vendredi 25 mars 2022

En méditant... Marie-Dominique Molinié, Marie et le mystère de l'Annonciation

 


L'entrée dans l'ordre rédempteur

S'il n'y avait pas eu le péché, Marie aurait pu entrer dans la gloire par la consommation de l'holocauste inspirant sa consécration virginale 1.

En fait, Marie est née dans un monde pécheur, et au terme de l'histoire sainte du peuple juif... sainte et douloureuse. Protégée de la maladie, protégée de nombreuses souffrances 2, elle n'a pas été protégée de toute souffrance : elle a partagé le poids de la condition humaine, elle a connu le froid, la fatigue et la chaleur.

Elle a su progressivement l'histoire de son peuple et sa situation humiliée. Malgré une protection familiale analogue à celle de Thérèse Martin, les voyages à Jérusalem et au Temple ont dû lui faire soupçonner très vite le mystère du péché, même chez les prêtres juifs — comme Thérèse découvrit à Rome celui des prêtres chrétiens. Je crois pourtant que tout cela restait enveloppé dans la douceur et la force du Saint-Esprit, à travers la douceur familiale — mais bien au-delà de la douceur familiale.

La souffrance ne devant prendre vraiment son envol qu'à l'heure de Jésus, les premières années de sa vie apparaissent comme le printemps de la gloire : le temps des fiançailles d'une nature intègre plongée dans un monde de ténèbres, mais protégée par la royauté de la grâce contre la morsure du serpent.

Peu à peu se développa la grande épreuve : à partir de six ou sept ans, la Sainte Vierge a dû être enseignée, initiée au mystère d'Israël... et des désirs explicites ont commencé à dévorer son cœur — désirs incompréhensibles pour elle qui l'installèrent dans une sorte de torture (analogue à celle que décrit Thérèse, mais bien plus profonde encore).

Ces désirs étaient en effet le point de convergence ultime de l'Avent — l'attente d'Israël. Cette longue attente de deux mille ans s'est trouvée portée dans son cœur au niveau d'incandescence où Dieu avait décidé de ne plus lui résister. La Sainte Vierge a donc été portée par la joie du Saint-Esprit, dans une douceur qui était déjà celle de l'éternité, vers une soif unique au monde — qui fut très vite pour Marie la source d'une souffrance, insondable elle aussi, due en grande partie à l'obscurité de cette soif.

Non seulement Marie ne savait pas comment cette soif pourrait être rassasiée (car elle était multiple et contradictoire, comme celle de Thérèse et bien plus encore) mais elle ne savait même pas, à la lettre, ce qu'elle voulait : tous ses désirs venant du Saint-Esprit, elle ne pouvait savoir « d'où ils venaient ni où ils allaient »...

Ce que nous pouvons en soupçonner tourne autour de la maternité divine. Marie voulait la venue du Messie : cela, elle le savait bien, même si elle ne comprenait pas la portée de cette exigence dont elle découvrit progressivement la profondeur avec un certain effroi.

Nous ne savons pas ce qu'aurait pu être exactement, dans une telle situation, le péché de Marie si elle n'avait pas été fidèle. Nous n'avons à son sujet aucune indication analogue au fruit défendu ou à la révolte des anges. Je sais seulement que ce péché était parfaitement possible, qu'il eût été profondément spirituel et libre — de la même nature que celui de nos premiers parents, et plus profond encore. C'est de ce péché qu'elle a été préservée en fait par une prédestination gratuite et infaillible, respectant cependant — et portant même à sa plénitude — le mystère de la liberté. Marie a choisi Dieu à toutes les étapes de sa vie — et ce fut un véritable choix, auquel à chaque fois elle aurait pu dire non, comme elle l'a très clairement compris. C'est particulièrement net au moment du Fiat de l'Annonciation, mais ce n'est pas la seule occasion où Marie a dû choisir de dire : Ecce ancilla Domini.

De quelque façon qu'on le comprenne, c'eût été un péché contre le renoncement. Et c'est pourquoi je suis tenté de me le représenter comme un refus de la maternité rédemptrice, un refus de tout l'ordre rédempteur et une obstination à prolonger le mouvement qui l'emportait vers la gloire sans permettre au péché de venir le perturber. Certains Pères de l'Église ont expliqué la chute des anges par le refus de l'Incarnation rédemptrice : je verrais beaucoup mieux un tel refus prendre place dans le cœur de Marie, si elle n'avait pas su renoncer au désir même de la gloire qui brûlait son cœur et son corps — pour se plonger avec son Fils dans la folie de la Croix...

La Sagesse éternelle et le Saint-Esprit ont ainsi entraîné la Sainte Vierge dans un abîme d'abandon, par le seul jeu des désirs contradictoires qu'Ils lui inspiraient. Il faut seulement reconnaître à ces désirs une intensité suffisante pour s'imposer à la fois comme irrésistibles et incompatibles. La seule clé d'une telle situation, c'est évidemment le renoncement : non pas le refoulement du désir (qui serait une résistance à la grâce même), mais le renoncement à savoir « quomodo fiet istud »3 comment chacun de ces désirs pourra être exaucé.

Apparemment, Marie avait choisi la virginité, et renoncé à la fécondité. La parole de l'Ange semble l'inviter à renverser son choix — d'où le quomodo fiet istud ?

En réalité, dans sa souplesse, elle avait déjà renoncé à tout... ce qui est la seule façon de « choisir tout », comme le fit Thérèse, fille de Marie, deux mille ans après.

Marie désirait autant la fécondité que la virginité. Ne pouvant abdiquer aucun de ces désirs, et ne voyant pas comment ils pouvaient se concilier, elle avait choisi de ne rien choisir et de s'en remettre à Dieu (avant même la parole de l'Ange) sur le quomodo fiet istud. L'ampleur illimitée de sa soif exigeait justement, par sa folie même, qu'elle ne prenne aucune initiative pour l'assouvir 4. Incapable de sortir des contradictions où la plongeait le Saint-Esprit, elle s'en remettait à Lui, dans une obscurité totale, du soin de les dénouer.

Il n'y aura plus d'autre épreuve dans la vie de Marie, c'est-à-dire de circonstance où sa liberté pourrait dire Non. À partir du moment où on entre dans l'équilibre affectif de la gloire, il n'y a plus de péché possible, même s'il y a encore des combats et des tentations comme nous le voyons assez dans la vie de Jésus, pourtant considéré comme impeccable par l'unanimité des Pères.

Jamais un Père de l'Église n'a d'ailleurs évoqué chez Marie au pied de la Croix la moindre tentation de dire Non : s'ils ont admiré sa Compassion, c'est plutôt comme un mystère divin ou une souffrance humaine que comme un acte de vertu — alors qu'ils ne cessent pas d'admirer le Fiat, dont notre grossièreté saisit mal le mérite : car difficile ou pas, ce Fiat fut plus méritoire et au moins aussi libre que le consentement d'Abraham au sacrifice d'Isaac — l'obéissance de nos premiers parents s'ils l'avaient offerte — et la conversion de Caïn avant son crime s'il y avait consenti.

Il fut précédé bien entendu, parce que Marie était une créature humaine et non un ange, d'un certain nombre de Fiat déjà vertigineusement méritoires, même s'ils n'impliquaient pas la lucidité métaphysique explicite que Thérèse répugne à mettre dans l'esprit de Marie.

Mais là-dessus, Thérèse me paraît un peu marquée par les contradictions féminines, car elle fait preuve elle-même de la plus grande vigueur métaphysique dès sa plus tendre enfance ; seulement, comme toute femme (et par conséquent, je le lui accorde volontiers, comme Marie elle-même), elle préfère exprimer ses intuitions sans les abstraire de l'expérience humaine concrète et très simple qui les provoque : en sorte que, dans sa bouche, on pourrait croire qu'il s'agit d'une perception banale à force d'être ordinaire.

Marie est peut-être allée au temple la première fois, dit Thérèse, « tout simplement pour obéir à ses parents ». Mais quand Thérèse et Marie obéissent à leurs parents, c'est peut-être tout simple et ordinaire dans leur conscience — c'est beaucoup plus simple encore, mais pas du tout ordinaire dans les profondeurs de leur âme : c'est un choix métaphysique, celui d'obéir à Dieu à travers leurs parents, et de se livrer à Son Amour à travers l'obéissance.

Il faut situer ce Fiat au sommet des grandes options angéliques qui commandèrent l'histoire du monde — il s'oppose à ce qui aurait pu être un Non serviam 5 analogue à celui de Satan, et s'élève bien au-dessus du Mik-a-el 6 de l'archange à qui l'on donne ce nom.

Ainsi Marie fut-elle préparée, de désir en désir, de renoncement en renoncement, de clarté en clarté, d'obscurité en obscurité, au moment crucial de l'Annonciation. À cette heure, la Parole de Dieu qui, chez les êtres convenablement préparés, revient toujours à dire : « Veux-tu entrer dans l'ordre de la gloire ? » reçoit de Marie la réponse droite, le Oui qui met un terme à son épreuve, sinon à son combat.

Au moment de l'Incarnation, réponse divine au Fiat de Marie, le Verbe fait chair entraîne immédiatement celle-ci dans l'ordre de la gloire : l'équilibre affectif dont j'ai parlé. Je ne m'interrogerai pas sur la manière dont elle en a pris conscience, car je n'en sais rien et cela importe peu. Notons seulement qu'il s'agissait d'un début : on grandit encore dans l'ordre de la gloire tant que l'on reste soumis à l'obscurité de la foi.

Avec l'Incarnation se produit donc en Marie — et par conséquent dans tout le genre humain — quelque chose d'entièrement nouveau : c'est cette nouveauté (l'Évangile) dont nous essayons en ce moment de définir la nature exacte. Toutes les grâces depuis la chute sont rédemptrices, le Christ nous les a méritées par sa Passion — mais en outre Sa venue a changé la situation du genre humain, même par rapport à la grâce rédemptrice.

En quoi consiste ce changement ? Je le définis d'une manière très simple en disant qu'à partir de l'Incarnation le genre humain a retrouvé — au moins et d'abord dans la Personne du Christ — le pouvoir de mourir sous l'aiguillon de la gloire, redevenu assez fort pour nous emporter dans les cieux.

Nous allons nous demander quelles lois président à la communication de ce privilège à partir du Christ. Mais je tiens à en souligner tout de suite le caractère inouï. Avant Lui, les hommes ne pouvaient pas mourir sous le seul aiguillon de la gloire, dont la grâce est le germe : ils ne le pouvaient pas, ou plutôt ne le pouvaient plus — ce trait étant caractéristique de la nature déchue, même rachetée. La nature rachetée avait donc besoin, pour entrer dans la vie éternelle méritée par la grâce, d'une sorte d'appoint — venant de la mort dont l'aiguillon est le péché — pour suppléer à l'inefficacité du seul désir de la gloire.

À partir de Jésus-Christ, la nature humaine baignée dans son Sang n'a plus besoin d'un tel appoint : elle est redevenue capable, comme Jésus lui-même et Marie à sa suite, de mourir sous le seul aiguillon du désir de la gloire — mourir d'holocauste ou, comme on disait dans l'entourage de Thérèse de Lisieux, mourir d'amour.

Cependant la mort, dont l'aiguillon est le péché, continue à exercer son pouvoir, dans un climat apocalyptique plus écrasant qu'avant Jésus-Christ — mais ce n'est plus du tout pour la même raison : le Christ a retrouvé le privilège de la mort de gloire dans les conditions paradoxales du mystère de la Croix, où la mort dont l'aiguillon est le péché ne disparaît pas sans subir une destruction effarante.

Il est offert aux chrétiens d'entrer dans ce mystère, qui dépasse leurs désirs mais les déconcerte douloureusement. Le Felix culpa chanté par l'Église est celui de l'Épouse parfaitement initiée au mystère de l'Époux mystère auquel les pécheurs que nous restons longtemps (et parfois toute notre vie) sont loin d'être accordés. Tant que nous ne sommes pas au niveau de l'Épouse, nous risquons de céder à l'illusion de croire que rien n'est changé, que tout continue comme avant, que le Christ en un mot n'a pas détruit la mort... alors que, précisément, la difficulté vient de ce qu'Il l'a vraiment détruite (avec les douleurs de l'enfantement que cela implique) et qu'Il nous propose la force de la détruire à Sa suite (cette force que S. Paul appelle la « puissance de Dieu »).

Que nous n'en soyons pas là, c'est normal. Mais j'essaie en un premier temps de dissiper au moins l'illusion doctrinale qui nous ferme les yeux sur les splendeurs de la grâce chrétienne, laquelle est en vérité déjà la gloire. Nous essaierons plus tard d'en tirer une morale, c'est-à-dire une ligne de conduite adaptée à la situation : il faut tout de même la comprendre au moins un peu, si l'on veut avoir quelque chance de s'y adapter vraiment.

La première bénéficiaire de cette plénitude nouvelle est la Vierge Marie : c'est elle que nous devons regarder d'abord à ce point de vue.

Si j'écrivais une vie de la Sainte Vierge, il y aurait lieu bien entendu de nous attarder sur nombre de mystères ou d'épisodes fascinants : les fiançailles avec Joseph, leur amour réciproque, la crise déroutante et douloureuse qui a suivi l'Annonciation, les épisodes de la Nativité, le recouvrement au temple, etc. 7

Mais on pourrait s'attendre au moins à ce que je m'arrête davantage au mystère de l'Annonciation, le plus grand après celui de la Sainte Trinité...

Le mystère de l'Incarnation est bien le plus grand des dogmes chrétiens, mais sa profondeur éternelle ne se laisse pas découvrir au seul instant de l'Annonciation : si dès cette heure elle a pu adorer le fruit de ses entrailles, Marie elle-même n'a certainement pas connu aussitôt toutes les profondeurs du mystère dont elle était porteuse 8.

Placée devant des théologiens qui l'eussent cuisinée à la manière de Jeanne d'Arc, elle se serait défendue comme elle en recevant l'inspiration d'en-Haut. Poussée dans ses retranchements, initiée par les bourreaux de la théologie aux distinctions de celle-ci, elle eût reconstitué infailliblement la structure fondamentale des dogmes de Chalcédoine et d’Éphèse.

Inversement, c'est en recevant une participation à l'intuition confuse de Marie dans toute sa profondeur — celle de l'intelligence principale dont j'ai souvent parlé, qui demeure et s'exerce parfois magnifiquement chez les simples et les débiles mentaux — que les Pères de l’Église ont su déjouer, comme Jeanne d'Arc, les pièges de l'hérésie et les sophismes des ténèbres.

Certes Marie n'a pas saisi dès l'Annonciation les profondeurs de l'Incarnation rédemptrice comme rédemptrice : ce mystère l'a cependant habitée aussitôt, et par la porte du Cœur du Christ la persécution des ténèbres a eu dès ce jour accès dans le cœur immaculé de Marie 9.

Il sera donc plus clair d'envisager à son sommet l'initiation de Marie au mystère de la Rédemption — c'est-à-dire de nous transporter tout de suite avec elle au pied de la Croix 10.

C'est là qu'elle nous ressemble le plus, et qu'elle apparaît le modèle éminent de nos purifications passives : initiée à la manière de Jésus (qui est secrètement la nôtre) au combat entre la lumière et les ténèbres, évangélisée comme nous, c'est-à-dire initiée comme nous au mystère de la Croix en pleine obscurité de la foi — et introduite par la Croix, non plus au printemps de la gloire mais à une maturité qui lui permet de contenir dans sa personne (et à ce moment-là seulement, pas avant) le mystère total de l'Église, Épouse mystique du Christ et Mère des croyants.

Cette méditation est fort difficile. Je ne parle pas ici des préjugés rationalistes qui la rendent pratiquement inintelligible à la mentalité présomptueuse de ce qu'on appelle l'homme d'aujourd'hui 11. La théologie dite moderne, en méprisant ouvertement l'intériorité mariale de la Croix, en la traitant comme une µώρια (môria), une ineptie méprisable, lui offre seulement la consécration de la huitième béatitude, qui ne lui a d'ailleurs jamais manqué : cela n'est pas une difficulté.

La vraie difficulté reste théologique : il s'agit des profondeurs divines, en tant qu'elles assument et digèrent la profondeur des ténèbres, selon un mode aussi mystérieux que Dieu Lui-même. En abordant cette terre sacrée, nous affrontons vraiment la sagesse cachée, inaccessible aux yeux de la chair, dont parle saint Paul 12.

Quand on étudie le mystère trinitaire, on se contente de mettre en place, de façon aussi cohérente que possible, les notions analogiques offertes par la Révélation pour nous parler des Trois. C'est difficile, mais encore à la portée d'une intelligence humaine éclairée par la foi.

Lorsque nous abordons la Rédemption, nous contemplons de quelle manière Dieu nous emporte concrètement, dès ici-bas, dans le mystère trinitaire. Les cœurs humains que cette sagesse entraîne dans ces profondeurs sont affrontés, à travers l'obscurité de la foi, au visage de Dieu qui ne ressemble à rien en tant même qu'il ne ressemble à rien. De cela, il est beaucoup plus difficile de parler que du dogme trinitaire...

J'ai déjà essayé dans le volume sur la Rédemption. Nous reprendrons cet effort à nouveaux frais en passant par la Sainte Vierge... en attendant de l'examiner à l'œuvre dans nos cœurs de pierre. Et ce sera plus difficile à chaque fois, parce que ce sera plus concret — plus concrètement divin. La méditation sur Dieu reste nécessairement abstraite 13. La méditation sur le Christ l'est déjà moins, celle sur la Sainte Vierge moins encore (car elle intègre l'obscurité de la foi) — celle qui porte sur les pécheurs que nous sommes encore moins : mais toutes ces méditations, correctement conduites, ne sont pas moins divines que la méditation sur Dieu même.

À travers la manière concrète dont la Miséricorde affronte les ténèbres de notre cœur, Dieu nous murmure le chant de son visage inconnu, le plus inassimilable pour nous... le plus sacré, le plus divin par conséquent. Nous aboutissons ainsi à ce paradoxe : si nous pouvions contempler le péché avec le regard de Dieu 14, nous serions bien plus proches de Lui qu'en regardant Sa splendeur.

Le dialogue pathétique d'Abraham en faveur de Sodome et Gomorrhe est exemplaire à ce sujet. Le visage inconnu de Dieu (la Miséricorde) pénètre par derrière dans le cœur d'Abraham, où il demeure caché. Et Abraham ne sait pas que c'est Dieu qui parle par sa bouche, lorsqu'il s'oppose humblement au seul visage divin qu'il puisse comprendre : celui de la Justice. Ce dialogue est exemplaire, il se répétera maintes fois dans la Bible sous diverses formes, il se poursuit dans l'Église depuis deux mille ans : à chaque fois que, non par peur mais par bonté, nous prenons en quelque sorte le parti des pécheurs contre la Justice divine, nous ne savons pas de quel Esprit nous sommes... nous ignorons que cela ne vient pas de nous et que nous risquons de nous réveiller comme Jacob, après avoir cherché Dieu toute la nuit, en nous écriant : « Ce lieu (mon cœur de pierre) est redoutable : car Dieu était là et je ne le savais pas ».

On raconte, chez les Pères du désert, l'histoire du petit cordonnier d'Alexandrie qu'un ange avait présenté au grand saint Antoine comme plus avancé que lui, malgré les efforts héroïques de l'ermite passionné, fort inquiet de ses progrès.

Très déconcerté par cette révélation, Antoine se rendit aussitôt dans la ville de perdition pour y apprendre de la bouche même du petit cordonnier le secret de sa perfection :

― Que peux-tu bien faire d'extraordinaire pour te sanctifier dans un milieu pareil ?

― Moi ? Je fais des chaussures...

― Sans doute. Mais tu dois bien avoir un secret. Comment vis-tu ?

― Je partage ma vie en trois parts (les trois huit d'aujourd'hui !) : la prière, le travail et le sommeil.

― Bof ! Moi, je prie tout le temps... ça ne doit pas être ça. Et la pauvreté ?

― Trois parts encore : une pour l'Église, une pour les pauvres et une pour moi.

― Oui. Moi, j'ai tout donné... Il doit y avoir autre chose. Tu ne vois pas ?

― Non.

― Et tu réussis à supporter ces gens qui ne savent plus distinguer leur droite de leur gauche, qui manifestement vont en enfer ?

― Ah, ça, je ne m'y fais pas... Non, je ne le supporte pas, ça me bouleverse trop, et je demande à Dieu de me faire descendre vivant en enfer, mais qu'ils soient sauvés...

 Antoine se retira sur la pointe des pieds en disant : Évidemment je comprends... et j'avoue que je n'en suis pas là !

Non seulement notre méditation doit s'accomplir dans l'Église, mais c'est l'Église seule qui vit cette méditation par toutes les fibres de son être, depuis la Pentecôte jusqu'à la fin des temps et pour l'éternité. Le Saint-Esprit fait vivre à l'Épouse, en chacun de ses membres fidèles, selon des modes infiniment variés, quelque chose de ce que Marie a connu au pied de la Croix. Et l'Église, en même temps, à travers ses docteurs authentiques, réfléchit sur sa vie la plus profonde, ce mystère de compassion et de transfixion. À travers ce qu'elle éprouve elle-même, elle essaie d'entrevoir ce qu'a pu éprouver Marie.

Ce qu'elle éprouve elle-même en regardant Jésus... La compassion des mystiques, réfléchie dans l'intelligence des docteurs, peut seule nous conduire à quelque intelligence du mystère de Marie, nous qui sommes tous, en tant que fils de l'Église, un peu mystiques et un peu docteurs — et devons le devenir de plus en plus afin d'appartenir mieux à l'Église.

Inversement, lorsque l'Épouse essaie de comprendre ce qui lui arrive — le mystère de ses noces avec l'Agneau s'accomplissant lentement, et pourtant sans retard, à travers une immense purification dont le déroulement est celui des derniers temps — elle regarde d'abord dans le Cœur de Marie le mystère de transfixion qui s'accomplit avec moins de profondeur et de pureté dans le cœur souillé de ses enfants : car c'est le même mystère qui se prolonge, et la transparence immaculée du Cœur de Marie lui permet de réfléchir avec beaucoup plus de force que le nôtre l'affrontement mortel de la lumière et des ténèbres dans le Cœur de Jésus. L'Épouse de l'Agneau est composée de pécheurs qui gémissent dans les douleurs de l'enfantement : en regardant Marie, ces pécheurs comprennent mieux leur propre douleur — et c'est dans leur propre douleur qu'ils contemplent le mystère de Marie au pied de la Croix.

Marie-Dominique Molinié, in Un Feu sur la Terre, VII La Sainte Vierge et la gloire

 

1. Sa nature féminine n'aurait pas été vaine pour autant, puisque c'était l'holocauste de sa féminité même.

2. Elle était comme son Fils à l'abri des maladies, par conséquent de la vieillesse et d'une mort analogue à celle de saint Joseph. Elle ne pouvait mourir que de Croix ou de Gloire... et nous verrons qu'en fait elle a connu successivement ces deux morts, aucune n'étant naturelle mais totalement surnaturelle.

3. Comment cela se fera-t-il ?

4. C'est pourquoi je ne suis pas sûr qu'elle ait fait vœu de virginité. Elle a consacré à Dieu, tout simplement, les forces de son âme et de son corps.

5. Je ne servirai pas !

6. Qui est comme Dieu ?

7. Je ne le fais pas car mon but est : Marie première chrétienne, Mère de la divine grâce et modèle des purifications passives.

8. Le Verbe s'est incarné dès l'instant de l'Annonciation : à ce niveau ontologique, aucun progrès n'est concevable dans la divinité de Jésus. Marie est devenue à ce même instant la Mère de Dieu : toujours à ce niveau, aucun progrès non plus n'est concevable – elle appartient désormais à l'ordre hypostatique, sa personne est liée aux Trois selon une telle profondeur que des mystiques ont pu parler de Trinité mariale.

La conscience que Jésus avait de ces choses fut parfaite dès le début au plan de la vision face à face (voir sur ce point La Vision face à face, Troisième Partie). La connaissance de Marie en face des mêmes mystères, mesurée par la lumière et l'obscurité de la foi, fut certainement suffisante pour inspirer une adoration très parfaite de Jésus – non seulement comme Messie et prophète habité par l'Esprit (tel Jean-Baptiste), mais comme substantiellement divin ; cela ne veut pas dire du tout qu'elle ait eu des idées claires et distinctes sur le mystère de l'Incarnation.

9. Il n'était pas nécessaire que la Passion soit présente à ses yeux pour qu'elle soit déjà déchirée par le conflit entre la lumière et les ténèbres, conflit qui constitua dès le début l'agonie de Jésus.

10. D'une façon générale, c'est en regardant un organisme au sommet de sa croissance qu'on peut espérer le mieux comprendre ce qu'il était dans son germe.

11. Heureusement, dans la mesure où il souffre et meurt – dans la mesure aussi où il est encore visité par l'intuition des cœurs simples – l'homme d'aujourd'hui reste l'homme de toujours, plus angoissé peut-être : c'est à cet homme d'aujourd'hui que l'Esprit parle, non aux superbes, auxquels Il résiste.

12. 1 Corinthiens, 2.

13. Je ne dis pas l'oraison : la méditation.

14. Tout ce que nous savons de ce regard, c'est qu'Il se nomme Miséricorde, mais cela aussi reste bien abstrait tant que nous ne sommes pas initiés à la réalité de ce regard par les purifications passives.

lundi 21 mars 2022

En consolant... Éloi Leclerc, Avoir le coeur pur

 

Un soir, rentrant de la quête, le frère Sylvestre raconta à François que, dans une ferme où il était passé, il s'était attardé à consoler une pauvre maman dont le bébé était gravement malade. L'enfant ne gardait plus aucune nourriture ; il vomissait presque tout ce qu'il absorbait et il s'amaigrissait de façon inquiétante. La mère voyait son petit dépérir de jour en jour sans pouvoir faire quelque chose pour le sauver. C'était pour elle un déchirement. Elle avait déjà perdu un enfant deux ans auparavant, dans des conditions semblables. Elle était découragée et pleurait. Cela faisait peine à voir.

― J'irai voir cette pauvre femme, dit simplement François.

Et le lendemain matin, il partit tout seul à travers les bois et les champs. La petite ferme faisait partie d'un hameau. La porte de la masure était ouverte. François franchit le seuil, en adressant son salut habituel, celui que le Seigneur lui avait appris : « Paix à cette maison ». Une silhouette de femme sortit de l'obscurité de la pièce et s'approcha de l'entrée. Dès qu'il put discerner les traits de son visage, François reconnut sans peine la mère de l'enfant malade. Son air encore jeune, mais si désolé et si las, ne laissait place à aucun doute.

― J'ai appris, dit François, par le frère Sylvestre, que vous aviez un enfant malade et je suis venu le voir.

― Vous êtes le frère François, sans doute, dit la femme, dont le visage s'était soudainement détendu. Le frère Sylvestre m'a parlé de vous. Soyez le bienvenu, mon frère. Entrez, je vous en prie.

Et, sans plus de façons, elle le conduisit à l'autre bout de la pièce, près du berceau de l'enfant.

― Le Bon Dieu va-t-il me l'enlever, lui aussi ? demanda douloureusement la femme. Ce serait le deuxième en deux ans. Oh ! non, ce n'est pas possible, mon frère !

François se taisait. La douleur de cette mère ne lui était pas étrangère. Il la comprenait mieux que personne parce que lui-même, depuis des mois, éprouvait une douleur identique. Lui aussi savait ce que c'était que de perdre des enfants et de les voir dépérir, jour après jour. La peine de cette femme le touchait et l'ébranlait profondément.

― Pauvre maman ! dit-il après quelques instants de silence ; il ne faut surtout pas perdre confiance. On, peut tout perdre sauf la confiance.

― Il faudra revenir nous voir un de ces soirs, dit la femme.

― Cela ne tardera guère, répondit François. Au revoir !

Quelques jours plus tard seulement, il se mit en route dans la soirée avec frère Léon pour aller voir l'enfant malade. L'idée lui était venue d'emporter le sachet de graines de fleurs que sœur Claire avait donné à son passage à Saint-Damien.

« Je vais les semer sous la fenêtre des enfants, se disait-il ; cela mettra un peu de joie dans leurs yeux. Quand ils verront fleurir leur petite masure, ils l'aimeront davantage. Et c'est tellement différent quand on a vu des fleurs dans son enfance ! »

François se laissait aller à ces pensées tandis qu'il cheminait derrière Léon à travers bois. Ils avaient l'habitude tous deux de ces marches silencieuses dans la grande nature. Ils dévalèrent bientôt les pentes d'un ravin au fond duquel grondait un torrent. L'endroit était retiré et d'une beauté sauvage et pure. L'eau bondissait sur les rochers, toute blanche et exultante, avec de brefs éclats d'azur. Il s'en répandait une grande fraîcheur qui pénétrait les sous-bois avoisinants. Quelques genévriers avaient poussé çà et là entre les rochers et surplombaient le bouillonnement de l'eau.

― Notre sœur l'eau ! s'exclama François en s'approchant du torrent. Ta pureté chante l'innocence de Dieu.

Sautant d'un rocher à l'autre, Léon eût tôt fait de traverser le torrent. François le suivit. Il y mit plus de temps. Léon, qui l'attendait debout sur l'autre rive, regardait l'eau limpide couler avec rapidité sur le sable doré entre les masses grises des rochers. Lorsque François l'eut rejoint, il demeura dans son attitude contemplative. Il semblait ne pouvoir se détacher de ce spectacle. François le regarda et vit de la tristesse sur son visage.

― Tu as l'air songeur, lui dit simplement François.

― Ah ! si nous pouvions avoir un peu de cette pureté, répondit Léon, nous connaîtrions, nous aussi, la joie folle et débordante de notre sœur l'eau et son élan irrésistible !

Il passait dans ces paroles une profonde nostalgie. Et le regard de Léon fixait mélancoliquement le torrent qui ne cessait de fuir dans sa pureté insaisissable.

― Viens ! lui dit François en le tirant par le bras.

Et ils reprirent tous deux leur marche. Après un moment de silence, François demanda à Léon :

― Sais-tu, frère, ce qu'est la pureté du cœur ?

― C'est ne pas avoir de faute à se reprocher, répondit Léon sans hésiter.

― Alors, je comprends ta tristesse, dit François. Car on a toujours quelque chose à se reprocher.

― Oui, dit Léon, et cela précisément me fait désespérer d'arriver un jour à la pureté du cœur.

— Ah ! frère Léon, crois-moi, repartit François, ne te préoccupe pas tant de la pureté de ton âme. Tourne ton regard vers Dieu. Admire-le. Réjouis-toi de ce qu'il est, lui, toute sainteté. Rends-lui grâce à cause de lui-même. C'est cela même, petit frère, avoir le cœur pur.

« Et quand tu es ainsi tourné vers Dieu, ne fais surtout aucun retour sur toi-même. Ne te demande pas où tu en es avec Dieu. La tristesse de ne pas être parfait et de se découvrir pécheur est encore un sentiment humain, trop humain. Il faut élever ton regard plus haut, beaucoup plus haut. Il y a Dieu, l'immensité de Dieu et son inaltérable splendeur. Le cœur pur est celui qui ne cessa d'adorer le Seigneur vivant et vrai. Il prend un intérêt profond à la vie même de Dieu et il est capable, au milieu de toutes ses misères, de vibrer à l'éternelle innocence et à l'éternelle joie de Dieu. Un tel cœur est à la fois dépouillé et comblé. Il lui suffit que Dieu soit Dieu. En cela même, il trouve toute sa paix, tout son plaisir. Et Dieu lui-même est alors toute sa sainteté ».

— Dieu, cependant, réclame notre effort et notre fidélité, fit observer Léon.

— Oui, sans doute, répondit François. Mais la sainteté n'est pas un accomplissement de soi, ni une plénitude que l'on se donne. Elle est d'abord un vide que l'on accepte et que Dieu vient remplir dans la mesure où l'on s'ouvre à sa plénitude.

« Notre néant, vois-tu, s'il est accepté, devient l'espace libre où Dieu peut encore créer. Le Seigneur ne laisse ravir sa gloire par personne. Il est le Seigneur, l'Unique, le seul Saint. Mais il prend le pauvre par la main, il le tire de sa boue et le fait asseoir parmi les princes de son peuple afin qu'il voie sa gloire. Dieu devient alors l'azur de son âme.

« Contempler la gloire de Dieu, frère Léon, découvrir que Dieu est Dieu, éternellement Dieu, au-delà de ce que nous sommes ou pouvons être, se réjouir à plein de ce qu'il est, s'extasier devant son éternelle jeunesse et lui rendre grâce à cause de lui-même, à cause de son indéfectible miséricorde, telle est l'exigence la plus profonde de cet amour que l'esprit du Seigneur ne cesse de répandre en nos cœurs. C'est cela avoir le cœur pur.

Mais cette pureté ne s'obtient pas à la force des poignets et en se tendant ».

— Comment faire ? demanda Léon.

— Il faut simplement ne rien garder de soi-même. Tout balayer. Même cette perception aiguë de notre détresse. Faire place nette. Accepter d'être pauvre. Renoncer à tout ce qui est pesant, même au poids de nos fautes. Ne plus voir que la gloire du Seigneur et s'en laisser irradier. Dieu est, cela suffit. Le cœur devient alors léger. Il ne se sent plus lui-même, comme l'alouette enivrée d'espace et d'azur. Il a abandonné tout souci, toute inquiétude. Son désir de perfection s'est changé en un simple et pur vouloir de Dieu.

Léon écoutait gravement, tout en marchant devant son Père. Mais, à mesure qu'il avançait, il sentait son cœur devenir léger et une grande paix l'envahir.

Ils arrivèrent bientôt en vue de la petite ferme. À peine entrés dans la cour, ils furent accueillis par la femme. Debout sur le seuil de sa maison, elle semblait les attendre. Dès qu'elle les aperçut, elle vint vers eux. Son visage rayonnait.

— Ah ! mon frère, dit-elle, en s'adressant à François d'une voix émue, je pensais bien que vous viendriez ce soir. Je m'attendais à votre visite. Si vous saviez comme je suis heureuse ! Mon petit va beaucoup mieux. Il a pu prendre quelque nourriture ces derniers jours. Je ne sais comment vous remercier.

— Dieu soit loué ! s'écria François. C'est Lui qu'il faut remercier.

Et, suivi de Léon, il entra dans la masure ; il s'approcha du petit lit et se pencha vers l'enfant. Il en obtint un beau et large sourire. La mère en fut toute ravie. Visiblement, l'enfant avait repris vie.

Sur ces entrefaites, le grand-père entra dans la maison avec les deux aînés qui lui trottaient dans les jambes. C'était un homme encore assez svelte, au visage tranquille, avec une paisible clarté dans les yeux.

— Bonsoir, mes frères, leur dit-il. Que vous êtes gentils d'être venus nous voir ! Nous étions bien inquiets au sujet du petit. Mais voilà que tout a l'air de s'arranger.

— J'en suis très heureux et j'en remercie le Seigneur, dit François.

— Ah ! il faudrait toujours Le remercier, repartit le vieillard avec calme et gravité. Même quand tout ne s'arrange pas comme nous le voudrions. Mais c'est difficile. Nous manquons toujours à l'espérance. Quand j'étais jeune, je demandais parfois des comptes à Dieu, lorsque les choses n'allaient pas comme je le désirais. Et si Dieu faisait la sourde oreille, je me troublais, je m'irritais même. À présent, je ne demande plus aucun compte à Dieu. J'ai compris que cette attitude était enfantine et ridicule. Dieu est comme le soleil. Qu'on Le voie ou qu'on ne Le voie pas, qu'Il apparaisse ou qu'Il se cache, Il rayonne. Allez empêcher le soleil de rayonner ! Eh bien ! on ne peut davantage empêcher Dieu de ruisseler de miséricorde !

— C'est bien vrai, dit François. Dieu est le bien ; et Il ne peut vouloir que le bien. Mais, à la différence du soleil qui rayonne sans nous et par-dessus nos têtes, Il a voulu que Sa bonté passe par le cœur des hommes. C'est là quelque chose de merveilleux et aussi de redoutable. Il dépend de chacun de nous, pour notre part, que les hommes éprouvent ou non la miséricorde de Dieu. Voilà pourquoi la bonté est une si grande chose.

Les deux enfants qui se tenaient adossés aux jambes du grand-père levaient vers François et vers Léon de grands yeux où se lisaient à la fois l'étonnement et une certaine attente. Ils écoutaient. Ou plutôt, ils regardaient. C'était leur façon d'écouter. Le visage de François, sa manière de parler les impressionnaient beaucoup. Il en émanait une telle vie et une telle douceur qu'ils en étaient comme charmés.

― Allons ! soyons tout à la joie, s'écria soudain François. Le petit frère va mieux, il faut s'en réjouir.

Et s'adressant à l'aîné qui ne le quittait pas des yeux :

― Viens ! mon petit bonhomme, je vais te montrer quelque chose.

Il le prit par la main et l'entraîna vers la cour d'entrée. Tous le suivirent. Et la cadette ne fut pas la dernière à sortir pour voir ce qui allait se passer.

— J'ai apporté de la graine de fleurs, dit François en montrant le sachet à l'enfant. Ce sont de très jolies fleurs. Mais où va-t-on les semer ?

François jeta un coup d'œil circulaire dans la cour. Il y avait là, au pied du mur, sous les fenêtres, une très vieille auge de pierre assez longue, qui avait dû servir jadis d'abreuvoir aux animaux. Elle était remplie de terre et de débris de feuilles mortes, et les herbes folles y poussaient.

— Cette auge fera très bien l'affaire, dit le grand-père.

François arracha aussitôt les quelques herbes qui s'y trouvaient ; il remua la terre et se mit à y jeter les petites graines. Tous les regards suivaient sa main qui allait et venait prestement, cherchant à apercevoir la semence imperceptible qui en tombait.

― Pourquoi fais-tu ça ? demanda le petit garçon, intrigué.

― Parce que, répondit François en continuant de semer, quand tu verras les petites fleurs s'épanouir au soleil et rire de tout leur éclat, toi aussi tu riras et tu diras : « Il a fait de bien belles choses, le Bon Dieu ».

— Et comment s'appellent ces petites fleurs ? demanda encore l'enfant.

— Ah ça ! je ne sais pas, répondit François. Mais si tu veux, on va les appeler : Speranza.Tu retiendras ce nom ? Ce sont des fleurs de speranza.

Et le petit bonhomme, émerveillé, épela distinctement : spe — ran — za.

À ce moment-là, le père rentrait de son travail. Trapu, vêtu d'une tunique cendrée, les jambes nues grises de poussière, le visage hâlé, le col ouvert, les manches retroussées laissant voir des bras robustes et bronzés, il s'avança vers les frères avec un large sourire où rayonnait le soleil de toute une journée.

— Bonsoir ! mes frères, s'écria-t-il. Vous avez eu la bonne idée de venir ce soir. Ça tombe bien : j'ai terminé mon travail un peu plus tôt. Alors, vous avez vu le petit ! Il va beaucoup mieux, n'est-ce pas ? C'est vraiment extraordinaire.

L'ensemble de sa personne exprimait à la fois quelque chose de fort et de simple. La fatigue elle-même n'enlevait rien à cette impression de force calme. Elle semblait au contraire lui donner plus de poids.

― Vous allez rester souper avec nous, dit-il aux frères, sur un ton amical mais sans réplique.

Puis amorçant un mouvement de retrait, il ajouta :

― Un instant, s'il vous plaît. Je me passe un peu d'eau sur la figure et je suis à vous.

Il revint bientôt après, le visage rafraîchi. Et il invita ses hôtes à rentrer pour le repas. Celui-ci fut des plus simples : une grosse soupe et un peu de verdura. Une nourriture de pauvre, telle que François l'aimait.

Après le repas, ils sortirent tous dans le petit jardin derrière la maison. La chaleur du jour était tombée. Le soleil avait disparu à l'horizon. Mais son éclat persistait encore. Là-bas, sur la colline, du côté du couchant, quelques grands cyprès noirs se dressaient contre un ciel or, orange et rose, et leur ombre effilée s'allongeait démesurément sur les champs ; il faisait doux et calme. Toute la famille s'assit sur l'herbe, sous le pommier. Et les regards se fixèrent sur François. Il y eut un moment de silence et d'attente. Puis le père de famille, prenant la parole, dit :

― Ma femme et moi, nous nous demandons depuis quelque temps ce que nous pourrions faire pour vivre d'une manière plus parfaite. Nous ne pouvons, bien sûr, quitter nos enfants pour mener la vie des frères. Comment faire ?

― Il vous suffit d'observer le saint Évangile dans l'état même où le Seigneur vous a appelés, répondit simplement François.

― Mais comment vivre cela pratiquement ? demanda le père.

― Le Seigneur dans l'Évangile, répondit François, nous dit, par exemple : « Que le plus grand parmi vous soit comme le plus petit, et le chef comme celui qui sert ». Eh bien ! cette parole vaut pour toute communauté, y compris la famille. Ainsi, le chef de famille à qui l'on est tenu d'obéir et qui est regardé comme le plus grand doit se comporter comme le plus petit et se faire le serviteur de tous les siens. Il prendra soin de chacun d'eux avec autant de bonté qu'il voudrait s'en voir témoigner s'il était à leur place. Il sera doux et miséricordieux à l'égard de tous. Et, devant la faute de l'un d'eux, il ne s'irritera pas, mais, en toute patience et humilité, il l'avertira et le supportera avec douceur. C'est cela vivre selon le saint Évangile. Il a vraiment part à l'esprit du Seigneur, celui qui agit de la sorte. Il n'est pas nécessaire, comme vous le voyez, de rêver à de grandes choses. Il faut toujours revenir à la simplicité de l'Évangile. Et surtout prendre au sérieux cette simplicité.

« Autre exemple, poursuivit François : le Seigneur dit dans l'Évangile : " Bienheureux ceux qui sont pauvres dans l'âme, car le royaume des cieux est à eux ". Eh bien ! qu'est-ce donc qu'être pauvre dans l'âme ? Il y en a beaucoup qui s'éternisent en prières et en offices et qui multiplient contre leur corps abstinences et macérations. Mais pour un seul mot qui leur semble un affront à l'égard de leur corps, ou pour une bagatelle qu'on leur enlève, les voilà aussitôt scandalisés et troublés. Ceux-là ne sont pas pauvres dans l'âme ; car celui qui a vraiment une âme de pauvre se hait lui-même et chérit ceux qui le frappent sur la joue.

« Il serait facile de multiplier les exemples et les applications. D'ailleurs dans l'Évangile tout se tient. Il suffit de commencer par un bout. On ne peut vraiment posséder une vertu évangélique sans posséder toutes les autres. Et qui blesse l'une, les blesse toutes et n'en possède aucune. Ainsi, il n'est pas possible d'être vraiment pauvre selon le saint Évangile sans être en même temps humble. Et nul n'est vraiment humble s'il n'est soumis à toute créature, et d'abord et par-dessus tout à la sainte Église, notre mère. Et cela ne peut aller sans une grande confiance dans le Seigneur Jésus qui n'abandonne jamais les siens, et dans le Père qui sait ce dont nous avons besoin. L'esprit du Seigneur est un. C'est un esprit d'enfance, de paix, de miséricorde et de joie ».

François parla encore longtemps sur ce thème. Pour ces gens simples et ouverts, l'écouter était un vrai plaisir. Mais la nuit commençait à descendre ; elle s'accrochait aux grosses branches noueuses et sombres du pommier. Imperceptiblement, l'air fraîchissait. Les enfants, les deux aînés, blottis contre leur grand-père et qui, de temps à autre, se livraient à une facétie innocente, commençaient à s'impatienter et à vouloir remuer. François et Léon songèrent alors au retour ; ils se levèrent et prirent congé de leurs hôtes.

Il était agréable de marcher dans la fraîcheur du soir. Le ciel était devenu indigo sombre. Les étoiles s'allumaient une à une. François et Léon entrèrent bientôt dans la forêt. La lune s'était levée. Sa clarté frappait la cime des arbres et coulait le long des branches, entre les feuilles, jusque dans les sous-bois où elle s'éparpillait en larges gouttes d'argent sur les fougères et les myrtilles. Il y avait de la lumière partout dans la forêt. Une lumière verte, douce, accueillante, qui laissait voir très loin dans les immenses corridors. Sur les troncs des vieux arbres, les lichens et les mousses luisaient comme de la fine poussière d'étoiles. Il sembla alors à Léon que toute la forêt, ce soir, attendait quelqu'un, tant elle était belle avec ses jeux d'ombre et de lumière. Et cela sentait si bon les écorces, les fougères, la menthe et mille fleurs invisibles. Ils marchaient en silence. Devant eux, un renard sortit brusquement d'un fourré et sauta dans une flaque de lumière ; son pelage roux un instant flamba. Puis il disparut aussitôt dans l'ombre en glapissant. Une vie secrète s'éveillait. Les oiseaux de nuit s'appelaient. Et d'innombrables bruissements montaient de l'épaisseur des sous-bois. Dans un découvert, François s'arrêta et regarda le ciel. À présent, les étoiles, par groupes compacts, fourmillaient. Elles aussi semblaient vivre. La nuit était merveilleusement claire et douce. François respira profondément et il trouva la forêt bien odorante. Toute cette vie invisible, frémissante et profonde autour de lui, n'était pas une puissance ténébreuse et inquiétante. Elle avait perdu à ses yeux son caractère redoutable et son opacité. Elle était devenue lumière. Elle lui révélait par transparence la divine Bonté qui est la source de toutes choses. Reprenant alors sa marche avec allégresse, il se mit à chanter. La douceur de Dieu l'avait saisi. La grande et forte douceur de Dieu.

— Toi seul est bon. Tu es le Bien, tout le Bien. Tu es notre grande douceur. Tu es notre vie éternelle, grand et admirable Seigneur, répétait-il.

Il chantait cela sur des airs improvisés. Dans sa joie, il ramasse à terre deux morceaux de bois et, posant l'un sur son bras gauche, il se mit à le racler avec l'autre, comme s'il promenait un archet sur une viole. Son visage rayonnait. Il marchait, il chantait et il mimait l'accompagnement de son chant. Et Léon avait peine à le suivre.

Soudain, François ralentit sa marche. Et Léon vit, avec stupeur, que le visage de son Père avait changé. Il était devenu douloureux, atrocement douloureux. Il continuait de chanter, mais son chant lui-même était douloureux.

- Oh ! Toi qui as daigné mourir par amour de mon amour, gémissait-il, fasse la douce violence de ton amour que je meure par amour de Ton amour.

Léon eut alors comme la certitude que François voyait en ce moment son Seigneur pendu au gibet de la croix. Il Le voyait après de longues heures d'agonie, remuant encore, luttant entre la vie et la mort, épouvantable loque humaine. Sa joie l'avait d'un bond transporté jusque-là. Jusqu'à la contemplation du Crucifié. Il avait laissé tomber les pauvres choses qu'il avait en mains. Puis, il avait repris sa litanie de louanges d'une voix plus forte qui résonnait claire dans la nuit au milieu de la forêt.

- Tu es le Bien, tout le Bien, grand et admirable Seigneur, miséricordieux Sauveur.

Ce rebondissement dans la joie surprit Léon. L'image du Crucifié n'avait pas détruit la joie de François. Bien au contraire. Et Léon pensa qu'elle devait en être la véritable source, la source très pure et intarissable. Cette image d'opprobre et de douleur était bien la lumière qui éclairait ses pas. C'était elle qui lui découvrait la création. Elle la lui faisait voir, par-delà toutes les vilenies et les crimes de ce monde, parfaitement réconciliée et déjà remplie de cette souveraine Bonté qui est à l'origine de toutes choses.

Le visage de François s'était à nouveau illuminé merveilleusement, avec une expression d'enfant, comme si la création venait soudain d'éclore sous ses yeux, toute ruisselante de l'innocence de Dieu, et que le miracle de l'existence s'offrait à lui dans sa première fraîcheur.

Ils traversèrent une clairière. À l'orée du bois, une harde de cerfs qui gîtait là se leva. Immobiles, la tête dressée, les bêtes regardèrent passer cet homme libre qui chantait. Elles ne paraissaient nullement effrayées. Alors Léon comprit qu'il vivait un moment extraordinaire. Oui, c'était bien vrai que ce soir la forêt attendait quelqu'un. Tous ces arbres et ces animaux et toutes ces étoiles aussi attendaient le passage de l'homme fraternel. Il y avait sans doute bien longtemps que la nature attendait ainsi. Depuis des millénaires peut-être. Mais ce soir, par un mystérieux instinct, elle savait qu'il devait venir. Et voilà qu'il était là au milieu d'elle et qu'il la délivrait de son chant.

Éloi Leclerc, in La Fraternité en héritage