jeudi 26 novembre 2020

En pèlerinant... Guy Ferchault, Liszt au seuil de l'Éternité

 


Le 2 mai 1832, Liszt écrivait à P. Wolf, un de ses premiers élèves : « Voici quinze jours que mon esprit et mes doigts travaillent comme deux damnés : Homère, la Bible, Platon, Locke, Byron, Hugo, Lamartine, Chateaubriand, Beethoven, Bach, Hummel, Mozart, Weber sont tout à l'entour de moi ; je les étudie, les médite, les dévore avec fureur ». Il fréquente les cénacles romantiques et se lie d'amitié avec Musset, Dumas, Heine, Delacroix, Berlioz et Chopin ; c'est le temps où, cherchant sa voie, il oscille entre le Saint-Simonisme et le Fourièrisme, tout en accordant le plus vif intérêt au point de vue éthique de Lammenais. Il montre alors pour les arts de toute obédience une curiosité presque maladive qui inquiète parfois ses amis. Venant après l'idylle sentimentale sans issue avec Melle de Saint-Cricq et son désir inexaucé d'entrer dans les ordres, précédant d'un an seulement la rencontre passionnelle avec Marie d'Agoult, cette quête intellectuelle contient en germe toutes les dispositions psychiques qui vont orienter Liszt vers la recherche de l'absolu, par les moyens des amours humaines, de l'art et de la religion. C'est à la lumière de ces aspirations multiples que s'élaborent les premières pièces des Années de pèlerinage dont les différentes étapes conduisant à la version définitive s'échelonneront presque jusqu'à la fin de sa vie.

La rencontre avec Marie d'Agoult date de 1833 : quittant la France, les deux amants arrivent à Genève le 21 août 1835. Au cours de ses excursions comme au hasard de ses lectures, Liszt confie à son piano les impressions qu'il ressent ; ainsi naissent les 19 pièces destinées aux 3 cahiers de L'Album d'un voyageur (1836) ; certaines d'entre elles, après un tri sévère, vont constituer la première Année de pèlerinage : Suisse (Richault éd. 1841), base de l'édition définitive de 1855, passablement remaniée : Lyon et Psaume ont été notamment retranchés. L'avant-propos qui figure en tête de la première édition (1841) définit assez bien l'esthétique de ces pages : « à mesure que la musique instrumentale progresse, nous dit le compositeur, elle tend à s'empreindre de cette idéalité qui a marqué la perfection des arts plastiques, à devenir non plus une simple combinaison de sons, mais un langage poétique plus apte peut-être que la poésie elle-même à exprimer tout ce qui, en nous, franchit les horizons accoutumés, tout ce qui échappe à l'analyse, tout ce qui s'attache à des profondeurs inaccessibles, désirs impérissables, pressentiments infinis. C'est dans cette conviction et cette tendance que j'ai entrepris l'œuvre publiée aujourd'hui, m'adressant à quelques-uns plutôt qu'à la foule, ambitionnant non le succès mais le suffrage du petit nombre de ceux qui conçoivent pour l'art une destination autre que celle d'amuser les heures vaines, et lui demandent autre chose que la futile distraction d'un amusement passager ». Ces lignes dignes de figurer dans une Charte du romantisme musical caractérisent l'attitude de l'artiste en face d'un univers où il se projette incessamment, afin d'y retrouver le véritable sens de son destin, de tenter d'atteindre l'idéal absolu auquel il aspire et de réaliser ainsi son moi dans l'unité première de l'intégrité artistique et humaine vers laquelle il tend.

« Je ne vis pas en moi-même, mais je deviens une part de ce qui m'entoure », affirme l'épigraphe de Lord Byron choisie par Liszt pour le dernier morceau du recueil, Les Cloches de Genève, où resplendit la joie de vivre, faisant écho à celle du Lac de Wallenstadt conçu dans l'esprit du nocturne ; ainsi, par cette communion avec les choses qui l'environnent, l'âme du musicien s'éveille-t-elle lentement à la conscience de l'univers, pour nous en restituer, à travers sa propre vision, dionysiaque ou méditative, la signification métaphysique essentielle. Car, si l'on excepte la Pastorale et Le Mal du pays qui proviennent des Fleurs mélodiques des Alpes aux tendances quelque peu impressionnistes, les citations extraites du Childe Harold de Lord Byron précédant le déchaînement grandiose des octaves de l' Orage ou la poésie toute virgilienne de l' Églogue, aussi bien que les vers de Schiller, « Un pour tous, tous pour un », dont se pare la Chapelle de Guillaume Tell auréolée de la gloire du héros, et ceux qui agrémentent la rêverie Au bord d'une source, « Dans une murmurante fraîcheur — commencent les jeux — de la jeune nature », révèlent une identique nostalgie bien propre au Romantisme. Les influences ou les analogies littéraires et philosophiques sont ici évidentes ; comment ne pas reconnaître dans les métamorphoses d'un thème unique décrivant l'eau scintillante, l'instinct de jeu que prônait Schiller, synthèse de l'instinct sensible et de l'instinct formel ? La Vallée d'Obermann, inspirée par la lecture de l'ouvrage de Senancour, qui passe du désenchantement exprimé par les harmonies dissonantes et les modulations aux tons éloignés à la joie naissante pour s'achever dans une exaltation croissante, n'est-elle pas le symbole d'une semblable ascèse où la conquête du moi est intimement liée à la nostalgie d'un inaccessible absolu ?

La vision que Liszt avait du monde par l'intermédiaire de la littérature, de l'art et de la philosophie, vision qu'il demandait à son inspiration musicale de transcrire, s'accentue encore davantage dans la Deuxième année : Italie.

Après un retour de quelques mois en France, Liszt et Marie d'Agoult reprennent leur pèlerinage ; ils se dirigent vers l'Italie où ils resteront de 1837 à 1839, s'arrêtant successivement à Bellagio, Milan, Venise, Lugano, Modène, Florence, Bologne et Rome. Le culte de l'amour et de la spiritualité se fortifie chez Liszt au contact de l'art italien dont il vient d'avoir la révélation. Il montre son enthousiasme dans une lettre du 2 octobre 1839 dédiée à Berlioz (Lettres d'un bachelier ès-musique) : « Le beau, dans ce pays privilégié, dit-il, m'apparaissait sous ses formes les plus pures et les plus sublimes. L'art se montrait à mes yeux dans toutes ses splendeurs : il se révélait à moi dans son universalité et dans son unité. Le sentiment et la réflexion me pénétraient chaque jour davantage de la relation cachée qui unit les œuvres du génie. Raphaël et Michel-Ange me faisaient mieux comprendre Mozart et Beethoven ; Jean de Pise, Fra Beato, Francia m'expliquaient Allegri, Marcello, Palestrina ; Titien et Rossini m'apparaissaient comme deux astres de rayons semblables. Le Colysée et le Campo Santo ne sont pas si étrangers qu'on pense à la Symphonie héroïque et au Requiem. Dante a trouvé son expression pittoresque dans Orcagna et Michel-Ange ; il trouvera peut-être un jour son expression musicale dans le Beethoven de l'avenir ». En découvrant cette correspondance des arts, Liszt plaçait la musique à programme bien au-dessus d'une simple illustration et préparait la voie à la synthèse que Richard Wagner allait bientôt tenter dans ses drames, synthèse dont la musique deviendra l'élément fondamental.

La plupart des pièces destinées au second recueil datent de cette époque : elle reflètent l'évolution de la pensée musicale de Liszt car, en dehors de la Canzonetta del Salvator Rosa qui transcrit fidèlement un chant populaire, c'est de l'art italien qu'elles s'inspirent. Le Mariage de la Vierge de Raphaël (Milan) est à l'origine de Sposalizio et le Julien de Médicis de Michel-Ange (Florence) lui suggère Il Penseroso. Les sonnets 47, 104 et 123 de Petrarque engendrent une atmosphère musicale contemplative, presque mystique déjà, dans l'esprit du nocturne. La première version de ces cinq œuvres écrites à Rome date de 1839 mais c'est à l'automne 1837, peu de temps avant la naissance de Cosima, que Liszt a conçu à Bellagio Après une lecture du Dante dont la version primitive jouée à Vienne en 1839 sera retouchée pour recevoir sa forme définitive en 1849 ; le sous-titre Fantasia quasi sonata indique bien qu'il s'agit d'une ample improvisation ; elle est construite dans la forme de la variation thématique sur un motif chromatique dont les aspects multiples ne sont pas sans analogie par leur continuité logique avec la structure de la forme cyclique qu'elle semble avoir pressentie. Le recueil entier ne paraîtra qu'en 1858 ; Liszt vit alors depuis six ans à Weimar où la Princesse Sayn-Wittgenstein était venue le rejoindre en 1848 : il était libre de toute liaison, Marie d'Agoult ayant pris en 1844 l'initiative de la rupture. Un supplément à ce recueil parut sous le titre Venezia e Napoli en 1859 ; il groupe trois évocations populaires : Gondoliera d'après un thème de Peruchini, Canzone sur un motif d'Otello de Rossini, Tarantella inspirée par une canzone napolitaine.

Avec la Troisième Année, c'est un nouvel aspect du génie musical de Liszt que nous découvrons, bien que les recueils précédents l'aient amplement fait pressentir. En 1861, fuyant l'hostilité dont il est l'objet, Liszt quitte Weimar pour rejoindre à Rome la princesse qui l'y a précédé ; mais lorsqu'en 1864 la mort du prince, après le refus du Vatican de régulariser leur situation, lui permit d'épouser sa compagne, il s'y refuse et, le 25 avril 1865, il reçoit les ordres mineurs. Cependant l'abbé Liszt continue à parcourir l'Europe ; cherche-t-il à se fuir lui-même ? Ou le contact du monde qui lui est encore nécessaire stimule-t-il sa quête de Dieu ? Au soir de sa vie, le vieil homme se rappelle les Années de pèlerinage d'autrefois ; en 1883 il groupe, pour en faire un troisième recueil, un certain nombre de pièces éparses qui sont le digne reflet de la sérénité enfin conquise. Il a revu son pays natal en 1872 ; toutefois son cœur a changé : le Sunt lacrymae rerum sur un mode hongrois traduit sa rupture avec la vie brillante d'autrefois ; c'est un adieu touchant aux amis disparus et aux rêves du passé. La Marche funèbre à la mémoire de l'empereur du Mexique Maximilien Ier est une méditation sur la mort qu'il sent lui-même venir. Mais les pièces le plus caractéristiques de son nouvel état d'âme sont celles qu'il a écrites dans la campagne romaine, à l'ombre des sanctuaires, où durant de longues promenades en compagnie d'autres prêtres et de son bréviaire s'éveillaient ses pensées méditatives. C'est à Tivoli qu'il compose en 1877 Angelus ! Prière aux Anges gardiens, et Sursum corda d'une austérité contemplative impressionnante ; c'est là encore que la Villa d'Este lui inspire les trois pièces maîtresses du recueil : deux thrénodies intitulées Aux Cyprès de la Villa d'Este ainsi que Les Jeux d'eaux à la Villa d'Este ; les Cyprès bercent la rêverie du pèlerin qui poursuit sa quête d'absolu et s'interroge en des accents tantôt franckistes, tantôt tristanesques, marquant ainsi l'oscillation permanente entre l'appel de l'amour divin et celui des amours humaines ; les Jeux d'eaux évoquent la grâce du baptême car l'entrée du thème s'accompagne de la promesse de saint Jean : « Mais l'eau que je lui donnerai deviendra en lui une source qui jaillira dans la Vie éternelle ». Par leur langage dépouillé excluant toute trace de virtuosité pure, par l'usage fréquent du style récitatif et des unissons rappelant l'esprit des monodies religieuses, les pièces de ce dernier recueil témoignent de la sérénité à laquelle le compositeur est parvenu au seuil de l'Éternité qui s'ouvre à lui le 31 juillet 1886.

Sommes-nous si loin de ce que Liszt disait à sa mère en sa vingtième année : « La vie terrestre n'est qu'une maladie de l'âme, une excitation que les passions entretiennent. L'état naturel de l'âme c'est la quiétude » ? Mais avons-nous perdu de vue ce sens de la grandeur qui lui vient des antiques rapsodes et qu'il jette à la face de Marie d'Agoult lorsqu'elle hésite encore à s'engager : « Nos âmes ne sont point faites pour les choses qui se partagent ... il nous faut les grandes fautes ou les grandes vertus ». La grandeur au-dessus de tout ! Liszt la cherche dans le feu passionné de ses premières amours, croit la rencontrer dans l'art et ne la trouve finalement que dans le dépouillement austère qui conduit à Dieu. C'est de cette étonnante ascèse que nous entretiennent Les Années de pèlerinage ; elles accompagnent la montée vers la lumière d'un artiste romantique dont la nostalgie de l'absolu s'identifie avec un sens mystique de l'art et nous ne saurions en trouver d'écho plus complet, plus fidèle et plus pur dans aucune des autres œuvres, si géniales fussent-elles.

Guy Ferchault, in Liszt : Les Années de pèlerinage

dimanche 15 novembre 2020

En réchauffant... Edmond Rostand, La Brouette

 


Tel un prince héritier qui se déguise et rôde
Afin de démasquer l'injustice et la fraude
Dans les états du Roi, Son père,
Tel, Jésus, reprend parfois Son jeune front mortel,
Quitte en secret le firmament du Dieu, Son Père
Et blond, s'en vient un peu voyager sur la Terre
Télémaque divin, que comme un vieux Mentor,
Le bon saint Pierre, ôtant son auréole d'or
Pour n'être pas trahi par ses feux, accompagne.
Un jour, ayant battu longuement la campagne,
Le Seigneur et le Saint – on était en hiver –
Firent halte en un bois, dont le feuillage vert
N'était plus sur le sol que de l'humus rougeâtre.

Saint Pierre eût bien voulu s'asseoir au coin d'un âtre
Et chauffer ses vieux doigts, mais la seule maison
Qui leva le chapeau de chaume à l'horizon
Ne penchait pas au vent la plume de fumée
Qui fait rêver bon gîte et soupe parfumée.
Donc, ce bois valait mieux. D'autant que le Soleil
y donnait, un soleil, pas bien chaud, c'est vrai,
Timidement vermeil. Mais tout de même,
Point trop à dédaigner dans ce matin si blême.
Et Pierre, tout fourbu d'aller par les chemins,
S'étant assis, tendait vers ce Soleil, ses mains
Et les dégourdissait dans sa lumière rose,
Cependant que Jésus, rêvait, à quelque chose,
Debout, et ne sentant ni fatigue, ni froid.

Pierre cria soudain : « Maître, fils de mon Roi,
Regardez ! Regardez cette femme !
N'est-elle pas stupide ou folle ? Sur mon âme,
Elle veut ramasser du Soleil. Voyez-là ! »
Jésus leva les yeux. Une femme était là
Des ces vieilles des champs au dur profil de chouette,
Et la vieille, devant une énorme brouette,
Se tenait au milieu du sentier, à l'endroit
Qu'éclairait un rayon de soleil, tombant droit,
Et sitôt qu'il venait dorer son véhicule
La vieille tentait la chose, ridicule,
D'emporter le soleil, et tirait aux brancards
Bien vite ! Mais, au moindre des écarts
Qu'elle faisait du point frappé par la lumière
Le soleil s'échappait de la brouette. Et Pierre
Se divertissait fort à regarder ce jeu :
La capture, d'abord, du beau rayon de feu
Entre les ais boueux et gris, qu'il illumine,
Puis la fuite rapide... et la piteuse mine
De la vieille pauvresse, interdite un moment,
Mais qui recommençait, bientôt, patiemment,
Sans comprendre pourquoi, dès qu'elle rentrait dans l'ombre
Elle ne tirait plus qu'une brouette sombre.
« Est-elle simple, Dieu ? Voyez ce qu'elle fait !
Bon ! elle recommence ! » Et Pierre s'esclaffait.

Mais voici que Jésus dont l'intérêt s'éveille
S'approche, et doucement interroge la vieille.
« Femme, que fais-tu là ? N'as-tu plus ta raison ?
Il règne un froid terrible en cette âpre saison
Et je ne comprends pas, ô femme, que tu veuilles
Plutôt que ramasser du bois sec et des feuilles,
Ramasser ce rayon, à peine réchauffant ! »

« C'est pour le rapporter à mon petit enfant »
Dit la femme, en levant le front. « Je suis l'aïeule
D 'un pauvre enfant malade à qui je reste seule
Car cet hiver, le père et la mère sont morts.
Pour travailler, mes bras ne sont plus assez forts,
Je ne peux que glaner, et ce travail-là chôme.
Et l'enfant va mourir sous notre triste chaume,
Sans même avoir connu ces douceurs, ces bonbons,
Qui font sourire encor les petits moribonds.
Ne pouvoir pas gâter, alors qu'on est Grand’mère,
C'est dur... que lui donner ? Je ne savais que faire.
Mais voici qu'il me dit, ce matin au réveil :
‘Je serais bien content si j'avais du soleil’.
Car le soleil, jamais n'entre dans ma chaumière
Et mon petit enfant est privé de lumière !
Alors, voyant qu'ici le soleil avait lui,
Je viens en ramasser un bon morceau, pour lui ».

Et la vieille reprit avec foi sa besogne.
Quand il se sent ému, Saint Pierre se renfrogne.
Il dit : « elle est stupide ! elle ne voit donc pas
Que son soleil s'en va dès qu'elle fait un pas !
Cette vieille cervelle est dure comme pierre
Et ne comprend plus rien ! » Mais Jésus dit à Pierre,
Pensif, ayant rêvé sur cette femme un peu,
« On ne sait pas ce que l'amour des simples peut ».

Mais n'ayant pas compris toute cette parole
Saint Pierre répétait : « Mais cette femme est folle,
Seigneur, elle est folle ! » Soudain, il s'arrêta,
Presqu'aussi confondu que quand le coq chanta ;
Car la vieille maintenant, marchait sous les branches,
Et les rayons restaient entre les quatre planches
Et les rayons dans l'ombre, étincelaient encor,
Et paraissant pousser, devant elle, un tas d'or.

Sans s'étonner, la vieille, impassible et muette,
Emportait le soleil dans son humble brouette.

Edmond Rostand, in Les Musardises