samedi 24 janvier 2015

En célébrant... Albert Béguin, Léon Bloy, la pauvreté et l'argent

Ne suffirait-il pas de rassembler, de réunir en faisceau, en gerbe,
toutes les misères, toutes les afflictions des pauvres et toutes leurs souffrances ?
On aurait l'Histoire de Dieu.
(3 août 1899.)

Entré dans « la vie surnaturelle » par la Douleur, Bloy fut amené à donner pour fin à sa pensée une transparence aussi grande que possible à la grâce, et une croissante pénétration des mystères qui se cachent sous les apparences de l'histoire et de la condition des hommes. Ce progrès dans la spiritualité, hors duquel rien ne lui importe, il l'a recherché dans une multiple et constante œuvre d'exégèse, appliquant son attention et de précises méthodes à tous les aspects du réel, et orientant sa quête de l'Absolu selon toujours les mêmes objets de contemplation : souffrance de Jésus crucifié, espérance de l'Avènement final du Saint-Esprit, plainte et menaces de la Sainte Vierge sur la montagne de la Salette.
C'est de cette façon que Bloy s'est penché sur la Pauvreté. Il l'a aimée, non pas selon le doux amour franciscain, mais à sa manière, d'une sorte de passion violente, et avec l'espoir de trouver en elle, comme en toute souffrance, la présence cachée de Dieu.
L'une des grandeurs de Bloy qui ont été les plus apparentes même aux yeux de ceux qui n'entendent pas son message chrétien, est cette « communion d'impatience » qu'il se sent avec « tous les révoltés, tous les déçus, tous les inexaucés, tous les damnés de ce monde ». Ces lignes du Désespéré proclament une profonde solidarité avec les misérables écrasés par l'injustice sociale et insurgés contre elle. Mais il est nécessaire de préciser ce qui, tout en le liant aux révoltés, aux damnés de la terre, l'en distingue. Certes, il a dénoncé, comme ni Proudhon ni Marx ne l'ont fait, le scandale non tant de l'inégalité des conditions que de toute résignation à cette inégalité. Il a adressé les plus virulentes, les plus splendides invectives à quiconque considère la richesse comme un privilège, en fait dépendre le bonheur, et érige l'Argent en idole. Mais, s'il se déclare solidaire des menaces qui montent de la foule des opprimés, et s'étonne que leur patience puisse durer encore, sa révolte à lui ne s'accompagne d'aucun espoir de progrès social, d'aucun désir même d'instaurer un monde d'où la pauvreté aurait été éliminée.
Il fut l'admirateur passionné et parfois très étrangement partial de Napoléon, mais aucune parole de son grand homme ne l'a aussi profondément scandalisé que cette phrase à laquelle tant de braves gens souscrivent sans peine : « J'attache une grande importance et une grande idée de gloire à détruire la mendicité ». Un code où « l'inexistence du pauvre est supposée » lui paraît être une intolérable monstruosité :
On n'avait jamais vu cela dans aucune législation chrétienne. Le pauvre y avait toujours sa place, quelquefois même la place d'honneur qui est la sienne... La mendicité est interdite. Napoléon avait biffé le Pauvre et ce fut son attentat — perpétué.
Et c'est pourquoi, aux yeux de Bloy, l'Empereur, qui put abattre la riche Angleterre et tous les princes de son temps, devait être vaincu par « la guenilleuse Espagne » dont les mendiants appartiennent à Dieu...
Guérir la misère en supprimant la pauvreté ; transformer les pauvres en riches : l'éternelle illusion des réformateurs sociaux ne peut gagner l'assentiment de Bloy qui y voit le pire des crimes, puisque cela revient à assurer à tous les hommes ce faux bonheur de la possession, ces biens pesants qui obscurcissent l'âme, la rendent opaque, imperméable à la Lumière. La richesse, pour lui, est un mal, non pas tant parce qu'elle offusque l'équité, mais surtout parce qu'elle obnubile la transparence de l'être et fait obstacle à cette vision de la Vérité qui ne s'obtient que dans le renoncement aux biens terrestres et dans l'amour de la Souffrance.
Cela ne signifie pas, empressons-nous de le dire, que Bloy consente à l'injustice terrestre et ferme les yeux sur l'inégalité matérielle qui donne toute la puissance à quelques-uns et rejette les autres dans une condition indigne. Ce n'est pas chez lui que l'on trouvera la lâcheté des bien-pensants qui, sous prétexte que la Justice n'est pas de ce monde, refusent obstinément de rien changer à une société qui, ainsi que le dira le filleul de Bloy, sécrète la misère comme son produit naturel.
Il n'y a aucune obscurité dans la paradoxale coexistence, chez Bloy, de la plus véhémente indignation devant l'égoïsme des privilégiés de ce monde, et d'une idée de la Pauvreté qui lui fait écrire qu'il l'a « épousée par amour ».
Tout ce qu'il eut à dire à ce sujet, lui qui vécut toute sa vie dans la plus réelle indigence, est un commentaire de quelques paroles de l'Évangile, paroles souvent citées avec prudence et avec toutes les réserves en usage chez les théologiens et les prédicateurs, mais que Bloy, lui, acceptait dans leur sens intangible. Il connaissait la misère par une expérience trop personnelle pour chercher à en atténuer l'horreur ; mais il savait trop, aussi, le prix de la Pauvreté, pour ne pas l'aimer.
Bienheureux les pauvres. La Pauvreté est un don de Dieu, parce que rien ne vient s'interposer entre Dieu et le regard de celui qui est démuni de tout bien terrestre. S'il a été privé de satisfactions ici-bas, il a en échange la promesse de recevoir un jour toutes les joies véritables. Préparé par son dénuement même à la contemplation, le regard purifié de tout ce qui en eût terni la transparence, il aura, plus immédiate et plus entière, la vision de la Lumière incréée.
Mieux encore : il l'a déjà, et reçoit tout sans attendre. C'est la conclusion de la Femme Pauvre :
On n'entre pas dans le Paradis demain, ni après-demain, ni dans dix ans ; on y entre aujourd'hui quand on est pauvre et crucifié.
C'est-à-dire quand on est rendu proche de Dieu par la misère.
Vous aurez toujours des pauvres parmi vous. La Pauvreté est éternelle dans l'histoire et ne peut être éliminée du monde par le décret des hommes ou la précaution des lois. Éternelle parce qu'elle est un des noms de l'éternelle et féconde Douleur, et qu'en elle s'accomplit « ce qui manque aux souffrances de Jésus-Christ ».
Mais ce n'est pas encore assez dire, et le mystère de la Pauvreté est plus profond. Ou plutôt, le très profond mystère de la participation à la pauvreté du Seigneur se manifeste, devient sensible, par le mystère de la participation des pauvres à la communauté visible des hommes. Nulle part l'union de la créature avec le Rédempteur crucifié, réalisée dans l'union des créatures entre elles par leur appartenance au corps mystique du Christ, n'est aussi clairement figurée que dans les effets de la Pauvreté.
Aucune souffrance, aucune misère n'est compréhensible, n'est admissible ici-bas pour la raison humaine, quand elle en juge selon ses moyens et ses critères. Mais aucune qui soit dépourvue de nécessité, dès qu'on essaie d'entrevoir sa place dans le plan divin. Car tout demeure obscur, inintelligible, tout est en effet apparemment inacceptable, parce qu'apparemment injuste, tant que l'on considère l'individu dans l'isolement de sa destinée particulière et que l'on prétend l'expliquer comme un tout séparé de l'ensemble et clos en lui-même. Au contraire, on n'explique peut-être pas ce destin, mais on pénètre jusque dans sa secrète profondeur, si l'on sait reconnaître dans la communauté de tous les hommes, — vivants, et morts, et à venir, — le corps mystique du Christ. Dès lors, toute souffrance est une part de l'agonie de Jésus, et, étant le prix du rachat, elle est nécessairement une grâce. De là vient l'incompréhensible et universelle solidarité des peines et des joies, l'admirable correspondance qui fait qu'une souffrance est toujours à sa place, puisqu'elle est la compensation d'un bonheur, puisqu'elle paie le bonheur d'un être connu ou inconnu, selon les liens indéterminables qui unissent les créatures entre elles. Le christianisme, c'est de souffrir les uns par les autres.
Ce « miracle constant d'une balance infaillible » est approfondi par Bloy, à propos de la Pauvreté. Il va de soi qu'il en refuse toute interprétation qui justifierait, non pas la pauvreté, mais la richesse, et que personne ne devait plus rudement que lui dénoncer la monstrueuse attitude du bien-pensant qui accepte la misère d'autrui et l'aisance de sa propre vie, sous prétexte que l'une et l'autre se font équilibre. Qu'on relise, dans le Sang du Pauvre, les chapitres sur les « prêtres mondains » ou sur « la dérision homicide » des fêtes dites « de charité », et tant de pages où Bloy s'indigne de voir, dans les églises, les miséreux relégués loin de l'autel tandis que les « notables » se réservent le velours des premiers bancs...
Si la pauvreté est une grâce, c'est qu'elle est un appel à la charité, c'est-à-dire à la part d'amour divin qui est en chacun de nous. Dans une chrétienté véritable, où les âmes ne seraient pas endurcies, l'apparition d'un seul pauvre éveillerait dans tous les cœurs en sommeil l'étincelle de l'amour, et par là le mendiant servirait au salut de son prochain. Comme on le pratiquait encore, non seulement dans la Russie chrétienne (que nous connaissons par ses grands romanciers ou par des témoignages comme les Récits d'un Pèlerin, récemment traduits par Jean Gauvain), mais aussi, à une date pas très ancienne, dans les campagnes françaises, on donnerait l'hospitalité aux mendiants parce que l'un d'eux pourrait toujours être le Seigneur lui-même, le Pauvre des pauvres, revenu sur la terre. C'est parce qu'elle joue ce rôle pour autrui, parce qu'en appelant la charité — non pas la bienfaisance ou l'aumône, la charité, qui est amour de Dieu dans ses créatures, — elle fait don de la charité, que la pauvreté est divine. C'est le pauvre qui donne, en recevant, en demandant, et qui ainsi fait exister Dieu, un instant, dans le cœur de celui qui l'écoute.
Ainsi se tisse, entre tous les hommes, un réseau d'échanges infinis en dehors duquel ils n'existent pas. Car c'est bien de cela qu'il s'agit, et nous touchons ici à une des intuitions les plus profondes de Bloy, qui demande quelques explications : celle qui éclaire d'une lumière très vive la nature de la personnalité humaine, ou de ce que Bloy appelait de préférence notre identité. Il a été littéralement hanté par l'ignorance où nous sommes de notre véritable être, de notre vocation réelle, et par notre impuissance à nous définir, qui provient à la fois de l'inépuisable diversité des âmes, et de leurs liens réciproques, inconscients mais essentiels. Sans connaître ces liens, on ne peut rien dire de l'identité d'une créature, car, définie par sa vocation, — donc par le rôle qu'elle a à jouer dans le plan de l'universelle solidarité, — elle n'a pas d'autre existence réelle que cette place parmi l'ensemble des âmes, qui ne lui sera révélée qu'après la mort. Une des plus belles pages des Méditations d'un Solitaire en 1916 scrute ce mystère de l'identité, qui se confond avec le mystère de la Communion des Saints, avec une clairvoyance à laquelle n'atteignent sans doute que les grandes intuitions de Péguy sur le silence de la race (dans la Note conjointe) :
Ce que chaque homme est exactement, nul ne pourrait le dire. Les plus favorisés peuvent, tout au plus, invoquer des ascendants rencontrés, il y a plusieurs siècles, dans les encoignures ténébreuses de l'histoire et dont les noms, inscrits en de très vieux parchemins, peuvent se lire encore sur de rares tombes que le temps n'a pas émiettées.
Les croquants dont je suis ne savent rien ou presque rien au delà de leurs aïeux immédiats, paternels ou maternels ; mais les uns comme les autres ignorent invinciblement leur parenté surnaturelle, et les gouttes d'un sang plus ou moins illustre dont se réclament les superbes ne constituent pour personne l'IDENTITÉ.
Toute génération est surnaturelle. L'état civil dont vous êtes quelquefois si fier ne sait absolument rien de votre âme et son registre de néant ne peut mentionner que votre corps catalogué à l'avance pour le cimetière. S'il existe un arbre généalogique des âmes, les Anges seuls peuvent être admis à le contempler. Les autres arbres ainsi dénommés sont décevants et incertains. La généalogie des âmes, qui peut comprendre cela ?...
Chacun de nous a une âme infiniment différente des autres âmes et dont la provenance est un mystère. Elle vient d'en haut ou d'en bas, de très loin ou de très près, mais elle va où elle doit aller, infailliblement...
Je sais bien que je suis né à telle époque, en un lieu déterminé, et que j'ai un nom parmi les hommes. J'ai eu un père et une mère, j'ai eu des frères, des amis et des ennemis. Tout cela est indubitable, mais j'ignore le nom de mon âme, j'ignore d'où elle est venue, et par conséquent je ne sais absolument pas qui je suis. Quand elle quittera mon corps, celui-ci tombera en poussière, et les chères créatures qui me survivront en pleurant, héritières de mon ignorance, ne pourront me désigner dans leurs prières que par le nom d'emprunt qui servit à me séparer un peu des autres mortels.
J'ai pensé bien souvent à cette peine étrange qui semble n'affliger personne...
Selon la parenté spirituelle qui m'est inexorablement cachée, il y a peut-être, en quelque désert, un sauvage horrible de qui l'âme est sœur jumelle de la mienne, et il se peut aussi que nos deux âmes soient, en même temps, cousines germaines de ... tout autre impardonnable profanateur de la Face du Dieu vivant qui le fit à sa Ressemblance.
Tout cela est certainement possible, et j'ose dire, du fond de mes ténèbres, que plus ces rapprochements font peur, plus ils sont probables. C'est de quoi s'humilier profondément.
À cette question posée avec angoisse sur l'impénétrable secret qui enveloppe notre vraie personnalité, Bloy trouve réponse dans un autre secret, entrevu mais éblouissant, celui de la Communion des Saints. Nous ne le comprendrons qu'au delà de la mort, mais il est possible, dès maintenant, de deviner du moins que c'est là le lieu où l'âme de chacun, est désignée et définie par ses affinités cachées avec d'autres âmes :
C'est le concert de toutes les âmes depuis la création du monde, et ce concert est si merveilleusement exact qu'il est impossible de s'en évader. L'exclusion inconcevable d'une seule serait un danger pour l'Harmonie éternelle. Il a fallu inventer le mot « réversibilité » pour donner une idée vaille que vaille de cet énorme Mystère.
On s'est amusé à dire que les globes célestes situés, par le calcul, à d'épouvantables distances les uns des autres, sont, en réalité, dans la vision séraphique, une masse compacte de corps immenses aussi serrés que les grains d'un bloc de granit. Ce paradoxe est une vérité si on l'applique au monde infini des âmes. Seulement chacune ignore sa voisine comme les luminaires de la voie lactée ignorent les plus proches luminaires au milieu desquels ils sont confondus dans l'incompréhensible harmonie de tous ces colosses de splendeur...
Tout ce que nous pouvons entrevoir, en tremblant et en adorant, c'est le miracle constant d'une balance infaillible entre les mérites et les démérites humains, en sorte que les dénués spirituels soient assistés par les opulents, et les timides suppléés par les téméraires. Or cela se passe tout à fait à notre insu, selon l'ordonnance merveilleusement inconnue de l'affinité des âmes.
Tel mouvement de la Grâce qui me sauve d'un péril grave a pu être déterminé par tel acte d'amour accompli ce matin ou il y a cinq cents ans par un homme très obscur de qui l'âme correspondait très mystérieusement à la mienne et qui reçoit ainsi son salaire...
De telles pensées sont à leur place en notre temps d'apocalypse. Des millions d'hommes s'entr'égorgent en Europe et en Asie... Que signifie le conflit de ce torrent d'âmes ? D'où viennent-elles ? Quelles peuvent être leurs parentés respectives et où vont-elles après avoir quitté leurs pitoyables vêtements de chair ?
Oh ! le silence prodigieux et surnaturel qui remplace tout à coup le fracas monstrueux de la bataille ! Silence infini dans les ténèbres ou dans la lumière, on ne sait pas. Mais alors sans doute, il y a des rencontres et des surprises ineffables. Des voix inaudibles, des visages d'âmes se reconnaissent pour toujours à travers les cloisons diaphanes des races et les translucides murailles des siècles...
— La voici, ton identité ! prononcera le Juge, s'adressant à la conscience de chacun. Et c'est vraiment tout ce qu'il nous est donné de concevoir de cet instant redoutable.
Le miracle de la Pauvreté est précisément de rendre nécessaires et vivants ces liens avec d'autres âmes qui font de chacun de nous ce qu'il est aux yeux de Dieu. C'est là ce qu'entendait Bloy, lorsque, dans un chapitre difficile du Sang du Pauvre, il distinguait Misère et Pauvreté. La misère, explique-t-il, est la privation du nécessaire, c'est-à-dire de l'Amour ; le misérable est celui qui ne reçoit pas la seule chose qui soit indispensable : la charité. La pauvreté est la privation du superflu, c'est-à-dire des biens terrestres ; le pauvre manque de ces avantages qui réjouissent autrui, mais il est riche de toute la charité qu'il éveille chez son prochain et qui en même temps s'éveille en lui-même. Car il fait don à une âme de l'amour, du salut même, et ce don-là est celui qu'on ne possède que quand on le donne.
Et une fois de plus, nous voici sur les chemins de Péguy et tout près des merveilleuses strophes d'Ève :
... Et par là vous savez que tout homme dépense,
Et que le plus avare est le plus dépensier.
Et que le charitable est le seul bon boursier,
Le seul qui sache un peu gouverner sa finance.
... Celui-là seul qui met son front sur mes genoux
Est seul maître du temps et seul maître du lieu.
Et seul il sait garder ses misérables sous,
Celui qui donne au pauvre et redemande à Dieu.
C'est dans ce sens que Bloy peut dire que la Pauvreté unit, tandis que la Misère isole : l'une introduit l'âme dans la communion des âmes, et c'est dire qu'elle lui confère sa place, la fait exister selon sa vocation et son identité, dans un lien d'amour avec le prochain qui la constitue membre de Jésus-Christ. Mais l'horreur de la misère est qu'elle prive un homme de ces liens, et que littéralement elle tue une âme en la mettant hors de sa vocation, hors de la communion.
La Pauvreté groupe les hommes, la Misère les isole, parce que la pauvreté est de Jésus, la misère du Saint-Esprit.
La Pauvreté est le relatif — privation du superflu. La Misère est l'Absolu — privation du nécessaire.
La Pauvreté est crucifiée, la Misère est la Croix elle-même. Jésus portant la Croix, c'est la Pauvreté portant la Misère. Jésus en croix, c'est la Pauvreté saignant sur la Misère.
L'étrange assimilation de la Misère au Saint-Esprit et à la Croix ne peut s'éclaircir que par toute l'exégèse de la Trinité qui est l'une des parties les plus voilées de la pensée de Bloy. Contentons-nous d'indiquer ici que la misère du Saint-Esprit, vagabond errant à travers l'histoire, est l'image par laquelle Bloy essaye à diverses reprises de figurer la souffrance de Dieu devant la désobéissance des hommes après la Rédemption, et son interminable attente de « l'embrasement » des créatures par l'amour qui se confondra avec l'avènement du Règne annoncé. C'est le Créateur implorant vainement la charité et privé, Lui aussi, du nécessaire.
De là, la colère de Bloy contre les riches : non pas contre ceux qui possèdent quelque chose, mais contre ceux qui se tuent eux-mêmes en acceptant la misère des autres et la misère même de Dieu. En se condamnant à ne pas être, — puisqu'ils refusent l'amour, — ils tuent aussi les pauvres en les privant de la charité qui les « ferait être ».
* * *
Malheur aux riches ! Telle est, en effet, la troisième parole de l'Évangile que Bloy commente, la prenant dans son sens entier et rejetant les subtiles distinctions dont l'atténue un christianisme qui compose avec le monde. Malheur aux riches, et non pas aux mauvais riches, ce qui, dit Bloy, serait un pléonasme.
Un mauvais riche, si on tient à rapprocher ces deux mots, est comme un mauvais fonctionnaire ou un mauvais ouvrier, c'est-à-dire un individu ne sachant pas son métier ou infidèle à sa fonction. Le mauvais riche est celui qui donne et qui, à force de donner, devient un pauvre, « un homme de désir » ainsi que le prophète Daniel qui préfigura Jésus-Christ.
Le texte exact de l'Évangile dit : Vae vobis divitibus, quia habetis consolationem vestram. Qu'est-ce que cette consolation dont il est parlé ? Nous le savons maintenant : la consolation que le riche peut trouver dans la possession des biens terrestres, c'est la satisfaction qui détourne la Douleur, qui la rejette sur autrui. C'est le refus de la Souffrance et de l'Amour, donc le refus de Dieu, dont on ne s'approche que par la souffrance et par la charité, en entrant dans la communion des membres douloureux de Jésus-Christ.
Consolationem vestram ! Quelle désolation inverse est impliquée par ce mot ineffaçable, et quel désir de l'autre côté !
Le Pauvre, lui, n'a pas de consolation, mais il possède autre chose, qui est bien plus précieux ; il a le Désir, et c'est là ce qui fait sa dignité, ce qui rend son être plus transparent, plus capable de Dieu, que l'être opaque du riche. En lui, la pauvreté, l'absence de consolation creuse le Désir, une lacune, un vide, une place ouverte, offerte, qui ne peut être offerte qu'à Dieu, comblée que par Dieu. L'aumône demeure insuffisante à répondre à l'appel de ce Désir, parce que l'aumône est le don du superflu, de ce à quoi nul n'a droit. La charité seule y suffit, étant le don du nécessaire : le don de soi, de l'amour, le don qu'une âme fait de Dieu à une autre âme. Et il faut ce don-là, rien moins, pour éteindre le Désir du Pauvre, cette soif qui est l'homme lui-même.
Ce qui doit, un jour, accuser si terriblement les riches, c'est le Désir des Pauvres. Voici un millionnaire qui détient, inutilement pour lui, ou qui dépense en une minute, pour une fantaisie vaine, ce qui, durant cinquante ou soixante ans, a été l'objet des vœux désespérés d'un pauvre homme... Tout homme qui possède au delà de ce qui est indispensable à sa vie matérielle et spirituelle est un millionnaire, par conséquent un débiteur de ceux qui ne possèdent rien…
Quand on n'est pas exactement un méchant, on fait l'aumône, qui consiste à donner une part très faible de son superflu volupté d'attiser le désir sans le satisfaire. L'aumônier donne les autres, c'est-à-dire ce qui appartient aux autres, son superflu. Le charitable se donne lui-même en donnant son nécessaire et, par là, le désir du pauvre est éteint. C'est l'Evangile et il n'y en a pas d'autre...
La dérision du Désir des pauvres est l'iniquité impardonnable, puisqu'elle est l'attentat contre la suprême étincelle du flambeau qui fume encore et qu'il est tant recommandé de ne pas éteindre.
Prenons garde, cependant ! Cette condamnation du riche — à laquelle il ne faut rien ôter de sa violence et qui est prononcée « en communion d'impatience avec tous les révoltés » — est portée du seul point de vue auquel Bloy accepte jamais de se placer : point de vue de l'Absolu, du Surnaturel.
Sa colère contre les riches et les « propriétaires » (l'un des types dominants de sa « comédie humaine ») ne procède pas d'un besoin d'égalité matérielle, et moins encore d'un espoir d'inaugurer par des institutions un meilleur état social. Rien ne lui importe, sinon de savoir si les âmes sont mortes ou vivantes, si elles montent vers l'amour et la connaissance de Dieu par la participation à la Douleur, ou si elles s'en éloignent par le refus de souffrir : c'est-à-dire si elles contribuent à abréger ou à prolonger l'agonie de Jésus-Christ renouvelée dans ses membres et qui ne prendra fin que quand toutes les âmes se consumeront à l'incendie de la flamme divine.
Aussi bien les invectives de Bloy contre les riches et son infinie tendresse pour les pauvres ne se confondent-elles avec aucune forme d'humanitarisme. Il le marque nettement dans une lettre à Jehan Rictus, qui date de 1901, et où il distingue son point de vue surnaturel de l'évangélisme social des Soliloques du Pauvre :
Vous vous dites chrétien. Soit. Peut-être même l'êtes-vous plus que vous ne pensez. Mais vous ne semblez voir qu'un christianisme privé de surnaturel, ce qui est inintelligible et contradictoire dans les termes.
Jésus est venu pour les pauvres, dites-vous. Hé ! sans doute, mais il est venu pour les riches aussi, afin qu'ils se fissent pauvres par amour, et vous ne pouvez pas ignorer que des centaines de milliers de saints ont obéi. Jésus est venu pour les ÂMES, voilà ce qu'il faut dire.
C'est dans le même sens encore, avec ce même souci de la plus ou moins grande transparence à Dieu, qu'il écrit, dans le Sang du Pauvre, cette parole toute simple, où éclate la parenté profonde, instinctivement pressentie par le langage courant, entre la Pauvreté et la Charité (ou ce qui survit de charité dans les âmes modernes) :
L'homme est situé si près de Dieu que le mot pauvre est une expression de tendresse. Lorsque le cœur crève de compassion ou d'amour, lorsqu'on ne peut presque plus retenir ses larmes, c'est le mot qui vient sur les lèvres.
* * *
La parabole de Lazare donne à Bloy l'occasion d'approfondir encore le mystère de la pauvreté. Lazare, « gisant à la porte du monde et couvert de plaies », prototype du « Mendiant que Dieu chérit par opposition au Riche glouton et voluptueux qu'il a maudit », Lazare ne peut être qu'une figure de Jésus-Christ. Cependant qu'il vit ainsi dans l'abîme de l'indigence, réalisant la perfection de la Pauvreté, le riche fait ripaille et refuse de lui donner les miettes du festin. La distance qui est ainsi mise, par la dureté de cœur du riche, entre ces deux hommes, l'injuste s'imagine sans doute, pour se rassurer, qu'elle existe fatalement par la loi de cette terre. Il est loin de se douter qu'elle subsistera dans l'éternité, mais qu'alors c'est lui qui vainement implorera un acte d'amour qui la franchisse. « Malheur au riche », encore une fois, car, ayant écarté de lui dans cette vie l'amour qui est la Vie même, il se sépare à tout jamais de l'amour. Tant il est vrai que notre « temps » engage et détermine notre éternité ; celui qui, n'ayant pas voulu de la charité, s'est tué lui-même, se trouvera un jour séparé de toute consolation, parce que la distance qu'il avait mise entre lui et son prochain sera devenue l'immense épaisseur de la Mort infranchissable.
On pourrait croire que ce riche et ce pauvre ne peuvent pas être plus séparés. Mais, pour tous deux arrive la mort qui les sépare bien autrement, comme le corps de l'âme, et le grand Chaos s'interpose, mystérieux et infranchissable abîme qu'aucun homme n'a pu concevoir — la Mort elle-même à jamais incompréhensible. Le riche alors, du milieu de tourments atroces inversement préfigurés par les délices de sa table, implore le mendiant glorieux, n'osant pas même lui demander toute l'eau froide contenue dans le calice de l'Évangile, mais seulement une goutte de cette eau, à l'extrémité du doigt, pour le rafraîchissement de sa langue, et c'est sur l'intercession d'Abraham qu'il compte pour l'obtenir. Il ne peut tomber plus mal. Abraham objecte l'abîme. — C'est ton refus qui est cet abîme. Lazare ne t'en demandait pas plus quand tu jouissais de ses tortures. Ta consolation inexorable est devenue sienne et il n'y a plus rien à faire.
Bloy a entrevu, lorsqu'il écrivit ce commentaire si frappant, une des plus profondes vérités évangéliques : l'existence terrestre a pour fin propre de donner aux âmes la chance d'accepter l'amour et de se rendre par l'amour telles qu'après cette vie elles échapperont au grand Chaos de la mort pour entrer dans la vision bienheureuse. Mais celles qui ont refusé cette chance ne pourront jamais la retrouver. Telle est la valeur de la vie temporelle. On trouve dans les Frères Karamazov une interprétation de la parabole de Lazare, prêtée au Starets Zosime, qui s'accorde en profondeur avec celle de Bloy parce que Dostoïevski, lui aussi, savait que la charité est le moyen de la connaissance de Dieu, et qu'il faut avoir approché Jésus-Christ hic et nunc pour ne pas être condamné à la torture infernale de ne plus pouvoir l'approcher durant l'éternité. « Qu'est-ce que l'enfer ? demande le Starets. Je le définis : la souffrance de ne plus pouvoir aimer ». Et il poursuit :
Une fois, dans l'infini de l'espace et du temps, un être spirituel, par son apparition sur la terre, a eu la possibilité de dire : « je suis et j'aime ». Une fois seulement lui a été accordé un moment d'amour actif et vivant ; à cette fin lui a été donnée la vie terrestre, bornée dans le temps. Or cet être heureux a repoussé ce don inestimable, ne l'a ni apprécié ni aimé, l'a considéré ironiquement, y est resté insensible. Un tel être, ayant quitté la terre, voit le sein d'Abraham, s'entretient avec lui, comme il est dit dans la parabole de Lazare et du mauvais riche ; il contemple le paradis, peut s'élever jusqu'au Seigneur, mais ce qui le tourmente précisément, c'est qu'il se présente sans avoir aimé, qu'il entre en contact avec ceux qui ont aimé et dont il a dédaigné l'amour. Car il a une claire notion des choses et se dit : « Maintenant, j'ai la connaissance et, malgré ma soif d'amour, cet amour sera sans valeur, ne représentera aucun sacrifice, car la vie terrestre est terminée. Et Abraham ne viendra pas apaiser — fût-ce par une goutte d'eau vive — ma soif ardente d'amour spirituel, dont je brûle maintenant après l'avoir dédaigné sur terre. La vie et le temps sont à présent révolus. Je donnerais avec joie ma vie pour les autres, mais c'est impossible, car la vie que l'on pouvait sacrifier à l'amour s'est écoulée, un abîme la sépare de l'existence actuelle ».
* * *
Quel que soit le sujet de sa méditation, Bloy ne s'exprime jamais complètement que par l'exégèse d'un symbole biblique. Ce qu'il avait à dire de la Pauvreté, il l'a éclairci en dégageant les significations que prennent, dans l'Écriture, les mots Pauvre et Argent.
Personne mieux que lui — sinon encore une fois Péguy — n'a dénoncé le scandale moderne de l'Argent et de sa royauté. Personne n'a davantage montré le maléfice du métal tout-puissant, et il eût souscrit à ces lignes récentes de Georges Bernanos :
Ce qui révolte les peuples dans notre système social, ce n'est pas, — comme on le leur fait dire et comme ils le croient peut-être, — la puissance matérielle de l'Argent ; c'est que l'Argent y ait l'air, non d'un tyran, mais d'un Maître, et d'un Maître légitime, honoré, béni... C'est de voir, au terme de toutes nos usurpations, sournoises ou cyniques, l'Argent prendre peu à peu l'aspect d'une puissance morale et spirituelle...
Et je crois qu'il eût souscrit aussi à la conclusion de ce grand chrétien, qui se sent comme lui, et pour les mêmes raisons spirituelles, en vertu des mêmes exigences, des mêmes espoirs, en tant que chrétien, « en communion d'impatience avec les damnés de cette terre » :
J'ai remis mon espoir entre les mains des insurgés. J'en appelle à l'esprit de Révolte, non par une haine irréfléchie, aveugle, contre le Conformisme, mais parce que j'aime encore mieux voir le monde risquer son âme que la renier... Je n'attends pas des hommes dont je parle qu'ils organisent la Cité future, la Nouvelle Chrétienté ; j'espère qu'ils la rendront possible en forçant les maîtres des consciences à répondre enfin par oui ou par non. Toute notre chance est dans l'embrasement des forces spirituelles, quelle que soit la main qui approche d'elles le tison.
Mais Bloy a voulu pénétrer au delà de ces indignations et de ces impatiences, jusqu'à la source secrète d'espérance qui permet au chrétien de les nourrir. Il est allé demander aux textes de l'Écriture l'explication du pouvoir actuel de l'Argent.
Il relève d'abord que, dans le Livre, l'Argent signifie couramment Dieu, ou la Face pâle de Jésus ; que, plus précisément, toute parole révélée étant une figure qui désigne le Seigneur, l'Argent est le symbole du Sang du Christ versé sur la Croix.
Or, cette assimilation, d'abord malaisée à bien entendre, s'éclaire dès qu'on se souvient que le Christ s'appelle aussi le Pauvre. Ego sum pauper.
De là à comprendre le rôle terrestre de l'Argent, il n'y a qu'un pas pour un esprit entraîné à découvrir sur le plan de l'histoire temporelle l'exacte analogie de l'histoire de la Rédemption, dans tous ses épisodes et toutes ses significations. L'Argent est le sang du sacrifice, versé par le Pauvre, Jésus-Christ, pour tout racheter, tout payer. Sur terre, il est de même la substance des pauvres, leur vie même, leur labeur et leur peine, au prix de quoi s'acquiert la consolation des autres. Le sang des pauvres paie ainsi cette consolation qui, rendant l'âme opaque à la lumière, impénétrable à l'amour, est le péché contre l'Esprit — tout comme le Sang de la Croix rachète les péchés des hommes. Comment se fait-il alors que l'Argent, signifiant dans l'Écriture le Christ et son Sang, soit devenu dans le temps l'instrument maudit de l'injustice ?
Telle est la suite de symboles que sous-entend le titre du livre de Bloy, Le Sang du Pauvre, dont le sens immédiat est l'argent et le sens secret le sang du Christ. Et telle est la question à laquelle il tente de répondre par des commentaires qui, au premier abord, peuvent paraître assez effarants. Le livre débute, en effet, par cette page :
Le Sang du pauvre, c'est l'argent. On en vit et on en meurt depuis des siècles. Il résume expressivement toute souffrance. Il est la Gloire, il est la Puissance. Il est la Justice et l'Injustice. Il est la Torture et la Volupté. Il est exécrable et adorable, symbole flagrant et ruisselant du Christ Sauveur, in quo omnia constant.
La Révélation nous enseigne que Dieu seul est pauvre et que son Fils Unique est l'unique mendiant. Solus tantummodo Christus est qui in omnium pauperum universitate mendicet, disait Salvien. Son Sang est celui du Pauvre par qui les hommes sont achetés à grand prix. Son Sang précieux, infiniment rouge et pur, qui peut tout payer !
Il fallait donc bien que l'argent le représentât : l'argent qu'on donne, qu'on prête, qu'on vend, qu'on gagne ou qu'on vole ; l'argent qui tue et qui vivifie comme la Parole, l'argent qu'on adore, l'eucharistique argent qu'on boit et qu'on mange. Viatique de la curiosité vagabonde et viatique de la mort. Tous les aspects de l'argent sont les aspects du Fils de Dieu suant le Sang par qui tout est assumé.
Comment sortir de cette série de paradoxes, qui ne sont pas la dialectique d'un raisonnement, mais l'essentielle contradiction inhérente à la réalité même, dont le seul énoncé révèle qu'on est en présence d'un mystère profond ? L'esprit de l'homme peut-il être jamais assez lucide pour dépasser la constatation de cette inintelligibilité ? Est-il interdit, comme Bloy l'a cru possible, de hasarder une hypothèse où la contradiction se résolve ?
Pour Bloy, tout s'explique par le fait que l'humanité n'a pas accepté le Salut, et que l’œuvre de Rédemption, achevée au Consummatum, attend cependant son accomplissement dans le cours des siècles. Dans ce monde où nous sommes, depuis la Croix et jusqu'à ce que les hommes s'ouvrent, dans l'Embrasement final, à l'absolue vérité des paroles divines, il semble qu'il faille dire que « le christianisme est en vain, la Parole de Dieu est en vain ». On connaît la plainte de Bloy sur ce refus qui prolonge les souffrances du Christ dans « les atermoiements de la Rédemption », et son impatience d'une catastrophe qui y mettrait fin. Mais, à propos de l'Argent, non content de renouveler sa lamentation et de répéter les menaces proférées à la Salette au nom de la Justice « au bras pesant », il a tenté de comprendre comment l'esprit rétif des hommes était parvenu à changer le sens des paroles saintes, au point que l'Argent, par exemple, pût continuer dans le Texte à désigner le Sauveur et prendre en même temps, dans la vie des nations, le poids d'une malédiction.
C'est que, — selon une des idées les plus chères à Bloy, dès qu'on sort de la Foi, seule source de vraie intelligence, on perd la possession des symboles. Mais, pour un esprit comme le sien, qui prend toute affirmation dans sa pleine réalité, — on pourrait dire dans l'absolu de son efficience, cela ne veut pas dire banalement que la conscience moderne a perdu le pouvoir de déchiffrer un langage symbolique. Un acte de refus, d'incompréhension comme celui-là, est quelque chose de plus grave, atteignant l'être même de la création et des créatures plus profondément que ne paraît le faire un simple changement d'attitude psychologique ou une orientation nouvelle de la pensée. L'inintelligence du Symbole, c'est-à-dire de la Parole de Dieu, ne peut être un acte sans répercussions ; car, étant fermeture de l'âme à la lumière, et donc privation de la Foi, qui seule donne vie à l'esprit, cet acte dissocie effectivement — et non seulement dans la conscience — le symbole et ce qu'il symbolise. Il se produit une réelle déchirure, une séparation fatale de l'un et de l'autre. Dès l'instant où l'on est sorti de la Foi, le symbole devient impénétrable, et cela revient à dire qu'il se met à exister pour lui-même, sans qu'il soit possible d'aller à travers lui jusqu'à la Réalité à laquelle il correspond ; c'est alors tout le monde visible qui cesse de porter « la trace des pas de l'Invisible » et qui commence une vie autonome, — une vie sans vie, — au lieu de puiser la plénitude de son existence dans la plénitude de sa signification.
Il en est ainsi de l'argent, de même que de toutes les autres figures de Dieu, qui ont cessé, non seulement d'être comprises figurativement, mais vraiment d'être des figures. Si grand est le pouvoir laissé à la liberté de l'homme. Mais l'homme sans la foi, désormais incapable de retrouver la réalité invisible dans le symbole, — incapable de découvrir Dieu dans sa Parole aussi bien que dans sa Création, nature ou histoire, — court à ce qui n'est plus que simulacre et se met à l'adorer. Ainsi naît la mortelle idolâtrie.
C'est, décrit dans l'Évangile même, l'acte de Judas qui, perdant le sens du lien qui unit le Christ à son symbole, l'argent, quitte l'Un pour l'autre et fait le tragique échange du Sauveur pour les deniers. Il préfigure ainsi ce que commettra l'humanité quand, oublieuse de la relation symbolique, elle aura dissocié l'Argent du Christ, vu dans l'argent non plus la figure mais l'équivalent de Dieu, et adoré l'Argent en lui-même au lieu d'y contempler la mystérieuse traduction du Seigneur.
Et depuis Judas, on n'a cessé de renouveler son acte sacrilège. Toute l'adoration que l'homme de foi voue à son Dieu, on l'adresse désormais à l'Argent. On le révère, on l'exalte et, dans une démoniaque Eucharistie trahie par une locution courante, on mange de l'argent. Comment ? Il nous faut revenir ici au transfert dans l'humain de toute vérité révélée, et nous souvenir maintenant que, parce qu'il était le Sang du Christ, l'argent est le sang des pauvres. On mange de l'argent, autant dire que l'on mange la substance des pauvres, que l'on dévore les pauvres eux-mêmes et qu'on se repaît de leurs souffrances, dans une anthropophagie pire que toute bestialité.
Peut-être saisit-on maintenant la pensée de Bloy sur le rôle mortel de l'argent et les motifs d'une colère, durable autant que sa vie, contre un monde qui, en idolâtrant le pâle simulacre, avoue à quel point il trahit Dieu. Une fois de plus, Bloy s'accorde ici avec le langage plus simple de Péguy et lui apporte la confirmation d'une exégèse obscure dans ses moyens, mais qui vient justifier des conclusions identiques. Pour Péguy, le maléfice de l'argent vient de ce qu'il attente à la souplesse de la vie vivante ; en face d'elle et contre elle il est un agent de mort, de raidissement, et une société qui distribue aux enfants des écoles des livrets de caisse d'épargne est une société qui choisit bien son emblème, se rangeant ainsi du côté de la mort contre la vie. Dans la Note conjointe, Péguy écrit :
De même que les Evangiles sont un ramassement total de la pensée chrétienne, de même le livret de caisse d'épargne est le livre et le total ramassement de la pensée moderne. Lui seul est assez fort pour tenir le coup aux Evangiles, parce qu'il est le livre de l'argent, qui est l'antéchrist.
À cette découverte de Péguy, Bloy donne un prolongement vers l'intérieur, car il précise ce qu'est cette vie que l'argent tue. Si, chez Péguy, le mot garde une nuance bergsonienne, il désigne pour Bloy la vie de l'âme ouverte à la lumière divine et, plus profondément encore, Celui qui a dit qu'il était la Vie, la Voie et la Vérité. Et c'est bien ce que pressentait Péguy, quand il donnait le nom d'antéchrist à l'argent, puissance de mort régnant sur ce monde moderne dont la fonction propre, à son sens, est de tout avilir.
Cependant, la pensée de Bloy va connaître un dernier retournement qui lui permettra d'achever par un acte d'espérance le redoutable développement logique qui l'a amené à condamner tout le monde contemporain. En effet, ce monde peut encore être sauvé, parce qu'il subsiste en lui, à côté de ceux qui, mangeant de l'argent, dévorent les pauvres, un peuple de Dieu. Ce peuple élu de l'histoire moderne, ce sont les pauvres, ceux qui souffrent comme le Seigneur crucifié et qui par la douleur sont proches de Lui : ceux dont le sang est mangé en une eucharistie sacrilège, mais qui leur confère une sorte d'imitation involontaire mais valable de la Passion du Christ. Dans l'horreur d'un monde du reniement, les pauvres ont cet avantage, même s'ils ne peuvent le savoir, d'être des victimes. En eux, dans leur misérable existence quotidienne et dans leurs cœurs, l'argent n'est pas devenu un simulacre idolâtré. Il est demeuré le sang vivant de ces créatures de douleur et, malgré leur ignorance des symboles, il a gardé ainsi son analogie avec le Sang du Christ. Bienheureux les pauvres, encore une fois, car ils échappent à la mort.
On trouve dans le Journal de Bloy, à la date du 10 décembre 1903, l'admirable péroraison d'une conférence qu'il fit devant un cercle d'ouvriers chrétiens, « petite catacombe moderne, sans un propriétaire », dit-il. Pour exprimer ce qu'est une âme vivante, il recourt à deux de ses images préférées, celle de la fournaise et celle des étoiles, qui sont toujours le signe que l'on touche à l'un des moments de la plus grande profondeur de sa pensée. Et ce qu'il évoque dans ce langage de feu, c'est précisément la communion établie par l'intensité de la vie entre tous ceux qui, grâce à la pauvreté ; sont heureusement soustraits au durcissement mortel des hommes d'argent.
... Autrefois, il y a plus de trois mille ans, le Peuple de Dieu, c'était le peuple hébreu... Depuis Jésus-Christ, le peuple de Dieu, c'est chacun de nous, c'est moi, c'est vous, le menuisier, vous, le serrurier, vous, l'employé de bureau, le vidangeur ou le poète. C'est tout ce qui est pauvre, tout ce qui souffre, tout ce qui est humilié profondément. C'est un immense troupeau dans la solitude, une multitude infinie de cœurs tristes à la recherche du Paradis. Il y en a qui gagnent tout juste leur pain, qui n'ont jamais une heure pour la culture de leurs âmes et qui finissent par y renoncer.
D'ailleurs, qui pourrait les instruire, les guider, les encourager ? Le clergé insuffisant quant au nombre, est, presque toujours, d'une épouvantable médiocrité. Quant aux Léon Bloy, quand il s'en trouve, on les étrangle, on les étouffe, si bien qu'il est impossible de les connaître et qu'il n'y a pas moyen de les entendre. Alors quoi ? il ne reste que les patrons et les propriétaires. Franchement, ce n'est pas assez.
Pourtant, cela existe, les âmes ! Vous avez été achetés, payés d'un grand prix, disait saint Paul. Je crois bien ! il n'a pas fallu moins que le sang de Dieu ! Ce sont là des choses que nous ne pouvons pas comprendre. Mais ce que nous comprenons très bien, c'est que rien au monde ou dans les enfers ne serait capable de payer nos âmes...
Des saints ont affirmé que si, par la permission divine, une âme pouvait être vue telle qu'elle est, on mourrait à l'instant, comme si on était jeté dans un brasier ou dans un volcan. Oui, l'âme de n'importe qui, l'âme d'un huissier, l'âme d'un concierge nous consumeraient.
Ah ! Seigneur, que voilà un triste peuple de Dieu ! un étrange et inconcevable peuple de Dieu ! Une procession perpétuelle et universelle, un torrent de flambeaux plus incandescents que les étoiles et qui ne se connaissent pas eux-mêmes ! Sirius, Aldébaran, Altaïr ou cet effrayant astre de la constellation d'Hercule sur qui notre soleil se précipite avec une vitesse accélérée de plusieurs millions de lieues par seconde — de tels astres, dis-je, absolument couverts de ténèbres, insoupçonnables, mais certains, puisqu'ils ont tous coûté le Sang de Jésus-Christ : c'est de quoi se compose le Peuple de Dieu. Des fournaises grandes comme les mondes, mais invisibles et ne se sachant pas des fournaises...
Je suis venu pour vous dire que nous sommes tous ensemble des misérables extrêmement intéressants, puisque nous, sommes le Peuple de Dieu, n'étant pas des propriétaires. Mais ce langage ne peut convenir qu'à des âmes, et j'ai naturellement supposé les vôtres. Vos âmes ! Ah ! je songe toujours à ces invisibles fournaises ! Interrogez le premier bourgeois venu. Il vous dira que le sérieux de la vie, c'est de se remplir les tripes. À ce compte, je n'ai jamais été sérieux et je déclare que je ne sais pas parler à la viande. Vous venez d'en faire l'expérience.
* * *
On peut relever cependant, dans le Journal de Bloy et dans d'autres de ses œuvres, bien des pages où sa dénonciation du scandale de l'argent est plus simple, plus directe. Ce sont d'abord celles où il peint sa propre misère et, moins connues mais d'une puissance extraordinaire, celles où, décrivant la société contemporaine, il s'indigne moins des inégalités de fortune que d'un certain refus de voir et d'aimer, auquel les hypocrisies de la bienfaisance servent ordinairement de paravent.
Parmi ces pages vengeresses, il en est peu d'aussi légitimement violentes que le chapitre du Sang du Pauvre qui est intitulé Le Système de la Sueur. Il évoque le travail des enfants dans l'industrie du siècle dernier, et on ne niera pas, cette fois-ci, la tendresse de Bloy. Il a longuement contemplé ce dernier gouffre de l'injustice sociale, et pourtant il trouve encore, jusque dans ce martyre de l'enfance, la confirmation de la béatitude par la pauvreté et la douleur :
L'évangéliste saint Luc entendit tomber par terre, goutte à goutte, la Sueur de Sang de Jésus-Christ. Ce bruit si faible, incapable de réveiller les disciples endormis, dut être entendu des constellations les plus lointaines et modifier singulièrement leur vagabondage. Que penser du bruit, plus faible encore et beaucoup moins écouté, des pas innombrables de ces pauvres petits allant à leur tâche de misère et de souffrance exigée par les maudits, mais, quand même, sans le savoir et sans qu'on le sache, allant ainsi à leur grand frère du Jardin de l'Agonie qui les appelle et les attend dans ses bras ensanglantés ? Sinite pueros venire ad me. Talium est enim regnum Dei.
Résignation ? On aurait grand tort de le penser. Bloy peut s'émerveiller de savoir que tant de peine subie injustement rend les victimes plus proches du Crucifié et leur ouvre à l'avance le royaume de Dieu. Humainement, il ne supporte pas sans fureur l'idée qu'il se trouve des gens pour justifier de pareilles atrocités, et de savants théoriciens pour les codifier en systèmes. Aussi est-ce dans ce même chapitre qu'il se fait le plus menaçant et que son impatience est prête à applaudir à l'émeute :
Ce qu'il y a de plus incompréhensible au monde, c'est la patience des pauvres, médaille sombre et miraculeuse de la Patience de Dieu dans ses palais de lumière.. Quand la souffrance a été trop loin, il semble que ce serait pourtant bien simple d'assommer ou d'éventrer la bête féroce. Il y a des exemples. Ils sont même nombreux dans l'Histoire. Mais, toujours, ces révoltes furent des mouvements convulsifs et de peu de durée. Aussitôt après l'accès, la Sueur du Sang de Jésus recommençait silencieusement dans la nuit, sous les oliviers tranquilles du Jardin, les disciples dormant toujours. Il lui faut continuer cette Agonie pour tant de malheureux, pour un si grand nombre d'êtres sans défense, hommes, femmes, enfants surtout !
Bloy a eu, d'ailleurs, l'occasion d'observer une société qui avait tenté de porter remède aux plaies sociales. Ce fut au Danemark, pendant le séjour qu'il y fit en 1899-1900. Il en revint épouvanté, et son Journal de cette époque garde le souvenir de sa frémissante indignation. L'état social de ce pays avancé lui donna un frisson d'angoisse, car son regard prophétique n'avait pas été long à pressentir que le Danemark de 1900 préfigurait l'avenir vers lequel s'orientait nécessairement la civilisation matérialiste, avec son ordre inhumain, son injustice déguisée, et les faux-semblants de son moralisme. Comment, à notre tour, n'être pas effrayés de la prescience de Bloy, en lisant la description qu'il faisait, voici quarante ans, des institutions et des mœurs danoises ?
Elle est lourde de terribles avertissements, cette peinture d'une société qui semble n'être organisée que pour qu'à tous rapports humains de prochain à prochain se substitue le fonctionnement administratif des œuvres sociales et de la bienfaisance mécanisée.
À un bout de la chaîne sociale, celui qui possède, — et pour qui déjà cette possession est la dangereuse consolation qui obnubile le regard, — est un homme dont la conscience est paisible. Il se targue de ne pas ignorer l'existence difficile de beaucoup de ses semblables, quoiqu'il admette malaisément que, de nos jours, il y ait encore de la misère, après qu'on a tant fait pour en éliminer la gênante présence. Il donne une part de son revenu pour que soient soulagées les peines d'êtres lointains, un peu mythiques, dont il a entendu dire qu'ils souffrent de cette suspecte pénurie d'argent qui est généralement la conséquence de la faillite, de la paresse, de l'insoumission aux lois établies ou d'une coupable fantaisie. Ayant fait ses classes, il invoque la cigale de la fable... Mais il n'est pas sans bonté. Il donne donc : au début de chaque mois, il remplit, en faisant son budget jusque dans les centimes, une dizaine de bulletins de versements destinés à des œuvres reconnues d'utilité publique qui lui envoient, pour rafraîchir sa mémoire et lui laisser l'illusion d'avoir quelque chose pour son argent, une brochure, un almanach ou une série de cartes postales. Deux ou trois fois par semaine, on sonne à sa porte, et une dame à chapeau démodé lui présente le carnet d'une quête où, consciencieusement, il inscrit son nom et le chiffre de son obole, avant de retourner à ses affaires en se frottant les mains dans la satisfaction d'avoir fait le bien. Parfois, il revêt son habit pour se rendre à une fête de charité, — expression qui ne fait plus bondir que de rares révoltés comme Léon Bloy, — et le samedi il se promène, portant à la boutonnière un nouveau colifichet que les enfants des écoles lui ont vendu pour qu'il pût donner à connaître aux passants qu'il a le cœur sur la main.
L'horreur de cette organisation de la charité, qui ne semble plus frapper personne, tient à ce que cet homme ne voit jamais le déshérité du sort qu'il assiste. En réalité, il ne donne rien, puisque tout se borne à une série d'opérations d'argent. Il ne connaît pas le regard de celui à qui s'adresse son aumône et renonce ainsi à ce lien que créerait entre eux la véritable charité. Il refuse le présent que le pauvre pouvait lui faire : protégé du spectacle du Désir du pauvre, il met entre lui-même et son prochain d'infinies distances et les précautions d'une scandaleuse hygiène. Car il est soucieux de se préserver d'une contagion qu'il redoute plus que tout : la contagion de la souffrance.
Mais, à l'autre bout de la chaîne, celui qui reçoit assistance est également frustré de son privilège, qui serait de recevoir d'autrui la vraie charité, le don personnel, l'amour seul capable d'apaiser sa faim, de combler son Désir. Il aurait alors la joie de donner à autrui, en recevant son aide, cet amour dont l'un et l'autre ont besoin et qui les lierait de la plus profonde communion. Mais on ne lui accorde plus rien que de l'argent, anonyme, sans humanité, pure valeur matérielle, abstraite et impersonnelle. Et, comme aucun argent ne se donne sans contre-valeur, — ce serait le jeter par la fenêtre, — on lui demande en échange tout ce qui lui reste : une part croissante de sa liberté, lui prescrivant comment il doit vivre, réglant son budget, le blâmant de toute dépense superflue, surveillant sa conduite. On ouvre ses armoires, pour compter son linge et le compléter, on organise ses loisirs, ses vacances, l'éducation de ses enfants, et la manie pédagogique, l'orgueil de l'enseignement mettent le comble à cette intervention dans l'initiative de chacun. Le pire, au reste, ce n'est pas qu'une société précautionneuse empiète ainsi sur la liberté du pauvre ; c'est la facilité avec laquelle celui-ci y consent et accepte d'être traité en mineur.
De l'un à l'autre de ces deux hommes, celui qui donne et celui qui reçoit, — sans qu'on puisse dire lequel est davantage frustré du meilleur de soi, — rien ne circule, sinon le misérable argent, dans un infini isolement de tous les êtres. Et tout cela dans une euphorie singulière, satisfaction de fonctionnaires dont l'administration tourne rond, vanité des pays qui n'ont plus de pauvres.
Certes, le procès qu'après Bloy on est amené à faire de cette affreuse caricature de la charité ne signifie pas que la société, en tant qu'organisme collectif, doive se désintéresser de la détresse, et que tout ne doive être mis en œuvre pour y remédier. Mais rien n'est plus mortel que ces palliatifs qui tendent, non point à sauver le pauvre de la misère, mais à maintenir l'ordre social — le désordre établi — en éliminant le pauvre, parce qu'il est un ferment de révolte. Cette froide bienfaisance est l'effet d'un calcul précis ; elle n'est pas pour le pauvre, mais contre lui, contre le péril qu'il représente.
Tout au fond, — et nous revenons à l'idée la plus profonde de Bloy, — cette fuite devant le prochain n'est autre chose qu'une fuite devant Dieu : évitant de voir le pauvre, et cherchant à le supprimer, c'est en réalité Celui qui a été le seul Pauvre absolu, qu'on relègue derrière une double et triple rangée de cordons protecteurs. L'homme de la société bourgeoise redoute plus que tout d'avoir à aimer son prochain, et à aimer Dieu en ses créatures ; il repousse loin de lui le mystère de l'existence du pauvre, il refuse de l'affronter parce qu'il sait encore que c'est le mystère même de toute existence, l'unique mystère de la Chute, de la Rédemption, de la Pénitence et de l'Espérance.
Une fois encore, Dostoïevski va nous apporter une confirmation de tout ce que pense Bloy. Lui aussi a vu que le monde moderne se définit d'un mot par son refus d'aimer. Et lui aussi a compris qu'à l'origine de ce refus il y avait d'abord l'inintelligence des intelligents : leur impuissance à voir la réalité concrète des êtres, qui finit par leur devenir un objet d'horreur. Bloy nous a appris que cette impuissance, qui condamne toute la vie moderne à une croissante tyrannie de l'abstrait, provenait de la rupture entre les symboles visibles et leur profondeur invisible. L'homme n'aime plus les hommes et n'aime plus Dieu, parce qu'il ne les voit plus. Et réciproquement, il refuse de les voir, parce qu'il ne veut plus aimer. Aussi est-ce Ivan Karamazov, le révolté, l'intellectuel, qui fait l'aveu le plus clair de la crainte de la charité, et qui trace le programme précis des sociétés contemporaines, lorsqu'il ricane ce discours :
Je n'ai jamais compris comment on peut aimer son prochain. C'est précisément, à mon idée, le prochain qu'on ne peut aimer ; du moins ne peut-on l'aimer qu'à distance... Il faut qu'un homme soit caché pour qu'on l'aime ; dès qu'il montre son visage, l'amour disparaît... À mon avis, l'amour du Christ pour les hommes est une sorte de miracle impossible sur la terre. Il est vrai qu'il était Dieu, mais nous ne sommes pas des dieux... Les mendiants, surtout ceux qui ont quelque noblesse, ne devraient jamais se montrer, mais demander l'aumône par l'intermédiaire des journaux. En théorie encore, on peut aimer son prochain ; de près, c'est presque impossible.
Albert Béguin, in Léon Bloy (Les cahiers du Rhône, 1946)
Inédit en 1943, le présent essai est devenu un chapitre de Léon Bloy l'Impatient