L'Institution
monastique, violemment abattue par la Révolution, débarrassée des abus qui la
défiguraient, avait repoussé spontanément d'un jet plus fort et plus haut que
l'ancien. Les états officiels, dressés en exécution de la loi de 1876, accusent
un total de 158 040 congréganistes.
Mais dès 1879, un gouvernement
sectaire interdisait l'enseignement public à toutes les congrégations qui
n'étaient pas autorisées par lui ; puis, en 1881 et 1884, il s'efforçait
de les ruiner toutes, en les frappant d'impôts exceptionnels. Enfui, en 1901,
elles furent soumises à un régime de police draconien. On les obligea à
demander une autorisation, qui leur fut ensuite systématiquement refusée.
Combes se fit leur bourreau. Le 18 mars 1903, vingt-cinq congrégations
enseignantes furent condamnées à disparaître, soit 1 689 maisons et 11 841
membres.
En ce qui concerne l'Ordre cartusien,
la demande d'autorisation ne fut présentée que pour la Grande Chartreuse ;
dès 1901, en effet, le R. P. Général avait fait partir pour l'étranger les
communautés des dix autres maisons de France 1. Le jeudi 26
mars 1903, au cours d'une séance qui n'honore pas la Chambre, la demande de la
Grande Chartreuse fut rejetée par 322 voix contre 222.
Ni le talent, ni la compétence, ni le
dévouement ne firent pourtant défaut pour défendre le célèbre monastère 2.
Mais le vote de la majorité était déjà chose fixée. Cette majorité, dont le
siège était fait à l'avance, ne voulut même pas écouter la défense largement
documentée de M. Pichat, député de Grenoble et conseiller général de
Saint-Laurent-du-Pont ; son discours fut littéralement haché
d'interruptions systématiques et de vociférations destinées à empêcher qu'il
fût compris. On condamna sans avoir voulu entendre. N'osa-t-on pas crier, sans
rappel à l'ordre du gouvernement : « Nous nous f... de la légalité » ?
Dès le 31 mars, le Noviciat de la
Grande Chartreuse fut envoyé en Angleterre. Par la suite, les vieillards et les
malades furent répartis entre diverses maisons de l'étranger. On reprit la
fabrication de la liqueur à Tarragone, en Espagne. Douze Pères et dix Frères
seulement demeurèrent à la Grande Chartreuse jusqu'à la fin. 3
Ce même 31 mars, la première chambre
du Tribunal civil de Grenoble nommait M. Henri Lecouturier, arbitre de commerce
à Paris, liquidateur des biens des Chartreux. Le lendemain, mercredi 1er avril, on notifia au R. P. Général, d'une part le refus
d'autorisation, d'autre part un délai de quinze jours accordé à la communauté
pour se dissoudre et vider les lieux. Le 11, après délibération, la décision
des Chartreux était arrêtée, pleinement conforme aux résolutions du Chapitre
général : ils resteraient et ne céderaient qu'à la violence.
Le 14 avril, à quatre heures de
l'après-midi, le R. P. Dom Michel, Prieur de Chartreuse et Général de l'Ordre,
remettait à M. Urbain Poncet, avocat à la Cour d'appel de Grenoble, la lettre
adressée par lui à M. Combes. Cette lettre fut publiée le lendemain soir et le
surlendemain matin par les journaux :
Monsieur
le Président du Conseil, les délais que les agents de votre administration ont
cru pouvoir fixer à notre séjour à la Grande Chartreuse vont expirer. Or, le
premier, vous avez le droit d'apprendre que nous ne déserterons pas le poste de
pénitence et d'intercession où il a plu à la Providence de nous placer. Notre
mission est ici de souffrir et de prier pour notre cher pays : la violence
seule arrêtera la prière sur nos lèvres.
Malheureusement,
aux jours troublés où règne l'arbitraire, il faut prévoir les plus tristes
éventualités ; et comme, en dépit de la justice de nos revendications, il
est possible qu'un coup de force nous disperse brusquement et nous jette même
hors de notre patrie, je tiens dès aujourd'hui à vous dire que je vous
pardonne, en mon nom personnel et au nom de mes confrères, les divers procédés,
si peu dignes d'un chef de Gouvernement, que vous avez employés à notre égard.
À d'autres époques, l'ostracisme ne dédaignait pas, comme aujourd'hui, les
armes d'apparence loyale.
Toutefois
je croirais manquer à un devoir de charité chrétienne si, au pardon que je vous
accorde, je n'ajoutais un conseil salutaire en même temps qu'un avertissement
sérieux. Mon double caractère de prêtre et de religieux m'autorise
incontestablement à vous adresser l'un et l'autre, afin de vous arrêter, s'il
vous reste encore quelque vestige de prudence, dans la guerre odieuse et
inutile que vous menez contre l'Église de Dieu.
Donc,
sur votre pressante invitation et sur la production d'un document dont vous ne
deviez pas, ce semble, ignorer la fausseté manifeste, une Chambre française a
condamné l'Ordre dont Notre-Seigneur m'a établi le Chef. Je ne puis accepter
cette sentence injuste ; je ne l'accepte pas ; et, malgré mon pardon
sincère, j'en demande la révision, selon mon droit et mon devoir, par le
Tribunal infaillible de Celui qui est constitué notre Juge souverain. En
conséquence, — prêtez une attention particulière à mes paroles, Monsieur le
Président du Conseil, et ne vous hâtez ni d'en sourire, ni de me considérer
comme un revenant d'un autre âge, — en conséquence vous viendrez avec moi
devant ce Tribunal de Dieu. Là, plus de chantages, plus d'artifices
d'éloquence, plus d'effets de tribune ni de manœuvres parlementaires, plus de
faux documents ni de majorité complaisante ; mais un Juge calme, juste et
puissant, et une sentence sans appel, contre laquelle ni vous ni moi, ne
pourrons élever de protestation.
À
bientôt, Monsieur le Président du Conseil ! Je ne suis plus jeune, et vous
avez un pied dans la tombe. Préparez-vous, car la confrontation que je vous
annonce vous réserve des émotions inattendues. Et, pour cette heure solennelle,
comptez plus sur une conversion sincère et une sérieuse pénitence que sur les
habiletés et les sophismes qui ménagent vos triomphes passagers.
Et
comme mon devoir est de rendre le bien pour le mal, je vais prier, ou, pour mieux
dire, nous, les Chartreux, dont vous avez décrété la mort, nous allons
continuer de prier le Dieu des miséricordes, que vous persécutez si étrangement
dans ses serviteurs, afin qu'il vous accorde le repentir et la grâce des
réparations salutaires.
Je
suis, Monsieur le Président du Conseil, votre très humble serviteur.
Frère Michel, Prieur de Chartreuse.
Entre-temps, les religieux
procédaient au déménagement des cellules et magasins. On expédiait à l'étranger
la bibliothèque et les objets de valeur. Quant au matériel qui ne pouvait être
emporté, il était, à la porte d'en bas, vendu à vil prix ou donné aux gens du
pays.
À l'Angelus du 14 avril, toutes les
portes du monastère furent définitivement fermées, et personne ne fut plus
admis, sous quelque prétexte que ce fût. Le Père Procureur s'installa à la
porte principale et le Père Sous-Procureur à la porte d'en bas. Les autres
Pères continuèrent à suivre aussi exactement que possible la Règle de la
communauté.
Suivant la façon de compter, le délai
fixé pouvait expirer le 15 ou le 16 au soir. Ce fut le 17 au matin que le
commissaire de police Fabre vint voir si les Pères s'étaient ou non soumis à
l'ordre de se disperser. Ayant reçu par le guichet une réponse négative du Père
Procureur, il rédigea son procès-verbal et s'en fut directement le porter à
Grenoble. Les 19 et 22
suivants, soit en
personne soit par intermédiaires, le Juge d'instruction de Grenoble tenta
d'entrer en rapport avec le monastère. Il fut chaque fois éconduit.
Le mardi 28 laissa pressentir que le
dénouement approchait ; des troupes quittaient Grenoble et Chambéry pour
le massif de Chartreuse.
Il importe de signaler les nombreuses
et imposantes manifestations de sympathie, qui, en dépit parfois d'un temps
affreux, se produisirent du 17 au 29, soit à Saint-Laurent-du-Pont, soit aux
abords du monastère, et rassemblèrent des foules variant de 200 à 2 000 personnes. Dans la nuit du 22 au 23, 1 200
personnes arrivèrent
à la Chartreuse par une tourmente de neige épouvantable. Par ailleurs, aucune
contre-manifestation. Ces démonstrations spontanées prouvent avec évidence
l'attachement, fait de vénération et de reconnaissance, qui liait le Dauphiné
aux fils de saint Bruno.
Prévenus à la hâte par des amis des
Pères toujours à l'affût des nouvelles, les habitants des villages voisins
arrivèrent en foule dès le 28 au soir. À minuit, les routes furent barrées et,
à une heure du matin, le 2e
bataillon du 140e
régiment d'infanterie, après avoir démoli quelques barricades, parvint sous les
murs du monastère.
Il se heurta aux manifestants qui,
formés en masse compacte, lui barrèrent la route quelque temps. Bientôt
arrivèrent à leur tour cinquante gendarmes à cheval commandés par un capitaine,
et deux escadrons de dragons sous la conduite d'un lieutenant-colonel ;
enfin une escouade de soldats du génie munie d'instruments ad hoc fut
amenée pour enfoncer les portes.
La première barrière de manifestants
enfoncée, il fallut dégager la grande porte que gardait un groupe de défenseurs
résolus. On y employa les fantassins et les gendarmes à cheval qui chargèrent
d'abord en face et firent ensuite reculer leurs chevaux sur la foule. Enfin,
vers trois heures et demie du matin, la porte était dégagée et, à peu près au
même moment, le Parquet arrivait en voiture, accueilli par de formidables
huées.
À quatre heures, le Juge
d'instruction, le Procureur de la République Réaume et le Substitut Prèves se
présentèrent à la porte principale. Le Procureur de la République sonna. Refus d'ouvrir...
Plus d'un quart d'heure se passa. Nouvelle tentative du magistrat. Nouveau
refus... Près d'un quart d'heure s'écoula encore, après quoi les premiers coups
de hache retentirent contre la porte cochère qui ouvre sur les communs, à vingt
mètres environ de la grande porte. Cette porte était neuve et solide : il
fallut près de vingt minutes aux soldats du génie pour l'enfoncer.
Jusque-là, quelques Pères, en
compagnie de M. Pichat, député de Grenoble, et de M. Urbain. Poncet, avocat,
étaient restés sur le perron de la porte du cloître des Officiers. Lorsque le
premier soldat du génie apparut franchissant le mur qui sépare les communs de
la cour d'honneur, ils rentrèrent et allèrent rejoindre les autres religieux
dans l'église, non sans avoir solidement refermé derrière eux toutes les
portes. Tous les religieux étaient dans le chœur des Pères ; les deux
laïques restèrent dans le chœur des Frères. Le R. P. Général se trouvait à
droite, dans la première stalle qui s'adosse à la barrière du chœur des Frères,
face à l'autel.
Bientôt les coups de hache
retentirent sur la porte du perron, puis les pas résonnèrent dans la maison et
l'on entendit les soldats du génie s'attaquer à la grille qui ferme le cloître
des Officiers.
Quand elle eut cédé, les crocheteurs
s'avancèrent dans le cloître sans s'arrêter à l'église et la hache retentit à
nouveau, cette fois contre les portes des cellules. Ils revinrent ensuite et,
après avoir constaté que l'église était fermée, ils montèrent au premier étage
et pénétrèrent dans la tribune de l'église, dont la porte était restée ouverte.
Les Pères disaient leur office à voix basse ; les magistrats s'étaient découverts.
Le Juge d'instruction prit la parole : « J'entre ici, dit-il,
découvert par respect pour le lieu saint. Je vous somme une dernière fois
d'ouvrir, sans quoi j'emploierai pour pénétrer jusqu'à vous les moyens que j'ai
employés jusqu'ici, et j'entrerai couvert parce que je représente la loi ».
Aucune réponse ne lui fut faite. On les entendit redescendre, et bientôt la
première porte de l'église était enfoncée. La seconde fut crochetée.
Pendant que cette triste besogne
s'accomplissait, les Pères avaient entonné le Sub tuum, qu'ils
continuèrent malgré l'entrée, dans le chœur des Frères, du Juge d'instruction
et du Procureur de la République, accompagnés du Substitut Prèves, du capitaine
de gendarmerie Dussert, du capitaine d'infanterie Roustan, de quelques
gendarmes et des quatre soldats du génie remplissant les fonctions de
crocheteurs. Tous ces personnages attendirent découverts la fin du chant, après
quoi le Juge d'instruction se tournant vers les deux témoins leur demanda si
les Pères étaient résolus à persister dans leur attitude et à refuser d'obéir à
la loi.
MM. Poncet et Pichat défendirent
alors chaleureusement la cause des Chartreux, répondant avec vigueur à chaque
allégation du Juge et du Procureur. Après une dernière sommation du Procureur
aux Pères, les soldats du génie parvinrent à ouvrir la porte du chœur des
moines ; les magistrats entrèrent. Invitation fut faite aux Chartreux de
se retirer et, après le refus de tous, chacun d'eux fut soulevé de sa stalle
par deux gendarmes et conduit hors du monastère, à l'hôtellerie extérieure,
entre une double haie de fantassins et de cavaliers. Le capitaine de
gendarmerie procéda lui-même à l'arrestation du Père Général.
Après un bref interrogatoire, les
religieux furent déclarés « libres ». Ce que voyant, ils regagnèrent
leur monastère. Mais les fantassins vinrent les y saisir, et, baïonnette au
canon, les mirent à la porte. Ils comprirent alors toute l'odieuse ironie de la
phrase qui leur fut répétée : « Messieurs, vous êtes libres ».
Sous une pluie battante, ils
descendirent à pied, accompagnés d'une foule silencieuse et navrée, jusqu'à
Saint-Laurent-du-Pont, où une manifestation magnifique les attendait encore.
Seul le Révérend Père consentit, sur les instances pressantes qui lui furent
faites, à prendre place avec M. Pichat dans une automobile mise à sa
disposition par M. Paul Viallet, puis dans la voiture de Mgr Henry, évêque de
Grenoble, qui venait saluer les proscrits.
De nombreux amis tinrent à les
accompagner jusqu'à Chambéry, et M. Pichat, député de Grenoble, ne les quitta
qu'à Modane.
* * *
Le 29 avril 1903, l'office divin,
devoir sacré du moine, avait cessé, pour la première fois depuis le 8 juillet
1816, d'être acquitté dans l'église conventuelle de la Grande Chartreuse.
Le lendemain, 3o avril, à peine la
communauté arrivée dans la maison en camp volant de Monte Oliveto, au diocèse
de Pignerol (Italie), le Révérend Père Général déclarait que l'office
reprendrait le jour même. Rien n'était prêt, pas même la salle qui allait
devenir l'église, et le Frère menuisier en était seulement à confectionner en
hâte un autel de fortune, mais, à l'heure régulière des Vêpres, au milieu d'un
dénuement parfait, la communauté de la Grande Chartreuse reprenait, sans même
un seul jour entier d'interruption, sa tâche d'adoration et d'intercession.
À peine l'expulsion accomplie,
l'unique pensée du R. P. Dom Michel fut de reconstruire. Après mûres
réflexions, l'ancienne chartreuse de Farneta, près de Lucques en Toscane, —
patrie d'un des compagnons de saint Bruno, Landuin, — fut choisie pour recevoir,
pendant la durée de son exil, la communauté de la maison-mère.
La chartreuse de Farneta, à sept
kilomètres de Lucques, fondée en exécution du testament de Gardo, fils de
Barthélemy d'Aide-brandi, mort en 1329, avait été terminée en 1344. Le 14
octobre 1358, Béranger II, évêque de Lucques, consacra l'église. 4
La vie cartusienne s'y déroula sans
interruption, à travers des périodes troublées et d'autres très paisibles,
jusqu'au décret de Napoléon 1er,
supprimant les ordres religieux, le 13 mai 1806.
Le 27 du même mois, « Elisa
Bonaparte, grande-duchesse de Toscane, donna l'ordre aux Chartreux de quitter
Farneta, et de se retirer au couvent des Franciscains de San-Cerbone. Leurs
biens furent réunis au Domaine, mis en vente, et adjugés le 3 mars 1807 à
Jean-Gabriel Eymard, pour la somme de 260 000 francs.
Celui-ci revendit, vers 1814, à Jean-Jacques Fouquet. Le 25 juin 1828, M.
Alfred Bourdon de Vatry en fit l'acquisition au prix de 200 000 fr. La maison passa ensuite à sa
veuve et à d'autres héritiers ; elle constituait une propriété indivise à
titres divers et pour des parts inégales, lorsqu'elle fut rachetée, le 10 novembre 1903, par le R. P. Dom Michel Baglin, Général de
l'Ordre »5.
La petite chartreuse, désaffectée
depuis un siècle, n'était pas prête à retrouver son ancienne destination. Il
était d'ailleurs indispensable d'agrandir la maison afin d'être à même de
recevoir les Prieurs venant au Chapitre général et de loger la communauté de la
Grande Chartreuse. Des travaux considérables furent entrepris et conduits avec
rapidité, malgré les difficultés de toutes sortes. L'ancienne chartreuse fut
intégralement respectée et restaurée ; on tripla le nombre des cellules,
et l'ensemble du cloître prit la forme gracieuse d'une immense colonnade
rectangulaire, dont la profondeur rappelle un peu celle du cloître de la Grande
Chartreuse. Deux vastes bâtiments furent construits en façade, l'un pour les
hôtes et les Prieurs venant au Chapitre général, l'autre pour les Frères et les
obédiences. Au mois d'août 1904, la communauté de Chartreuse se retrouva au
grand complet à Farneta.
En 1903 et 1904, dans l'impossibilité
de convoquer le Chapitre général à Pignerol ou à Farneta, le Révérend Père
avait obtenu du Saint-Siège l'autorisation de le réunir à la chartreuse de La
Valsainte, en Suisse. C'est là qu'il tint effectivement ses assises en 1904. Il
y fut décidé que la Chartreuse de Lucques, jusqu'à la réouverture de la Grande
Chartreuse, serait considérée simplement comme la maison de refuge de la
communauté de Chartreuse à l'étranger, et n'aurait pas d'existence propre. En
conséquence, les profès de la maison s'appelleraient « profès de
Chartreuse » et non « profès de Lucques », exactement comme
s'ils avaient prononcé leurs vœux à la Grande Chartreuse.
Le gouvernement de l'Ordre, avec le
Révérend Père et le Chapitre général, y auraient de même, et exclusivement,
leur résidence.
En 1905, pour la première fois, le
Chapitre général se réunissait à Farneta. Il devait marquer le Nunc dimittis
du R. P. Dom Michel. L'œuvre de restauration était accomplie, une période
calme s'annonçait ; le Révérend Père avait bien mérité le repos après tant
d'épreuves. Le Chapitre général lui fit la grâce la plus grande qui puisse être
accordée à un religieux en charge : il lui fit miséricorde, lui rendant ainsi la paix, le silence, le bonheur
caché et recueilli de la vie du simple religieux, toute consacrée à la
recherche de Dieu seul.
On rapporte qu'un an plus tard,
quelques Prieurs, venant au Chapitre général et passant à Pise, s'arrêtèrent
quelques heures dans la chartreuse où Dom Michel s'était retiré, désirant
saluer au passage leur ancien Général. C'était l'heure du travail manuel. Ils
le trouvèrent dans son jardinet, en tablier de travail, la bêche en mains,
chaussé de sabots terreux, et transpirant à grosses gouttes... La vie
cartusienne a de ces contrastes et de ces simplicités.
Dom Michel Baglin mourut pieusement
le 20 janvier 1922. Il avait eu tout le temps de prier pour le repos de l'âme
du malheureux qui l'avait précédé dans l'au-delà et auquel, en 1903, dans la
lettre publique citée plus haut, il avait donné rendez-vous devant le Tribunal
du Souverain Juge. Ils ont paru devant Dieu, le persécuteur et sa victime. Que
Dieu, s'il lui plaît, les ait tous deux, et l'un à cause de l'autre, en son
pardon et en son repos éternel !
Autant le généralat du R. P. Dom
Michel fut mouvementé, autant devait être paisible celui de son très humble
successeur. Dom René Herbault, né à Fontevrault, au diocèse d'Angers, avait
fait profession à la Grande Chartreuse en 1872. Après avoir été Scribe des deux
Révérends Pères Dom Anselme et Dom Michel, il fut nommé, en 1895, Procureur
général à Rome. Le 3o mai 1905, il était appelé à succéder au R. P. Dom Michel.
Aucun fait extérieur bien saillant ne
marqua son généralat, qui fut vraiment celui d'un père plein de bonté.
Religieux exemplaire, d'une modestie qui n'avait d'égale que sa piété, Dom René
n'eut pas le bonheur de voir se rouvrir la Grande Chartreuse. Il mourut le 14
décembre 1911, après une très courte maladie. L'archevêque de Lucques, Mgr
Marchi, l'évêque de Grenoble, Mgr Maurin, et son Vicaire général assistèrent à
ses funérailles.
Quelques jours après la mort de Dom
René, la Grande Chartreuse élisait pour Prieur et Général de l'Ordre Dom Jacques-Marie
Mayaud, né à Saumur, au diocèse d'Angers, en 1855, et profès de Valbonne le 21
novembre 1887. Au moment de l'expulsion de 1903, Dom Jacques se trouvait aux
côtés du R. P. Dom Michel, dont il était le Scribe. Lors de l'élection de Dom
René au généralat, en 1905, il l'avait remplacé à Rome comme Procureur général.
Devenu Révérend Père à son tour, il connut la tourmente de la guerre de 1914,
qui jeta certains de ses religieux dans les deux camps adverses ; il eut
même la douleur de perdre quelques-uns de ses fils. De 1915 à 1918, il lui fut
impossible, dans le blocage universel des communications, de réunir le Chapitre
général.
Le R. P. Dom Jacques dirigea et
effectua lui-même pour la plus large part, le travail d'adaptation des Statuts
cartusiens au nouveau Code de Droit canonique, travail demandé par le Saint‑Siège.
En 1924, la Constitution Umbratilem, dont il sera question plus loin,
approuva solennellement in forma specifica le texte révisé des Statuts.
Cette Constitution fut signée le 8 juillet, en souvenir du 8 juillet 1816, où
le R. P. Dom Romuald Moissonnier avait repris possession de la Grande
Chartreuse. En 1930, Dom Jacques prépara également avec le Chapitre général,
une nouvelle édition de l'Ordinaire ou Cérémonial cartusien.
Ses infirmités l'obligèrent, au début
de 1938, à demander au Saint-Siège d'accepter sa démission. Il obtint
satisfaction le 19 février. Dom Jacques mourut le 29 cotobre de la même année.
Les trois Révérends Pères de l'exil,
Dom Michel, Dom René et Dom Jacques, reposent encore en terre italienne.
Le 2 mars 1938, la communauté de
Chartreuse élisait comme Général de l'Ordre, son Procureur, Dom Ferdinand Vidal.
Né au diocèse de Montpellier, le 3o janvier 1883, ordonné prêtre en 1907, Dom
Ferdinand était entré à la chartreuse de Montalègre (Espagne) en 1913 et avait
fait profession le 8 septembre de l'année suivante. Après avoir rempli
successivement les charges de Vicaire, Procureur et Maître des novices dans sa
maison de profession, il était envoyé en France, le 8 octobre 1928, afin d'y présider
à la réouverture de la chartreuse de Sélignac (Ain). En 1930, il se voyait
confier les fonctions de Procureur de Chartreuse. Le retour de la communauté de
la Grande Chartreuse est son œuvre ; c'est lui qui l'a conçu et réalisé.
Il a eu à la fois la grande joie et la lourde charge de ramener les Chartreux
au berceau de leur Ordre.
Les fières et loyales populations du
Dauphiné ne s'étaient jamais résignées à la proscription des Chartreux ;
elles mettaient au contraire une touchante ténacité à préparer et provoquer
leur retour.
En 1912, un journaliste grenoblois,
M. Léon Poncet, attira l'attention de la France entière sur la situation
critique de la Grande Chartreuse, dont les bâtiments abandonnés menaçaient
ruine. À l'appel de cet ardent polémiste, littérateurs, artistes, journalistes,
hommes politiques répondirent par d'éloquents plaidoyers en faveur de la
conservation du célèbre monastère grenoblois ; les sociétés de tourisme ou
d'art, les syndicats d'initiative, les assemblées délibérantes intervinrent
dans le même sens. Tous ces généreux efforts aboutirent bientôt à un résultat
important : par les soins de M. Léon Bérard, alors sous-secrétaire d'Etat
aux Beaux-Arts, la Grande Chartreuse et ses dépendances furent classées parmi
les monuments historiques. Désormais, l'administration des Beaux-Arts fut donc
chargée de veiller à leur entretien.
Quand les catholiques durent
s'organiser pour lutter contre la menace d'un renouveau de persécution
religieuse, le pieux et très zélé évêque de Grenoble, Monseigneur Caillot,
encouragea de toutes manières la vaillante Ligue Dauphinoise d'Action Catholique
à travailler au retour des Chartreux au berceau de leur Ordre. Grâce au dévouement
sans borne, à l'inlassable et intelligente activité de dirigeants laïcs tels
que M. Louis Bonnet-Eymard et M. Henri Thouvard, on lança une vibrante campagne
d'opinion et, le 29 mai 1927, 5o 000 hommes se
rassemblaient à Voiron pour réclamer que fût rendue « la Chartreuse aux
Chartreux ».
Mais la question était devenue
l'enjeu de luttes politiques. L'expulsion des moines Chartreux apparaissait en
effet un exemple typique de la persécution religieuse du début du XXe
siècle ; elle illustrait à merveille l'odieux des lois d'exception
toujours en vigueur contre les religieux. D'autre part, un personnage habile et
influent, le sénateur Léon Perrier, avait pris à tâche de s'opposer
farouchement à toute restauration de vie monastique en Chartreuse. Durant des années
il n'y réussit que trop bien. Sa principale entreprise fut la création dans le
monastère d'un « Centre Universitaire d'été » — aussitôt surnommé « l'Auberge
des coucous » — qui provoqua l'indignation générale et de vives
protestations.
En raison du fidèle attachement et de
l'agissante sympathie des Dauphinois, la résurrection de la Grande Chartreuse
demeurait, dans l'opinion publique, un but à atteindre coûte que coûte et au
plus tôt.
Quand éclata la guerre de 1939, les
Chartreux étaient encore en exil. Le gouvernement italien fit savoir, par le
Vatican, que si l'Italie se trouvait entraînée dans le conflit, les religieux
français ne seraient pas inquiétés.
En mai 194o, les choses se
présentèrent sous un jour moins favorable. Bien que Mussolini eût assuré
officiellement les Chartreux français de sa protection, si toutefois ils la
sollicitaient, le R. P. Général
ne jugea pas à propos d'y recourir. Il résolut de quitter l'Italie sans pensée
de retour. N'était-ce pas l'occasion providentielle de recouvrer le berceau de
l'Ordre ? D'ailleurs les consuls conseillaient le départ.
Le 23 mai, le Révérend Père adressait
à M. Georges Mandel, alors ministre de l'Intérieur, un télégramme ainsi conçu :
« Invité à quitter l'Italie, avec communauté française, je demande à Votre
Excellence de mettre le monastère Grande Chartreuse à notre disposition ».
Le 29 mai, le R. P. Général, affrontant les risques de cet exode, arrivait à
Grenoble avec le petit groupe de ses religieux français, et s'installait près
de Voiron, à Orgeoise, dans la petite résidence des Frères chargés de la
fabrication de la liqueur.
Un Père, Dom Michel, de passage à
Paris, fut chargé de demander au ministre de l'Intérieur sa réponse au
télégramme du Révérend Père. Malgré la bonne volonté dont M. Mandel fit preuve
pour favoriser le retour à la Grande Chartreuse, la démarche ne put aboutir,
par suite de l'exode du gouvernement vers Bordeaux. De ces pourparlers il
restait néanmoins un ordre verbal donné par M. Mandel au Préfet de l'Isère,
convoqué spécialement à Paris, de faciliter aux Chartreux la rentrée au
monastère.
Même approbation verbale fut donnée
le 5 juin par M. Ybarnégaray, ministre d'Etat, en réponse à M. Léon Poncet,
rédacteur en chef de la République du Sud-Est, qui lui avait téléphoné :
« Quel joli
geste le gouvernement accomplirait en rouvrant à ces réfugiés la maison de leur
Ordre, la Grande Chartreuse ! »
Fort de ces appuis, le Procureur de
Chartreuse, Dom Bernard, accompagné de Dom Michel, se présenta chez le Préfet
de l'Isère, pour savoir comment il comptait exécuter les ordres reçus du
ministre de l'Intérieur. M. Perrier, qui assistait à l'entretien, fit un long
exposé des inconvénients et prétendues impossibilités d'un retour des Chartreux
à la Grande Chartreuse. Après une discussion sans issue, les Procureurs se
retirèrent.
Or les Allemands étaient à Bourgoin,
et le Révérend Père tenait à rentrer au monastère avant leur arrivée. Aussi,
décida-t-il de réintégrer la Grande Chartreuse, tout en informant le Gouvernement
de sa décision et des raisons qui la motivaient. Le 20 juin au soir, avec Dom Bernard et Dom Michel, le Révérend
Père arrivait en voiture à Saint-Pierre-de-Chartreuse, ayant franchi de
justesse les barrages préparés pour arrêter les Allemands tout proches.
Le vendredi 21 juin, les trois Pères, ayant célébré la sainte messe dans
l'église de Saint-Pierre-de-Chartreuse, se présentèrent à la grande porte du
monastère, accompagnés de M. Villard, maire de Saint-Pierre et conseiller
général de l'Isère. Sur réquisition du maire, les gardiens ouvrirent. Les
Chartreux entrèrent et se rendirent au cimetière, où les Pères et les Frères
défunts, sous leur croix, attendaient le retour et la prière des vivants. La
pieuse chaîne était resserrée par-dessus trente-sept années de silence et
d'exil. Les Pères gagnèrent ensuite leurs cellules, plus pauvres qu'elles ne le
furent jamais, afin d'y reprendre l'oraison trop longtemps interrompue en ces
lieux. Le 22, la messe était célébrée dans l'église
du monastère par le Révérend Père Général.
Les 23 et 24, le flot de l'invasion
allemande vint mourir contre le massif de Chartreuse, sans avoir atteint le
monastère.
Un peu plus tard, le 6 août, à la
suite d'un aménagement sommaire, le petit groupe en attente à Voiron vint occuper
les quelques cellules habitables. La vie régulière reprit bientôt dans son
intégrité, en particulier l'office divin chanté de jour et de nuit, d'abord à
la chapelle des Morts, puis, peu de temps après, à l'église conventuelle.
Après trente-sept années, le désert
reprenait vie. Trente-sept années : mince hiatus dans les neuf siècles
d'histoire de la Grande Chartreuse !
À la fin d'octobre 1940, le ministre
de l'Intérieur, pour « régulariser une situation de fait » qu'il
jugeait « moralement préjudiciable à la dignité de l'Etat », insista
pour que les Chartreux introduisent une demande d'autorisation. Les
Pères ne purent que répondre en demandant une reconnaissance légale, qui
leur fut accordée par une loi particulière (21 février 1941). Une convention
(11 mars 1941) vint préciser les « modalités de concession à l'Ordre des
Chartreux des immeubles dépendant de la propriété domaniale dite de la Grande
Chartreuse ».
Le monastère et ses dépendances ayant
été classés parmi les monuments historiques en 1912, la convention ci-dessus
déterminait notamment dans quelles conditions se feraient la remise en état et
l'entretien des bâtiments, tout en sauvegardant la solitude et le silence des
moines.
Le R. P. Dom Ferdinand s'occupa
activement de relever la maison de ses ruines, en pleine guerre mondiale
d'abord, puis à travers les difficultés multiples de l'après-guerre. Jusqu'à
présent (1976), des travaux considérables ont été réalisés ; ils se
poursuivent dans les meilleures conditions, grâce à la compétence et à la
compréhension de l'administration des Beaux-Arts.
En 1947, le Révérend Père pouvait
enfin convoquer régulièrement à la maison-mère le Chapitre général, dont la
dernière assemblée, à la chartreuse de Farneta, remontait à 1938.
En 1967, le R. P. Dom Ferdinand étant
parvenu à un grand âge, le Chapitre général lui fit la grâce de pouvoir achever
ses jours dans la retraite de la cellule. En acceptant sa demande de démission,
après un généralat qui a été un des plus longs de l'histoire de l'Ordre 7, le
Chapitre tint à lui exprimer sa reconnaissance au nom de tous les Chartreux :
« Nous voulons témoigner notre gratitude à notre Révérend Père Dom
Ferdinand, le recommandant aux prières de tous et invoquant sur lui les
bénédictions du Seigneur. Pendant vingt-neuf ans, il est demeuré à la tête de
l'Ordre. Par la grâce de Dieu, il a rétabli l'antique demeure de la maison de
Chartreuse ; et surtout, il nous a donné à tous l'exemple de la fidélité,
d'une bonté toujours paternelle et d'une admirable patience ».
Un Chartreux, in La Grande Chartreuse
1. En
voici la liste : Portes, au diocèse de Belley ; Montrieux, diocèse de
Fréjus ; Le Reposoir, diocèse d'Annecy ; Sélignac, diocèse de Belley ;
Valbonne, diocèse de Nîmes ; Glandier, diocèse de Tulle ; Vauclaire, diocèse
de Périgueux ; Notre-Darne des Prés, diocèse d'Arras ; Bosserville, diocèse
de Nancy ; Mougères. diocèse de Montpellier.
2. Sa cause fut vigoureusement soutenue, au point de vue
juridique par M. Anthime Ménard, au point de vue religieux par M. l'abbé
Lemire, au point de vue intime et local par M. Pichat.
3. Voici leurs noms : Le Rév. Père Dom Michel Baglin,
Prieur de Chartreuse ; D. Paulin Ripert, Vicaire ; D. Charles de
Broglie, sous-scribe ; D. Fortunat Oudin ; D. Eloi Leconte ; D.
Jacques-M. Mayaud, scribe ; D. Rogatien Rebondin ; D. Henri Malabard,
sacristain ; D. Jean-Baptiste Mottini, maître des novices ; D. Clovis
Boudevin, procureur ; D. Louis-Paul Rousseau, sous-procureur ; D.
Exupère Allègre ; D. Anatole Maubon. Les Frères Convers : Paul
Courlet, Matthieu Redoutey, Barnabé Berthet, Adrien Clerc, Léonard Villard,
Cyrille BoffardCoquat, Julien Pinet, Abel Roubaudi, Ambroise Rossillon, et le
Frère Donné Norbert Boyer. Un récit détaillé des événements a paru sous le
titre : Derniers jours passés à la Grande Chartreuse en 1903, Journal
de l'un des religieux expulsés. Pignerol, Chiantore-Mascarelli, 1903. Nous
résumons ce récit dans les pages qui suivent.
4. « Le premier Prieur du monastère de
Farneta fut D. Jean Upessinghi, de Pise. Au XVe siècle, un autre
Prieur, D. Christophe de Muriano, profès de Bologne, mérita de grands éloges
pour son administration... il mourut en 1468. Les Pères eurent beaucoup à
souffrir des guerres incessantes qui désolaient la contrée, mais, au XVe
siècle, la principauté de Lucques ayant conquis son indépendance, les Chartreux
purent enfin retrouver la paix ». Marc Dunois, revue Les Alpes, janvier
1929, p. 12.
5. Marc
DUBOIS, loto citato.
6. Réponse de M. Ybarnégaray : « Je
viens de voir le ministre de l'Intérieur. Nous sommes parfaitement d'accord, la
question ne comporte pas de règlement public, mais il n'y a qu'à s'installer en
toute tranquillité, sans inconvénient. En cas de nécessité, me téléphoner ».
7. Cinq
Révérends Pères seulement ont eu des généralats plus longs que celui de dom Ferdinand.