L'infatigable espérance d'un vieux
cardinal
Tout se réfère essentiellement au
Credo, au Symbole de la foi proclamé par tous les baptisés du
monde, qui y puisent la surabondance de l'amour trinitaire de Dieu et son
programme précis pour le salut de l'humanité. Mais personne ne connaît Dieu.
Depuis le temps des cavernes, l'homme se tourne vers Lui et jamais nul n'a pu
Le voir. « Ne parlez pas trop de Dieu, disait un brave recteur à son
vicaire, vous L'abîmeriez ! » Dans son traité sur la Trinité (VII,
4-6), saint Augustin écrit : « Quand on demande : "Ils sont
trois quoi ?", nous nous évertuons à trouver une expression où nous
rassemblerions ces trois, mais il ne s'en présente pas. Quand il s'agit de
Dieu, la pensée est plus exacte que le discours, et la réalité plus exacte que
la pensée ». Vraiment, sans le don de la foi humblement imploré et
accueilli comme une manne quotidienne, je ne pourrais si souvent par jour faire
un grand signe de la croix au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit, signe
public de mon identité chrétienne.
Quand j'ai prêché la retraite au pape
et à la Curie en 1997, j'avais épinglé en exergue cette pensée de Pascal :
« Non seulement nous ne connaissons Dieu que par Jésus-Christ, mais nous
ne nous connaissons nous-mêmes que par Jésus-Christ »1. Tout
est là. Ce Jésus-Christ, tel qu'il s'est déclaré, tel que l'Église le définit,
est à la fois « vrai Dieu et vrai homme ».
Et pour vous qui suis-je ?
La question, toujours neuve et
brûlante, est celle du Christ aux apôtres : « Pour vous, qui suis-je ? »
Bonne question, qui m'a été souvent posée, surtout par des jeunes et sans
détour. J'ose dire n'avoir jamais esquivé ma réponse. J'essaie même de dessiner
tant bien que mal mon propre Évangile, le « cinquième »... laissant à
l'Esprit saint tous ses droits d'auteur !
Et toi, qui dis-tu que je suis ?
À cette question singulière, je
répondrai d'abord... au pluriel, c'est-à-dire en Église. C'est même l'Église
qui le dit bien mieux que moi, car seul je bafouille. Le Christ assure savoir
ce qu'il y a dans l'homme et je puis témoigner qu'il sait ce qu'il y a en
moi... pauvre pécheur engourdi par le péché, mais qui bondit de joie en
accueillant son pardon. Bien plus, Dieu Lui-même entre dans la danse, car Il
raffole de pardonner, Il n'a d'ailleurs pas d'autre manière de nous aimer.
C'est Lui qui m'a saisi, moi je me suis laissé faire. C'est Lui, toujours Lui,
qui fait le premier pas, le pas de l'amour et du pardon, moi je ne cesse de
nettoyer les embruns de la routine qui colle à ma vieille peau de baptisé.
« Qui m'a vu a vu le Père » (Jean 14,9)
J'aime le Christ des simples et des
petits, le Christ dont l'accent galiléen me fait penser à mon accent
d'Espelette, le Christ qui me dit comme à l'apôtre Philippe : « Roger,
qui m'a vu a vu le Père ». Mystère infini de l'Inconnaissable qui se fait
lui-même connaître en Jésus-Christ. L'Évangile est plein de révélations divines
grâce au dialogue permanent du Christ avec son « Père » qu'il ose
appeler dans sa langue maternelle Abba (papa), au point d'en faire « notre
Père » lorsqu'il apprend à ses disciples comment prier. Cette « oraison
dominicale » du Seigneur truffe ma vie journalière et je peux y associer
tous mes frères chrétiens. J'apprécie la présentation œcuménique que vient d'en
publier le « groupe des Dombes », comme un « itinéraire pour la
conversion des Églises ».
Ma foi en Dieu s'appuie sur ses deux
initiatives les plus étonnantes : l'Eucharistie et l'Église.
Adorable Eucharistie
On ne bricole pas avec l'Eucharistie,
on la reçoit telle que le Christ nous l'a léguée : une Eucharistie signe
et consigne de salut pour tous. Nous en avons trop fait quelque chose de
ratatiné, de rapetissé à une gourmandise spirituelle, alors qu'elle constitue
la figure opiniâtrement lumineuse de l'Homme Nouveau et de la Terre Nouvelle. J'aime,
après chaque consécration, déclamer avec tout le peuple présent : « Viens,
Seigneur Jésus », le dernier mot biblique (Apocalypse 22,20), conservé en
araméen, Marana tha... de façon à être plus sûr que le Christ nous
entende bien ! Et j'aime aussi, juste avant la communion, redire avec le
missel : « Ne regarde pas nos péchés, mais la foi de ton Église ».
Ouf, je respire mieux quand je respire ainsi avec l'Église !
Entre l'envoi du Fils par le Père et
l'envoi de l'Église par le Fils, il y a une sorte de « fondu enchaîné »,
c'est le même élan de la communauté trinitaire vers la communauté humaine. Tout
se tient et ne peut tenir qu'ensemble, grâce à la « Divine Liturgie »
qui joint en un seul acte le mystère de la Parole et le mystère du Pain de Vie.
Mais nous n'avons pas su tirer encore toutes les richesses de sa constitution
conciliaire, qui fut le premier fruit reçu de Vatican II, une « liturgie
de source », selon le titre d'un livre écrit à Beyrouth par le dominicain
Jean Corbon et que j'ai préfacé en 1980. C'est sur la margelle du puits de Jacob
que le Christ nous attend.
Surprenante Église
Surprenante Église ! Elle
m'étonne toujours. On n'a jamais autant parlé d'elle, et que de lettres
ouvertes elle reçoit ! Alors que bien des générations ont vécu en elle
sans même penser qu'on pouvait discuter sur elle. Mais comment se fait-il que
tant de chrétiens, à force d'être exigeants, se montrent si injustes à l'égard
de l'Église ? C'est qu'ils en parlent au passé, et alors l'espérance est
vite à bout de souffle. Par nos soupçons, par nos disputes, nous avons enchaîné
notre Mère la sainte Église. Nous en sommes devenus les gardiens féroces et
tristes qui l'empêchent de passer en Macédoine (Actes des Apôtres 16,9) et de gambader
joyeusement sur la grève infinie où les hommes campent autour d'innombrables
petits brasiers pour partager le poisson de Pâques.
L'Église comme le Christ est un
mystère divin. On n'en fait pas le tour de l'extérieur, en curieux promeneur.
On y plonge à corps perdu. Paul VI déclare dans sa première encyclique Ecclesiam
Suam (l'Église n'est pas d'abord la nôtre mais celle du Christ) : « L'heure
sonne pour l'Église d'approfondir la conscience qu'elle a d'elle-même ».
Et il rappelait que pour cela l'expérience spirituelle toute simple est plus
importante que la recherche savante de la théologie. On n'observe pas l'Église
comme dans une séance de vivisection, avec le regard froid de l'anatomiste. Que
l'Église annonce le Seigneur sans trop se tracasser des fautes de grammaire !
Nous avons à réapprendre à parler de Dieu, comme Lui- même l'a fait, avec les
mots et les gestes de tous les jours.
Face aux défis gigantesques d'une
société empêtrée dans la cuirasse d'un progrès sans âme, l'Église se présente
comme le petit David avec sa besace pleine de cailloux polis au torrent de
l'Esprit. Elle ne répond à rien, mais pour chacun elle est un appel à aller
plus loin... jusqu'aux profondeurs de soi où se cache sa réponse. Sa seule
chance est d'être vraiment Église, uniquement Église, cette « réserve de cœur »
(Jean Sullivan) dans laquelle chacun se voit reconnu, non étiqueté, aimé follement.
Elle n'offre ni or ni argent, mais au nom de Jésus-Christ, elle dit avec
assurance : « Lève-toi et marche » (Marc 2,9).
L'homme,
toujours l'homme !
Le prix de l'homme ? C'est
d'être sans prix 2. Ou mieux, c'est d'avoir coûté la vie même de
Dieu Sauveur qui s'est livré en rançon pour le racheter par le sang précieux du
Christ. Nous sommes loin de ces trafics mercantiles où l'on négocie le pied
d'un footballeur, la
jambe d'une star, la peau d'un immigré, le cerveau d'un savant. Plus l'homme se
fait évaluer au poids de l'argent, moins il est apprécié à l'aune de l'amour.
Dieu, le prix de l'homme.
Roger, cardinal Etchegaray, in L’homme,
à quel prix ? (La Martinière)
1. Blaise Pascal, Pensées, Éditions
Brunschwig, 1897, n° 548.
2. Antérieurement, j'ai publié trois ouvrages susceptibles
d'élargir et de creuser le champ de cette réflexion : Vers les
chrétiens en Chine, vus par une grenouille du fond d'un puits, Cerf, 2004 ;
J'avance comme un âne, Fayard, 2007 ; J'ai senti battre le cœur
du monde, Fayard, 2010.