Du
martyre comme signe (ou sacrement)
Le martyre appartient à l'essence de
l'Église. Il y a sans cesse des martyrs dans l'Église et il ne peut pas en être
autrement. Car l'Église ne peut pas se contenter de vivre son témoignage au
Christ crucifié, elle doit manifester aussi ce témoignage vécu. Il ne lui
suffit pas de célébrer la mort du Christ et de la rendre présente dans le seul
mystère sacramentel de la messe. Elle doit vivre cette mort en toute vérité. Et
elle la vit en tous ceux qui portent la croix du Christ dans les ténèbres de ce
monde, en tous ceux qui portent sur eux-mêmes les stigmates du Christ, cachés
sous les apparences banales de la commune humanité. Mais si l'Église ne se
contente pas d'être intérieurement la réalité de la grâce, mais doit être aussi
dans le monde le sacrement visible, le signe sacré de cette réalité
intérieure, il faut alors que la crucifixion de l'Église soit sans cesse rendue
visible jusqu'à la fin. Et le moyen le plus clair et le plus frappant de se
publier ainsi jusqu'à la fin lui est offert dans le martyre.
L'on comprend dès lors que la
Tradition ait attribué au martyre, depuis l'époque la plus reculée, la même
valeur justifiante qu'au baptême. Il ne suffit pas de dire que le martyre
possède ce pouvoir parce que, comme tout acte de foi et de charité, il justifie
avant même la réception du baptême. Il s'agit bien plutôt d'un pouvoir
justifiant qui, d'une certaine manière, participe à la nature du sacrement :
il est la révélation d'une réalité qui est grâce, la manifestation d'un don de
la grâce divine à l'homme. Si l'on ne peut tout simplement l'appeler un
sacrement au sens commun du terme, c'est d'abord qu'il ne peut pas être compté
au nombre des signes sacrés du Christ, qui sont quotidiens et donc d'une
dispensation normale. Car une telle mort reste toujours un cas extraordinaire.
La seconde raison en est que c'est seulement dans cette mort qu'atteint à sa
perfection ce qui dans le signe sacramentel du baptême est déjà exprimé et
rendu présent : la mort et le baptême dans la mort du Christ.
Dénier au martyre le titre de
sacrement, au sens usuel du terme, n'implique pas qu'il soit moins qu'un sacrement,
mais au contraire qu'il est davantage. Car si les sacrements ordinaires ont un
caractère objectif d'opus operatum que Dieu dans sa puissance opère en
offrant objectivement la grâce, une brisure n'en peut pas moins se produire
entre le geste rituel et l'appropriation subjective, de sorte que ce qui est
manifesté dans le signe objectif manque à se produire vraiment et que, en dépit
de toute apparence, l'homme ne reçoit pas réellement la grâce. Or, ce qui se
manifeste dans le martyre est incompatible avec cette pure apparence sans contenu :
là où la mort du martyre est célébrée dans le sang, là triomphe vraiment la grâce
de Dieu, au plus profond de la réalité.
On pourrait presque affirmer que le
martyre est le seul super-sacrement dans lequel il ne peut plus être question
d'une absence de disposition de celui qui le reçoit. En lui le sacrement valide
porte toujours ses fruits de vie éternelle. Si l'on se demande où trouver, dans
la vie de l'homme, le point où l'apparence a une vérité absolue et la vérité
une apparence absolue, le centre où tout devient un, l'action et la passion, le
plus ordinaire et l'incompréhensible, la mort et la vie, la liberté et la
violence, le plus humain et le plus divin, l'obscure malice du monde et la
grâce de Dieu qui l'investit de sa miséricorde, le culte et la réalité, une réponse
s'impose : dans le martyre. Ici et nulle part ailleurs.
Toutefois ce qui se manifeste ici
existe aussi ailleurs et doit exister en nous, puisque nous devons être les
rachetés, les sanctifiés, nous qui sommes morts avec le Christ et ressuscités à
une vie nouvelle. Mais ici se manifeste ce que nous devons être, ce que
nous sommes en espérance, mais dont sans cela nous ne saurions jamais s'il
existe vraiment. Et ce qui se manifeste ici le fait d'une manière telle
qu'il existe vraiment aussi : le signe emporte ici avec lui vraiment et
infailliblement le signifié ; il triomphe même de ce caractère ambigu et
problématique qui affecte encore les sacrements, dont l'homme peut toujours
s'approcher indignement. Ce sacrement du sang, on ne peut le recevoir que
dignement, sous peine de ne pas le recevoir du tout.
Du
martyre comme triomphe du Seigneur
Nous avons donc dans le martyre,
attestée par l'ordonnance même de la grâce divine, l'indissociable unité du
témoignage et de la chose attestée. Ici s'accomplit avec une absolue validité
et perfection ce qui est attesté : l'existence chrétienne comme victoire
de la grâce divine. Le témoignage rend présente la réalité attestée et celle-ci
se rend à elle-même un témoignage qui ne peut tromper. La parole et la chose
s'unifient ici et sont saisies dans leur indissociable unité. Non pas qu'en
soi, d'un point de vue humain, on ne puisse trouver ici aussi une chose sans
parole ou un discours sans contenu, comme s'il ne pouvait s'agir ici encore, de
ce point de vue purement humain (comme l'attestent parfois d'autres genres de
mort librement subie), une démonstration sans objet ou une réalité dissimulée.
Mais l'action de Dieu, dont la grâce ici triomphe, prévient cette rupture et
rend témoignage à l'achèvement de l'homme, afin de se rendre témoignage à
elle-même, selon son avènement dans la chair, qui ne peut plus être abrogé.
L'Église et le martyre se rendent
l'un à l'autre témoignage. Le témoignage de la parole que l'Église rend à la
victoire eschatologique de la grâce nous offre la plus profonde interprétation
du martyre : il est vraiment ce qu'il paraît être, œuvre vraiment
englobante de la grâce qui vainc le monde, achèvement de l'homme. Le martyre
témoigne pour l'Église. Qu'elle se produise dans l'Église en un tel nombre et à
toutes les époques, cette mort du sacrifice radical, sans fanatisme, d'une grandeur
vraie et sans pose théâtrale, cette mort qu'inflige avec une violence
démoniaque la haine des ennemis, que cette mort soit aimée de ceux qui ne
haïssent pas le monde, tout cela, pour celui qui sait voir avec les yeux de la
grâce divine, atteste l'origine supra-terrestre de l'Église, indépendamment de
l'interprétation plus profonde du martyre, laquelle d'ailleurs ne reconnaît
celui-ci que dans le témoignage de l'Église. L'Église et l'œuvre solitaire de
la plus personnelle des responsabilités, la parole et la mort sans voix, la
haine du monde et l'amour de Dieu, la mort et la vie sont ici unis. Si le
sacrifice de la messe célèbre mystiquement la mort du Seigneur et en celle-ci
la nôtre, permettant ainsi à l'Église de réaliser son achèvement cultuel, il
en va de même du martyre chrétien, dans lequel le Seigneur continue, jusqu'à la
fin des temps, de souffrir et de triompher pragmatiquement, ainsi que
s'exprimait Eutychius, il y a près de 1 500 ans.
Du
martyre comme motif de foi
Données courantes de théologie
fondamentale
Avant de clore cet ensemble de
réflexions, il nous faut considérer d'un peu plus près une question que nous
nous sommes contenté jusqu'ici de toucher sommairement, faute de pouvoir la
traiter avec toute l'ampleur souhaitable. Nous avons observé que l'essence de
l'Église, comme manifestation triomphante de la grâce eschatologique de Dieu
dans le monde et dans l'histoire, nous atteste que la mort du martyre ne
comporte plus cette rupture entre la valeur subjective de l'action et la valeur
objective de son objet, entre la chose et son apparence, entre la « grâce
du sacrement » et le « sacrement » lui-même.
Nous avons dit que l'Église est le
lieu où s'identifient sainteté objective et sainteté subjective. Mais c'est là,
d'abord, un donné de foi et non d'expérience. En d'autres termes,
il n'est pas possible à l'observateur extérieur de reconnaître d'emblée au
martyre cette qualité d'événement de salut pleinement déterminé et non
plus dialectique. S'il sait qu'il en est ainsi, c'est parce qu'il croit à cette sainte Église de
la fin des temps et à cette victoire de la grâce, qui ici font irruption.
Nous avons dit aussi que la mort du
martyre est un témoignage, que son existence fournit à la foi en l'Église un
fondement et un motif, au lieu de constituer pour cette foi déjà possédée un objet
seulement et un élément constitutif. Mais pour pouvoir être ainsi un motif
de foi et un témoignage convaincant, la mort du martyre ne doit-elle pas porter
en soi, même empiriquement, la qualité d'un témoignage divin ? Sans
nous attarder à considérer formellement cette question, nous nous sommes
contenté jusqu'ici d'observer que par le nombre considérable des martyrs, par
leur patience et leur manque de fanatisme en face de cette haine du monde qui
trahit sa malice et son origine diabolique, par les autres circonstances de ce
genre (qu'il n'est pas nécessaire d'analyser davantage ici), le martyre se
présente, dans l'Église, comme un prodige de la grâce de Dieu. Nous entendons
par là que quiconque considère dans l'Église le martyre tel qu'il est, peut le
distinguer nettement de toute autre mort volontairement subie pour une idée,
une vision-du-monde, etc. Celui-là peut reconnaître (avant même toute
interprétation inspirée par la foi proprement dite) que le martyre chrétien est
bien autre chose qu'un de ces cas, si fréquents dans l'histoire, où l'on « défend
ses convictions jusqu'à la mort ». Si l'on dégageait plus nettement ces
différences (il nous faut y renoncer ici), si l'on observait surtout qu'il
s'agit dans le martyre chrétien de l'acceptation, dans la foi et en pleine
liberté, de la mort elle-même et non seulement d'une conséquence du combat,
comme chez le guerrier courageux qui recherche la victoire et non la mort, l'on
comprendrait déjà mieux la signification du martyre pour la théologie fondamentale
et l'apologétique. Mais c'est là un autre point sur lequel nous devons nous
contenter d'attirer l'attention.
Il faudrait observer encore que même
les raisons et les témoignages les plus objectifs, qui fournissent à la foi son
fondement rationnel et moral et qui en soi demeurent rationnellement
discernables, ne réussissent en fait à s'imposer comme fondement de la foi que
pour celui qui, assisté par la grâce de Dieu, les considère pour ce qu'ils sont
vraiment : un fondement de crédibilité et de libre option, et non
seulement un quelconque savoir et une connaissance qui ne seraient plus une
option morale et l'acte d'une liberté ouverte et confiante.
Mais on est peut-être justifié de se
demander si ces données courantes de théologie fondamentale épuisent vraiment
tout ce que l'on peut dire du martyre comme témoignage et comme motif de foi.
Pour cerner de plus près cette
question, il peut être utile de s'en poser une autre : comment se
réalise cette identité entre la valeur objective de la mort et la valeur
subjective de l'attitude dans laquelle elle est acceptée, identité telle
qu'elle ne peut en aucun cas être rompue ? Évidemment, on peut et on doit
répondre : par la grâce de Dieu, qui a voulu précisément que ce symbole de la mort où elle
remporte elle-même une victoire définitive ne soit jamais réduit à n'être plus qu'une
apparence sans contenu. Mais la question n'en demeure pas moins : comment
la grâce opère-t-elle cette identité entre la réalité et sa manifestation ?
Est-il possible de rien dire de plus ? Y a-t-il dans l'essence même de la
mort quelque chose qui la prédispose à ce rôle de manifestation qui ne trompe
pas ?
Toute mort librement acceptée n'est
pas moralement bonne
On ne peut pas affirmer que toute
mort volontaire, quels qu'en soient le mode et la raison, est nécessairement
une mort moralement bonne. À cela s'oppose la doctrine chrétienne, qui condamne
le suicide comme objectivement faux. Peut-on dire du moins que la mort
nullement provoquée mais infligée par un autre et librement acceptée est
toujours eo ipso une juste mort ? Cela non plus n'est pas toujours
vrai. Car jamais la conscience chrétienne n'attribuera tout simplement à la
mort de l'hérétique et du fanatique la même valeur qu'au martyre accepté pour
la foi chrétienne ; elle ne peut admettre que le contenu objectif d'une
conviction morale soit, pour le triomphe de cette conviction, totalement et
absolument indifférent, que deux actions dont le contenu objectif s'oppose diamétralement
puissent non seulement être accomplies de fait avec la même conviction morale
(ce qui est sans doute possible), mais comportent en soi, nécessairement et
inévitablement, la même conviction.
Si toute mort librement acceptée
était eo ipso une mort moralement bonne, elle serait alors (parce que
mort, c'est-à-dire achèvement total de l'existence humain), toujours et dans
tous les cas, l'action morale suprême de la vie humaine. Mais alors le motif
même de la mort librement acceptée perdrait toute signification morale, non
seulement en fait et dans quelques cas, mais en principe et dans tous les cas.
On voit ce qui s'ensuivrait pour l'agir moral en général. La conviction deviendrait indépendante de
toute exigence objective. Il faut donc éviter de canoniser d'emblée et sans
réflexion toute mort volontaire. Mais ce n'est encore là qu'un aspect de la
question. Car, répétons-le, la mort volontaire n'est pas une action moralement
neutre, qui n'acquiert son sens qu'en vertu d'un motif déterminé, extérieur à
elle et n'ayant comme tel rien à voir avec elle.
L'homme éprouve devant toute mort
volontaire et qui aurait pu être évitée un respect profond d'un caractère tout
à fait unique et sui generis. Mais comment cela peut-il se justifier, en
dépit des réserves que nous avons dû apporter ? D'abord, là où l'on meurt
librement, la vie tout entière est présente. Et cette présence concentrée de
toute la vie, de l'esprit et de la liberté tout entière provoque le respect,
incomparablement plus que toute autre action humaine. Ensuite, la mort refusée
et contrainte de l'incroyance et du désespoir diffère, dans son essence
formelle elle-même, de la mort libre et volontaire de la foi.
1 [Liberté bonne et liberté mauvaise
Il faut se garder de ne considérer la
bonne et la mauvaise liberté que comme la manifestation d'une même liberté
s'exerçant en deux directions opposées et sur deux objets distincts. Puissance
intentionnelle, la liberté est spécifiée par son objet. Or, cet objet la
spécifie vraiment en elle-même : elle devient en elle-même autre, selon
l'objet vers lequel elle tend. Et l'on peut reconnaître en elle cette
différence intrinsèque, sans avoir à se demander si l'on a aussi suffisamment
décrit l'action de l'objet intentionnel (le motif) sur l'acte considéré du côté
subjectif. Mais si l'on peut, en le considérant de ce pôle subjectif, apprécier
(au moins partiellement) l'acte libre, selon ce caractère distinct que lui
confère sa bonté ou sa malice, on peut aussi, à partir de cette qualité même,
reconnaître selon les circonstances si l'objet intentionnel de cet acte est
vraiment bon ou mauvais. Il n'y a d'ailleurs pas à s'en étonner outre mesure.
Car il doit régner entre la droiture subjective de l'acte et son contenu
objectif une harmonie préétablie par Dieu : l'acte objectivement bon ne
peut pas, en définitive, être subjectivement mauvais, et inversement. C'est, à
proprement parler, sur ce présupposé fondamental que repose, par exemple, toute
la doctrine du discernement des esprits chez saint Ignace de Loyola 2.
La distinction intentionnelle de
l'acte détermine aussi (pour le redire en termes scolastiques) une distinction
entitative et l'acte intentionnellement faux ne peut pas concourir, aussi
efficacement que l'acte intentionnellement bon, à l'être et au mieux-être de la
puissance entitative et à l'être du sujet total. Cela est peut-être
difficilement observable dans des actes sans grande signification, surtout
s'ils restent d'ordre sensible plutôt qu'intellectuel (un mal de tête peut
provenir tout aussi bien d'un calcul bien fait que d'une mauvaise addition).
Mais quand il s'agit d'actes fondamentaux et de l'achèvement total de l'homme,
cette différence doit pouvoir être observée.
La liberté moralement bonne est la
liberté la plus forte, la liberté dans laquelle se livre vraiment le tout de
l'homme, la liberté dégagée qui s'épanouit, qui jaillit de source. La liberté
mauvaise est la liberté qui se refuse, qui veut trop peu, qui succombe à
l'angoisse devant l'abandon pur et dégagé, qui reste tourmentée, qui calcule et
y regarde de près, qui se méfie et recule devant la souffrance purifiante.
Contrairement à la liberté moralement bonne, la liberté mauvaise manifeste
toujours en elle-même, subjectivement, une perte, une moindre valeur pour
l'être et la personnalité. Cela vaut surtout, naturellement, pour la liberté
totale, qui se réalise dans la mort, pour la mort libre.
La bonne mort et la mauvaise mort
Aussi y a-t-il dans la mort un
dynamisme qui la porte vers l'acte humain le plus élevé et le plus fort, vers
la liberté achevée. Elle est, là où on l'accueille dans toute sa pureté et
en sa réalité totale, la bonne mort — car il faut bien reconnaître qu'il
peut exister aussi une mauvaise mort. Quiconque le nierait, admettrait
implicitement que l'acte bon et l'acte mauvais sont, ontologiquement et donc
pour la personne, d'égale valeur. Mais dans une éthique ontologique de type
scolastique une telle position n'est pas acceptable.
La mauvaise mort est nécessairement
une mort manquée, un avorton de mort, une chute fatale que provoque l'angoisse
devant la chute infinie dans la liberté de Dieu. Une mort qu'on ne cherche pas
à éviter mais qu'on accepte comme telle, une mort qui non seulement survient (encore que pleinement
reconnue), mais qu'on accueille en pleine liberté, ne peut donc être qu'une
mort bonne. Il arrivera, dans des cas particuliers, qu'on ne pourra pas
l'établir avec une absolue précision et qu'on continuera à se demander s'il
s'agit, dans tel cas, d'une bonne ou d'une mauvaise mort, celles-ci se
distinguant, de la manière que nous avons dite, non seulement par l'objet qui
leur sert de motif (quand il s'agit d'une mort librement acceptée), mais par la
manière dont elles sont affrontées. Mais en soi cette différence qualitative
essentielle peut être discernée.
Là où l'on meurt avec humilité et
résignation ; là où la mort elle-même est vue et acceptée ; là où
elle fait plus que survenir au moment
où l'on poursuit quelque chose de tout à fait différent (cherchant, par exemple,
à échapper au déshonneur ou poursuivant avec acharnement un bien quelconque,
etc.) avec un zèle aveugle qui empêche en quelque sorte de regarder la mort
bien en face ; là où c'est la mort elle-même qu'on aime et dont on fait le
thème de son action ; il ne peut s'agir que de la bonne mort. Là où on
l'accepte en pleine liberté comme le décret absolu sur soi-même, elle est la
bonne mort.
Et cette qualité peut certainement
s'observer dans une mesure suffisante. Peut-être n'avons-nous pas décrit avec
assez de précision la subjectivité de la mort qui ne peut pas ne pas être
bonne. Peut-être pourrait-on en fournir une description beaucoup plus adéquate.
Il n'en reste pas moins que cette subjectivité elle-même, qui atteste la bonté
de la mort (son sang-froid, sa patience, sa gravité résolue et calme, sa
liberté, etc.) est, en principe, objet d'observation. Et celle-ci n'en demeure
pas moins valable, si elle est associée à des impressions que, selon les
circonstances, on ne réussit pas à analyser adéquatement.
La libre mort est le fait du
christianisme
Il faut observer aussi que dans le
martyre chrétien c'est la mort elle-même qui est visée. Elle est beaucoup plus
qu'une conséquence obstinément acceptée dans la poursuite opiniâtre d'un but
déterminé : elle est en elle-même objet d'amour, participation à la mort
du Seigneur, accès béni à la vie éternelle. Autant le persécuteur n'est pas
justifié de faire mourir le martyr, autant celui-ci considère la mort (et cela
par sa foi même, pour laquelle il meurt), non pas comme ce à quoi il provoque
l'autre (quitte alors à se demander, comme l'observait Kierkegaard, si, pour un
peu de vérité, son geste est justifié), mais comme ce à quoi le dispose son
existence tout entière.
On peut se demander si un tel fait
historiquement observable s'est vraiment produit à un moment quelconque de
l'histoire spirituelle de l'homme. Bien sûr, on peut répondre que non. Il y
aurait cependant lieu de s'en étonner. Car la mort est manifestement une
réalité dont on doit pouvoir tirer quelque chose et sur laquelle le regard
direct de l'homme, qui (à la différence de l'animal) sait qui il est, devrait
pouvoir se porter. Mais une telle attitude ne se rencontre de fait que dans le
christianisme. Cela, à cause de la correspondance (dont l'existence n'est
peut-être qu'une question de fait, mais qui cependant ne se rencontre nulle
part ailleurs) qui règne entre le devoir du chrétien et sa foi : il doit
(comme homme déjà) mourir de la libre mort, ce que personne ne fait en dehors
de lui (et nous nous garderons bien d'exclure par là les chrétiens anonymes
qui, dans un tel acte, ne se réclament de rien qui serait opposé au
christianisme) et il croit (comme chrétien) à la valeur proprement rédemptrice
de la mort du Christ. Il croit donc, très précisément, en cela même qui
constitue au fond la totalité de son être.
C'est la façon de mourir qui prouve
que l'on admet et que l'on accepte la mort. Et cela, au plus profond de la
personne spirituelle, où l'on atteint, non pas qu'un idéal abstrait, expressément
formulé, mais l'homme dans sa réalité même. C'est là que la mort est acceptée.
Par un homme dont la conviction théorique — celle même pour laquelle il meurt —
affirme aussi théoriquement le geste même qu'il pose.
On pourra peut-être objecter que ce
qui est ainsi affirmé, théoriquement à la fois et existentiellement, selon
cette association où l'un devient le motif de l'autre, ne comporte rien de
spécifiquement chrétien, puisqu'une éthique purement naturelle recommande et
permet d'affronter une telle mort. Il faut pourtant observer, d'une part, que
cette unité ne se rencontre nulle part ailleurs dans l'histoire (car où
observe-t-on que la mort est accueillie comme l'accès à la vie et non comme un
simple coup du destin ou l'abîme d'un secret désespoir ?) et, d'autre
part, que la doctrine et l'acte de la juste mort ne sont pas qu'un élément
accessoire dans la religion de celui qui meurt sur la croix. Cet accord secret
n'existe nulle part ailleurs. Rien d'étonnant dès lors que, à considérer les
choses dans leur ensemble et d'un point de vue historique exigeant pour ainsi
dire une quantité observable, cette libre mort ne se rencontre que dans le
christianisme.
La libre mort, acte suprême de la foi
Nous pouvons donc affirmer ceci :
si une telle mort se manifeste elle-même comme une bonne mort, comme la mort
d'une liberté épanouie et heureuse, et non comme celle d'une liberté qui se
dérobe, d'une liberté ontologiquement et personnellement affaiblie ; si
cette mort est affrontée de fait dans la foi chrétienne, à cause d'elle et,
comme on peut l'observer directement, en accord avec son contenu ; si cela
ne se produit nulle part ailleurs (du moins dans de telles proportions), un tel
fait ne trouve son explication nécessaire que si cette bonne mort d'une liberté
heureuse reçoit sa force de celui même pour qui elle est affrontée,
c'est-à-dire si elle n'est une bonne mort que parce qu'elle est acceptée à
cause du crucifié.
La bonne mort devient le témoignage
rendu à la bonne cause. Elle témoigne réellement de la vérité. Il peut y avoir
une mort dont la qualité subjective atteste (devant Dieu et au plus profond de
l'homme) qu'elle est supérieure à la cause concrète pour laquelle elle est
acceptée ; il existe ainsi une sorte de désaccord entre son aspect
objectif (l'objet proposé comme motif) et son aspect subjectif (ce que la
personne même réalise dans la mort). On ne peut cependant, pour les raisons que
nous avons dites, prétendre qu'il en soit ainsi du martyre, tel qu'il se
présente de fait dans l'histoire du christianisme. Il nous suffira d'avoir
attiré l'attention sur cet aspect.
Il faudrait sans doute établir plus
explicitement plusieurs de nos assertions. D'autant que, éloignés de la mort,
étrangers à la force directe de conviction d'une mort librement acceptée, il
nous faut prouver en détail ce que la mort dirait d'elle-même très simplement
et sans paroles. Il ne faut d'ailleurs jamais oublier (qu'on nous permette d'y
insister) que tout témoignage en faveur de la foi, tout motif de crédibilité veut
précisément être un motif de crédibilité, mais non une démonstration
qui, sans égard pour la libre option, cherche à triompher de façon mécanique et
à forcer l'assentiment, comme une démonstration de type mathématique ou
physique. Et pourtant l'on comprendra peut-être, après ce qui vient d'être dit,
pourquoi la mort tend, selon une affinité particulière, à devenir le point où
les valeurs subjectives et objectives ne peuvent plus être dissociées ;
pourquoi elle est dans la personne (naturellement et par son essence même)
puissance obédientielle à l'égard du témoignage de foi, parce qu'elle est
l'acte suprême de la foi, que seule celle-ci suffit à expliquer adéquatement.
Le motif de foi, fondement de la foi
On peut se représenter d'une manière
plus formelle la structure fondamentale de nos réflexions. Dans une
considération abstraite de l'univers, l'essence des choses et des actes
immédiatement accessibles à notre expérience se présente (surtout en ce qui
concerne l'homme) dans des conditions diverses et des étapes variées de
réalisation. Comme réalités « naturelles » (physiques ou
personnelles), ces choses elles-mêmes ne témoignent d'aucune manière que Dieu œuvre
en elles. Concrètement toutefois, elles peuvent être engagées dans une constellation,
dans un donné total qui postule un principe explicatif et porte une
signification que la seule nature ne suffit plus à fournir. Si l'on observe,
par exemple, qu'elles ne se présentent de fait, à leur état d'achèvement, que
liées à une autre réalité, celle-ci se trouve par le fait même attestée. Si,
par exemple, l'essence de la mort ne se manifeste dans toute sa pureté que là
où l'on meurt chrétiennement, la réalité chrétienne, dont cette mort procède et
dans laquelle elle se projette, s'en trouve attestée.
On aura sans doute noté, dès le
départ, une difficulté (d'ordre existentiel et non théorique) immanente à la
structure de ces réflexions : seul pourra observer effectivement ici
l'achèvement lumineux et pur et formellement attesté d'une humaine nature,
celui dont l'attitude intérieure est (inconsciemment peut-être) connaturelle à
ce fait lui-même, celui par conséquent qui est déjà chrétien. Car comment
reconnaître dans la mort d'un martyr une mort pure et bonne, si au fond de
soi-même on n'accomplit pas intérieurement cette mort et si on ne reste pas
disposé à accepter librement cette mort elle-même, avec foi et confiance ?
Et pourtant, un tel événement n'en
est pas moins un motif de foi. Car on peut, en dernière analyse, le
reconnaître naturellement ; il
demeure une réalité naturelle et expérimentale. Tout homme possède, aussi
longtemps qu'il n'a pas rejeté définitivement toute possibilité de
développement (ce qui ne se produit que dans la mauvaise mort), une capacité de
comprendre suffisante pour lui permettre — s'il y est provoqué d'une manière ou
d'une autre par l'événement dont nous parlons — de parvenir jusqu'à cette
intelligence. Ce n'est donc pas un mauvais paradoxe d'affirmer (en considérant
l'homme de manière dynamique et non pas statique) que, s'il faut croire déjà
pour comprendre le motif de foi, celui-ci n'en reste pas moins un fondement de
la foi. Cette foi croît parallèlement à l'intelligence du motif de foi. Ce qui
est ici présupposé, comme possibilité réelle quoique non encore exercée
existentiellement, c'est l'essence de l'homme, qui ne peut pas être asservie
même à la plus mauvaise de ses options, et la grâce de Dieu, qui déjà donne de
commencer à voir, là même où, à proprement parler, loin de chercher à voir, on
reste plutôt disposé à repousser et à refuser cette vision qui tente de
s'imposer.]
Dans
l’infinie liberté de Dieu
Fermons ici cette parenthèse et
reprenons nos réflexions sur le martyre. Il est, avons-nous dit, l'événement
personnel suprême dans la vie du chrétien, parce que, issu de la foi et
constituant lui-même un témoignage de la foi, il est, indissociablement (et
d'une manière qu'il faudrait presque qualifier de supra-sacramentelle), l'unité
de l'action humaine la plus élevée et de sa divulgation historique à la face de
l'Église et du monde.
Il n'y a donc pas à s'étonner qu'il y
ait toujours eu, tout au long de l'histoire de l'Église, des chrétiens pour
désirer le martyre et en demander à Dieu la grâce insigne. Il n'y a pas à s'étonner
que les martyrs aient été les premiers saints de l'Église, non seulement temporellement,
par un hasard historique et parce que la primitive Église fut ordinairement en
butte à la persécution, mais aussi objectivement, parce que nulle part autant que
dans le martyre n'apparaît aussi manifestement et concentrée en un événement
unique l'inviolable synthèse du corps et de l'esprit, du sacrement et de la
grâce, de Dieu et du monde, qui constitue l'essence de l'Église comme Église
des derniers temps. Il n'y a pas à s'étonner que dans les procès de canonisation
des martyrs l'Église puisse renoncer aux miracles (CJC, can. 2116 §2). C'est
leur mort elle-même qui constitue pour ces hommes le témoignage divin. Il n'y a
pas à s'étonner que le martyre, par sa fréquence et le caractère qu'il revêt
dans l'Église et en elle seule, ait toujours témoigné en faveur de la puissance
triomphante de la grâce de Dieu et attesté ainsi l'origine divine de l'Église.
La mort de l'homme n'est pas toujours
la même au cours de l'histoire humaine. On a pu parler justement de l'existence
de divers styles de mort. Il y a aussi divers styles de martyre, que l'Esprit
de Dieu, à l'œuvre dans l'Église et dans l'histoire du monde, suscite selon son
bon plaisir. On ne s'est pas encore arrêté suffisamment à considérer ce fait.
On recule peut-être devant ce que nous révélerait cette étude bouleversante.
Quelle différence n'y a-t-il pas entre le titanesque désir d'un Ignace
d'Antioche ou l'enthousiasme héroïque et rempli de l'Esprit qui anima les
martyrs d'Extrême-Orient aux seizième et dix-septième siècles et cet évanouissement
anonyme et sans regard qui souvent caractérise le martyre du vingtième siècle !
Mais peut-être le martyre de l'angoisse et de la faiblesse, où l'on est détruit
avant de mourir, où le raffinement diabolique de la technique actuelle de la
mort permet de tuer la personne avant le corps, de la dissoudre et de
l'aliéner, peut-être ce genre de mort est-il, plus que tout autre martyre où
éclate l'héroïsme, participation à la mort du Christ. Si l'on voit dans le
Christ lui-même le prototype du martyr, ne faut-il pas reconnaître que le
martyr de notre époque, plus encore que ceux des temps passés, ressemble
étroitement au Seigneur ? Il est le martyr gisant sur le sol, écrasé dans
sa faiblesse mortelle, le martyr qui expérimente l'abandon divin, le martyr
suspendu entre d'authentiques criminels dont on réussit à peine à le
distinguer, le martyr qui est presque convaincu de ne pas l'être, le martyr qui
n'en peut plus et qui pourtant accomplit ce pourquoi il ne trouve en lui-même
aucune force, le martyr qui peut être « damnatus ad metalla » à
perpétuité et mourir ainsi, selon toutes les apparences extérieures, d'une mort
de condamné civil, les mines pouvant
être de nos jours, non plus un endroit isolé, mais tout simplement la prison
dans un pays où triomphe une tyrannie sans Dieu.
On peut presque affirmer que l'on ne
comprend la vie chrétienne que si l'on comprend la mort chrétienne authentique, le martyre. Et l'on sera
peut-être enclin à reconnaître avec épouvante la pauvreté et l'inconsistance de
notre être-chrétien au peu d'ardeur qui nous anime en face d'une telle
vocation. Il nous faut donc fixer les yeux sur le chef de notre foi, qui la
mène à sa perfection, Jésus-Christ, qui au lieu de la joie qui lui était
proposée, souffrit une croix dont il méprisa l'infamie (Héb. 12, 2). Il nous
faut affermir notre cœur (nous devons demander cette grâce d'un cœur confiant)
en fixant le regard sur ceux qui, en toute vérité et notoriété, nous ont
précédés marqués du signe de la foi, sur ces témoins des jours anciens et des
jours nouveaux de l'Église.
Aujourd'hui même, au moment où nous
nous contentons de parler, des chrétiens innombrables souffrent pour le nom de
Jésus, avec foi et résignation, sans renom et sans gloire, expiant notre lâche
indifférence, la faiblesse de notre foi et notre médiocrité avide de plaisirs.
Ils sont l'offrande dont nous vivons, ils sont engagés sur la voie qui peut
devenir soudain, pour nous aussi, l'unique voie qui conduit à la vie, ils font
l'expérience de la vocation qui, au plus profond de la réalité, est aussi la
nôtre depuis que nous avons été baptisés dans la mort du Christ et que nous
recevons, dans le sacrement de l'autel, le corps qui a été pour nous livré à la
mort. Ils sont les authentiques imitateurs du Christ, à l'image du véritable
amour, comme l'observait déjà Polycarpe.
On peut dire aujourd'hui encore et
ici même ce que le grand Origène affirmait autrefois dans sa communauté :
« Je
ne doute pas qu'il
y ait dans cette assemblée un certain nombre de chrétiens — Dieu seul les
connaît — qui sont devant lui et par le témoignage de leur conscience des
martyrs déjà, disposés, dès qu'on le leur demandera, à répandre leur sang pour
le nom du Seigneur Jésus-Christ. Je ne doute pas qu'il y en ait parmi vous qui
ont déjà pris sur eux la croix et qui le suivent » (Hom. in. Num., 10,
2 ; GCS 30, 72). « Dos aima kaï labe pneuma », dit un
apophtegme monastique. Cela reste vrai aujourd'hui encore. Si l'esprit et l'eau
de la vie éternelle s'écoulent du cœur transpercé du Seigneur, alors l'Esprit,
dans l'Église, dépend sans cesse de la présence en elle d'hommes disposés à
accepter le martyre. Et comme l'Esprit, dans sa puissance victorieuse au sein
même de la faiblesse et de la misère de l'homme, veille à ne pas laisser
étouffer sa présence dans l'Église par l'inertie et la lâcheté des hommes, il
veille aussi à ce que, dans cette même Église, surgisse sans cesse cette mort
terrible et riche en grâces, qui rend à l'homme ce beau témoignage : il
demeure le libre croyant, qui par cet acte où brille, dans la grâce, la totale
liberté de la foi, pénètre dans l'infinie liberté de Dieu.
Karl Rahner, in Le chrétien et la
mort (Foi Vivante)
1. Le long passage entre crochets est un peu plus
abstrait. On pourra le passer, et aller directement au paragraphe Dans l’infinie liberté de Dieu. [ndvi]
2. Cf.
K. RAHNER, Die ignatianische Logik der existentiellen Erkenntnis. Über
einige theologische Probleme in den Wahlregeln der Exerzitien des heiligen
Ignatius, dans F. WuLF, Ignatius von Loyola. Seine geistliche Gestalt
und sein Vermächtnis, Wurzburg 1956, pp. 345-405.