jeudi 28 avril 2011

En lisant... Paul Claudel, Le Soulier de satin III, XIII


 
TROISIÈME JOURNÉE, SCÈNE XIII
LE VICE-ROI, DONA PROUHÈZE, OFFICIERS.
Le pont du vaisseau amiral fermé par des toiles de manière à constituer une espèce de grande tente. Une grosse lanterne allumée devant la peinture de saint Jacques au mur du château d'arrière.
Le Vice-Roi est assis sur un grand fauteuil doré. Autour de lui par derrière debout les Commandants des bateaux et les principaux officiers.
UN OFFICIER, entrant. — L'envoyé du commandant de Mogador est là.
LE VICE-ROI. — Qu'on le fasse entrer.
(Entre Doña Prouhèze tenant par la main une petite fille. Silence).
Vous êtes l'envoyée du sieur Ochiali ?
DONA PROUHÈZE. — Sa femme et son envoyée. Voici mes pouvoirs.
Elle lui remet un papier qu'il passe sans le lire à un officier derrière lui.
LE VICE-ROI. — Je vous écoute.
DONA PROUHÈZE. — Dois-je parler ainsi devant toute cette assemblée ?
LE VICE-ROI. — Je veux que toute la flotte entende.
DONA PROUHÈZE. — Allez-vous-en et Don Camille conserve Mogador.
Vous avez pu voir tout à l'heure comment nous sommes encore capables de nous défendre. Et nous avons parmi les assaillants des intelligences.
LE VICE-ROI. — Il m'importe fort peu que Don Camille, comme vous l'appelez, Ochiali, ou quel que soit son nom de renégat,
Conserve Mogador.
DONA PROUHÈZE. — Gentilshommes, je vous prie d'écouter ce que va répondre votre général. Je vous demande : est-ce par la volonté du Roi d'Espagne que vous êtes ici ?
LE VICE-ROI, avec un sourire sardonique. — Une lettre m'a fait venir, un appel, une volonté à laquelle je n'avais rien à contreposer.
DONA PROUHÈZE. — Vous l'avez entendu tard.
LE VICE-ROI. — Dès qu'il m'a eu atteint j'ai tout quitté et je suis là.
DONA PROUHÈZE. — Ainsi vous préférez l'appel d'une femme au service de votre souverain ?
LE VICE-ROI. — Pourquoi ne ferais-je pas la guerre à mes propres enseignes quelque peu ?
Tel cet autre Rodrigue, mon patron, qu'on appelait le Cid.
DONA PROUHÈZE. — Ainsi c'est pour nous faire cette guerre particulière que vous avez lâché les Indes ?
LE VICE-ROI. — Pourquoi n'aurais-je pas fait rentrer le Maroc dans cette nouvelle figure des événements que votre appel,
Achevant l'aspect et moment général de l'univers comme une figure horoscopique,
M'invitait par mon départ à déterminer ?
DONA PROUHÈZE. — Il n'y a plus personne qui vous appelle, partez.
LE VICE-ROI. — Il n'y a plus d'appel, dites-vous ? ce n'est pas ce que dit le cœur en moi qui écoute.
Une Mer figée devant Mogador retient ma nef appesantie.
DONA PROUHÈZE. — Gentilshommes, si le Roi d'Espagne avait voulu détruire Ochiali, croyez-vous pas qu'il avait moyen à lui de le faire ?
Et nous ayant aussi longtemps tolérés, qu'il avait quelque raison pourquoi ?
Cette Afrique à la porte du Royaume, cet immense grenier à sauterelles qui trois fois nous a recouverts du temps de Tarif et de Yousouf et des Almohades,
Croyez-vous qu'on pouvait le laisser sans surveillance ? et qu'il ne faisait pas bon se réserver quelque moyen intérieur de savoir et d'intervenir ?
Ochiali le Renégat a rendu plus de services au Roi d'Espagne que Don Camille le bailli.
LE VICE-ROI. Je ne laisserai jamais dire que le Roi d'Espagne ait besoin des services d'un renégat.
DONA PROUHÈZE. — Et moi, qui sais que contre le mal il y a toujours humblement quelque chôme à faire,
Je dis que si le royal berger n'avait pas fait confiance à ce chien que je fus ici dix ans,
Le loup lui aurait dévoré beaucoup plus de moutons.
LE VICE-ROI. — Non pas un chien, mais une épouse fidèle que nous admirons.
DONA PROUHÈZE. — Son épouse, il est vrai, j'ai accepté d'être son épouse !
Puisque je n'avais plus de troupes et qu'il n'y avait plus d'autre moyen pour moi de continuer à Mogador
Cette capitainerie que le Roi m'avait confiée, la contrainte et commandement pendant dix ans de cette bête féroce.
UN OFFICIER. — Il est vrai et je dois rendre témoignage. Maint captif délivré, maint bateau par son ordre secouru contre les pirates, maints naufragés sans rançon,
Affirment ce que Doña Prouhèze ici a fait dix ans, pour le Royaume.
LE VICE-ROI. — La liste des méfaits d'Ochiali serait plus longue encore ; tout ce qui venait de par chez moi était son butin préféré.
DONA PROUHÈZE. — Je ne pouvais tout empêcher, cependant j'étais la plus forte.
Plusieurs fois il m'a fouettée et torturée. Mais il avait obéi.
LE VICE-ROI. — Vous dites qu'il vous a fouettée et torturée ?
DONA PROUHÈZE. — La première fois, c'est alors que je vous ai écrit cette lettre, la lettre à Rodrigue.
LE VICE-ROI. — Ah ! je n'aurais jamais dû vous laisser avec lui !
DONA PROUHÈZE. — Pourquoi ? les coups d'un vaincu ne font pas mal.
Et vous, vous le torturiez aussi.
LE VICE-ROI. — Dois-je penser que votre corps seulement était avec cet homme ?
DONA PROUHÈZE. — Rodrigue, ce que je vous ai juré chaque nuit est vrai. Delà la mer j'étais avec vous et rien ne nous séparait.
LE VICE-ROI. — Amère union !
DONA PROUHÈZE. Amère, dites-vous ? ah ! si vous aviez mieux écouté et si votre âme au sortir de mes bras n'avait pas bu aux eaux de l'Oubli,
Que de choses elle eût pu vous raconter !
LE VICE-ROI. — Le corps est puissant sur l'âme.
DONA PROUHÈZE. Mais l'âme sur le corps l'est plus,
Ainsi que le prouve cet enfant que mon cœur tout rempli de vous a fait.
LE VICE-ROI. — C'est pour m'amener cette enfant que vous êtes venue ?
DONA PROUHÈZE. — Rodrigue, je te donne ma fille : Garde-la quand elle n'aura plus de mère avec toi.
LE VICE-ROI. — Ainsi, je l'avais deviné, vous voulez retourner à Ochiali ?
DONA PROUHÈZE. — Il me reste à vous entendre refuser cette dernière proposition que je suis chargée de vous faire.
LE VICE-ROI. — Parlez.
DONA PROUHÈZE. — Si vous retirez votre flotte, il propose de me laisser partir avec vous.
Silence.
LE VICE-ROI. — Qu'en dites-vous, Messieurs ?
UN OFFICIER. — Je ne vois pas ce qui nous empêcherait de dire oui. Et de sauver cette femme qui, après tout, fut l'épouse du noble Pélage.
UN AUTRE OFFICIER. — Et moi je suis d'avis qu'il faut finir ce que nous avons commencé et ne pas conclure avec ce renégat pacte.
DONA PROUHÈZE. — Avant tout il veut se débarrasser de moi, il veut essayer de vivre de nouveau, c'est moi qui l'empêche de continuer.
Dirai-je ce qu'il a ajouté, Monseigneur ?
LE VICE-ROI. — Eh bien ?
DONA PROUHÈZE. — Qu'il était bien heureux de créer de vous à lui cette petite obligation.
Il me donne à vous, dit-il. Il me remet entre vos mains. Il me confie à votre honneur.
Sa pensée et de nous humilier l'un par l'autre.
LE VICE-ROI. — Je suis venu ici pour répondre à votre appel qui était de vous délivrer de cet homme. Et je vous délivrerai.
Je ne veux plus de lien entre cet infâme et vous.
DONA PROUHÈZE. — Cher Rodrigue, il n'y a pas d'autre moyen de me délivrer que par la mort.
LE VICE-ROI. — Eh quoi ! qui m'empêchera de vous garder à mon bord cependant que les Mores là-bas me débarrasseront de Camille ?
DONA PROUHÈZE. — L'honneur empêche. J'ai juré à l'homme de revenir si ses conditions ne sont pas acceptées.
LE VICE-ROI. — Je ne suis pas partie à cette promesse.
DONA PROUHÈZE. — Vous ne me ferez pas manquer à ma parole. Vous ne lui donnerez pas cet avantage sur vous et sur moi.
LE VICE-ROI. — Dois-je vous livrer aux mains des Mores ?
DONA PROUHÈZE. — Tout est prêt pour faire sauter la citadelle ce soir. À minuit il y aura une grande flamme et, quand elle se sera éteinte, un coup.
Partez alors. Quelque chose sera fini.
LE VICE-ROI. — Qu'est-ce qui sera fini, Prouhèze ?
DONA PROUHÈZE. — Tout est fini pour Prouhèze qui m'empêchait de commencer !
LE VICE-ROI. — Officiers, compagnons d'armes, hommes assemblés ici qui respirez vaguement autour de moi dans l'obscurité,
Et qui tous avez entendu parler de la lettre à Rodrigue et de ce long désir entre cette femme et moi qui et un proverbe depuis dix ans entre les deux Mondes,
Regardez-la, comme ceux-là qui de leurs yeux maintenant fermés ont pu regarder Cléopâtre, ou Hélène, ou Didon, ou Marie d'Écosse,
Et toutes celles qui ont été envoyées sur la terre pour la ruine des Empires et des Capitaines et pour la perte de beaucoup de villes et de bateaux.
L'amour a achevé son œuvre sur toi, ma bien-aimée, et le rire sur ton visage a été remplacé par la douleur et l'or pour te couronner par la couleur mystérieuse de la neige.
Mais cela en toi qui autrefois m'a fait cette promesse, sous cette forme maintenant rapprochée de la disparition,
N'a pas cessé un moment de ne pas être ailleurs.
Cette promesse entre ton âme et la mienne par qui le temps un moment a été interrompu,
Cette promesse que tu m'as faite, cet engagement que tu as pris, ce devoir envers moi que tu as assumé,
Elle et telle que la mort aucunement
Envers moi n'est pas propre à t'en libérer,
Et que si tu ne la tiens pas mon âme au fond de l'Enfer pour l'éternité t'accusera devant le trône de Dieu.
Meurs puisque tu le veux, je te le permets ! Va en paix, retire pour toujours de moi le pied de ta présence adorée !
Consomme l'absence !
Puisque le jour est venu que tu cesses en cette vie et que non pas un autre que moi, par les arrangements de la Providence,
T'empêche désormais d'être un danger pour la morale et la société
Et ajoute à cette promesse que tu m'as faite la mort même qui la rend irrévocable.
Une promesse, ai-je dit, la vieille, l'éternelle promesse !
Et tout de même d'où serait venue pour César et pour Marc-Antoine et pour ces grands hommes dont je vous ai donné tout à l'heure à penser
Les noms et dont je sens l'épaule à la hauteur de la mienne,
Le pouvoir tout à coup de ces yeux et de ce sourire et de cette bouche comme si jamais auparavant ils n'avaient baisé le visage d'une femme,
Si ce n'était dans leur vie toute prise au maniement des forces temporelles l'intervention inattendue de la béatitude ?
Un éclair a brillé pour eux par quoi le monde entier et frappé à mort désormais, retranché d'eux,
Une promesse que rien au monde ne peut satisfaire, pas même cette femme qui un moment s'en est faite pour nous le vase,
Et que la possession ne fait que remplacer par un simulacre désert.
Laissez-moi m'expliquer ! laissez-moi me dépêtrer de ces fils entremêlés de la pensée ! laissez-moi déployer aux yeux de tous cette toile que pendant bien des nuits
J'ai tissée, renvoyé d'un mur à l'autre de cette amère vérandah comme une navette aux mains des noires tisseuses !
La joie d'un être est-elle pas dans sa perfection ? et si notre perfection est d'être nous-mêmes, cette personne exactement que le destin nous a donnée à remplir,
D'où vient cette profonde exultation comme le prisonnier qui dans le mur entend la sape au travail qui le désagrège, quand le trait de la mort dans notre côté s'est enfoncé en vibrant ?
Ainsi la vue de cet Ange pour moi qui fut comme le trait de la mort ! Ah ! cela prend du temps de mourir et la vie la plus longue n'est pas de trop pour apprendre à correspondre à ce patient appel !
Une blessure à mon côté comme la flamme peu à peu qui tire toute l'huile de la lampe !
Et si la perfection de l'œil n'est pas dans sa propre géométrie mais dans la lumière qu'il voit et chaque objet qu'il montre
Et la perfection de la main non pas dans ses doigts mais dans l'ouvrage qu'elle génère,
Pourquoi aussi la perfection de notre être et de notre noyau substantiel serait-elle toujours associée à l'opacité et à la résistance,
Et non pas l'adoration et le désir et la préférence d'autre chose et de livrer sa lie pour de l'or et de céder son temps pour l'éternité et de se présenter à la transparence et de se fendre enfin et de s'ouvrir enfin dans un état de dissolution ineffable ?
De ce déliement, de cette délivrance mystique nous savons que nous sommes par nous-mêmes incapables et de là ce pouvoir sur nous de la femme pareil à celui de la Grâce.
Et maintenant est-il vrai que tu vas me quitter ainsi sans aucun serment ? le paradis que la femme a fermé, est-il vrai que tu étais incapable de le rouvrir ? ces clefs de mon âme à toi seule que j'ai remises, vrai que tu ne les emportes avec toi que pour fermer à jamais les issues
De cet enfer pour moi en me révélant le paradis que tu as fait ?
DONA PROUHÈZE. — Ô Rodrigue, c'est pour cela que je suis venue, s'il est vrai que j'ai pris quelque engagement envers toi,
C'est pour cela que je suis venue, cher Rodrigue, pour te demander de me le remettre.
LE VICE-ROI. — Tel était donc cet appel inlassable jour et nuit qui depuis dix ans me recherche à travers la terre et la Mer et qui ne me laissait point de repos !
DONA PROUHÈZE. — Cher Rodrigue, de cette promesse que mon corps t'a faite je suis impuissante à m'acquitter.
LE VICE-ROI. — Eh quoi, voudrais-tu me faire croire qu'elle était mensongère ?
DONA PROUHÈZE. — Que penses-tu toi-même ?
LE VICE-ROI. — Tu peux mentir mais je sais profondément que ton corps ne mentait pas et la joie qu'il me promettait.
DONA PROUHÈZE. — Le voici qui va se dissoudre.
LE VICE-ROI. — Il se dissout mais la promesse qu'il m'a faite ne se dissout pas.
DONA PROUHÈZE. — Ainsi je puis te donner la joie ?
LE VICE-ROI. — Je sais que tu le peux si tu le veux et l'éternité ne serait-ce qu'une seconde.
DONA PROUHÈZE. — Mais avec quoi vouloir, cher Rodrigue ? Comment faire pour vouloir quand j'ai remis à un autre ma volonté ? Comment faire pour remuer un seul doigt quand je suis prise et tenue ? Avec quoi parler quand l'amour est maître de mon âme et de ma langue ?
LE VICE-ROI. — C'est l'amour qui après t'avoir interdite à moi en ce monde présent
Me refuse aucune promesse pour l'autre ?
DONA PROUHÈZE. — C'est l'amour qui refuse à jamais de sortir de cette éternelle liberté dont je suis la captive !
LE VICE-ROI. — Mais à quoi sert cet amour avare et stérile où il n'y a rien pour moi ?
DONA PROUHÈZE. — Ne me demande pas à quoi il sert, je ne sais, heureuse créature, c'est assez pour moi que je lui serve !
LE VICE-ROI. — Prouhèze, là où tu es, entends ce cri désespéré que depuis dix ans je n'ai cessé d'élever vers toi !
DONA PROUHÈZE. — Je l'entends, mais comment faire pour répondre autrement que par cet accroissement de l'éternelle lumière sans aucun son dans le cœur de cette subjuguée ?
Comment faire pour parler quand je suis captive ? Comment promettre comme s'il y avait encore en moi quelque chose encore qui m'appartînt ?
Ce que veut Celui qui me possède c'est cela seulement que je veux, ce que veut Celui-là en qui je suis anéantie c'est en cela que tu as à faire de me retrouver !
N'accuse que toi-même, Rodrigue ! ce qu'aucune femme n'était capable de fournir pourquoi me l'avoir demandé ?
Pourquoi avoir fixé sur mon âme ces deux yeux dévorateurs ? ce qu'ils me demandaient j'ai essayé de l'avoir pour te le donner !
Et maintenant pourquoi m'en vouloir parce que je ne sais plus promettre mais seulement donner et que la vision et le don ne font plus avec moi que cet unique éclair ?
Tu en aurais bientôt fini avec moi si je n'étais pas unie maintenant avec ce qui n'est pas limité !
Tu cesserais bientôt de m'aimer si je cessais d'être gratuite !
Celui qui a la foi n'a pas besoin de promesse.
Pourquoi ne pas croire cette parole de joie et demander autre chose que cette parole de joie tout de suite que mon existence et de te faire entendre et non pas aucune promesse mais moi !
Moi, Rodrigue !
Moi, moi, Rodrigue, je suis ta joie ! Moi, moi, moi Rodrigue, je suis ta joie !
LE VICE-ROI. — Parole non point de joie mais de déception.
DONA PROUHÈZE. — Pourquoi faire semblant de ne pas me croire quand tu me crois désespérément, pauvre malheureux !
Du côté où il y a plus de joie, c'est là qu'il y a plus de vérité.
LE VICE-ROI. — À quoi me sert cette joie si tu ne peux me la donner ?
DONA PROUHÈZE. — Ouvre et elle entrera. Comment faire pour te donner la joie si tu ne lui ouvres cette porte seule par où je peux entrer ?
On ne possède point la joie, c'est la joie qui te possède.
On ne lui fait pas de conditions.
Quand tu auras fait l'ordre et la lumière en toi, quand tu te seras rendu capable d'être compris, c'est alors qu'elle te comprendra.
LE VICE-ROI. — Quand sera-ce, Prouhèze ?
DONA PROUHÈZE. — Quand tu lui auras fait de la place, quand tu te seras retiré pour lui faire de la place toi-même, à cette joie chérie !
Quand tu la demanderas pour elle-même et non pas pour augmenter en toi ce qui lui fait opposition.
LE VICE-ROI. — Ô compagne de mon exil, je n'entendrai donc jamais de ta bouche que ce non et cet encore non !
DONA PROUHÈZE. — Eh quoi, noble Rodrigue, aurais-tu donc voulu que je remette entre tes bras une adultère ?
Et plus tard quand Don Pélage et mort et que j'ai jeté cet appel à toi,
Oui, peut-être il vaut mieux qu'il ne t'ait pas atteint.
Je n'aurais été qu'une femme bientôt mourante sur ton cœur et non pas cette étoile éternelle dont tu as soif !
LE VICE-ROI. — À quoi sert cette étoile qu'on ne rejoint jamais ?
DONA PROUHÈZE. — Ô Rodrigue, il est vrai, cette distance qui me sépare, il est impossible par nos seules forces de la franchir.
LE VICE-ROI. — Mais alors où est-il, ce chemin entre nous deux ?
DONA PROUHÈZE. — Ô Rodrigue, pourquoi le chercher quand c'est lui qui nous est venu rechercher ? cette force qui nous appelle hors de nous-mêmes, pourquoi ne pas
Lui faire confiance et la suivre ? pourquoi ne pas y croire et nous remettre à elle ? pourquoi chercher à savoir, et faire tous ces mouvements qui la gênent, et lui imposer aucune condition ?
Sois généreux à ton tour ! ce que j'ai fait, ne peux-tu le faire à ton tour ? Dépouille-toi ! Jette tout ! Donne tout afin de tout recevoir !
Si nous allons vers la joie, qu'importe que cela soit ici-bas à l'envers de notre approximation corporelle ?
Si je m'en vais vers la joie, comment croire que cela soit pour ta douleur ? Est-ce que tu crois vraiment que je suis venue en ce monde pour ta douleur ?
LE VICE-ROI. — Non point pour ma douleur, Prouhèze, ma joie ! Non point pour ma douleur, Prouhèze, mon amour, Prouhèze, mes délices !
DONA PROUHÈZE. — Qu'ai-je voulu que te donner la joie ! ne rien garder ! être entièrement cette suavité ! cesser d'être moi-même pour que tu aies tout !
Là où il y a le plus de joie, comment croire que je suis absente ? là où il y a le plus de joie, c'est là qu'il y a le plus Prouhèze !
Je veux être avec toi dans le principe ! Je veux épouser ta cause ! je veux apprendre avec Dieu à ne rien réserver, à être cette chose toute bonne et toute donnée qui ne réserve rien et à qui l'on prend tout !
Prends, Rodrigue, prends, mon cœur, prends, mon amour, prends ce Dieu qui me remplit !
La force par laquelle je t'aime n'est pas différente de celle par laquelle tu existes.
Je suis unie pour toujours à cette chose qui te donne la vie éternelle !
Le sang n'est pas plus uni à la chair que Dieu ne me fait sentir chaque battement de ce cœur dans ta poitrine qui à chaque seconde de la bienheureuse éternité
S'unit et se resépare.
LE VICE-ROI. — Paroles au delà de la Mort et que je comprends à peine ! Je te regarde et cela me suffit ! Ô Prouhèze, ne t'en va pas de moi, reste vivante !
DONA PROUHÈZE. — Il me faut partir.
LE VICE-ROI. — Si tu t'en vas, il n'y a plus d'étoile pour me guider, je suis seul !
DONA PROUHÈZE. — Non pas seul.
LE VICE-ROI. — À force de ne plus la voir au ciel je l'oublierai. Qui te donne cette assurance que je ne puisse cesser de t'aimer ?
DONA PROUHÈZE. — Tant que j'existe et moi je sais que tu existes avec moi.
LE VICE-ROI. — Fais-moi seulement cette promesse et moi je garderai la mienne.
DONA PROUHÈZE. — Je ne suis pas capable de promesse.
LE VICE-ROI. — Je suis le maître encore ! Si je veux, je peux t'empêcher de partir.
DONA PROUHÈZE. — Est-ce que tu crois vraiment que tu peux m'empêcher de partir ?
LE VICE-ROI. — Oui, je peux t'empêcher de partir.
DONA PROUHÈZE. — Tu le crois ? eh bien, dis seulement un mot et je reste. Je le jure, dis seulement un mot, je reste. Il n'y a pas besoin de violence.
Un mot, et je reste avec toi. Un seul mot, est-il si difficile à dire ? Un seul mot et je reste avec toi.
Silence. Le Vice-Roi baisse la tête et pleure. Doña Prouhèze s'est voilée de la tête aux pieds.
L'ENFANT, criant tout à coup. — Mère, ne m'abandonne pas !
(Une longue barque aux deux rangées de rameurs sans visages vient se mêler au vaisseau imaginaire. Deux esclaves noirs en sortent qui la prennent sous les bras et l'emportent dans le funèbre esquif.
L'Enfant, avec un cri perçant.)
Mère, ne m'abandonne pas ! Mère, ne m'abandonne pas !


FIN DE LA TROISIÈME JOURNÉE.

Paul Claudel, in Le Soulier de satin