir que le présent et qu'il est de maux comme des ennemis d'un Etat, au devant desquels il vaut mieux s'avancer que de se réserver à les chasser apres leur arrivée.

Ceux qui en useront autrement tomberont en de grandes confusions, auxquelles il sera bien difficile d'aposter ensuite du remede, cependant c'est une chose ordinaire aux esprits communs de se contenter de pousser le temps avec l'épaule et d'aimer mieux conserver leurs aises un mois durant que de s'en priver ce peu de temps pour se garantir du trouble de plusieurs années qu'ils ne considerent pas parce qu'ils ne voyent que ce qui est present et n'anticipent pas le temps par une sage prevoyance.

Ceux qui vivent au jour la journée vivent heureusement pour eux, mais on vit malheureusement sous leur conduite.

Qui prevoit de loin ne fait rien par precipitation puisqu'il y pense de bonne heure et il est difficile de mal faire lors qu'on y a pensé auparavant. Il y a certaines occasions auxquelles il n'est pas permis de deliberer longtemps parce que la nature des affaires ne le permet pas, mais en celles qui ne sont pas de ce genre le plus seur est de dormir sur les affaires, recompenser par la sagesse de l'execution le delay qu'on prend pour la mieux resoudre.

Il a eté un temps qu'on ne donnoit en ce Royaume aucun ordre par precaution et lors meme que les maux etoient arrivés l'on n'y apportoit que des remedes palliatifs parce qu'il etoit impossible d'y pourvoir absolument sans blesser le tiers et le quart de l'interest particulier qu'on preferoit lors au public ; cela faisoit qu'on se contentoit d'avouer les playes au lieu de les guerir, ce qui a causé des maux en ce Royaume.

Il faut dormir comme le Lyon sans fermer les yeux qu'on doit avoir continuellement ouverts pour prevoir les moindres inconvenients qui peuvent arriver, se souvenir qu'ainsy que la phtisie ne rend pas le poux emu bien qu'elle soit mortelle, aussy arrive‑t-il souvent dans les Etats que les maux qui sont imperceptibles de leur origine et dont a moins de sentiment sont les plus dangereux et ceux qui viennent enfin à etre de plus grande consequence.

Le soin extraordinaire qu'il faut avoir pour n'etre pas surpris en telles occasions fait qu'ainsy qu'on a toujours estimé les Etats gouvernés par des gens sages, heureux, aussy on a cru qu'entre ceux qui les gouvernoient ceux qui etoient les moins sages étoient les plus heureux.

Plus un homme est habile, plus ressent-il le faix du gouvernement dont il est chargé. Une administration publique occupe tellement les meilleurs esprits que les perpetuelles meditations qu'ils sont contraints de faire pour prevoir et prevenir les maux qui peuvent arriver, les privent de repos et de contentement hors de celuy qu'ils peuvent recevoir voyans beaucoup de gens dormir sans crainte à l'ombre de leurs veilles et vivre heureux par leur misere.

Comme il est necessaire de voir autant qu'il est possible par avance quel peut etre le succès des desseins qu'on entreprend pour ne se tromper pas en son compte, la sagesse et la veué des hommes ayant certaines bornes, au delà desquelles elle n'aperçoit rien et n'y ayant que Dieu qui puisse voir la derniere fin des choses, il suffit souvent de sçavoir que les projets qu'on fait justes et possibles pour s'y embarquer avec raison.

Cardinal de Richelieu, in Testament Politique

 

mercredi 24 novembre 2021

En préfaçant... Maxence Caron, Véronique Lévy et le Salut des femmes

 


PRÉFACE

Imprévisible et magistrale, ardente et imperturbable, saisissante et ceinte par Celui, le Seul, qui souffle où Il veut, Véronique Lévy est un auteur puissant. Ce cœur en permanente éruption et que ne comble rien de ce qui n'est pas tout, cette intelligence profondément religieuse et qui n'a même que faire de ce qui n'est pas infiniment plus que le monde, cette force nativement aimantée par l'Amant dont l'âme est l'image et l'hôte — cette femme ignifère et qui définit aussi bien son essence que son existence comme un chœur de chair, connaît que la Vie éternelle est déjà commencée. Tel est le haut registre d'intensité à partir duquel, de tout son cœur, de toute sa force et de tout son esprit, nous voyons ici le choral de cette âme aimer Dieu.

« Qui cherche la vérité cherche Dieu, qu'il en soit conscient ou non », écrit sainte Édith Stein. Convertie à la Vérité donc à l'universalité de la Religion vraie, Véronique Lévy, que le retentissant récit de sa vie et de son pèlerinage intérieur a distinguée il y a cinq ans aux yeux des lecteurs, est habitée par l'urgence sacrée de dire l'Essentiel. Il lui est donc désormais exclu de perdre le moindre instant d'une existence qui, déjà si brève à ceux qui gâchent la leur, s'accourcit infiniment plus, et en des proportions bouleversées, pour quiconque accepte de tourner les yeux vers la précédence incréée de la lumière divine, sans l'infinité de laquelle nous ne saurions être regard.

L'indépendante et absolue perfection de l'immensité divine appelle au cœur de l'homme ce qui est en l'homme dès avant l'homme lui-même. Et ce mystère paraît ainsi, qui est incontestable : l'immensité divine appelle l'infinie petitesse de l'homme à prendre part à l'infinie grandeur de l'Éternité. Ce mystère de disproportion, qui est aussi bien la mathématique non chiffrable, sainte et sacrée en qui est fondée la possibilité même de l'humanité, la possibilité même qu'il y ait un homme, transforme le temps et le transfigure. La reprise de celui-ci sous l'exposant de la Présence de Dieu recrée le temps à l'image du Septième Jour — à l'image du Jour que constitue Dieu lui-même en vertu de son seul repos en soi —, elle résorbe le temps. Le temps n'est plus désormais qu'un seul jour consacré à dire, dans l'amour de cet amour dont nous sommes, la présence constamment préalable et la plénitude abondamment impréhensible de Dieu. Voici l'arrière-plan selon lequel le texte inouï de Chœur de chair est composé. Voici l'horizon sur le fond duquel survient le livre de Véronique Lévy : voici l'immensité en qui, à l'heure de la banalité généralissime, se disposent les pages d'une œuvre d'avant-garde, majestueuse, catholique et inconnue. Voici l'espace universel à partir duquel nul, sinon naïvement, ne saurait mettre au seul crédit de la littérature ou de l'esthétique cette œuvre d'art littéraire : voici l'espace au sein duquel est profondément et chaque fois vécu chaque mot comme le résultat d'une prière, donc d'une lutte avec ce qui, en l'homme, est trop petit pour que quoi que ce soit spontanément en sorte d'assez anagogique et beau.

Ouvré d'une écriture magnifique et qui est recherchée au-dessus de la tête d'homme, le livre de Véronique constitue l'examen uniment douloureux et glorieux des tissures de sa propre identité, autrement dit du chœur que, dans la communion avec les membres du Corps mystique de l'Église, forme sa chair baptisée. L'histoire individuelle et l'histoire universelle sont métamorphosées par l'irruption baptismale. Et l'auteur écrit dans cette vérité : le temps entier de son existence individuelle est repris et mêlé à l'avivement de lumière imminente tout comme à la résurrection que promeut en l'âme baptismale la proximité de la Communion des Saints. Le temps donc ici se dissout, tandis que progresse la méditation aussi bien rationnelle que personnelle sur les figures ecclésiales et bibliques qui peuplent avec éminence la Communion des Saints.

Et la langue — qui a tout à voir avec la musique, donc avec le temps désormais dissout — la langue change de dimension : abolissant le stérilisant artifice des cloisons académiques, retrouvant l'inspiration des origines et le sens même du langage, s'enracinant dans un rythme et une tonalité analogues à ceux des Écritures Saintes, le style de Véronique Lévy est celui d'un auteur qui écrit comme l'on écrit lors donc que l'on a consenti à renaître après la fin du temps. Contrairement à tous les écrivassiers de son époque, l'auteur n'écrit que l'âme plongée dans la mesure du Septième Jour, donc selon ce qui vient de Dieu et non selon ce qui vient des hommes : il n'y a rien d'éphémère en son encrier. Véronique écrit selon la mesure du Septième Jour et ce qu'ainsi Dieu a promis, autrement dit Lui-Même en plénitude, dans la très-vive paix de son Être, ce que Dieu a promis est déjà là car il n'y a pas de temps en Dieu, pas de distinction entre le présent et l'avenir, mais uniquement cette éternité qui fait de la promesse, dès lors, une promesse déjà réalisée pour qui reçoit l'infrangibilité de la Parole de Dieu. Véronique Lévy est de ceux qui reçoivent le Verbe dont l'Hypostase est auprès de Dieu et qui est Dieu : elle écrit ainsi en une langue sans cesse renaissante car sous-tendue par la théologalité de l'espérance qui abolit le hasard comme elle abolit la temporalité. Comme pour l'Épouse du Cantique des Cantiques, attendre et avoir lui sont une même dimension car une même appartenance : que l'on attende ou que l'on possède, on se tient en présence de Dieu — que l'on attende ou que l'on possède, on reçoit sa Présence. C'est Lui qui est là, c'est Lui qui décide. Si mes yeux ne sont pas encore habitués à sa lumière et si je dois encore me contenter de voir toutes choses seulement in aenigmate, comme dit saint Paul, il n'en reste pas moins vrai que Dieu, lui, me regarde bien face-à-face. Il est déjà présent, et c'est lorsque nous serons rendus capables de le voir, explique saint Jean dans sa Première Épître, que nous vivrons de la même vie que lui.

Toute l'existence plonge dans une sainte démesure lorsque la précédence de Dieu manifeste son illimitation et montre le Visage de l'Amour en qui l'existence d'homme est prononcée. C'est sous ce signe, c'est dans cet état (de l)’ esprit que Chœur de chair est écrit par son auteur.

Ainsi ferme, les reins ceints de la vérité, revêtue de la cuirasse de justice, les sandales aux pieds, prête à annoncer l'Évangile de la paix, ayant en main le bouclier de la Foi par lequel elle parvient à éteindre les traits enflammés du mauvais, munie du casque du Salut et du glaive de l'Esprit Saint qui est la parole de Dieu, c'est vers un genre plus prochain et une différence plus spécifique (dirait l'aristotélisme) qu'elle peut conduire l'intelligence de son lecteur, et rendre pur à sa place première l'entendement désespéré des contemporains ses frères. Dans cette belle épopée méditative sur soi-même et sur les femmes du Premier Testament et de l'Évangile — que celles-ci soient des figures fugitives ou des personnages unanimement célèbres c'est du Salut même des femmes qu'il est question.

Or, en cette ère perdue de l'histoire autant que perdue pour l'histoire, de nombreuses femmes se sentent insultées, diminuées, réduites, niées et porcinées dès que l'on sous-entend à leur égard la réalité d'une vocation ; et en un raisonnement dont la logique alogique n'est guère à leur honneur, au sens que porte en soi la notion de vocation elles opposent celui de la liberté. Étrange dualisme que préjuge et fabrique la charade d'une navrante crispation.

Ce dont une minute de Descartes, trente secondes de Kant ou dix d'Arendt suffiraient à réfuter la noise, Véronique Lévy a l'élégance non pas de le réfuter uniquement dans l'ordre de l'esprit, mais également de lui donner issue dans l'ordre de la charité, c'est-à-dire dans l'ordre du Salut. Parler de vocation pour la femme n'est pas plus injurieux que d'en parler pour l'homme en général à qui, loin de s'opposer à la liberté, l'Église assigne précisément une vocation universelle, et cette vocation est la liberté elle-même ! Les commandements des deux Testaments bibliques ne sont-ils pas résumés par cette extraordinaire phrase du commentaire de saint Augustin Sur la Première Épître de saint Jean, qui, donnant à l'humanité pour centre la Charité, soit le Nom même de Dieu, y ouvre exactement et simultanément la possibilité de la liberté absolue : dilige et fac quod vis, écrit le grand homme, « aime comme Dieu aime, et fais ce que tu veux ». Lorsqu'à l'homme est assignée par Dieu et lorsque dans l'homme est inscrite, par le Verbe, une si forte et si structurelle vocation à Dieu même, autrement dit à la liberté de l'Absolu dont l'humanité est l'image, pourquoi devrait-on préjuger, en vertu d'un féminisme décidément misogyne, qu'il faut exclure la femme de l'universellement divine vocation à la liberté absolue ? Ce serait une régression incalculable. Aussi serait-ce raisonner drôlement que de ne pas vouloir, de la sorte, raisonner du tout. Le refus féministe de la vocation est en effet, sur ce terrain qui est le plus fondamental et le plus ontologique, l'obscurantiste et rétrograde réactivation d'une grave différence sexuelle, une si grave différence sexuelle qu'elle exclut structurellement la femme de l'humanité... Toutes choses assez païennes et qu'on ne voit — monothéistes ou polythéistes — que chez les gentils. Le féminisme arrive ainsi à de telles conclusions en demeurant dans le conceptualisme abstrait : il se paie de quelque idéologie bavarde que l'on met dans la bouche de quelque doctrine ou représentation fantôme, puis il s'enrichit des faux-semblants arrachés à l'émotion et l'immédiateté. L'ouvrage de Véronique Lévy se construit dans l'aiguë conscience de cette catastrophe ; et à cette éloquence avariée il semble dire d'emblée les mots de Verlaine : « ce bijou d'un sou sonne creux et faux ; si l'on n'y veille, il ira jusqu'où ? »

Aussi la perspicace conscience de ce désastre, qui n'est perceptible que d'un plus haut point de vue, est-elle toujours déjà reprise par Véronique Lévy non pas dans des questions et problématiques indéfiniment posées, comme feraient et font les philosophes impuissants, mais dans la gloire de réponses inaltérables ; et celles-ci sont l'effet du Oui qu'elle adresse à la Vérité dont elle contemple le Visage. La question des femmes et de leur place est pour Véronique une réponse qui se décline au nominatif, au vocatif, au génitif..., autrement dit dans toutes les figures de femmes en qui sont prononcés le Oui et l'Amen à cette liberté universelle, à cette liberté catholique dont le face-à-face avec Dieu ouvre l'occurrence.

« Aucune femme n'est uniquement femme », écrit sainte Édith Stein, et c'est l'indestructible leçon de l'équilibre catholique : si en effet la femme était uniquement femme, il y aurait déchéance d'universalité.

La vocation de l'homme au Salut ne s'adresse pas au mâle, mais à l'homme : Jésus-Christ n'est pas uniquement sauveur des vires, mais il est sauveur des homines. En refusant la notion de vocation comme étant par nature étrangère à la femelle, et en la laissant finalement aux mâles, sauf si le mâle ne se fait femelle de sorte à se fabriquer un droit à la non-vocation, l'argumentation involutive de la post-suffragette électronique normée réintroduit, tout en affirmant le contraire, une différence sexuelle à la racine ontologique même de l'humanité. Étrange affaire, et destructrice, que de produire au sein même de l'argument dont on se pique, le facteur qui réduit immédiatement cet argument à néant... Les choses sont pourtant claires : les femmes ont une vocation, une vocation à la liberté, elle est la même que celle des hommes, et elle est obligatoire. Oui : le genre humain est créé à l'image de Dieu, et l'image de Dieu c'est la liberté absolue de l'âme. Refuser sa propre liberté pour faire la même chose que les hommes, devenir le singe des hommes dans un monde dont on dit en outre, chez les féministes, qu'il est un monde façonné par le masculin pour le masculin, voilà une très-contradictoire histoire et beaucoup moins sage que de refuser radicalement cette mécanisation du comportement afin justement d'exercer sa liberté sans illusoires constructions mentales. Si être une femme a un sens, être une femme ne suffit-il pas ? La liberté d'agir sans mimer le préfabriqué social et culturel dont on se plaint d'avoir été exclues et dont les bases ne sont pas vôtres, cette liberté que les femmes ont oubliée, cette liberté qu'il faut libérer, cette liberté qu'elles négligent de libérer car elles sont occupées à se faire une meilleure place d'esclave parmi les maîtres, cette liberté que ne pollue aucun simulacre ne vaut-elle pas infiniment mieux, et que l'on combatte pour elle ? C'est dans l'exploration somptueuse des chemins de cette seule liberté, de la seule liberté, de la liberté qui ne fait aucune concession, que Véronique Lévy s'engage.

Sur ce chemin ce ne sont guère les destinées des Simone de Beauvoir qui fussent susceptibles de l'intéresser, dont l'incohérence est accablante, et qui après avoir couché son Deuxième sexe sur le papier rampait soumise aux pieds de tel amant à qui elle promettait d'être soubrette pour jamais (que l'on relise donc l'emblématique correspondance du Castor afin d'y constater les édifiantes aspirations de ce tutélaire prototype de femme libérée). Sur les chemins de la liberté, il n'y a pas ni place ni temps pour la servitude polymorphe et volontaire de ces larbins impulsifs et mimétiques qui se sont fait passer pour des femmes libérées. Mais ce qui intéresse et retient toute l'attention de Véronique Lévy, ce sont, à l'inverse, les femmes de l'Église, et de l'Église d'avant l'Église, les femmes bibliques : c'est elles qui font l'objet de sa méditation et de son exégèse. Ce sont ces femmes qui, parce qu'elles ont accepté l'image de Dieu qui est en chacune d'entre d'elles, parce qu'elles ont donc accepté d'habiter la dimension de la liberté, de demeurer dans la différence que la liberté creuse en l'humanité, ne sont jamais païennes ni ne seront jamais une source d'inspiration pour le néo-paganisme dont le monde est l'énergumène.

L'auteur creuse ainsi le tempérament et la vocation de chacune des figures qu'elle choisit : on y trouve non seulement l'héroïsme, mais également le miracle ordinaire de femmes que leur force à aimer l'Essentiel, plutôt qu'à suivre la bétaillère mondaine et sociale, place dans une égalité naturelle avec les hommes. Si bien que dans l'exercice ecclésial de la liberté, dans l'exercice de la liberté en son Principe, la question de l'égalité ne se pose pas, car l'égalité y est un fait de nature ; ou mieux : un fait de surnature naturelle. Le Christianisme est seul à rendre possible une égalité naturelle par la surnature qu'est la liberté dans la créature humaine. Si l'on en sort, on tombe, sans moyen terme, dans la contradiction païenne qui fait étalage de ces femmes à la fois incapables d'exercer la liberté autrement qu'en automatisant leurs comportements, et insatisfaites de ne jamais trouver cette liberté qu'elles emploient à fuir la liberté : survient alors ce monde « féministe » de revendications sans fin... Toutes choses dont Véronique Lévy sait l'infertile désordre et dont, en des descriptions et portraits splendides, elle montre le contraire chez les femmes dont Dieu est la nourriture, la renaissance, l'origine et la raison.

C'est là que le monde se renverse, c'est là que le monde cesse d'être ce terrain de mâles barbaries : dans l'Église, dit Véronique, le cœur est une femme, la Sainte Vierge Marie. « Mère voici ton fils, fils voici ta mère », prononce le Christ sur la Croix, et à celle qui devient l'Église Mère il confie le disciple en qui tous les disciples symbolisent. De son Église, Dieu fait son Épouse, et ce sont donc ici, dans l'union du Corps du Christ et de la Mère de Dieu, les noces continuées du Saint Esprit et de la Vierge Sainte lors de la Nativité. C'est ce que figurait le Cantique des Cantiques dont les paroles énonçaient avec tant de beauté le destin de gloire que Dieu, l'Époux, déploie devant la femme qu'il fait son Épouse. « Destin » dis-je ? On entend déjà pester la suffragine : « Destin ? Mais moi, Monsieur, mon corps m'appartient ! » répètent celles qui appartiennent à leur corps, et qui ne demandent pas la liberté mais le droit de n'en vivre pas ou de n'en pas user. Il n'y a aucun rapport entre féminisme et liberté : c'est ce qu'avec un inégalable brio montre par l'exemple, et comme on prouve le mouvement en marchant, le livre de Véronique Lévy.

Destin donc — vraiment ? Que se rassure l'âme de bonne volonté, celle qui, précisément parce qu'elle n'aimera jamais assez la liberté pour toute une vie, se voit offrir de l'aimer pour l'Éternité ! Que se rassure la pasionaria féministe qui s'est trop emportée, et sur la foi du préjugé (une foi mauvaise) ; qu'elle se rassure si c'est bien de liberté qu'elle a faim et soif. Car le destin que déploie l'Époux de l'âme n'est pas une captivité, et pour s'en convaincre il suffit d'écouter les mots : destin provient du latin destinare qui signifie l'appel, et appeler se dit aussi en latin vocare, qui a donné vocation, cette vocation même dont Véronique Lévy nous montre, avec tant de hauteur et de style, qu'elle est, en soi et dans son contenu même, indissociablement, liberté. Vocation et liberté sont une même réalité pour cela même qui fait une seule chair, l'homme et la femme, dans une même Église dont la Sainte Vierge Marie est le cœur depuis que son Fils en est la tête. « Marie précède ainsi toute l'Église dans l'ordre de la foi, de la charité et de la parfaite union au Christ », dit Lumen gentium.

C'est le privilège de ce Chœur de chair qu'ouvre Dieu dans le monde par la femme, et qui, manifesté dans la chair, n'est cependant point du monde, c'est la grâce de la liberté dans l'humain, c'est la faveur de Dieu dans les femmes qui ne renient pas cette faveur, c'est le génie de la liberté en elles que décrivent les pages considérables de Véronique Lévy. Dans la lettre apostolique Mulieris dignitatem, saint Jean-Paul II prie afin que toutes les femmes « se retrouvent elles-mêmes dans le mystère biblique de la femme, pour qu'elles retrouvent leur vocation suprême ». Éblouissant, universel et inclassable, le livre de Véronique Lévy est profondément uni à cette prière du Pape admirable.

En la fête de sainte Catherine de Sienne, le 29 avril 2021

Maxence Caron