vendredi 25 janvier 2019

En opérant... Jean-Pierre de Caussade, L'état d'abandon et de passiveté



Il y a un temps auquel l'âme vit en Dieu et il y en a un auquel Dieu vit en l'âme. Ce qui est propre à l'un de ces temps est contraire à l'autre. Lorsque Dieu vit en l'âme, elle doit s'abandonner totalement à sa providence. Lorsque l'âme vit en Dieu, elle se pourvoit avec soin et très régulièrement de tous les moyens dont elle peut s'aviser pour la conduire à cette union. Toutes ses routes sont marquées, ses lectures, ses comptes, ses revues ; son guide est à ses côtés et, jusqu'aux heures de parler, tout est réglé.
Quand Dieu vit dans l'âme, elle n'a plus rien comme d'elle-même. Elle n'a que ce que lui donne au moment le principe qui l'anime : point de provisions, plus de chemins tracés. C'est comme un enfant qu'on mène où l'on veut et qui n'a que le seul sentiment 2 pour distinguer les choses qu'on lui présente. Plus de livres marqués pour cette âme, assez souvent elle est privée de directeur arrêté. Dieu la laisse sans autre appui que lui seul. Sa demeure est dans les ténèbres, l'oubli, l'abandon, la mort et le néant. Elle sent ses besoins et ses misères sans savoir par où ni quand elle sera secourue. Elle attend en paix et sans inquiétude qu'on vienne l'assister, ses yeux ne regardent que le ciel. Dieu, qui ne trouve point dans son épouse de plus pure disposition que cette totale démission de tout ce qu'elle est pour n'être que par grâce et par opération divine, lui fournit à propos les livres, les pensées, les vues d'elle-même, les avis, les conseils, les exemples des sages. Tout ce que les autres trouvent par leurs soins, cette âme le reçoit dans son abandon ; et ce que les autres gardent avec précaution pour le retrouver quand il leur plaît, celle-ci le reçoit au moment du besoin et le laisse, n'en admettant précisément que ce que Dieu veut bien en donner, pour ne vivre que par lui.
Les autres entreprennent pour la gloire de Dieu une infinité de choses. Celle-ci souvent est dans un coin de la terre comme un reste de pot cassé dont on ne s'avise pas de chercher aucun service. Là, cette âme délaissée des créatures, mais dans la jouissance de Dieu par un amour très réel, très véritable, très actif quoique infus dans le repos, ne se porte à aucune chose de son propre mouvement. Elle ne sait que se laisser et se remettre entre les mains de Dieu pour le servir en la manière qu'il connaît. Souvent, elle ignore à quoi elle sert, mais Dieu le sait bien. Les hommes la croient inutile, les apparences favorisent ce jugement. Il n'en est pas moins vrai que, par de secrètes ressources et par des canaux inconnus, elle répand une infinité de grâces sur des personnes souvent qui n'y pensent point et auxquelles elle ne pense pas.
Tout est efficace, tout prêche, tout est apostolique dans ces âmes solitaires. Dieu donne à leur silence, à leur repos, à leur oubli, à leur détachement, à leurs paroles, à leurs gestes, une certaine vertu qui opère à leur insu dans les âmes. Et, comme elles sont dirigées par les actions occasionnelles de mille créatures dont la grâce se sert pour les instruire sans qu'elles y pensent, aussi servent-elles de soutien de direction à plusieurs âmes, sans qu'il y ait aucune liaison expresse ni engagement pour cela. C'est Dieu qui opère en elles, mais par mouvement imprévu et souvent inconnu, en sorte que ces âmes sont comme Jésus dont il sortait une vertu secrète qui guérissait les autres 3. Entre elles et lui, il y a cette différence que souvent elles ne sentent point l'écoulement de cette vertu et même qu'elles n'y contribuent point par coopération. C'est comme un baume caché que l'on sent sans le connaître et qui ne sait pas lui-même sa vertu.
L’état auquel celui de ces âmes me paraît davantage, c'est l'état de Jésus et de la Sainte Vierge et de saint Joseph. C'est donc une dépendance du bon plaisir de Dieu et une passiveté continuelle pour être et agir, mû par ce bon plaisir de Dieu 4 dont il est ici question 5. Ce qu'il faut bien remarquer est sa volonté inconnue, sa volonté de hasard, de rencontre et, pour ainsi dire, d'aventure. Je l'appellerai, si vous voulez, sa volonté de pure providence, pour la distinguer de celle qui nous marque des obligations précises, dont personne ne se doit dispenser, laissant à part cette volonté spécifiée et déterminée 6. Je dis que ces âmes dont je parle sont par état dans l’état de l'autre que je nomme de pure providence. Il arrive de là que leur vie, quoique très extraordinaire, n'offre cependant rien que de commun et de fort ordinaire. Elles remplissent les devoirs de la religion et de leur état, les autres en font autant en apparence que celles-ci. Examinez-les pour le reste, rien de frappant ni de particulier : elles sont toutes dans le cours des événements ordinaires, ce qui peut les faire distinguer ne tombe point sous les sens. C'est cette dépendance continuelle où elles sont de la volonté suprême qui semble tout ménager pour elles. Cette volonté les rend toujours maîtresses d'elles-mêmes par la soumission habituelle de leurs cœurs. Cette volonté, dis-je, soit qu'elles y coopèrent expressément, soit qu'elles y obéissent sans le remarquer, les applique au service des âmes.
Il n'y a ni honneurs ni revenus pour un emploi couvert sous la plus grande nudité et inutilité pour le monde. Ces âmes, par état dégagées de presque toutes les obligations extérieures, elles sont peu propres au commerce du monde, aux affaires, aux soins composés, aux réflexions et conduites industrieuses. On ne peut s'en servir à rien, on ne voit en elles que faiblesse de corps et d'esprit, d'imagination, de passions. Elles ne s'avisent de rien, elles ne pensent à rien, elles ne prévoient rien, ne prennent cœur à rien. Elles sont pour ainsi dire toutes brutes. On ne voit rien en elles de ce que la culture, l'étude, la réflexion donnent à l'homme. On y voit ce que la nature offre dans les enfants avant que d'avoir passé par les mains des maîtres chargés de les former.
L'on remarque leurs petits défauts qui, sans les rendre plus coupables que ces enfants, choquent davantage dans elles que dans eux : c'est que Dieu ôte tout à ces âmes, hors l'innocence, pour qu’elles n'aient que lui seul. Le monde, qui ignore ce mystère, n'en juge que selon les apparences. Aussi n'y trouve-t-il rien de ce qu'il goûte et estime. Il les rebute et méprise. Elles sont même comme en butte à tous. Plus on les voit de près, moins on s'y fait, plus on se sent d'oppositions pour elles. On ne sait qu'en dire et penser. Un je ne sais quoi parle cependant à leur faveur. Mais, au lieu de suivre cet instinct, ou du moins de suspendre son jugement, on aime mieux suivre sa malignité : on épie donc leurs actions pour en décider à sa manière et, comme les pharisiens ne pouvaient goûter les manières de Jésus, on les considère avec des yeux si prévenus que tout ce qu'elles font paraît ou ridicule ou criminel.
Hélas ! ces pauvres âmes en pensent elles-mêmes autant à leur désavantage. Unies simplement à Dieu par la foi et l'amour, elles voient tout le sensible chez elles comme dans le désordre, ce qui les prévient d'autant plus lorsqu'elles viennent à se comparer avec ceux qui passent pour des saints et qui, capables d'ailleurs de s'assujettir aux règles et aux méthodes, n'offrent rien que de réglé dans toute leur personne et dans la suite de leurs actions. Alors la vue d'elles-mêmes les couvre de confusion et leur est insupportable. C'est là ce qui tire du fond de leur cœur ces soupirs et ces gémissements amers qui marquent l'excès de la douleur et de l'affliction dont elles sont remplies.
Souvenons-nous que Jésus était Dieu et homme tout ensemble ; il était anéanti comme homme et, comme Dieu, plein de gloire. Ces âmes, sans participer à sa gloire, ne sentent que ces morts et anéantissements qui opèrent dans elles leurs tristes et douloureuses apparences. Elles sont aux yeux du monde comme Jésus était aux yeux d'Hérode et de sa cour.
Il me semble qu'il est aisé de conclure de tout ceci que ces âmes d'abandon ne peuvent pas, comme les autres, s'occuper de désirs, de recherches, de soins ; se lier à certaines personnes, entrer dans de certains desseins, se prescrire de certaines méthodiques manières ou plans concertés de parler, d'agir, de lire. Cela supposerait qu'elles pourraient encore disposer d'elles-mêmes. C'est ce qu'exclut par lui-même l'état d'abandon où elles se trouvent. Cet état en est un où l'on se trouve être à Dieu par une cession pleine et entière de tous ses droits sur soi-même : sur ses paroles, actions, ses pensées, ses démarches, sur l'emploi de ses moments et sur tous les rapports qu'il peut y avoir. Il ne reste qu'un seul désir à remplir, c'est d'avoir toujours les yeux arrêtés sur le Maître qu'on s'est donné, et d'être sans cesse aux écoutes pour deviner et entendre sa volonté et l'exécuter sur-le-champ. Nulle condition ne représente mieux cet état que celle du domestique qui n'est auprès du maître que pour obéir à chaque instant aux ordres qu'il lui plaît de lui donner, et non point pour employer son temps à la conduite de ses propres affaires, qu'il doit abandonner afin d'être tout à son maître à tous les moments.
Ainsi les âmes dont nous parlons sont par état solitaires et libres, dégagées de tout pour se contenter d'aimer en paix le Dieu qui les possède, et de remplir fidèlement le devoir présent au gré de sa volonté signifiée, sans se permettre nulle réflexion 7, nul retour ni examen des suites, des causes, des raisons. Il doit leur suffire de marcher en simplicité dans le pur devoir, comme s'il n'y avait au monde que Dieu et cette pressante obligation. Le moment présent est donc comme un désert, où l'âme simple ne voit que Dieu seul, dont elle jouit, n'étant occupée que de ce qu'il veut d'elle. Tout le reste est laissé, oublié, abandonné à la providence.
Cette âme, comme un instrument, ne reçoit et n'opère qu'autant que l'opération intime de Dieu l'occupe passivement en elle-même ou l'applique à l'extérieur. Cette application intérieure est accompagnée de sa part d'une coopération libre et active, mais infuse et mystique. C'est-à-dire que Dieu, trouvant tout ce qu'il faut pour agir s'il l'ordonnait, content de sa bonne disposition, lui en épargne la peine en y mettant ce qui serait autrement le fruit de ses efforts ou de sa bonne volonté effectuée. Comme si quelqu'un, voyant un ami disposé à faire une route, pour lui rendre service se pénétrait aussitôt dans cet ami et, sous son apparence, faisait le chemin par sa propre activité, en sorte qu'il ne reste à cet ami que la volonté de marcher, tandis qu'il marcherait par cette voie étrangère. Cette marche serait libre, puisqu'elle serait une suite de la détermination libre de l'ami pour qui l'on en ferait les frais. Elle serait active, puisque ce serait une marche réelle. Elle serait infuse, puisqu'elle se ferait sans action propre. Elle serait enfin mystique, puisque le principe en serait caché.
Mais, pour revenir à l'espèce de coopération que nous expliquons par cette marche imaginaire, remarquez qu'elle est toute différente de la soumission qu'on a à ses obligations : l'action par laquelle on les remplit n'est ni mystique ni infuse, mais libre et active comme on l'entend communément. Ainsi l'obéissance au bon plaisir de Dieu tient tout à fait de l'abandon et de la passiveté. On n’y met rien du sien, hors l'habitude d'une bonne volonté générale qui veut tout et ne veut rien, étant comme un instrument sans action propre dès qu'il est entre les mains de l'ouvrier : il sert à tous les usages auxquels s'étendent sa nature et sa qualité. Au contraire, l'obéissance que l'on rend à la volonté de Dieu signifiée et déterminée est dans l'état commun de vigilance, de soins, d'attentions, de prudence, de discrétion, selon que la grâce aide sensiblement ou laisse aux efforts ordinaires.
On laisse donc agir Dieu pour tout le reste, ne réservant pour soi que l'amour et l'obéissance au devoir présent, car en ce point l'âme agira éternellement. Cet amour de l'âme, infus dans le silence, est une véritable action dont elle se fait obligation perpétuelle. Elle doit, en effet, le conserver sans cesse et se tenir continuellement dans ces dispositions où il la met, ce qu'elle ne peut faire évidemment sans agir. Cette obéissance au devoir présent est aussi une action par laquelle elle se consacre tout entière à la volonté extérieure de Dieu sans attendre rien d'extraordinaire.
Voilà la règle, la méthode, la loi, la voie pure, simple et certaine de cette âme. Loi invariable, elle est de tous les temps, de tous les lieux, de tous les états. C'est une ligne droite où elle marche avec courage et fidélité sans s'écarter ni à droite ni à gauche, et sans s'occuper de ce qui l'excède : tout ce qui est au-delà est reçu passivement et opéré en abandon. En un mot, cette âme est active pour tout ce que prescrit le devoir présent, mais passive et abandonnée pour tout le reste, où elle ne met rien du sien que d'attendre en paix la motion divine.
Rien n'est plus assuré que cette voie simple, comme il n'y a rien de plus clair, de plus aisé, de plus doux ni de moins sujet à l'erreur et illusion : on y aime Dieu, on y satisfait aux devoirs du christianisme, on fréquente les sacrements, on produit les actes extérieurs de la religion qui obligent tout le monde, on obéit aux supérieurs, les devoirs de l'état sont remplis, la résistance est continuelle aux mouvements de la chair et du sang et du démon, car personne n'est plus attentif et plus vigilant que les âmes de cette voie pour s'acquitter de toutes leurs obligations.
S'il en est de la sorte, comment se peut-il qu'elles sont si souvent en butte aux contradictions ? Une des plus ordinaires, c'est qu'après s'être acquittées comme les autres chrétiens de ce qu'exigent les docteurs les plus exacts, on prétend encore les astreindre aux pratiques gênantes dont l'Église ne fait aucune obligation. Et, si elle ne s'y prêtent pas, elles sont taxées de donner dans l'illusion. Mais, répondez-moi, un chrétien qui se borne aux commandements de Dieu et de l'Église et qui, du reste, sans méditations, sans contemplation, sans lectures, sans assujettissements particuliers à la direction, vaque au commerce du monde, aux autres affaires de la vie civile, est-il donc dans l'erreur ? On ne s'avise pas de l'en accuser, ni même de l'en soupçonner. Que l'on s'accorde donc avec soi-même et, tandis qu'on laisse en repos le chrétien dont je viens de parler, il est de la justice de ne pas inquiéter une âme qui non seulement remplit les préceptes aussi bien que lui pour le moins, mais qui ajoute de plus les pratiques intérieures et extérieures de piété que celui-ci ne connaît pas même (ou, s'il les connaît, il ne marque que de l'indifférence). La prévention va jusqu'à assurer, malgré tout, que cette âme s'abuse, se trompe parce qu'après s'être soumise à tout ce que l'Église prescrit, elle se tient libre pour être en état de se livrer sans obstacles aux intimes opérations de Dieu et de suivre les impressions de sa grâce dans tous les moments où rien ne l'oblige expressément. On la condamne en un mot parce qu'elle emploie à aimer son Dieu le temps que les autres donnent au jeu, aux affaires temporelles. N'est-ce pas là une injustice criante ? L'on ne peut trop insister sur ce point. Que quelqu'un se tienne dans le rang et train communs, qu'il se confesse une fois l'an, on n'en parle point, on le laisse vivre en paix, se contentant de l'exhorter dans l'occasion à quelque chose de plus, sans néanmoins le presser trop vivement et sans lui en faire même une obligation. Vient-il à changer en sortant du train commun, voilà qu'on l'accable de maximes, de conduites, de méthodes et, s'il ne se lie et ne s'engage à ce que l'art de la piété a établi, s'il ne le suit constamment, voilà qui est fait : l'on appréhende tout pour lui et sa voie devient suspecte. Ignore-t-on que ces pratiques, toutes bonnes et toutes saintes qu'on les suppose, ne sont après tout que la route qui conduit à l'union divine ? Veut-on donc que l'on soit dans la route, tandis que l'on est au terme ?
Voilà cependant ce que l'on exige de l'âme pour qui l'on craint l'illusion. Cette âme fit le chemin comme les autres au commencement, elle connut comme eux ces pratiques, elle les suivit fidèlement. Vainement aujourd'hui l'efforcerait-on à s'y tenir assujettie. Depuis que Dieu, touché des efforts qu'elle fit pour s'avancer par secours, est venu comme au-devant d'elle et a fait son affaire de la conduire à cette union fortunée, depuis qu'elle est arrivée dans cette belle région où l'on ne respire qu'abandon et où l'on commence à posséder Dieu par amour, depuis enfin que ce Dieu de bonté, se substituant à ses soins et à ses industries, s'est rendu le principe de ses opérations, ces méthodes ont perdu pour elle leur utilité, elles ne sont plus qu'une route qu'elle a parcourue et qui est restée derrière elle. Exiger donc qu'elle reprenne ces méthodes ou qu'elle continue à les suivre, c'est vouloir lui faire abandonner de parvenir au terme où elle était pour rentrer dans la voie qui l'y a conduite.
Mais on perdra son temps et sa peine. Si cette âme a quelque expérience, elle aura beau entendre crier au-dedans, au-dehors, peu touchée de tout ce bruit, insensible à ces clameurs, elle restera sans trouble et sans s'ébranler aucunement dans cette paix intime où s'exerce si avantageusement son amour. C'est là le centre où elle reposera, ou, si vous le voulez, la ligne droite tracée par Dieu même qu'elle suivra toujours.
Elle y marchera constamment et, au moment présent, tous ses devoirs y sont marqués. En suivant l'ordre de cette ligne à mesure qu'ils se présenteront, elle les remplira sans confusion et sans empressement. Pour tout le reste, elle se maintiendra dans une entière liberté, toujours prête à obéir au mouvement de la grâce dès qu'il se fera sentir, et à s'abandonner aux soins de la providence.
Au reste ces âmes ont moins besoin de direction que les autres, car on n’arrive là que par le moyen de très grands et excellents directeurs. Et ce n'est guère que par providence, quand la mort enlève ou éloigne par quelque événement, ceux que l'on a, que l'on vient à en manquer. Alors même on est toujours disposé à se laisser conduire, on attend seulement en paix le moment de la providence, sans qu'on y pense ensuite. De temps à autre, on rencontrera des personnes pour lesquelles, sans les connaître et sans savoir d'où elles viennent, on se sentira une secrète confiance que Dieu inspire dans le temps de la privation. C'est une marque qu'il veut s'en servir pour leur communiquer quelques lumières, ne fût-ce que d'une manière passagère. Elles consultent alors et suivent avec la dernière docilité les avis qu'on leur donne. Mais, au défaut de ce secours, elles s'en tiennent aux maximes qui leur furent données par leur premier directeur. Ainsi elles sont toujours très réellement dirigées, ou par les anciens principes qu'elles reçurent autrefois, ou par ces avis de rencontre, et elles se servent de ceux-ci jusqu'à ce que Dieu leur donne des personnes à qui elles se confient pour tout. Elles sont enlevées de ce monde après qu'elles ont marché dans l'abandon à sa conduite.
Jean-Pierre de Caussade 8, in L’abandon à la Providence divine

1. Dans le discours mystique, le mot passiveté désigne la docilité de l'âme purifiée et unie à Dieu. Il est l'écho du divina pati de Denys l'Aréopagite (« pâtir les choses divines »). Au cours du XVIIe siècle, le mot prit progressivement, dans la langue courante, son sens moderne, péjorativement connoté : aboulie, absence d'initiative (connotations évidemment absentes de l'usage mystique). La forme même du mot s'altéra en « passivité ». Il est remarquable que le manuscrit ait conservé la forme ancienne.
2. Au sens ancien de faculté de sentir, d'éprouver, de percevoir.
3. Cf. Luc 6, 19 et 8, 46.
4. Ms : être, agir et mû par ce bon plaisir de Dieu.
5. L'état ainsi défini est donc à entendre, comme souvent dans le traité, en son sens spirituel, consacré par Bérulle : état d'abandon, par exemple. Mais le mot a aussi, bien souvent, le sens ancien de condition sociale, métier, comme dans les expressions : état de vie, devoir d'état.
6. Cette distinction capitale, en Dieu, entre sa volonté de bon plaisir ou de providence (qui se manifeste dans les événements, de manière voilée) et, d'autre part, sa volonté signifiée (qui se manifeste explicitement dans ses commandements et dans le devoir d'état) est reprise de François de Sales (Traité de l'amour de Dieu, livres 8 et 9).
7. Dans la tradition spirituelle, le mot réflexion a d'abord un sens théologique. Il désigne le retour sur soi, la recherche de soi et de son intérêt propre (amor sui, amour de soi, amour propre) qui s'attache à tout acte humain depuis le péché originel. Incurvation de l'être sur lui-même, disait saint Bernard. La réflexion fait obstacle à la pureté de l'amour, à son désintéressement. Comme telle, elle s'oppose à la sortie de soi, à la spontanéité et à la simplicité requises pour l'abandon. Au cours du XVIIe siècle, le mot réflexion a été progressivement contaminé, dans la littérature spirituelle, par son sens moderne, psychologique : retour de la pensée sur elle-même en vue d'examiner plus à fond une idée, une situation, un problème (dictionnaire Robert). L'usage du mot, dans le présent traité, témoigne de ce glissement de sens, typique de la laïcisation des esprits. Le sens théologique traditionnel reste habituellement perceptible, en arrière-fond, comme ici. En tout état de cause, l'auteur n'invite pas à l'absurdité qui consisterait à cesser de penser !
8. Les spécialistes ne pensent plus qu’on puisse attribuer ce texte au Père Jean-Pierre de Caussade (1675-1751).

vendredi 18 janvier 2019

En écrivant... François Cheng, De l'âme et de l'esprit



Chère amie,
J'avais écrit, comme en passant : « Instruits par notre esprit... » Et vous avez bien raison de m'interpeller à ce propos !
Comment, en effet, pourrait-on parler de l'âme sans parler de l'esprit ? Comment ne pas affirmer sans plus tarder le principe ternaire qui régit le fonctionnement de notre être, principe justement incarné par la triade corps-âme-esprit ? Comment ne pas souligner enfin la place centrale qu'occupe l'esprit au sein de cette triade ?
Cela dit, je dois vous avouer que vous me mettez au-devant d'une tâche plus que malaisée — combien nécessaire cependant —, celle de regarder de plus près ce qui distingue l'âme de l'esprit, ainsi que la relation qu'ils entretiennent. Tâche malaisée parce que la frontière entre les deux est floue, tant ils sont interpénétrés, imbriqués l'un dans l'autre. Comme ils sont complémentaires, il se joue entre eux un jeu dialectique, une constante interaction. En réalité, une définition nette de l'âme et de l'esprit se révèle impossible ; on ne peut les cerner qu'en les situant l'une par rapport à l'autre.
À défaut d'une définition, on peut du moins constater que chacun des deux est une entité douée de capacité d'agir. Du coup, il nous paraît possible de cerner le domaine et le type d'action de chacun, en posant d'abord — de manière intuitive — ceci : l'âme est en nous ce qui nous permet de désirer, de ressentir, de nous émouvoir, de résonner, de conserver mémoire de toute part, même enfouie, même inconsciente de notre vécu et, par-dessus tout, de communier par affect ou par amour ; songeant aux trois puissances supérieures de l'âme reconnues par Augustin, à savoir la mémoire, l'intelligence et la volonté, j'avancerais pour ma part le désir, la mémoire et l'intelligence du cœur. L'esprit est en nous ce qui nous permet de penser, de raisonner, de concevoir, d'organiser, de réaliser, d'accumuler consciemment les expériences en vue d'un savoir et, par-dessus tout, de communiquer par échange.
En exploitant les ressources phoniques du français, j'ai eu l'occasion d'avancer des formules qui se voulaient percutantes, telles que : « L'esprit raisonne, l'âme résonne », « L'esprit se meut, l'âme s'émeut », « L'esprit communique, l'âme communie », « L'esprit yang masculin, l'âme yin féminin ». Ces formules, au risque de trop simplifier, ont peut-être le mérite de nous montrer le lien intime qui unit les deux, tout en soulignant ce qui est spécifique à chacun. Que nous est-il donné de constater ? L'esprit de chaque être, pour personnel qu'il soit, a un caractère plus général. Fondé sur le langage, il implique un apprentissage, une formation, un acquis. Son développement est lié à un environnement culturel, à une collectivité issue d'une certaine tradition, et ses propres activités, relevant en principe du communicable et du partageable, s'effectuent aussi dans un contexte de relation et d'échange.
L'âme, elle, a quelque chose d'originel, de natif, comportant une dimension inconsciente, insondable pour ainsi dire, qui la relie au mystère même qui à l'origine avait présidé à l'avènement de l'univers vivant. Si l'esprit aide le sujet à prendre conscience de la réalité de son âme, celle-ci recèle un état qui se situe en deçà — à moins que ce ne soit au-delà — du langage. Constituant la part la plus intime, la plus secrète, la plus inexprimable et, dans le même temps, la plus vitale de chaque être, absolument spécifique à lui, elle demeure en lui dès avant sa naissance, cela jusqu'à son dernier souffle, entité irréductible et surtout irremplaçable. Car, là encore, elle incarne un autre mystère : le fait qu'au sein de l'univers vivant, toute vie forme une entité autonome et signe sa présence unique. L'unicité de l'être, cette vérité universelle, s'affirme de façon éclatante chez la personne humaine, et c'est son âme qui en est l'incarnation. Non un attribut, ni une faculté : unie à un corps et l'animant, elle est la personne même. Cela, je vous le rappelle, est justement une des acceptions du mot âme. Ici, tout d'un coup, une quasi-définition me paraît possible : l'âme est la marque indélébile de l'unicité de chaque personne humaine.
« Une entité irréductible et irremplaçable », ai-je dit. L'âme peut être négligée ou mise en sourdine, escamotée voire ignorée par le sujet conscient, elle est là, entière, conservant en elle désir de vie et mémoire de vie, élans et blessures emmêlés, joies et peines confondues. Je me souviens d'une proposition de mon ami Jacques de Bourbon Busset : « L'âme est la basse continue qui résonne en chacun de nous ». Comme elle est reliée au Souffle originel, elle chante en nous un chant à l'accent éternel. Disant cela, je suis tenté d'ajouter que l'âme n'est pas seulement la marque de l'unicité de chaque personne, elle lui assure une unité de fond et, par là, une dignité, une valeur, en tant qu'être.
Je n'ignore pas, bien entendu, que d'une façon générale, c'est l'esprit qui permet à un sujet de s'établir et de s'affirmer, et la société ne manque pas de prendre l'esprit — éventuellement le corps aussi, dans le cas des sportifs — comme critère pour juger de la valeur de quelqu'un. Cela se comprend dans la mesure où la société ne peut avancer que grâce à la contribution des esprits à l’œuvre. Toutefois, d'un point de vue éthique, sinon ontologique, cela se discute. On sait que nombreux sont les êtres frappés à leur naissance par un handicap mental, et que d'autres, aussi remarquables soient-ils, peuvent connaître au cours de leur vie une déficience de l'esprit — pensons à Van Gogh, à Nerval, à Hölderlin, à Nietzsche... On sait aussi que la moindre attaque cérébrale est à même de précipiter l'esprit le plus brillant dans la paralysie et l'aphasie. On sait enfin que la vieillesse, dont les effets sont si terriblement inégalitaires, peut réduire les plus grands esprits à une dramatique hébétude — et moi qui suis jusqu'à présent épargné par cette calamité, je suis naturellement plus sensible à cette réalité. Est-ce que tous ceux-là voient aussitôt leur valeur diminuer, ou anéantie complètement ? Je parle ici bien sûr de la valeur d'être qui est la valeur fondamentale, parce qu'elle est garante de la dignité de la personne. Les humains dont l'esprit est frappé d'un handicap seraient-ils donc à reléguer dans une zone d'exclusion signalée par la pancarte Inutiles ? Si l'on s'en tient au seul respect des facultés intellectuelles de l'être humain, en oubliant l'âme, telle est bien la conclusion logique. Et alors l'inhumain n'est pas loin, comme on l'a vu avec la stérilisation pratiquée au XXe siècle sur les handicapés dans plusieurs pays, sans parler de leur extermination systématique sous le régime nazi. N'oublions pas que tous ces hommes, ces femmes, ces enfants, ces vieillards, dans leurs épreuves, n'ont pas perdu une once de leur âme. En leur qualité d'âme réside la valeur fondamentale dont je parle. Moi qui ne jurais jadis que par l'esprit, depuis que je détiens cette vérité pourtant simple et évidente, je me sens plus équitable par rapport aux êtres. Et je suis d'autant plus admiratif envers celles et ceux qui se sont non seulement penchés sur le sort des pauvres en esprit, mais qui — à l'instar d'un Jean Vanier, le fondateur de l'Arche — ont compris qu'une société proprement humaine ne peut que se mettre à leur écoute. Car, par la place centrale qu'ont prise dans leur vie le cœur, l'émotion, la sensibilité immédiate aux choses et aux êtres, ils ont sûrement beaucoup à nous dire.
L'idée que dans l'âme réside l'essence de la dignité humaine, on la retrouve chez de grands esprits. Je pense en particulier à deux écrivains proches de nous : Camus et Le Clézio. En 1944, dans un éditorial au journal Combat, Camus dénonce le crime des nazis en le définissant très précisément : par la torture il consiste, écrit-il, à « tuer non seulement l'esprit de leurs victimes, mais leur âme ». Quant à Le Clézio, ce passage de L'Extase matérielle m'a frappé : « La grande beauté religieuse, c'est d'avoir accordé à chacun de nous une Âme. N'importe la personne qui la porte en elle, n'importe sa conduite morale, son intelligence, sa sensibilité. Elle peut être laide, belle, riche ou pauvre, sainte ou païenne. Ça ne fait rien. Elle a une Âme. Étrange présence cachée, ombre mystérieuse qui est coulée dans le corps, qui vit derrière le visage et les yeux, et qu'on ne voit pas. Ombre de respect, signe de reconnaissance de l'espèce humaine, signe de Dieu dans chaque corps ».
Toutefois, en lisant cette citation, peut-être aurez-vous été déconcertée comme je l'ai été par l'expression : « n'importe sa conduite morale... » Cela pose question. Pour moi, l'âme ne saurait s'extraire du problème éthique, bien que son mode d'être soit instinctif ou intuitif, plutôt que contrôlé par le raisonnement. Si je me limite à ma propre expérience, je sais que l'âme peut longuement s'égarer et, par des actes irresponsables, blesser profondément les autres, parfois de façon irréparable. Je sais aussi que, sous la morsure du remords, l'âme a le pouvoir, si elle le veut, d'un retournement de tout l'être, de renaître autrement de la poussière. Peut-être est-ce là le sens de la parole d'espérance qu'a adressée le Christ au bon larron...
Je ne voudrais surtout pas que vous vous mépreniez sur la portée de mes propos : je ne cherche en rien à diminuer l'importance de l'esprit. Disons qu'au niveau d'un individu, l'esprit est grand et l'âme essentielle, que le rôle de l'esprit est central et celui de l'âme fondamental. Au plan d'une société, en raison de la spécificité de chacun des deux, il y a comme une répartition des domaines d'action où domine l'un ou l'autre. L'esprit déploie pleinement son pouvoir d'agir dans toute l'organisation sociale, que celle-ci soit politique, économique, juridique ou éducative. Il régit les réseaux de transport comme de communication. Il règne en maître dans le domaine de la pensée philosophique et de la recherche scientifique. Mais par ailleurs il existe des domaines d'une nature différente où, sans que l'esprit soit absent, entre en jeu l'âme. Ce sont les domaines qui échappent à la compétence du seul raisonnement, qui sollicitent de notre être toute sa capacité à ressentir, à éprouver, à s'émouvoir, à résonner, à complexifier son imagination, à approfondir sa mémoire, à être en symbiose avec d'autres entités vivantes et avec la transcendance. Ces domaines sont ceux qui se situent au-delà de la problématique de l'organisation et du fonctionnement et qui apostrophent notre destin en l'obligeant à donner sens aux instants vécus, à relever le défi de la souffrance et de la mort. Ces sphères sont celles où règnent la beauté, l'amour et toutes les formes de création artistique dont l'humain est capable — et dont vous avez fait la part essentielle de votre vie, chère amie ! Tout cela, jamais aucun robot ne pourra le remplacer.
Vous aurez compris que quand je parle de ces expressions, il en est une qui me tient particulièrement à cœur : la poésie. Mais plutôt que de développer — car c'est tout mon être, vous le savez, qui vit dans cette dimension — je préfère ici vous livrer trois citations qui me touchent au cœur. D'abord, le grand poète contemporain Pierre Jean Jouve, qui disait :
La poésie supérieure est une fonction de l'âme, et non pas de l'esprit. C'est l'âme qui fournit l'énergie spéciale capable de faire, de la masse agglutinée, une chose de beauté. Je hasarde une explication : que l'âme est en nous le seul pouvoir d'éternel.
Pierre-Jean Jouve, Apologie du poète
Ensuite Gaston Bachelard, qui en tant que philosophe, donc homme d'esprit, a eu l'intelligence de reconnaître cette dimension qui échappe au raisonnement philosophique :
C'est toute l'âme qui se livre avec l'univers poétique du poète. À l'esprit reste la tâche de faire des systèmes, d'agencer des expériences diverses pour tenter de comprendre l'univers. À l'esprit convient la patience de s'instruire tout le long du passé du savoir. Le passé de l'âme est si loin ! L'âme ne vit pas au fil du temps. Elle trouve son repos dans les univers que la rêverie imagine [...] Les idées s'affinent et se multiplient dans le commerce des esprits. Les images, dans leur splendeur, réalisent une très simple communion des âmes. [...] Et la langue des poètes doit être apprise directement, très précisément comme le langage des âmes.
Gaston Bachelard, La Poétique de la rêverie
Enfin, impossible de ne pas citer ici la fameuse Lettre du voyant de Rimbaud, qu'il envoya à Paul Demeny le 15 mai 1871. À mes yeux, ce passage a l'immense intérêt de suggérer que non seulement la poésie dépasse la dimension intellectuelle sur laquelle se fonde notre « marche au Progrès », mais qu'elle pourrait, si elle était « absorbée par tous », dilater en quelque sorte la notion de Progrès. Loin d'être antimoderne, elle participe de l'évolution de l'humanité : elle aussi est prométhéenne à sa manière !
Donc le poète est vraiment voleur de feu. Il est chargé de l'humanité, des animaux même ; il devra faire sentir, palper, écouter ses inventions ; si ce qu'il rapporte de là-bas a forme, il donne forme : si c'est informe, il donne de l'informe. Trouver une langue [...] Cette langue sera de l'âme pour l'âme, résumant tout, parfums, sons, couleurs, de la pensée accrochant la pensée et tirant. Le poète définirait la quantité d'inconnu s'éveillant en son temps dans l'âme universelle : il donnerait plus — que la formule de sa pensée, que la notation de sa marche au Progrès ! Énormité devenant norme, absorbée par tous, il serait vraiment un multiplicateur de progrès !
Arthur Rimbaud, Lettre à Paul Demeny
Rimbaud, dans cette même lettre, annonçait l'avènement d'une ère où la femme « sera poète, elle aussi ! La femme trouvera de l'inconnu ! ». Mais n'avait-il pas compris que c'était le cas depuis toujours, qu'il suffisait d'écouter ? Car, pour ma part, en vous écrivant tout cela, j'entends une voix féminine, issue du fond des âges, qui vient me murmurer à l'oreille : « Le corps est le chantier de l'âme où l'esprit vient faire ses gammes ». Cette phrase, toute de simplicité et de justesse, a été prononcée au XIIe siècle par Hildegarde de Bingen, immense figure spirituelle en qui s'allient une vision cosmique fondée sur l'intuition et l'observation et des dons artistiques exprimés par la peinture, la poésie et le chant. Elle me tend opportunément la main, me proposant une pause, une respiration.
En effet, ce recul me fait dire que je vous dois à présent une précision. Il ne s'agit nullement d'idéaliser l'âme. Il convient au contraire d'admettre qu'au creux de l'être, là où est le berceau ou le gouffre, l'âme assume toutes les conditions tragiques du destin humain. Instruite par l'expérience de la souffrance et de la mort, elle est capable d'ouverture et de dépassement, en élevant l'être qu'elle habite jusqu'au règne du divin. Mais elle peut aussi connaître déviations ou perversions, céder aux diverses pulsions destructrices. Consciente ou inconsciente, libre ou contrainte, elle est en pouvoir de nouer des liens complexes avec le Mal. Pour user d'un langage imagé, je dirais qu'en toute âme humaine cohabitent ange et démon. Ils ne se contentent pas de cohabiter ; ils sont en constante interaction. Tous les cas de figure sont possibles : l'un pouvant lutter sans relâche contre l'autre, ou bien, dans des cas extrêmes, se transformer en l'autre. Ces phénomènes, dont une grosse part est d'ordre psychique, font l'objet d'études de la psychiatrie et de la psychanalyse. Sans rendre compte forcément de toutes les dimensions de la question, leurs apports sont d'une importance capitale. Certes, je vous ai déjà fait remarquer que le mot âme est banni de leur horizon, que l'ancienne notion d'âme y a éclaté en une série hétérogène de termes et de concepts. Il vaut la peine cependant de rappeler que Freud lui-même a bien employé le mot Seele, âme, et qu'après lui, un Jung en a fait une idée de base. Pour ce qui me concerne, ma préoccupation ne se place pas sur ce plan d'études cliniques. Mon propos, je vous le répète, est de resituer l'âme par rapport au corps et à l'esprit comme une des composantes de notre être, de cerner également, dans la mesure du possible, le rôle spécifique qu'elle joue dans cette triade.
La nature ambivalente de l'âme n'a pas échappé à nos Anciens. Dans toutes les cultures, on reconnaît à l'âme un double ou un triple état. Il est intéressant d'y jeter un coup d'œil, pas du tout en vue d'une étude théorique, uniquement pour voir comment intuitivement les humains ont tenté de nommer une réalité fondamentale.
Mais tout d'un coup, un besoin de silence s'impose à moi. Je crois qu'ayant d'entrer dans l'écoute des paroles venant des grandes traditions, un moment de recueillement n'est pas de trop. Nous devons prendre la mesure d'un fait plus qu'émouvant : depuis l'origine, partout où se trouvent les humains, sans savoir ce que les autres en disaient, ils ont murmuré ou proclamé une vérité germée dans le giron de leur intuition. Cette vérité, tout en revêtant des aspects très variés, révèle un contenu étonnamment universel.
François Cheng, in De l’âme

mardi 8 janvier 2019

En introduisant... Pablo Servigne - Gauthier Chapelle, L'entraide, l'autre loi de la jungle



L'âge de l'entraide
Connaissez-vous cette histoire ? C'est un mythe des années 1980, mais on dit qu'il vient d'une époque bien plus lointaine. Il était une fois la vie, une arène impitoyable où des millions de gladiateurs se battaient et s'entretuaient. Pas de cadeaux, pas de quartier, pas de pitié. L'agressivité était devenue un atout essentiel, c'était une question de survie. Dans ce monde, l'intelligence — pardon, la ruse — servait à passer devant les autres, ou, mieux, à les enfoncer. Il fallait surveiller ses arrières. « Que le meilleur gagne ! » entendait-on à l'envi. Le grand mangeait le petit, le plus rapide mangeait le plus lent, le plus fort mangeait le plus faible. C'était comme ça depuis la nuit des temps, disaient les sages. Si vous ne faisiez pas partie des gagnants, c'était pas de chance. D'ailleurs, c'était sûrement un peu de votre faute... « Bon sang ! Relevez-vous, battez-vous ! Gagner ! Réussir ! Vous ne comprenez donc pas ? »
Ce mythe a la vie dure. On dit qu'il se raconte encore de nos jours, un peu partout dans le monde. Entre employés pour grimper dans la hiérarchie des organisations, ou entre ces dernières pour conquérir des parts de marché. On raconte que, au plus haut niveau de l'État, c'est l'obsession de la compétitivité, ou la bataille pour la conquête du pouvoir. Ailleurs, c'est la lutte entre les équipes de foot, les candidats aux grandes écoles, les demandeurs d'emploi...
Bien entendu, ce ne sont pas de vraies guerres ; elles sont simulées, cathartiques, parfois théâtrales. Il paraît qu'elles canalisent les pulsions humaines pour nous empêcher de sombrer. Mais empêchent-elles les vrais affrontements, délits, crimes, conflits armés, guerres des classes, guerres des peuples ou guerres contre le vivant ?
La loi de la jungle
Si vous observez les êtres vivants (les autres qu'humains) à travers ce filtre, celui de la compétition, le tableau vous sautera aux yeux : le lion mange l'antilope, les chimpanzés s'entretuent, les jeunes arbres jouent des coudes pour l'accès à la lumière, les champignons et les microbes ne se font pas de cadeaux. Le mythe se déploie à la lumière de cet univers impitoyable. L'état de nature est synonyme de chaos, de lutte, de pillage et de violence. C'est la loi de la jungle, la loi du plus fort, la guerre de tous contre tous, selon l'expression d'un des pères du libéralisme, le philosophe Thomas Hobbes.
Les mythes donnent une couleur au monde. Et une idée répétée mille fois finit par devenir vraie. Faites l'expérience autour de vous : dites que l'être humain est naturellement altruiste, et l'on vous prendra probablement pour un naïf ou un idéaliste. Dites qu'il est naturellement égoïste, et vous aurez les faveurs des réalistes.
Depuis le siècle dernier, la culture occidentale, moderne et utilitariste, est effectivement devenue hypertrophiée en compétition, délaissant sa partie généreuse, altruiste et bienveillante, passablement atrophiée. L'entraide ? Mais qui y croit encore ? Parfois elle resurgit miraculeusement, à la faveur d'un fait divers exceptionnel relaté au 20 Heures ou dans une vidéo animalière sur Internet visionnée des millions de fois. Fascinant !
Soyons sincère : qui n'a jamais ressenti cette profonde joie d'aider un proche ou de se voir tendre la main ? Et que se passe-t-il quand une région est sinistrée par une inondation ? Y a-t-il plus de pillages que d'actes de solidarité ? À l'évidence, non ! Les voisins se serrent les coudes, d'autres accourent des alentours et prennent des risques insensés pour sauver ceux qui doivent l'être. Des inconnus, à des centaines ou des milliers de kilomètres de là, s'organisent et envoient de l'argent. Plus largement, la sécurité sociale, la redistribution des richesses, l'aide humanitaire, l'école ou encore les coopératives ne sont-elles pas d'incroyables institutions d'entraide ? Pourquoi cela nous est-il devenu si invisible ?
Un examen attentif de l'éventail du vivant — des bactéries aux sociétés humaines en passant par les plantes et les animaux — révèle que l'entraide est non seulement partout, mais présente depuis la nuit des temps. C'est simple : tous les êtres vivants sont impliqués dans des relations d'entraide. Tous. L'entraide n'est pas un simple fait divers, c'est un principe du vivant. C'est même un mécanisme de l'évolution du vivant : les organismes qui survivent le mieux aux conditions difficiles ne sont pas les plus forts, ce sont ceux qui arrivent à coopérer.
En réalité, dans la jungle, il règne un parfum d'entraide que nous ne percevons plus. Ce livre sera une tentative de grande et profonde inspiration.
Hémiplégiques à en mourir
L’agressivité et la compétition existent dans le monde vivant : il ne s'agit pas de le nier. C'est par exemple la compétition qui permet d'éviter que des bactéries pathogènes n'envahissent l'écosystème microbien de notre bouche. Elle aussi qui permet aux félins de conserver leur territoire, ou encore à certains humains de stimuler leur goût de l'effort, voire leur esprit d'équipe. Le sport tel que nous le pratiquons est une façon ritualisée de canaliser la compétition. Cette dernière nous force à nous dépasser, et, pour certains, à donner le meilleur d'eux-mêmes.
Mais la compétition a aussi de sérieux inconvénients. Elle est épuisante. La plupart des animaux et des plantes l'ont bien compris : ils la minimisent et évitent au maximum les comportements d'agression, car ils ont trop à perdre. C'est trop risqué, trop fatigant. Pour un individu bien équipé, bien entraîné et psychologiquement au meilleur de sa forme, la compétition est un défi qui permet de progresser grâce à un effort puissant (et le plus court possible). Mais, pour les autres, ceux qui ne sont pas prêts, ceux qui ne veulent pas ou ne peuvent pas entrer dans l'arène, ou ceux qui y sont depuis trop longtemps, cet effort est une source infinie de stress.
De plus, la compétition sépare ; elle fait ressortir les différences. Les compétiteurs focalisent leur attention sur ce petit delta, ce petit quelque chose qui les différencie de leurs concurrents et qu'il faut garder secret, car il leur permettra de gagner la course. Ne dit-on pas : « J'ai fait la différence » ? La compétition ne favorise pas le lien, elle pousse à tricher, détourne du bien commun. En effet, pourquoi investir dans le commun si cela peut favoriser les concurrents ?
Au fond, qu'est-ce que gagner ? Se retrouver sur la première marche du podium... dramatiquement seul ? Attirer le regard des autres par des passions tristes comme l'envie, la jalousie ou même le ressentiment ? Contribuer à créer une planète qui compte 99 % de perdants ?
En poussant le culte de la compétition à son extrême, et en l'institutionnalisant, notre société n'a pas seulement engendré un monde violent, elle a surtout ôté une grande partie de son sens à la vie. La compétition sans limite est une invitation — voire une obligation — à une course à l'infini. Le délitement des liens entre humains et des liens avec le vivant a créé un grand vide, un immense besoin de consolation, que nous tentons de combler en permanence par l'accumulation frénétique d'objets, de trophées, de conquêtes sexuelles, de drogues ou de nourriture. La démesure, que les Grecs appelaient l'hubris, devient alors la seule manière d'être au monde.
Compétition, expansion infinie et déconnexion du monde vivant sont trois mythes fondateurs de notre société depuis déjà plusieurs siècles. Leur mécanique s'est révélée extrêmement toxique : de la même manière qu'une cellule en expansion perpétuelle finit par détruire l'organisme dont elle fait partie, un organisme qui détruit l'environnement dans lequel il vit et empoisonne ses voisins finit par mourir seul dans un désert.
Nous avons malheureusement dépassé l'étape du simple avertissement. C'est là notre réalité. Notre rapport au monde a provoqué des basculements irréversibles : certains systèmes naturels qui constituent la biosphère ont été gravement déstabilisés, au point de menacer sérieusement les conditions de survie de nombreuses espèces sur terre, y compris la nôtre. Et compter sans la fin imminente de l'ère des énergies fossiles, l'épuisement des ressources minérales, les pollutions généralisées, l'extrême fragilité de notre système économique et financier ou la croissance des inégalités entre pays et du nombre de réfugiés. Nous avons là une situation qui ressemble à un immense jeu de dominos instable, c'est-à-dire aux prémices d'un effondrement de civilisation 1.
Le bilan des possibles formes que pourrait prendre cet enchaînement de catastrophes est appelé la collapsologie 2, une discipline qui, au-delà de sa fonction d'information, permet de mettre en lien différents milieux et différentes sensibilités : écologistes, survivalistes, universitaires, militaires, ingénieurs, paysans, activistes, artistes, politiciens, etc. Au cours de nos rencontres avec tous ces acteurs préoccupés par la situation, nous avons été frappés de constater à quel point la question de l'entraide était récurrente et urgente. Fréquentes étaient les questions et les réactions telles que : « Comment faire pour que tout cela ne dégénère pas ? », « Nous allons tout droit vers un scénario à la Mad Max... Il faudrait faire ressortir le meilleur de l'être humain pour l'éviter ! », « Nous sommes égoïstes, les gens vont s'entretuer ! »
Si le climat économique, politique et social se dégrade rapidement, notre imaginaire, lui, gavé de cette monoculture de la compétition, produira toujours la même histoire : la guerre de tous contre tous et l'agressivité préventive. Par une prophétie auto-réalisatrice, les croyants se prépareront à la violence dans un climat de peur et créeront les conditions parfaites pour que naissent de vraies tensions. Alors qu'un autre scénario, celui de la coopération, pourrait tout aussi bien émerger... si tant est que nous l'incluions dans le champ des possibles !
Ce livre est né de l'idée d'explorer les conditions d'émergence des comportements d'entraide. À l'étincelle de départ — une curiosité scientifique qui date de plus de dix ans — s'est récemment ajouté un élan pour contacter une autre mythologie, enrichir un autre imaginaire, raconter de belles histoires bien enracinées dans l'évolution du vivant, avec le souci de minimiser les dégâts de cette spirale d'autodestruction et de violence, et, pourquoi pas, de contribuer à favoriser une spirale vertueuse.
L'émergence d'une autre loi de la jungle
Nous ne sommes ni les seuls ni les premiers à penser l'entraide. Ces dernières années, les articles scientifiques sur ce sujet se sont enchaînés à un rythme effréné. Mais ils restent malheureusement relativement inaccessibles au grand public et rares dans les cursus scolaires. Il en va de même pour la longue filiation intellectuelle philosophique et religieuse qui remonte à l'Antiquité et prend une dimension véritablement scientifique au XIXe siècle sous la plume, entre autres, du naturaliste Charles Darwin, du sociologue Alfred Victor Espinas, du géographe Pierre Kropotkine ou encore de l'anthropologue Marcel Mauss.
Qu'on ne s'y trompe pas : les héritiers de ces idées naïves sont nombreux. On pense au mouvement du MAUSS 3, lancé en 1981 par Alain Caillé et qui aujourd'hui regroupe un grand panel d'intellectuels sous la bannière (très stimulante !) du convivialisme 4. On pense aussi au tour d'horizon naturaliste de Jean-Marie Pelt (La Solidarité chez les plantes, les animaux, les humains, 2004), ainsi qu'aux monumentales synthèses de Jacques Lecomte (La Bonté humaine, 2012), de Matthieu Ricard (Plaidoyer pour l'altruisme, 2013) et de Pierre Dardot et Christian Laval (Communs, 2014). Philosophes, managers, écologues, économistes, anthropologues ou sociologues se démènent pour remettre sur le devant de la scène des notions aussi démodées et ringardes que l'altruisme 5, la bonté 6, la gentillesse 7, l'association 8, l'égalité 9, les communs 10, l'empathie 11 ou la solidarité 12.
La force de cette culture renaissante et émergente est de ne pas se contenter de rester dans les bibliothèques. Elle sort dans la rue, transforme le monde grâce à de nouveaux modes de consommation, de travail, de construction, d'apprentissage, de communication, de gestion 13 ou de production 14. L'émergence d'une culture des biens communs, du peer-to-peer et de la collaboration prend une dimension mondiale et touche tous les secteurs. Il est trop tard pour l'arrêter.
Au siècle dernier, notre monde est devenu extrêmement performant en matière de mécanismes de compétition. Il est grand temps de devenir tout aussi compétents en matière de coopération, de bienveillance et d'altruisme. L’autre objectif de ce livre est d'apporter une pierre à cet édifice, de participer à la structuration de cette nouvelle culture. En puisant dans plusieurs disciplines, de l'éthologie à l'anthropologie en passant par l'économie, la psychologie, la biologie, la sociologie ou les neurosciences, nous proposons un tour d'horizon des plus récentes découvertes sur cette tendance très puissante qu'ont les êtres vivants (et pas seulement les humains) à s'associer. L'idée d'inclure le reste du monde vivant dans la synthèse était d'arriver à dégager des principes généraux et une architecture générale de ce que l'on pourrait désormais appeler l'autre loi de la jungle.
Le chantier du siècle
Notre surprise a été de constater l'incroyable diversité des processus, des sentiments et des mécanismes à l'œuvre depuis la nuit des temps. Mais comment nommer ce monde infiniment complexe, riche et coloré ? Comment nommer cette tendance qui décrit aussi bien une association entre bactéries qu'une entente entre humains ou entre grands singes impliquant des sentiments aussi subtils que l'altruisme, la bonté, l'amitié, la gratitude, la réconciliation ou le sens de la justice ? Nous avions besoin d'un terme qui inclue à la fois les actes et les intentions, mais aussi tous les organismes vivants et tous les processus.
Nous avons choisi le terme d'entraide, conscients qu'il n'a pas la même définition pour tous, et qu'il peut parfois impliquer une touche d'anthropomorphisme, surtout lorsqu'il s'agit de décrire les comportements d'êtres vivants qui ne nous ressemblent en rien. Mais ce mot a aujourd'hui l'avantage d'être à la fois bien accepté par le langage courant et suffisamment oublié des sciences pour être à l'abri d'une définition trop étroite. C'est aussi et surtout un clin d'œil au grand géographe et anarchiste Pierre Kropotkine, l'un des pionniers de cette aventure scientifique, qui écrivit en 1902 une remarquable synthèse dont le titre, Mutual Aid, fut traduit par son ami, le non moins géographe et anarchiste Élisée Reclus, par entr’aide, mot qu'il offrit à la langue française  15.
Le sujet est évidemment colossal. Chaque chapitre de notre livre pourrait faire l'objet d'un traité de plusieurs tomes ! Le but n'était pas d'en faire un travail encyclopédique, mais d'établir des ponts entre les disciplines, en particulier entre les sciences humaines et les sciences biologiques. Voir leur discipline croquée à grands traits génère évidemment d'inévitables frustrations chez les spécialistes, et il en va de même pour nous, qui aurions aimé partager encore plus d'extraordinaires détails des mécanismes du vivant 16.
Nous avons démarré ce chantier il y a une douzaine d'années, avec autant d'enthousiasme que de naïveté. Notre label biologique 17 ne nous avait pas préparés à absorber les incroyables avancées des sciences humaines, ni les paradoxes qui émergeaient de ce foisonnement de découvertes 18. Explorer tout cela a été une véritable aventure qui n'a fait qu'attiser toujours davantage notre curiosité. Ce bilan est donc loin d'être définitif, et il se révèle être au final une invitation à continuer l'exploration.
Ce livre n'est pas un traité de collapsologie, ni une critique de la société de consommation et du capitalisme, pas plus qu'une encyclopédie naturaliste ou un traité philosophique. C'est une tentative pour faire du lien entre tout cela et poser un jalon sur le chemin de notre génération.
Nous commencerons notre voyage en tordant le cou au mythe d'une nature agressive où ne régnerait qu'une seule loi. Puis nous découvrirons au fil des chapitres les mécanismes et les subtilités de l'entraide humaine. Enfin, nous terminerons en revenant à l'ensemble du monde vivant, ce qui nous permettra d'effleurer quelques grands principes de la vie sur terre.
Pablo Servigne & Gauthier Chapelle, in L’entraide, l’autre loi de la jungle

1. Pour l'instant, les pays industrialisés sont relativement épargnés, mais uniquement grâce à un fragile écran de technologie.., qui dépend de ressources énergétiques et minérales de moins en moins accessibles.
2. Servigne et Stevens R. (2015).
3. Mouvement anti-utilitariste en sciences sociales. Voir la préface de ce livre, ainsi que le site de La Revue du MAUSS, wvvw.revuedumauss.com.fr/.
4. Manifeste des convivialistes (2013) ; Alain Caillé (dir.) et les Convivialistes (2016) ; wvvw.lesconvivialistes.org.
5. Kourilsky (2009) ; Kourilsky (2011) ; Ricard (2013) ; Ricard et Singer (dit) (2015).
6. Lecomte (2012).
7. Jaffelin (2015) ; Martin (2014).
8. Laville (2010).
9. Wilkinson et Pickett (2013).
10. Dardot et Laval (2014) ; Coriat (dit) (2015).
11. De Waal (2009) ; Rifkin (2011).
12. Pelt (2004) ; Supiot (dit.) (2015) ; Mathevet (2011).
13. Malgré les progrès récents de certaines entreprises, force est de constater la consternante inertie de ce milieu. Gauthier Chapelle a été conseiller en développement durable (en biomimétisme) pendant dix ans pour les entreprises. Il s'efforçait de leur montrer que, en s'inspirant des relations d'entraide du monde vivant, leur organisation serait non seulement durable, mais bien plus efficace. Malheureusement, il s'est souvent rendu compte que de nombreuses entreprises ne voulaient pas prendre le risque de changer leur structure et leur raison d'être.
14. Pour un tour d'horizon, voir Novel (2013) ; Riot, Nove ! (2012) ; Filippova (coord.) (2015). Sur les moyens de communication, voir Rifkin (2014) ; Bauwens (2015). Sur les entreprises, voir Laloux (2015) ; Lecomte (2016). Sur l'énergie, voir Rifkin (2012).
15. L'apostrophe disparut en 1931. À ce sujet, lire Enckell (2009).
16. Nous n'avons malheureusement pu inclure dans ce travail qu'environ un tiers de notre bibliographie, et nous sommes conscients que celle-ci ne doit représenter qu'une petite partie de ce qui est disponible sur le sujet...
17. Nous sommes tous deux agronomes de formation et spécialistes de biologie animale. Nous avons surtout le point commun d'éprouver, depuis notre plus tendre enfance, un grand malaise à baigner dans ce mythe d'une nature cruelle, agressive et compétitive. Cela ne colle ni avec notre expérience, ni avec nos observations, ni avec notre ressenti. Même si notre sensibilité naturaliste nous a vaccinés contre une telle soupe idéologique, il nous a tout de même fallu plus de vingt-cinq ans pour transformer cette intuition en certitude, et quelques années de plus pour inscrire cette dernière dans une synthèse cohérente.
18. Pendant des années, les résultats, les hypothèses et les théories de chaque discipline sont restés contradictoires. Aucun tableau global n'émergeait. Il y avait trop de fossés entre les disciplines, et chacune travaillait en ignorant les autres. Ce n'est que très récemment que des progrès fulgurants ont permis de proposer une structure globale de cette autre loi de la jungle.