mardi 18 juin 2019

En conseillant... K. Albert Little, Comment ne pas devenir catholique



Converti du protestantisme évangélique à la foi catholique, j’ai vécu ce que les sociologues appellent un changement de paradigme.
Je suis passé d’un évangélique sans chapelle, croyant la Bible en levant le bras et en buvant du jus de raisin, à un catholique priant le chapelet, se confessant auprès de prêtres et aimant les saints. Mais cela n’est pas arrivé du jour au lendemain.
Il y a certaines lignes que je peux dessiner – un certain récit – au cours d’un voyage d’une décennie qui m’a conduit de chez moi à l’Église-Mère. Ainsi, je peux cocher certaines cases et dire, définitivement : oui, cela m'a fait devenir catholique.
Alors, naturellement, je souhaite aider les autres à éviter un destin similaire.
Pour moi, c'est trop tard : j'ai des chapelets dans ma commode, un crucifix au-dessus de la porte d'entrée, et je fais tout mon possible pour placer une statue de saint François dans le jardin afin de faire fuir les écureuils dévoreurs de tomates.
C’est trop tard pour moi… mais il y a encore de l’espoir pour vous !
Si vous le pouvez, avec l’aide de notre Seigneur, de vos amis les plus proches et de votre famille, évitez ces pièges. Même si je ne peux rien vous promettre, je peux vous assurer que grâce à mes conseils vous aurez beaucoup plus de facilité à éviter le piège dans lequel je suis tombé.
Mes amis, j’offre des conseils non sollicités : voici comment ne pas devenir catholique.
1 / Ne lisez pas Scott Hahn
L'une des premières erreurs que j'ai commises en tant que protestant a été de lire le Dr Scott Hahn.
Le Dr Hahn est un érudit biblique de renom et un converti catholique. Dans les années 80, Scott, et son épouse Kimberley, faisaient partie d’une vague de catholiques célèbres convertis au protestantisme. Le Dr Hahn, pasteur évangélique et anti-catholique convaincu, a eu une conversion radicale au catholicisme. Il a commencé à parler de son expérience et l'un de ses entretiens a été enregistré. Passé sur cassette audio, son histoire incroyable a commencé à attirer d’autres personnes vers l’ancienne foi. La popularité des récits de Scott et Kimberley a déclenché une vague massive de conversions catholiques et les a encouragés à écrire un livre basé sur leur expérience et intitulé Rome Sweet Home.
Ne lisez pas Rome Sweet Home.
Ce que vous allez découvrir, c’est que Scott et Kimberley sont des personnes intelligentes, lisibles et bien intentionnées. Ils étaient tous les deux profondément imbibés de la théologie évangélique ordinaire et orthodoxe, et incroyablement versés dans les Écritures. Le Dr Hahn est major de promotion d'un séminaire évangélique.
Ils étaient de vrais chrétiens et sont devenus de vrais catholiques.
Je n'avais jamais entendu parler de ce genre de choses.
Le Dr Hahn est maintenant un exégète de grande renommée, un auteur prolifique et une voix d'autorité, de compassion et de compétence dans l'Église catholique. Il a apporté sa ferveur évangélique au catholicisme et ne s’est pas assoupi.
Lire une histoire de conversion aussi complète que Rome Sweet Home est dangereux. Dans l’histoire de Scott et Kimberley et dans celle d’autres convertis au catholicisme, vous verrez comme des échos de votre propre cheminement religieux. Vous rencontrerez peut-être des questions que vous vous êtes posées – ou pas – mais que vous vous poserez sûrement après l’avoir lue.
Et si vous ne faites pas attention, votre route peut commencer à prendre un léger tournant sur la gauche et vous risquez de vous retrouver au tout début d’un voyage à destination de Rome.
Vous ne pourrez pas dire que je ne vous ai pas prévenu !
2 / Ne lisez pas l’histoire de l’Église
Une deuxième erreur majeure que j’ai commise a été de lire l’histoire de l’Église – l’histoire du christianisme.
J'ai fait de mon mieux.
J'ai essayé de sélectionner une vue d'ensemble vraiment académique et historique à partir d'une source aussi laïque que possible. Je ne voulais pas que l’histoire soit altérée par une perspective trop catholique, un point de vue fortement protestant ou une œuvre de valeur pseudo-historique. Je voulais la vraie affaire scientifique. Je suis un étudiant en histoire, après tout, alors j’ai pensé pouvoir m’en débrouiller.
J'ai choisi La Réforme, 800 pages de Diarmaid MacCulloch (parmi d'autres sources que j'ai lues depuis).
Ne lisez pas La Réforme de Diarmaid MacCulloch.
MacCulloch décrit l’histoire de la Réforme avec des détails parfois insensés. C’est vraiment une lourde tâche et vous pouvez commencer votre travail de thèse à partir de n’importe laquelle des petites sous-sections que MacCulloch inclut. C’était un texte résolument académique mais, en conséquence, il vous donne un aperçu détaillé de la raison pour laquelle les réformateurs protestants se sont séparés de l’Église catholique au XVIe siècle et de ce qui se passait dans la culture et la société qui l’avait sous-tendue.
Mais lire l'histoire de l'Église est dangereux.
Une lecture en profondeur montre à quel point certaines des décisions et des attitudes des premiers réformistes étaient fragiles. À quel point l’expérience personnelle, l’illumination de Martin Luther sont amplifiées. À quel point sa doctrine de la justification et ce qu’il a rejeté de l'Église sont directement la conséquence de sa personnalité lunatique. À quel point la Réforme a été poussée en avant pour des raisons culturelles et non religieuses. À quel point la politique, la guerre et les rivalités des dynasties européennes ont exacerbé les tensions.
Et si vous ne faites pas attention, vous réaliserez peut-être, comme moi, à quel point le fondement – les origines mêmes – de ma foi protestante étaient vraiment fragiles. Et à quel point la réponse de la Contre-Réforme catholique était adéquate et immédiate en réformant les sujets sur lesquels cette Église de 1500 ans avait sombré.
Alerte spoiler : ils ont fait un excellent travail.
Dans mon manque de compréhension de l'histoire de l'Église, je pensais que les réformistes avaient navigué pour récupérer une ancienne foi chrétienne qui avait été perdue depuis la nuit des temps lorsque l'église romaine s'était égarée. En réalité, c’est un mouvement beaucoup plus compliqué, une scission de cette Église unifiée et établie par le Christ, de la part d’un groupe de personnes aux motivations disparates.
J'ai été surpris par ce que j'ai appris.
3 / Ne lisez pas les Pères de l’Église
La troisième erreur que j'ai commise a été presque fatale : j'ai commencé à lire les Pères de l'Église primitive.
Comprenez, ce sont les apôtres des apôtres, les chrétiens qui ont été enseignés par les tous premiers chrétiens enseignés par Jésus. Ce sont des géants du christianisme qui ont eu un accès direct à ceux qui ont entendu les paroles mêmes de Jésus et qui ont touché Sa chair. En tant qu’évangélique, je ne savais même pas que ce trésor existait et, une fois que j’ai appris à le connaître, je n’ai plus pu m’en passer.
Ne lisez pas les premiers Pères de l'Église !
En tant que chrétien naïf et curieux, j'ai commencé à lire les Pères de l'Église uniquement pour découvrir qu'ils étaient étonnamment catholiques. Les Pères ont écrit sur le fait que Jésus était vraiment présent dans la Sainte Communion – pas simplement en tant que symbole – dès l'an 100. Ils écrivaient sans cesse sur l'importance de se soumettre aux évêques et de respecter l'autorité de l'Église – une Église qui, dans leur Jésus commença, les apôtres continuèrent et leur passèrent ensuite en les nommant à des lieux d'autorité.
Quand j'ai commencé à comprendre que l'Église primitive ne ressemblait pas à la tradition évangélique dans laquelle j'avais grandi, j'ai été bouleversé puis confus.
En tant qu’évangélique, on me disait toujours que les églises-maisons étaient bibliques – que ces petits groupes indépendants de chrétiens réunis dans une chambre étaient ce qui se pratiquait dans les premiers siècles du christianisme.
Au lieu de cela, l’Église primitive est résolument catholique dans sa doctrine et sa structure hiérarchique, et si vous ne faites pas attention, vous pouvez arriver à une conclusion aussi choquante que moi.
Et maintenant ?
4 / Ne rencontrez pas de grands catholiques
L’erreur suivante que vous pourriez faire est de rencontrer de grands catholiques. Ne le faites pas !
Vous vous êtes peut-être déjà rendu compte, à ce stade de votre parcours, surtout si vous n’avez pas suivi mon conseil de tout à l’heure, qu’il y avait des catholiques extraordinaires.
Peut-être avez-vous lu des gens comme Scott Hahn, Stephen Ray, G.K. Chesterton, Frank Sheed ou Mgr Robert Barron. Bien sûr, ils sont géniaux et ils sont des chrétiens vigoureux et enthousiastes (qui sont également catholiques), mais vous ne les avez pas rencontrés, vous êtes donc relativement en sécurité.
Attention cependant, ne les rencontrez pas en personne.
Dès que vous rencontrerez de grands catholiques, vous réaliserez que dans votre quartier, sur votre lieu de travail ou dans votre centre communautaire, ou – Dieu le permet – dans votre paroisse catholique locale, il y a de vrais catholiques.
Des catholiques qui pourraient réellement essayer de vivre la vie chrétienne. Des catholiques qui s’efforcent de parler de Jésus à leur entourage.
Des catholiques qui sont pieux, connaissent leur foi et leur Bible et ont un cœur sincère à la suite du Christ et de l'amour de leur prochain. Dieu nous en préserve, ils peuvent même en savoir beaucoup sur leur foi et peuvent en parler de manière crédible et intelligente : ce sont ceux qu’il vous faut certainement éviter, à tout prix.
5 / Ne commencez pas à vivre comme un catholique
Mais, si vous avez déjà rencontré de fervents catholiques, il y a encore de l’espoir, même à ce stade avancé du voyage, je peux vous donner ce solide conseil : Ne commencez pas à vivre comme un catholique.
Je vous aurai prévenu.
Parce que, à un moment donné de mon cheminement vers le catholicisme, je me suis rendu compte qu'après avoir lu tout ce que j'avais lu, qu'après avoir entendu toutes ces conférences et ces histoires, après avoir eu toutes ces conversations (surtout avec moi-même)... je devais commencer à vivre la vie catholique.
Je me devais d'essayer afin de voir si cela en valait la peine.
Ne vivez pas comme un catholique !
Ne commencez pas à aller à la messe – surtout évitez la messe quotidienne, à tout prix – ou à demander l’intercession des saints (car vous l’obtiendriez !).
N’essayez pas de réciter le chapelet (c’est incroyablement facile à apprendre !).
Ne lisez pas la liturgie des heures, n’allez pas à l’adoration eucharistique : vous pourriez tomber amoureux de ces pratiques résolument catholiques. En ce cas, il y aurait très peu de choses que moi – ou quiconque – puisse faire pour aider.
Une fois que vous commencez à réaliser que la profondeur de la tradition et des pratiques pieuses dans l'Église catholique est presque infinie, qu'ainsi vous pouvez être catholique de tant de manières différentes et immémoriales, vous réaliserez à quel point il est incroyable d'avoir une foi bi-millénaire comme celle-ci. La piscine est d'une profondeur choquante et l'eau est rafraîchissante.
À ce stade, vous êtes peut-être déjà allé trop loin.
6 / Ne lâchez rien à Dieu
Mais peut-être y a-t-il encore de l’espoir, peut-être que la pente n’est pas encore trop glissante. Peut-être que votre descente dans le catholicisme peut être interrompue. Je pense avoir quelques suggestions qui, même à cette heure tardive, peuvent aider à empêcher votre conversion apparemment inévitable au catholicisme.
Voici une idée : ne lâchez rien à Dieu.
Quoi que vous fassiez, ne laissez pas la moindre partie de votre vie sous le contrôle de Dieu. Il courrait avec, et c’est la dernière chose que vous voulez.
Que votre volonté ne cède rien. Restez ferme et refusez d'être déplacé.
Je sais que par le passé, Il vous a fait traverser des moments difficiles et des situations difficiles. Je sais que vous pensez que vous pouvez compter sur Celui qui est éternel et omniscient pour vous mener à travers, en toute sécurité, de l'autre côté.
Mais vous avez tort !
À la minute où vous lâchez un rien à Dieu, Il prendra tout, et Il vous emmènera dans un endroit où vous ne voudrez pas aller. Un lieu de profond respect, de dévotion, de beauté et – parfois, si vous êtes chanceux – d’encens odoriférant.
Thomas d’Aquin, l’un des plus grands saints et théologiens de l’Église catholique, dit que si seulement une petite partie de votre volonté voulait faire la volonté de Dieu, alors Dieu commencerait à répandre Sa grâce pour que cela se produise. Sa grâce ! Cette grâce interminable !
Ne lâchez rien parce que la dernière chose que vous voulez, c'est de commencer à penser au catholicisme et laisser à Dieu la place pour commencer à répandre la grâce.
De toutes les façons, je ne devrais pas non plus citer Thomas d’Aquin !
7 / Ne priez pas
Un autre conseil est le suivant : quoi que vous fassiez, ne priez pas.
Cela pourrait, en fin de compte, être votre plus grande erreur. Vous devez simplement cesser complètement de prier. Si vous insistez et continuez à prier, vous pouvez accidentellement prier d’une manière que vous ne voulez pas. Les pensées, les pétitions ou les remerciements vont de soi, mais quelque chose de plus pourrait s'insinuer dans vos prières et vous pourriez, sans que ce soit votre faute, prier pour être guidé dans votre cheminement dans la foi.
Vous pouvez simplement demander de l’aide, et puis, ami, vous êtes fichu.
Fichu !
Vous pouvez prier, comme je le faisais, pour que Dieu vous aide en vous guidant. Et c’est alors que toutes les barrières vous protégeant de l’Église catholique pourraient s’effondrer, comme se sont effondrées ces puissantes murailles de Jéricho. Et vous pourriez vous retrouver à marcher droit dans cette direction.
Parce que Dieu répond aux prières, vous pouvez (vous l'êtes probablement !) en être sûr. Dans ce domaine, vous devez être en alerte maximale et respecter le vieil adage : faites attention à votre prière.
Dieu fait de très bons cadeaux et nous aime beaucoup. C’est exactement ce qui doit vous inquiéter.
8 / Ne laissez pas votre foi être remise en question
Enfin, mes amis, si vous arrivez aussi loin, je ne suis pas sûr de pouvoir faire quelque chose, mais j’essaierai.
Vous avez lu des histoires de conversion, l’Histoire du christianisme et ces catholiques choquants que sont les premiers Pères de l’Église. Vous avez rencontré de grands catholiques, en ligne et dans le monde réel, et vous avez commencé à faire quelques petits pas dans la vie catholique. Vous avez livré une partie de votre volonté obstinée à Dieu, et vous lui avez demandé de vous guider dans votre voyage. Et maintenant vous êtes ici.
Comment, au dernier rempart du bon sens, le dernier champ de bataille, la grande basilique de la raison et de la raison, pouvons-nous prendre position ?
À ce stade, nous devons refuser complètement de défier notre foi.
Je recommande de vous enterrer la tête dans le sable, même si d'autres techniques proches peuvent aussi être utilisées.
Dans tous les cas, nous devons refuser d'être déplacés. Nous devons creuser, amis, et creuser profondément.
Lisez tous les auteurs que nous avons toujours lus. Visitez tous les sites internet que nous avons toujours visités. Écoutez les mêmes vieux podcasts que nous avons toujours écoutés. Consacrez du temps à la conversation avec des amis qui n’acceptent que nos points de vue et refusent à tout prix de remettre en question la foi que nous avons toujours connue.
Nous ne sommes pas devenus complaisants – pas du tout ! – nous sommes devenus confiants dans notre foi. Nous savons ce que nous croyons ! Nous n’avons pas peur de penser à la Bible, aux sacrements ou à l’Église chrétienne d’une manière nouvelle. Rien ne nous fait peur, nous sommes simplement trop occupés ou trop contents de la situation actuelle. Nous ne serons pas mis au défi car nous n’avons pas besoin de le faire.
Après tout, Jésus a enseigné que le changement est mauvais, la complaisance est bonne et que nous pouvons aller au paradis en faisant ce que nous avons toujours fait.
D'accord, pharisiens ?
Quoique. En fait, si vous arrivez si loin et que tout échoue, vous devriez peut-être devenir catholique ?
D’ailleurs... je dois reconnaître que je le suis devenu.
K. Albert Little, in Patheos

vendredi 14 juin 2019

En instituant... Mgr Batut, Église de l'amour et Église de l'autorité



Charisme institutionnel, charisme extraordinaire : voilà deux mots qui peuvent à juste titre paraître un peu techniques ! Pourtant le mot charisme n’a rien de barbare : il signifie grâce, cadeau, en particulier dans le domaine spirituel. C’est ainsi qu’à l’Annonciation, l’ange Gabriel salue Marie du titre de kecharitomenè : elle est la pleine de grâce, littéralement la sur-graciée, la Favorisée de Dieu au-delà de toute logique humaine. À la question « pourquoi elle plutôt qu’une autre ? », il n’y a pas de réponse – ou plutôt il n’y a que la réponse que donnera Marie elle-même dans son Magnificat. La grâce, en effet, comporte en elle l’idée de gratuité : une gratuité non pas arbitraire, mais enracinée dans l’amour de Dieu. Enfin, si une grâce est accordée à une personne bien précise, c’est toujours au bénéfice de tous : on le voit pour la Vierge Marie, dont la grâce unique d’être sans péché et de devenir la Mère de Dieu est porteuse de salut pour toute l’humanité.
La même logique de gratuité est celle des charismes, ces dons faits à certaines personnes pour le bien de la communauté tout entière : par exemple le don de guérison, ou celui de parler en langues. Saint Paul y consacre de longs développements aux chapitres 12 et 14 de la première épître aux Corinthiens (charismata, 12, 1), ce qui donne à comprendre deux choses : tout d’abord, que les charismes étaient fréquents et reconnus dès la première génération chrétienne ; ensuite, qu’ils avaient besoin d’être régulés et authentifiés pour ne pas être usurpés par des ambitieux ou par des charlatans.
À travers cette nécessaire régulation des charismes, on voit poindre l’idée d’institution. Ce mot évoque davantage une fonction, et une fonction de nature stable. Mais cette fonction elle-même peut être un don : d’ailleurs, dans la logique de la foi chrétienne, elle ne se justifie que si elle est donnée ! Toute institution ecclésiale (par exemple la papauté) est un don fait à l’Église, même si, dans la mesure où ce don est codifié (en particulier par un sacrement), il peut être perçu par certains comme laissant trop peu de place à la créativité de l’Esprit. On aboutit ainsi à ce paradoxe que la liberté de l’Esprit va être opposée à l’institution, alors que la source de l’institution comme des charismes demeure fondamentalement la même puisque l’institution est elle-même un charisme – un charisme qu’on peut qualifier d’ordinaire.
Prenons l’exemple du sacerdoce catholique. Dans la mesure où il est un don gratuit à travers lequel s’exerce la grâce du Seigneur, il peut être appelé charisme. En outre, le fait de dépendre du sacrement de l’ordre conféré par l’évêque selon les règles canoniques et liturgiques lui donne un autre avantage non négligeable : la fiabilité. Alors que le premier venu peut se donner à lui-même le titre de prophète ou de guérisseur, seul est prêtre celui qui a été légitimement ordonné et qui peut le prouver : tout prêtre catholique dispose d’un document appelé celebret, pourvu de la signature de l’évêque et qui, comme l’indique son nom, garantit que son détenteur a la faculté de célébrer les sacrements. Nous sommes certes en présence d’un charisme, mais dûment contrôlé, et que pour cette raison on peut appeler un charisme institué. En tant qu’institué, une de ses fonctions sera de démêler le vrai du faux dans le foisonnement des charismes extraordinaires.
Jamais, dans sa longue histoire, l’Église ne s’est permis de choisir entre les charismes institutionnels et les charismes extraordinaires. Elle considère en effet qu’elle a un besoin vital des uns comme des autres. Que le sacrement de l’ordre soit vital pour l’Église, ce devrait être une évidence pour tout fidèle catholique. Mais que serait l’Église sans les grands fondateurs d’ordres religieux dont le charisme extraordinaire a surgi à l’improviste tant de fois dans son histoire ? Le charisme des fondateurs a souvent joué un rôle de correctif là où le fonctionnement institutionnel se révélait insuffisant pour faire face à des situations nouvelles. C’est ainsi qu’au IVe siècle, après la paix de l’Église (c’est-à-dire la fin des persécutions), de plus en plus de gens demandaient le baptême davantage par commodité que par conviction profonde : il était devenu socialement avantageux de faire partie des chrétiens ! Cette situation nouvelle inquiétait à juste titre : qu’allait devenir l’ardeur des martyrs à confesser la foi si la majorité des néophytes recevaient le baptême par convention sociale ? C’est alors que des hommes, puis des femmes, perçurent l’appel à un mode de vie radical, et interprétèrent cet appel comme un service du corps entier de l’Église. Le monachisme (avec saint Antoine, saint Pacôme et saint Basile en Orient et saint Benoît en Occident) est né comme un charisme destiné non seulement à la sanctification personnelle, mais aussi à empêcher que l’Église tout entière ne perde son âme. Les trois vœux monastiques de pauvreté, chasteté et obéissance font partie tous les trois de la vocation baptismale, même s’ils sont vécus de manières différentes en fonction des états de vie. Le radicalisme évangélique de ceux et celles qui les vivent comme si la fin des temps était déjà arrivée permet à tous, aujourd’hui encore, de ne pas oublier que nous sommes déjà tous des citoyens des cieux.
Le charisme comme l’institution remontent l’un et l’autre au Seigneur Jésus lui-même. Le passage d’évangile qui le montre le mieux est peut-être le chapitre 21 de l’évangile de Jean. La scène de la pêche miraculeuse et de l’apparition du Ressuscité au bord du lac finit par se concentrer sur deux personnages : Pierre d’abord, à qui Jésus demande à trois reprises s’il l’aime avant de le confirmer dans sa charge de pasteur de l’Église (« pais mes agneaux, pais mes brebis ») ; le disciple anonyme que le texte désigne par le nom de Disciple que Jésus aimait ensuite. Il n’est pas inutile de rappeler le passage décisif qui fait suite à la parole du Seigneur adressée à Pierre : « suis-moi ».
Pierre alors se retourne et aperçoit, marchant à leur suite, le Disciple que Jésus aimait, celui qui, durant le repas, s’était penché vers sa poitrine et lui avait dit : « Seigneur, qui est-ce qui va te livrer ? » En le voyant, Pierre dit à Jésus : « Et lui, Seigneur ? » Jésus lui répond : « S’il me plaît qu’il demeure jusqu’à ce que je vienne, que t’importe ? Toi, suis-moi ».
Le bruit se répandit alors parmi les frères que ce disciple ne mourrait pas. Pourtant Jésus n’avait pas dit à Pierre : « Il ne mourra pas », mais : « S’il me plaît qu’il demeure jusqu’à ce que je vienne ».
Jean 21, 20-23
Dans cet épisode, Pierre représente de toute évidence l’Église instituée. On l’imagine pensant déjà à son organigramme apostolique, et songeant au rôle qu’il confiera aux fils de Zébédée, à Thomas… N’est-il pas dès maintenant le premier pape, même si on n’utilise pas encore ce nom ?
Et voilà que Pierre se retourne et aperçoit ce disciple anonyme (on l’identifie parfois avec Jean, mais rien dans le texte ne permet de confirmer cette identification). Où le mettre dans l’organigramme ? Quelle sera sa mission, à lui qui demeure si proche de Jésus, si imprégné de sa connaissance, si clairvoyant qu’il a pu suppléer à la myopie spirituelle de Pierre en lui disant à propos de l’inconnu qui se tenait sur le rivage « c’est le Seigneur ! » N’est-ce pas à lui, au fond, que le Seigneur aurait dû confier la charge de conduire son Église ?
Mais le Seigneur sait ce qu’il fait. À côté de l’Église de l’autorité, incarnée par Pierre, l’autre disciple représente l’Église de l’amour et l’Église des charismes, que l’autorité ne pourra jamais programmer. Imaginerait-on le Pape fixant à l’avance le nombre de saints dont il estime que l’Église aura besoin dans les décennies à venir ? La sainteté, comme les charismes, ne peut que se recevoir. Et c’est cela que Pierre commence à apprendre.
Pierre et l’autre disciple ont besoin l’un de l’autre. L’Église de l’autorité ne serait rien sans l’Église de l’amour, l’institution ne serait qu’organisation sans les charismes. Mais à son tour l’Église de l’amour agirait en vain si elle ne se soumettait au contrôle de l’autorité, les charismes se déploieraient dans le vide et souvent en dehors de la rectitude de la foi s’ils n’étaient authentifiés et mis au service du corps entier par l’autorité de l’Église.
« S’il me plaît qu’il demeure jusqu’à ce que je vienne, que t’importe ? Toi, suis-moi ». Pierre et l’autre disciple ont besoin l’un de l’autre, et chacun des deux doit suivre le Seigneur à l’intérieur du projet que le Seigneur a pour lui au service de son Église. Aucun des deux ne peut absorber l’autre, le réduire à ses catégories ou à l’idée qu’il se fait de l’Église et de sa mission. Pas plus qu’on ne peut opposer Marthe et Marie, l’action et la contemplation, on ne peut opposer les charismes institutionnels et extraordinaires. Comme l’affirmait Saint Jean-Paul II :
Dans l’Église, tant l’aspect institutionnel que l’aspect charismatique […] sont co-essentiels et concourent à la vie, au renouveau, à la sanctification, de façons diverses, et de telle façon qu’il se produise un échange, une communion réciproques. 1
Il prenait soin d’ajouter que les charismes ne sont pas et n’ont jamais été dans l’Église des éléments accessoires, mais que leur présence et leur action étaient constitutives de la mission de l’Église :
Les charismes sont à accueillir avec reconnaissance […] Ils sont, en effet, une merveilleuse richesse de grâce pour la vitalité apostolique et pour la sainteté de tout le Corps du Christ ; pourvu cependant qu’il s’agisse de dons qui proviennent véritablement de l’Esprit Saint et qu’ils soient exercés de façon pleinement conforme aux impulsions authentiques de ce même Esprit. 2
Voilà pourquoi aucun charisme ne dispense de la référence aux Pasteurs (l’institution !) auxquels il incombe le devoir de discerner l’authenticité des dons et de veiller à leur bon usage.
Mgr Jean-Pierre Batut, in Sub Signo Martini juin 2019

1. Jean-Paul II, Aux mouvements ecclésiaux réunis pour leur IIe Congrès international, in “Insegnamenti” X, 1 (1987), p. 478.
2. Jean-Paul II, Exhortation apostolique Christifideles laici, n. 24.

vendredi 7 juin 2019

En brûlant... Don Luigi Maria Epicoco, Prendre au sérieux la foi en Christ


Le christianisme ne se nourrit pas davantage de confiture que tout un chacun. Mon garçon, Dieu n’a pas demandé que nous soyons le miel de la terre, mais le sel. Aujourd'hui, notre pauvre monde ressemble au vieux Job, plein de larmes et d'ulcères, sur son tas de fumier. Le sel, sur une peau, est vivant : il brûle, mais il empêche aussi la pourriture. 
Georges Bernanos, journal d’un curé de campagne


Ainsi, si quelqu'un nous demandait pourquoi devenir saint, il nous faudrait lui répondre, à la manière de Bernanos : afin de ne pas pourrir.
Notre vie risque, à chaque instant, de basculer vers la pourriture. Ne pensez pas qu'il s'agisse ici de propos pessimistes. Bien au contraire ! Seul risque de pourrir ce qui est vivant, ce qui déborde même de vie. Tout ce qui est mort, desséché, ne risque plus la pourriture. Lorsque la vie disparaît, le risque disparaît aussi. Le sang jaillit d'un corps vivant ; une maladie se développe là où il y a la vie ; une blessure fait souffrir ce qui vit... La sainteté, justement, cherche à maintenir vraiment vivante la vie, dans un juste équilibre. Quelle erreur de penser la sainteté comme un angélisme de quatre sous ! C’est bien davantage une douceur de grand prix, comme seul le sel sait le faire sur une plaie. 
À une période de ma vie, j’ai imaginé la sainteté comme un mélange mielleux, bien peu en adéquation avec ma propre existence. Je me souviens de ces week-ends avec mes amis enfants de chœur, sur le thème de la vocation. Presque chaque soir, nous regardions ensemble des diapositives sur la vie d’un saint. Ces images étaient alors accompagnées de musique et de voix racontant la vie du saint du jour. Et je garde beaucoup de nostalgie de ces moments-là. Dans mon cœur, grandissait alors le désir de prendre au sérieux la foi en Christ, même si je vivais dans un monde habitué à la foi comme on l’est à une chanson populaire ou à un geste de la main pour saluer un ami dans la rue. Le problème était cependant cet imaginaire, et non pas le désir qui grandissait dans mon cœur. Longtemps, j'ai pensé que la sainteté était une vision romancée de la réalité, où le triomphe des bons sentiments et des sourires était comme la marque des saints. Être un héros simplement en étant bon. Hélas, j 'ai appris à mes dépens que la sainteté est une question plus brûlante. Être un héros en demeurant humain malgré la vie. Et pour demeurer humain, être fort et non pas bon. Rusé, et non pas naïf. Décidé, et non pas docile. Paradoxalement, la déception liée aux couleurs des diapositives m'a rapproché des saints qu'elles voulaient raconter. 
Par un mystérieux dessein de la Providence, j'ai eu l'occasion de rencontrer de nombreuses personnes, diverses communautés, plusieurs manières de vivre le christianisme. J'ai eu la grâce de fréquenter le silence des monastères, mais aussi les cantiques chantés à tue-tête des grands rassemblements. J’ai rencontré beaucoup de paroisses normales et j’ai parlé à ceux dont la vie a été bouleversée par des événements inimaginables. Quel est le point commun entre toutes ces personnes ? Qu'est-ce que je me suis efforcé de partager avec eux tous ? Simplement, quelle que soit la façon de vivre sa vie et sa foi, il y a, à la base, un dénominateur commun. Il s’agit du baptême nous ayant fait fils, nous donnant la certitude d'être aimés, la certitude de vivre sur un horizon marqué par la bonté et de savoir que l'Amour est le présupposé de toute vie digne de ce nom. Ce sont la Foi, l'Espérance et la Charité. Ce que nous avons reçu comme don au baptême et que nous sommes appelés à exprimer, quelle que soit notre vie. 
C'est une affaire sérieuse, car la qualité du reste du monde dépend de sa réussite : 
Vous êtes le sel de la terre. Mais si le sel devient fade, comment lui rendre de la saveur ? Il ne vaut plus rien : on le jette dehors et il est piétiné par les gens. Vous êtes la lumière du monde. Une ville située sur une montagne ne peut être cachée. Et l’on n’allume pas une lampe pour la mettre sous le boisseau : on la met sur le lampadaire, et elle brille pour tous ceux qui sont dans la maison. De même, que votre lumière brille devant les hommes : alors, voyant ce que vous faites de bien, ils rendront gloire à votre Père qui est aux cieux.
Matthieu 5, 13-16
Pour qu'ils voient et que leur vienne le désir de lever le regard sur l'Autre.
Les mots de ce livre sont issus de ces rencontres. J’ai entendu beaucoup de paroles moi aussi ; je les ai prononcées telles que me le suggérait le regard de la personne en face. Il serait fastidieux de faire la liste de toutes les personnes, de toutes les communautés, de tout ce que j'ai partagé avec chacun et dont ces pages sont un modeste reflet. Ma gratitude va à tous. 

Luigi Maria Epicoco, in La foi n’est pas un bonbon au miel