lundi 27 mai 2019

En évoquant... Max Jacob, Saint Benoît de Nursie



C'est augmenter le plaisir des voyages que de s'instruire de l'histoire des lieux qu'on traverse : quelle émotion doit être celle de tout Français qui parcourt les bords de la Loire, berceau de la civilisation dans notre pays, témoins des plus grands événements de notre vie nationale. Plus on remonte dans notre passé, plus on voit l'importance historique de ces régions : c'est dans le Loiret que le premier apôtre des Gaules, saint Savinien, l'un des soixante-douze disciples de Notre Seigneur, apporte à Ferrières la première parole chrétienne alors que Néron régnait encore à Rome, et Orléans fut la troisième ville qui reçut – après Sens – la parole qui renouvelait l'univers. Puis les églises s'y bâtissent, où se tiennent les premiers conciles (celle de Saint-Euverte à Orléans par exemple), les premiers saints y vivent : saint Eodald, saint Pipe, saint Lucoin ; saint Germain et sainte Geneviève y viennent. Les premiers monastères, celui de Saint-Aignan, de Micy-Saint-Mesmin, de Fleury-Saint-Benoît dont nous devons nous occuper ici, y commencent cette œuvre formidable que la France moderne oublie trop : la conservation du patrimoine intellectuel du monde au milieu de la plus brutale barbarie. Ce n'est pas ici le lieu de rappeler combien les rois mérovingiens se disputèrent des villes comme Tours, ni le rôle que jouèrent les monastères qui devenaient des asiles sacrés non seulement pour les criminels mais pour des rois comme Merowig fuyant Hilpérik dans la basilique Saint-Martin ou Radegonde y venant chercher la paix et la sainteté. La Loire, c'est l'histoire entière de la France, c'est Clodomir, roi d'Orléans, c'est Charlemagne et Théodulfe, Alcuin à Ferrières, le roi Eudes à Meung-sur-Loire, Louis VI à Châteauneuf, ce sont les terribles invasions normandes, c'est Suger, prévôt de Toury, c'est le séjour à Vitry des rois capétiens, c'est le domaine de Philippe Auguste à Chécy, c'est les Pastoureaux du temps de saint Louis et les séjours de ce roi à Lorris avec sa mère quand il était enfant, c'est Philippe de Valois à Cléry, la guerre de Cent ans et Jeanne d'Arc, etc.
Chaque ville, chaque bourgade a son passé qui la rattache à celui de la patrie entière. L'histoire de chacune de villes de la Loire demande des volumes, l'histoire de ses châteaux, c'est l'histoire des rois et de leur cour qui les ont habités, c'est l'histoire de France. La monographie de Saint-Benoît-sur-Loire n'est pas la moins intéressante de celles qui ont été faites sur les rives du fleuve. Que les curieux consultent le beau livre de l'abbé Rocher : Histoire de l'abbaye de Saint-Benoît-sur-Loire ! Ils trouveront dans notre opuscule non point une œuvre digne d'un si grand sujet, mais seulement quelques renseignements faits pour augmenter l'intérêt de leur visite dans ce coin de terre qui fut sous Charlemagne, avant et après lui, le centre intellectuel du monde.
L'importance du monastère de Saint-Benoît-sur-Loire provient de ce qu'il conservait les reliques du patriarche italien. C'est pour honorer ses précieux ossements qu'on y bâtit des églises dont la dernière est encore debout, c'est sous leur protection que les moines se groupèrent si nombreux pendant tant de siècles, c'est à cause des miracles qu'elles opéraient que les pèlerins vinrent en foule dans ces lieux bénis, que les rois et les papes eux-mêmes s'y rencontrèrent.
Saint Benoît naquit l'année même qui commence le règne de Clovis en Gaule, en 480, à Nursie, dans la Sabine. Une tradition – aujourd'hui discutée – veut qu'il appartint à la noble famille des Anicius, si bien qu'à Rome on a bâti une chapelle de Saint-Benoît sur les ruines de leur palais. On voit dans cette chapelle une vénérable peinture de la Sainte Vierge devant laquelle, enfant, il aurait prié. Envoyé à Rome pour y faire ses études, Benoît fut scandalisé de la vie que menaient ses condisciples et à l'âge de quatorze ans, il résolut de fuir le monde. Sa nourrice qui l'avait accompagné à Rome et qui le suivit quelque temps dans son voyage de départ, fut l'occasion de son premier miracle : il pria Dieu de réparer un crible en poterie qu'on leur avait prêté et que cette excellente femme avait brisé. Il pria et fut exaucé. Les villageois, témoins de ce miracle, en furent si touchés qu'ils conservèrent longtemps la poterie sanctifiée à la porte de leur église.
Saint Benoît se sépara de sa nourrice et ne s'arrêta que dans les montagnes où l'Anio creuse ses gorges, devant les superbes torrents de Subiaco, lieu pittoresque que Néron avait jadis choisi pour sa résidence d'été. Il vécut là trois ans au fond d'une grotte aussi obscure qu'un tombeau. Un moine nommé Romain, qu'il avait rencontré dans la montagne et qui lui avait donné un cilice et un habit religieux, prit soin de sa pauvre nourriture. Il la lui tendait au bout d'une longue corde et l'en avertissait par une clochette. Le démon brisa la clochette. Un chapiteau de la nef de Saint-Benoît-sur-Loire représente cette épreuve que Dieu permit pour éprouver le saint anachorète. Un autre chapiteau représente la tentation de Benoît par des souvenirs de sa courte vie mondaine : Benoît se roule dans les épines pour meurtrir sa chair.
La solitude du futur législateur de la vie monastique en Occident ne pouvait être longtemps respectée. Dieu ne permet pas que la lumière reste sous un boisseau : il fait éclater celle qui émane de ses serviteurs pour le bien de son Église. Benoît fut d'abord visité par des pâtres, qui le prirent pour une bête féroce, puis lui demandèrent de les instruire. Ces pâtres durent sans doute parler de l'anachorète, car des religieux de Vicovaro vinrent le chercher pour le mettre à leur tête. Près d'eux le jeune homme allait faire une bien triste expérience de ce qu'est le monde. En effet ces religieux ne tentèrent rien moins que de le faire mourir par le poison ! Ils s'étaient donnés un maître trop austère et n'avaient pas trouvé de meilleur moyen pour s'en défaire. Averti par le Saint Esprit, Benoît fit le signe de la croix sur la coupe qui lui apportait la mort et la coupe se brisa. Benoît quitta ces mauvais religieux pour retourner à la solitude, mais ce fut en vain qu'il la désirait. Le Seigneur avait besoin de son jeune serviteur : il lui envoyait de partout des disciples et ils se virent bientôt si nombreux qu'ils constituèrent une première communauté. Benoît les répartit en douze maisons dans la vallée de Subiaco, de douze religieux chacune ; ce fut le premier monastère bénédictin. Les uns défrichaient le sol, les autres se formaient à l'étude des sciences et le Seigneur montrait par des miracles fréquents qu'il protégeait l'Institution de son serviteur Benoît. Un jour un Goth, devenu religieux, laissa choir sa faux dans le lac et saint Benoît la fit revenir à la surface. Placide, le disciple favori, bien que jeune et de famille noble, allait puiser de l'eau au lac : il y tomba et fut emporté dans le flot du torrent. Benoît en prière en eut la révélation et dit au frère Maur, le même qui devait plus tard propager la règle en Gaule : « Maur, courez au secours de Placide qui est tombé dans le lac ». L'enfant obéit et sans se douter du grand miracle qu'il accomplissait courut sur les eaux comme il avait couru sur le rivage. Ce ne fut qu'après avoir sauvé Placide qu'il comprit ce que Dieu avait permis.
Hélas ! il arrive trop souvent que ceux qui sont protégés du Ciel sont haïs de la terre. Comme les religieux de Vicovaro avaient voulu empoisonner le jeune anachorète de jadis, un prêtre séculier de ces temps barbares, nommé Florent, persécuta le saint abbé et ses jeunes disciples. Bien que la divination et les miracles répondissent aux coups de l'envie et de la haine, le sage Benoît prit le parti de quitter la vallée de Subiaco où il avait passé trente-cinq ans. Avec ses moines il continua vers le midi sur le versant occidental des Apennins et ne s'arrêta que sur les confins du Samnium et de la Campanie dans ce cirque immense de montagnes abruptes et pittoresques au centre duquel se dresse la tête arrondie du Mont Cassin. Ce fut là qu'il écrivit la règle fameuse qui devait servir de modèle à toutes les règles monastiques de l'Occident, là qu'il éleva le monastère qui devait servir de type à tous ceux que l'on construirait dans la suite des siècles, là qu'il passa les quatorze dernières années d'une vie tout exemplaire.
Le monastère fut bâti en 529 sur l'emplacement d'un temple d'Apollon et de bois sacrés. Les idolâtres du pays convertis par la parole et les miracles de saint Benoît l'aidèrent à détruire ce qui avait été leurs dieux et à édifier deux oratoires, l'un consacré à saint Jean-Baptiste et l'autre à saint Martin de Tours. Cette construction fut signalée par de nombreux miracles ; le démon ne ménageait pas les obstacles aux moines, mais un signe de la croix de saint Benoît suffisait à le chasser. Un jour qu'on avait jeté au feu une idole trouvée dans le sol, le démon fit s'élever des flammes très grandes, qui épouvantaient les moines et que saint Benoît fit s'éteindre par un mot. Une autre fois, c'est un novice qui est écrasé sous un pan de muraille écroulé et que le saint ressuscite. Une autre fois encore, c'est une pierre si lourde qu'aucune force humaine ne peut la détacher du sol et que le signe de croix soulève.
La liste des miracles est longue et ne peut tout entière trouver place ici, on ne taira pas cependant ceux qui montrent les rapports bienfaisants des moines avec les Barbares. Un Goth, nommé Galla, dévastait les campagnes et torturait les paysans pour se faire donner de l'argent. L'un d'eux ne sachant que lui répondre finit par lui dire que son trésor est chez un religieux. Voilà le paysan enchaîné et poussé devant le cheval jusqu'au couvent du Mont-Cassin. « Rends-moi ce que cet homme t'a confié ! » crie le Barbare à saint Benoît qui lisait paisiblement. Saint Benoît jette un regard sur les liens qui tombent à l'instant. Galla est épouvanté. Alors le saint le reprend sur sa conduite, il l'accueille dans la maison et le renvoie converti.
Le vainqueur des Romains, le maître de l'Italie, le plus célèbre successeur de Théodoric, Totila, entendit parler de saint Benoît et notamment du don qu'il avait de prophéties : il s'en moqua et fit prendre ses habits royaux au capitaine de ses gardes, Rigo : « Mon fils, dit à celui-ci l'homme de Dieu, dès qu'il l'aperçut, quittez l'habit que vous portez, il n'est pas le vôtre ! ». Totila vint alors lui-même, il vint très humblement se prosterner à ses pieds : « Levez-vous ! » dit le saint au roi qui reste immobile ! « Levez-vous ! Vous avez fait beaucoup de mal, vous en faites encore tous les jours. Il est temps de cesser vos iniquités. Vous entrerez à Rome, vous passerez la mer, vous régnerez neuf années et la dixième vous mourrez ». Le Barbare fut assez ému pour changer de vie. La prédiction se réalisa.
Un autre grand personnage, qu'il avait converti, le trouva pleurant : « Hélas ! Tout ce monastère que j'ai bâti, tout ce que j'ai préparé pour mes frères, a été livré aux païens sans un jugement de Dieu et c'est à peine si j'ai pu obtenir grâce pour leur vie ». Cette prophétie fut confirmée quarante ans après la mort du patriarche. Le Mont-Cassin fut détruit.
Tous ces faits et bien d'autres sont rapportés par saint Grégoire, qui fut presque son contemporain, dans ses Dialogues. Il est important, dans cet opuscule écrit pour montrer les origines du pèlerinage de Saint-Benoît-sur-Loire, de noter une prophétie qui est remarquable. La renommée de saint Benoît avait franchi les Alpes et s'était répandue dans notre pays bouleversé par les invasions barbares. En 542 des religieux furent envoyés par Innocentius, évêque du Mans, pour demander au Mont-Cassin et la règle nouvelle et une colonie de moines qui la pût enseigner. Le patriarche qui avait prévu la destinée de son œuvre en Italie, eut l'espoir qu'elle fleurit en Gaule. Il donna aux moines du Mans son plus cher fils, Maur, et quatre compagnons, Constantianus, Antonius, Simplicius et Faustus. Odon, abbé de Cluny, parlant de la mission de saint Maur dans les Gaules, ajouta que saint Benoît déclara que son corps serait transporté un jour dans ce nouvel empire au milieu des siens. Le moine de Saint-Benoît-sur-Loire Adrevald, dont les écrits font autorité pour tout ce qui concerne les origines de cette abbaye, cite la parole prophétique comme notoire. Nous allons retrouver bientôt les moines du Mans à propos du transfert des reliques du Patriarche et nous n'en serons pas surpris. Nous ne serons pas surpris davantage du culte que la ville du Mans a voué à sainte Scholastique, qui fut la sœur de Benoît, quand nous saurons qu'après la mort des deux saints, frère et sœur, les moines du Mans ne purent obtenir que le corps de Scholastique, quand les moines de la Loire obtenaient celui de Benoît.
Benoît avait en effet une sœur avec laquelle il avait passé les années de son enfance, et qui s'était tout enfant consacrée à Dieu. Elle était venue le rejoindre au Mont-Cassin, mais ils ne se voyaient qu'une fois par an. Leur dernière entrevue est célèbre. Vers le soir la sœur dit au frère : « Je t'en prie, ne me quitte pas cette nuit, afin que nous puissions parler des joies du ciel jusqu'au matin — Je ne puis demeurer hors de mon monastère », répond le frère. Sainte Scholastique se met en prière et aussitôt éclate un gros orage : « Sors maintenant si tu peux » dit Scholastique. Ils passèrent la nuit en saints entretiens. Quand ils se quittèrent c'était pour la dernière fois. Trois jours après, il vit une colombe dans les airs et comprit que c'était l'âme de la sœur qui s'envolait ; il envoya chercher son corps et le fit déposer dans le tombeau qu'il avait fait préparer pour lui-même. Ce détail est très important pour la compréhension du transfert des reliques.
Quarante jours après, il sentit la mort pour lui-même et fit entrouvrir le tombeau où sa sœur reposait déjà et mourut debout, soutenu par ses chers fils, le 21 mars 543, un samedi. Ce corps fut déposé là où cent dix-sept ans plus tard les moines de Saint-Benoît-sur-Loire devaient venir le chercher pour le transporter dans cette abbaye où les rois, les papes et les peuples devaient le vénérer.
Le monastère du Mont-Cassin fut détruit par les Lombards en 58o, comme le patriarche l'avait prédit.
Quand saint Benoît parut, il y avait de par le monde un grand nombre d'ermites ou de cénobites : vivant seuls ou en commun, généralement appelés moines, faisant partie d'une seule vaste famille, se quittant, passant d'un monastère à l'autre ou se retirant au désert. La règle commune était le renoncement, la pénitence, le travail, le silence et l'office, mais chaque communauté avait ses règles particulières, quand elle en avait d'autres que la volonté de l'abbé. Saint Benoît composa la sienne, qui devint le code de tous : « C'est un précis du christianisme, dit Bossuet dans son Panégyrique de saint Benoît, un docte et mystérieux abrégé de toute la doctrine de l'Évangile, de toutes les institutions des saints Pères, et de tous les conseils de perfection ». « Dans cette œuvre magistrale, dit Mgr Henry Sauvé, éclatent le sens pratique, l'esprit de mesure, la sagesse, la prudence, et pour tout dire le génie législatif et gouvernemental de cette race romaine dont le droit a été le culte, l'ornement et la force et dont Dieu s'est servi, comme d'un instrument dès longtemps préparé, pour le gouvernement de l'Église ». Saint Benoît a établi une école du Service Divin. Elle se divise en trois points : le service de Dieu, la perfection de l'individu, les rapports avec le prochain. Le renoncement absolu aux liens de la terre est demandé parce qu'il est la condition de la charité parfaite. L'obéissance est demandée parce qu'elle est le grand moyen de la conversion des mœurs. Or, pour que cette obéissance soit réelle et profonde, saint Benoît établit cette règle nouvelle : la stabilité ; les frères deviennent des frères éternels et jusqu'à la mort. Cette stabilité devait avoir sur la société une grande influence en donnant à la société désordonnée de son temps et dans tous les temps l'exemple de la famille organisée et de ses bienfaits. La règle du soin des malades, des vieillards, des enfants devait n'engendrer rien moins que la création des hôpitaux monastiques, qui furent le modèle de toutes les institutions de ce genre, rien moins que la création des écoles, qui au milieu du VIIIe siècle avaient disparu complètement. La règle de l'hospitalité, outre l'exemple qu'elle donnait aux populations, permettait d'agir sur le voyageur impie par le spectacle du bonheur que produit une vie sainte et réglée.
Saint Bernard compare l'ordre bénédictin à un grand arbre, dont d'autres arbres sont les branches ; Urbain II le regarde comme un fleuve du paradis qui se partage dans les autres ordres religieux comme dans autant d'autres fleuves. Depuis le jour où les pâtres vinrent écouter la parole du jeune ermite de la grotte de Subiaco, depuis les douze maisons de douze moines, qu'est devenue l'institution bénédictine ? Depuis la mission confiée à saint Maur en France, à saint Placide pour la Sicile ? Depuis la maison de Terracine et celle des sœurs conduites par sainte Scholastique ? Depuis ce temps et depuis la mort du patriarche les anciens monastères d'Italie ont embrassé la règle bénédictine, les savants parlent de trente mille abbayes, de dix-sept mille prieurés et de dix-sept mille maisons religieuses. En 188o, après tant de révolutions, on comptait encore cent onze monastères d'hommes, quatre cent quatre-vingts églises administrées par des bénédictins, douze séminaires et quarante-quatre collèges de six mille élèves. De ces monastères sont sortis des papes comme saint Grégoire le Grand, saint Léon III, saint Grégoire VII, Pie VII, Grégoire XVI ; ils ont éduqué des hommes comme saint Dominique, ils ont été les amis de saint François d'Assise, de saint Ignace ; ils ont élevé des milliers et des milliers de savants comme saint Pierre Damien, saint Anselme, des Pères comme saint Grégoire le Grand, saint Bernard, des théologiens comme Rupert, Trithème, Louis de Blois, Garcias de Cisneros, le cardinal d'Aguirre, le cardinal Sfondrate, les Pères Koenig et Schmier et toute une phalange de savants exégètes, qui ont transcrit les manuscrits de la Bible, refondu les Hexaples d'Origène, cultivé les langues orientales. Et quels éducateurs ! Udalric, au livre des Coutumes de Cluny, écrit qu'aucun fils de roi dans son palais n'était mieux élevé que le plus humble enfant au monastère de Cluny. Aussi les princes leur confiaient-ils les futurs rois et eurent-ils pour élèves Pépin le Bref et Robert II. Pas un érudit digne de ce nom ne niera ce que la science doit à la congrégation de Saint Maur dans l'histoire même profane, les Mabillon, les Martène, les Rivet, les Bouquet, qui ont accumulé les trésors dont la science d'aujourd'hui profite chaque jour. Des manuscrits furent sauvés par eux de la destruction de telle sorte que dans la nuit du Moyen Âge ils ont, si l'on peut dire, conservé sans les éteindre les lumières de l'Antiquité païenne. Et nous ne parlons pas de la foi maintenue, étendue à travers le monde, de la vie religieuse concentrée en eux, de ces vertus qui ont arraché à Voltaire, le plus grand ennemi des moines, ce cri : « Il n'y a guère de monastères qui ne renferment des âmes admirables et faisant honneur à la nature humaine » (Essai sur les mœurs, chap. 39). Ce n'est pas assez de représenter la science au point que le mot bénédictin a passé dans la langue pour désigner un savant patient, de représenter la foi et la vertu ; ils représentent la civilisation elle-même. Qui a défendu l'empire romain contre les Barbares, sinon les bénédictins ? Qui a assoupli, dompté les Barbares vainqueurs, mêlé les races nouvelles aux anciennes pour en faire des nations chrétiennes ? Porté la foi aux confins du monde ? Converti des peuples entiers ? Poli les hommes au contact de leur politesse ? Tous les historiens le reconnaissent, ce sont les bénédictins. Le travail des mains, prescrit par la règle de saint Benoît, a défriché l'Europe. L'empereur Justinien dit dans sa 133e novelle : 
Si les moines adressent à Dieu leurs supplications pour l'État avec des mains pures et des âmes dépouillées, il est manifeste que les armées seront en bon ordre et les cités bien réglées. Dieu étant apaisé et devenant propice, comment tout ne respirerait-il pas la paix et la dévotion ? La terre elle-même produira ses fruits en abondance ; la mer nous donnera son tribut grâce à la prière de ces saints religieux, qui rendent Dieu favorable à tous les intérêts sociaux. La généralité des hommes eux-mêmes en deviendra meilleure.
Pèlerins qui venez sur cette terre de Saint-Benoît-sur-Loire vénérer les reliques du Grand Homme, du Grand Saint, et vous, simple voyageur, qui aimez à revivre le passé devant ses monuments, on vous dira ici même la place qu'occupe dans l'histoire de France et du monde l'abbaye qui contint, dit-on, jusqu'à cinq mille élèves, mais, en foulant ce sol qui porte tant de souvenirs, n'oubliez pas de porter votre tribut à la mémoire des fils de saint Benoît qui représentèrent en des temps troublés l'esprit, la science, la foi, la vertu, en un mot la civilisation et d'ailleurs l'ont représentée en tout temps. Donner l'histoire abrégée de ce lieu sans indiquer même grossièrement ce qu'étaient ses habitants, c'était donner un squelette et non un corps. Et vous, archéologues, artistes, qui appréciez la beauté de la basilique romane en admirant l'harmonie de ses lignes, songez à ce que pouvaient être les hommes qui bâtissaient des chefs-d'œuvre avec tant d'humilité et qui joignaient à une foi dont on ne voit guère d'exemples aujourd'hui, un art qui n'a aujourd'hui absolument aucun rival.
Max Jacob, in Saint Benoît et l’abbaye de Fleury

vendredi 24 mai 2019

En témoignant... Don Piergiorgio Perini, Les cellules paroissiales d'évangélisation



Il n'est pas possible qu'un prêtre se contente uniquement de la présence dominicale de ses fidèles, même s'ils sont nombreux, car le Seigneur nous envoie, non pas vers un grand nombre, mais dans le monde entier :
Allez dans le monde entier,
proclamez l'Évangile à toutes les créatures.
Marc 16, 15
L'engagement à l'évangélisation doit devenir d'autant plus urgent et précis que le pourcentage de pratiquants est très faible, voire négligeable. Paul VI prit conscience de cette nécessité, quand, en 1975, il affirmait :
L'Église existe pour évangéliser.
Evangelii nuntiandi §14
Dans ce contexte, il a tracé pour toute l'Église une ligne d'engagement dans ce qui, à ce moment-là, ne s'appelait pas encore la Nouvelle évangélisation. C'est Jean-Paul II qui, un peu plus tard, en 1979 à Nova Huta en Pologne, employa cette expression. La manière décisive et convaincante dont Paul VI a défini le but de l'Église, nous oblige à nous interroger et à remettre complètement en question nos activités pastorales.
Nous ne pourrons considérer ces activités comme positives et conformes à la finalité même de l'Église que si elles sont orientées vers l'évangélisation, c'est-à-dire en direction de ceux qui n'ont jamais entendu parler de Jésus Christ ou ont perdu leur identité de foi et de pratique chrétienne. Il s'agit de mettre en œuvre, selon les indications des papes et des enseignements de l'Église, la valeur de l'annonce kérygmatique : une annonce capable de toucher en profondeur le cœur, la vie et la sensibilité de l'homme d'aujourd'hui, avec la proposition forte, claire et sans équivoque de Jésus comme unique Sauveur. C'est cette annonce dont il est question dans le livre des Actes des Apôtres :
Le cœur bouleversé d'entendre ces paroles, ils demandèrent à Pierre et aux autres apôtres : « Que ferons-nous, frères ? » Pierre leur répondit : « Convertissez-vous : que chacun de vous reçoive le baptême au nom de Jésus-Christ pour le pardon de ses péchés, et vous recevrez le don du Saint Esprit. Car c'est à vous qu'est destinée la promesse, et à vos enfants, ainsi qu'à tous ceux qui sont au loin, aussi nombreux que le Seigneur notre Dieu les appellera.
Actes 2, 37-39
Le changement du cœur de ces gens, leur conversion, trouve sa justification dans l'annonce courageuse de Pierre. Il leur parla de Jésus, résumant son histoire en quelques mots dont le point culminant fut :
Ce Jésus, Dieu l'a ressuscité, nous tous en sommes témoins. Exalté par la droite de Dieu, il a donc reçu du Père l'Esprit Saint promis et il l'a répandu, comme vous le voyez et l'entendez.
Que toute la maison d'Israël le sache avec certitude : Dieu l'a fait et Seigneur et Christ, ce Jésus que vous, vous avez crucifié.
Actes 2, 32-33.36
L'homme moderne, même inconsciemment, a besoin de rencontrer ce Jésus mort par amour pour lui et qui, en ressuscitant, lui a ouvert les portes d'une espérance éternelle. L'Église est redevable au monde de cette proclamation du salut, qui, à travers les activités des paroisses, peut et doit parvenir à toute l'humanité.
Les conclusions tirées de ces observations exigent, dans de nombreux cas, de la part du pasteur, un changement de mentalité qui le porte à faire des choix peut-être jamais faits ou inattendus, favorisant en lui ce qu'on pourrait appeler une conversion. En d'autres termes, le pasteur doit tenir compte, dans l'exercice de son ministère, de la réalité dans laquelle sont plongés les gens qui subissent la souffrance découlant de la mentalité actuelle.
Ces considérations étaient présentes dans ma vie, mais elles n'étaient pas suffisantes pour me décider à faire concrètement ces choix et à les mettre en pratique. Parmi les nombreuses raisons de mon échec, il me fallait admettre un certain amour pour la vie tranquille et la peur de m'aventurer dans de nouvelles expériences qui pouvaient avoir un goût d'originalité. L'exhortation apostolique de Paul VI Evangelii nuntiandi a été pour moi, depuis 1975, l'occasion d'une forte remise en question et d'un examen sérieux de mon ministère de curé. Toutefois, n'ayant pas sous les yeux, pour m'encourager, des modèles à imiter, j'ai poursuivi, même à contrecœur, avec les mêmes perspectives, méthodologies et aspirations que précédemment. Je manquais de vision prophétique. Cet échec aurait pu être le prélude d'une crise d'identité susceptible de compromettre ma vocation de prêtre, tout comme cela s'est produit, à l'époque, pour plusieurs de mes frères.
La rencontre avec une paroisse renouvelée par l'ardeur missionnaire
Le Seigneur vint à ma rencontre à travers un vieux prêtre canadien, le père Valérien Gaudet, omi, qui, en juin 1986, me montra un article d'une revue américaine, intitulé Paroisse en flammes.
Il racontait l'histoire d'une paroisse catholique en Floride, plus précisément celle de Saint-Boniface à Pembroke Pines, où le pasteur, le révérend Michael Eivers, avait adopté une méthode d'évangélisation provenant d'une expérience pentecôtiste coréenne, dénommée Système des cellules d'évangélisation.
La lecture de l'article était fascinante et stimulante ; il donnait l'image d'une paroisse très dynamique qui savait faire des propositions à ses fidèles et les soutenir dans un engagement actif d'évangélisation au cœur de la vie quotidienne, en leur permettant d'être, selon la parole évangélique, lumière du monde et sel de la terre. (cf. Matthieu 5, 13-16)
Dans la paroisse de Saint-Boniface, je voyais se réaliser les indications que le pape Jean-Paul II avait données à l'Église, à plusieurs reprises, en déclarant : « Le monde a besoin d'une nouvelle évangélisation » (Nova Huta, 1979), ajoutant plus tard qu'elle « doit être nouvelle dans son ardeur, nouvelle dans ses méthodes et nouvelle dans son expression » (Conférence épiscopale latino-américaine - CELAM, Haïti, 1983).
Il s'agissait donc d'une invitation à une nouveauté radicale, qui ne pouvait être exprimée par le terme ré-évangélisation, puisque ce terme contenait la notion de répétition de la manière précédente d'évangéliser. La proposition du pape demandait un nouvel enthousiasme, des méthodes nouvelles et efficaces et de nouvelles expressions pour transmettre le contenu même de l'évangélisation : l'annonce kérygmatique du Christ, comme Sauveur unique et universel. Cela allait à l'encontre de la mentalité, alors déjà très présente, qui considérait comme suffisante la référence générique à une entité supérieure, laquelle ne permettait pas nécessairement d'identifier le Seigneur Jésus.
La lecture de cet article m'a beaucoup surpris et j'ai décidé d'organiser un voyage avec le Père Gaudet à Saint-Boniface, en novembre 1986. J'ai d'abord fait part de mon désir à l'évêque de Milan, le cardinal Carlo Maria Martini, décidé à ne pas faire un pas, même par la suite, sans l'approbation et la bénédiction de celui qui avait la responsabilité de la conduite pastorale du diocèse. La réponse fut des plus encourageantes. S'ensuivit plus tard une invitation du cardinal au recteur du Séminaire de théologie de Milan, Don Giorgio Riva, pour accompagner trois de mes paroissiens à un séminaire international sur les Cellules Paroissiales d'Évangélisation, à Saint-Boniface, en février 1987.
Ainsi, sommes-nous partis, le Père Valérien et moi, pour la Floride, et notre étonnement fut encore plus grand en découvrant que la réalité dépassait la description de l'article : nous avons vraiment rencontré une paroisse en flammes, renouvelée par l'Esprit Saint, pleinement engagée dans l'annonce de Jésus, ouverte à la rencontre et à la compréhension de tous ceux qui, pour une raison quelconque, s'étaient éloignés. Je vis que cette communauté, à travers les cellules paroissiales d'évangélisation, était en mesure de conjuguer foi et raison, en ce sens qu'on attendait tout de Dieu, mais après avoir assumé consciencieusement et raisonnablement le devoir de se mettre au service des frères éloignés. Ainsi, ces derniers représentaient-ils un potentiel de croissance pour les cellules et pour la communauté.
Une vision positive s'instaurait donnant lieu à un engagement courageux et nouveau fondé sur le grand mandat que Jésus ressuscité, avant de monter vers le Père, a laissé aux hommes :
Allez donc : de toutes les nations faites des disciples,
les baptisant au nom du Père et du Fils et du Saint Esprit.
Matthieu 28, 19
De l'adoration eucharistique à la nouvelle évangélisation
Ainsi, de retour d'Amérique, j'ai cherché à transposer, dans ma réalité italienne et milanaise, l'expérience que j'avais vécue et connue. Au début, je reçus, dans ma paroisse, un accueil certes affectueux, mais aussi un peu moqueur. Les gens disaient : « Don PiGi est devenu fou ». Peut-être ont-ils vu mon visage plus souriant que d'habitude, m'ont-ils entendu parler d'évangélisation de façon enthousiaste et positive comme jamais auparavant. Une nouvelle perspective s'était ouverte, en effet. En contraste avec la réalité assez décevante de la société dans laquelle on vivait à l'époque, elle offrait une alternative claire pour un engagement très positif, œuvre de l'Esprit Saint, comme j'avais pu le voir en Floride.
Quelque chose, en effet, m'avait retourné : j'étais convaincu que mon ministère sacerdotal devait s'orienter vers l'évangélisation, que je devais avoir une vision différente de la paroisse. C'est pourquoi, il était très important de se tourner vers ceux qui n'étaient pas présents dans l'Eglise, qui ne fréquentaient pas la paroisse. C'était une perspective complètement nouvelle : avant, j'étais habitué à compter les gens présents et j'étais satisfait si leur nombre augmentait ; cependant, après l'expérience vécue en Floride, je sentais monter en moi, face à la multitude des absents, un désir profond de les approcher, d'aller jusqu'à eux : c'était l'engagement d'évangélisation qui commençait à porter ses fruits. Le cœur du pasteur s'ouvrait ainsi à l'invitation de Jésus de prendre soin de tout son troupeau.
Le 11 novembre 1986, au cours d'une réunion du Conseil pastoral de la paroisse et en présence du Vicaire général du diocèse, Mgr Renato Corti, j'informai le Conseil de l'expérience vécue. À cette occasion, il fut décidé d'y associer la communauté paroissiale, au mois de janvier 1987, à travers une assemblée générale.
Elle réunit environ 200 paroissiens, et, durant cette rencontre, il fut décidé collégialement de lancer l'expérience à partir d'un point incontournable : l'adoration eucharistique. De fait, à Saint-Boniface, tout le processus des cellules était fondé sur l'adoration eucharistique. L'initiative eut immédiatement un énorme succès. Le cœur de l'homme, en apparence sec et fermé à la transcendance, pouvait retrouver, à travers l'adoration, un des fondements de la tradition chrétienne, en contraste avec l'invasion du relativisme et du subjectivisme qui constituent un obstacle à la reconnaissance du Christ comme seul Sauveur, et provoquent, en réponse à une telle annonce, un sentiment d'intolérance et d'arrogance.
Nous parvenions ainsi à proposer un objectif fixe qui répondait à un besoin de références sûres, spirituelles et durables.
Un souffle de vie nouvelle a touché la communauté et lui a fait redécouvrir son identité la plus profonde, sa mission fondamentale : « Proclamer la Bonne Nouvelle : Jésus, le seul salut possible pour l'homme ».
Le cardinal Paul Poupard a dit, en 2004 : « Que doit faire l'Église et nous catholiques pour relever le défi de la nouvelle évangélisation dans le monde moderne, où de nombreux non-croyants nous entourent ? Nous devons avant tout PRIER ».
En attendant, nous avions démarré, entre nous, l'expérience des cellules paroissiales d'évangélisation. C'était en avril 1987, quand un groupe de 42 membres de la paroisse que j'avais choisis lors d'une nuit de prière, assista, pendant six semaines, au parcours de formation pour leader de cellule, en utilisant un manuel de formation semblable à celui-ci. À la fin du parcours, quatre cellules provisoires furent mises en place, ce qui permit de passer de la théorie à la pratique en apprenant, à de futurs leaders, à conduire un petit groupe, la cellule évangélisatrice.
Il s'agissait de méthodes nouvelles et dynamiques adaptées pour valoriser la présence de tous ceux qui allaient participer à des rencontres de cellule. Arriva le moment où l'expérience fut ouverte à toute la communauté paroissiale. Les adhésions recueillies au cours de la célébration eucharistique des 7 et 14 février 1988 permirent de composer 15 cellules qui, en évangélisant, commencèrent à croître et à se multiplier jusqu'à atteindre le nombre actuel de 140 cellules.
La communauté avait redécouvert l'expérience enthousiaste et dynamique de l'Église primitive, comme cela est décrit dans le livre des Actes des Apôtres :
Et le Seigneur adjoignait chaque jour à la communauté ceux qui trouvaient le salut.
Actes 2, 47
Un géant à réveiller et son oïkos à redécouvrir
La méthodologie que vous trouverez dans ce volume est basée sur deux convictions :
La première conviction est que la paroisse a besoin d'une forte secousse pour sortir de la torpeur dans laquelle elle est généralement tombée. Précisément à cause de cela, Jean Paul II parle du « renouveau de la paroisse » (cf. Christifideles Laici  §34).
Le cardinal George Basil Hume dit, à ce sujet, dans une expression audacieuse et parlante : « La paroisse est un géant endormi ».
En fait, la paroisse ressemble souvent à un gros ours entré en hibernation, à un gros corps assoupi, dans lequel le sang circule au ralenti et ne peut donc plus en atteindre les extrémités. Pourtant, en remplissant plus ou moins sa mission, la paroisse demeure le lieu de l'incarnation du divin, l'élément stable de l'évangélisation.
Il est nécessaire de la réveiller. Aujourd'hui plus que jamais, la paroisse doit devenir consciente de sa mission d'évangélisation. Le curé, sensible à la mission confiée par le Christ, doit, à son tour, impliquer la composante laïque du peuple de Dieu : les laïcs doivent devenir co-responsables dans la conduite pastorale de la paroisse, et surtout dans le projet de la nouvelle évangélisation.
La deuxième conviction se trouve dans les paroles de Jésus quand il dit :
En chemin, proclamez que le Règne des cieux s'est approché.
Matthieu 10, 7
Jésus nous suggère donc de ne pas attendre que les plus éloignés se rapprochent et de ne pas aller nécessairement les chercher qui sait où ! Il nous invite à évangéliser chemin faisant, c'est-à-dire là même où nous vivons et travaillons dans le monde.
Une des intuitions caractéristiques du système des cellules est que, grâce à cette méthode, nous sommes invités à nous occuper des personnes que nous rencontrons chaque jour, en particulier de celles qui sont les plus éloignées de Dieu. C'est aussi une Proposition de l'Évangile, celle de Jésus à l'homme de Gérasa, à peine libéré de l'esprit impur ; quand il demande à le suivre, Jésus ne répond pas à sa demande, mais il lui demande :
Va dans ta maison auprès des tiens
et rapporte-leur tout ce que le Seigneur a fait pour toi dans sa miséricorde.
Marc 5, 19
Le changement de mentalité du prêtre entraîne également un changement d'orientation pastorale. Si, auparavant, son attention était tournée vers ceux qui fréquentaient déjà l'Église, il est amené, dans la logique de la nouvelle évangélisation, à considérer différemment ceux qui sont loin : comme ils représentent le potentiel de croissance de la communauté, il s'applique à les ramener, sans s'arrêter à leur conversion, mais en les aidant à passer de l'état d'évangélisé à celui d'évangélisateur.
Si vous décidez d'œuvrer réellement pour le Royaume de Dieu, il vous faut travailler pour l'avenir avec patience, obstination, prêts à recommencer après chaque échec, chaque chute, chaque égarement. Les choix pastoraux, toujours nouveaux, parfois contradictoires, à la recherche obsessionnelle de la nouveauté (« Viendra un temps, en effet, où certains ne supporteront plus la saine doctrine, mais, au gré de leurs propres désirs et l'oreille leur démangeant, s'entoureront de quantité de maîtres » 2 Timothée 4, 3) ne peuvent pas faire l'impasse de la finalité de l'Église :
L'Église existe pour évangéliser.
Evangelii nuntiandi  §14
À travers cette nouvelle prise de conscience, j'ai aussi réalisé que mes efforts seuls n'étaient pas suffisants. Il m'était impossible, à moi prêtre, d'aller vers tous, et il était surtout difficile de rejoindre les frères là où ils vivaient au quotidien : travail, école, famille, lieu d'habitation... Jusque là, j'étais habitué à m'en référer à moi-même et à un nombre restreint de collaborateurs pour organiser l'apostolat et l'annonce, mais ceci trahissait en moi et dans ma formation une mentalité non habituée à valoriser le baptême, qui, à différents niveaux, nous rend tous prêtres, prophètes et rois dans le Christ (cf. 1 Pierre 2, 9).
J'ai dû, en d'autres termes, opter en faveur d'une Église qui soit bien plus ecclésiale que cléricale ; je devais me fier et me confier à l’œuvre de l'Esprit Saint, en m'ouvrant à ses dons, promis aussi aux laïcs. Il s'agissait avant tout de préparer les laïcs à prendre en charge ce devoir de responsabilité afin qu'ils soient capables d'orienter leur vie vers la diffusion du Royaume de Dieu et cet avenir où Dieu est tout en tous (cf. 1 Corinthiens 15, 28).
L'engagement d'évangélisation devint un engagement plein d'espérance, la cellule devint le modèle d'une vie orientée vers l'avenir.
La responsabilité des laïcs et la prolifération des cellules d'évangélisation
Un nouvel horizon se profilait : les laïcs devaient passer du rôle de collaborateurs, bien que précieux, à celui d'authentiques co-responsables ; ainsi, ceux qui avaient déjà fait une expérience de Jésus, ceux qui l'avaient déjà rencontré, étaient motivés et valorisés au nom du baptême par lequel ils étaient devenus enfants de Dieu et frères du Christ.
Il était essentiel de leur faire redécouvrir leur vocation commune à l'évangélisation. Cela permettait au curé de se sentir toujours soutenu par les laïcs mêmes, devenus co-responsables, dans les moments de doute, d'incertitude et de désespoir.
Ainsi était-il possible de créer une communauté strictement fondée sur l'unité du Corps mystique du Christ, source de nouveaux dons de la grâce de Dieu.
Les cellules représentent une véritable opportunité pour l'évangélisation, et plus encore, une expérience vive et vitale de mise en œuvre du mandat de Jésus pour évangéliser au niveau de la paroisse, sans porter atteinte à sa structure traditionnelle, mais en la renouvelant de l'intérieur et en motivant fortement les laïcs dans cette direction. Ainsi, dans la communauté paroissiale peuvent cohabiter associations, mouvements, groupes nouveaux et traditionnels, qui sont toutefois invités à orienter leur mission dans le sens de l'évangélisation, sans que le charisme et la spécificité de chacun en soient affectés.
Beaucoup de paroisses en Italie ont adopté cette méthode d'évangélisation (avec plus de 1500 cellules), mais l'expérience n'est pas seulement italienne, puisque les cellules sont présentes et développées en France, Suisse, Belgique, Danemark, Angleterre, Malte, Irlande, Luxembourg, Pays-Bas, Allemagne, Suède, Lettonie, Pologne, Europe orientale, et même États-Unis, Venezuela, Mexique, Brésil, Canada, Singapour, Corée, Nouvelle-Calédonie, Fidji, Australie, Afrique du Sud, Gabon, Kenya, Liban.
L'effort pour annoncer l'Évangile à travers les cellules d'évangélisation fait refleurir la vie de nombreuses paroisses ; c'est l'Esprit Saint qui travaille pour atteindre ces caractéristiques spécifiques : transformer les communautés en les rendant vives et dynamiques dans le Christ.
Afin de coordonner cette réalité multiforme, un Forum international (constitué des représentants régionaux et nationaux) se réunit régulièrement depuis 1998.
Depuis 1990, la paroisse Sant'Eustorgio organise un Séminaire international sur le système des cellules paroissiales d'évangélisation. Jusqu'en 2007, près de 7000 personnes venant du monde entier l'ont suivi, comptant parmi elles des prêtres, des consacrés et des laïcs engagés, y compris de nombreuses familles.
Les Cellules paroissiales d'évangélisation représentent donc, depuis 1987, une forme concrète du renouvellement de la vie paroissiale — et, dans certains cas, de la vie du diocèse —, orientée vers la reconnaissance de Jésus comme Sauveur unique et universel à laquelle chaque baptisé doit répondre par son engagement dans l'évangélisation. Cette méthode trouve sa justification dans sa capacité à promouvoir la nouvelle évangélisation, conformément aux invitations répétées de l'Église universelle et des Églises particulières, et à transformer l'Église de géant endormi en paroisse en flammes.
Don Piergiorgio Perini (2007)
curé de la Paroisse de Sant'Eustorgio à Milan


mercredi 22 mai 2019

En réconciliant... Dom Lambert Beauduin, L'Occident à l'école de l’Orient



I. Mystère pascal
Outre le bien essentiel de l'unité retrouvée, la réconciliation de l'Orient et de l'Occident chrétiens ménagerait entre les Églises réunies des échanges de vues et des influences mutuelles dont nos Frères séparés ne seraient pas les seuls bénéficiaires. Il ne sera pas sans profit de rechercher quels seraient pour nous, Latins, — et c'est uniquement de nous qu'il s'agit ici — les avantages qui résulteraient de ce rapprochement.
Notre zèle pour l'Union des Églises y trouvera un stimulant nouveau ; et surtout, nos âmes, par les aveux que pareille enquête ne manquera pas de nous suggérer, se pénétreront de modestie, d'estime, de condescendance, de fraternelle bienveillance, dispositions psychologiques indispensables à tous ceux qui veulent s'employer à l'Union des Églises.
La théologie, la discipline, la piété, bref tous les domaines de la vie religieuse offrent un vaste champ à ces investigations ; nous voilà aux Fêtes de Pâques, limitons-nous aujourd'hui à ce seul sujet et demandons à nos Frères orientaux de nous faire mieux comprendre le grand mystère du Christ ressuscité.
Nous répondrons à trois questions :
. Avons-nous besoin de cette leçon ?
. Que nous apprennent les Orientaux sur ce sujet ?
. Le moyen pratique de les imiter ?
1er point : besoin d’une leçon pour nous
Nous n'ignorons pas, dit saint Léon le Grand, que de tous les mystères chrétiens le Sacrement pascal est le plus important 1. C'est que le mystère de la Résurrection nous établit au foyer même de toute vie surnaturelle. Par son triomphe définitif sur la mort, le Christ Homme est devenu le contemporain de toutes les générations, le Seigneur du royaume des vivants ses frères, en toute vérité, l'Auteur de la vie ό άρκηγος τής ζωής 2.
Corps et âme, hommes et choses, temps et éternité, il vivifie tout de la plénitude de vie divine dont il surabonde. « Si le Christ n'est pas ressuscité, notre foi est vaine ; nous sommes encore dans nos péchés. Il n'y a pas d'hommes plus misérables que nous »3. En toute vérité « la pierre angulaire, le centre, le tout de l'économie nouvelle, c'est le Christ ressuscité »4.
Cette dévotion au Christ triomphant qui remporte aujourd'hui pour notre race la victoire suprême, cette piété ardente du peuple racheté saluant dans son Chef vainqueur la nouvelle humanité, ces joies pascales enfin sont-elles encore nôtres ?
De tous les mystères de la vie du Sauveur, celui-ci n'est-il pas le moins médité et le moins vécu chez nous ?
Dans la contemplation de la vie du Christ les fidèles s'arrêtent de préférence aux événements douloureux ; et la Croix en Occident apparaît plus souvent entourée des instruments du supplice que des trophées de la victoire.
Vraiment nous ne sommes plus au temps des Christs couronnés, des Croix triomphales ; elles ont disparu les visions célestes des mosaïques absidiales qui ornaient les basiliques constantiniennes : le trône incrusté de pierreries, le Christ siégeant dans toute la majesté de sa royauté souveraine, ses vêtements et son nimbe étincelants, d'or, une grande Croix constellée de gemmes brillant au fond de la scène, et la main du Père sortant des nues et couronnant l'Homme Dieu du diadème de gloire.
Il n'est pas question bien entendu d'ignorer la Croix et les souffrances du Sauveur ; mais n'oublions pas que la Croix, sans les splendeurs de la Résurrection, ferait de nous les plus misérables des hommes et du Christ le plus coupable des imposteurs.
2ème point : l’exemple de nos Frères orientaux
Or nos Frères orthodoxes (et bien entendu il faut en dire autant des chrétientés orientales unies au Siège de Rome, puisque les Livres liturgiques et la discipline sont identiques) donnent au mystère de la Résurrection une place fondamentale dans leur Culte et leur piété ; c'est en toute réalité et pour employer notre langage, la grande dévotion de l'Orient. Leur liturgie en effet ne perd jamais de vue le mystère pascal : chaque année dans le Temps pascal, chaque semaine dans la célébration du Dimanche, chaque jour dans les mystères eucharistiques, bref par cette triple institution annuelle, hebdomadaire, quotidienne, elle ramène la contemplation féconde de cette vie nouvelle dont le Christ triomphant déborde 5.
Pâque annuelle. — De toutes les solennités liturgiques, l'Office de la grande Nuit de Pâques occupe le premier rang ; la liturgie, dite chez nous le Samedi saint, est en toute vérité le centre du mystère pascal, de toute l'année liturgique : c'est la vraie Fête de Pâques. Cet office commence chez nos Frères orientaux le Samedi soir et se prolonge pendant toute la nuit, jusqu'aux premières lueurs de l'aube pascale, l'heure même où le Christ sortait vivant du tombeau : « Après le Sabbat, dit l'Évangéliste, dès l'aube du premier jour de la semaine : Vespere Sabbati quoe lucescit in prima Sabbati » (Matthieu XXVIII, 1).
Leur liturgie exubérante, déborde aujourd'hui d'enthousiasme.
Dans la célèbre Laure (monastère) orthodoxe russe de Potcheev, où il nous fut donné de séjourner l'an dernier, des trois églises très spacieuses où se célèbrent selon les temps liturgiques les différentes solennités, l'Église de l'Anastasis ou Résurrection brille d'une splendeur sans égale. Fermée en d'autres temps, on l'inaugure chaque année le soir du Samedi-Saint par la célébration de la grande nuit pascale ; et toutes les solennités du cycle pascal s'y déroulent. La richesse de sa décoration, l'étincellement de ses voûtes dorées, le reflet d'or de ses icônes dont l'iconostase est tout illuminé, bref toute la splendeur byzantine de cet édifice qui rappelle Saint-Marc de Venise, constitue pour la Solennité des Solennités, un prestigieux décor.
Pour nous Latins, l'Office du Samedi Saint a perdu pratiquement son rang et les fidèles y participent peu. Et, avouons-le, les apparences sont décevantes : anticipation au matin du Samedi Saint, maintien partiel de la loi du jeûne et de la couleur violette ; importance prise par la messe du jour même de Pâques, tout contribue à donner à l'Office actuel du Samedi Saint une allure de vigile de pénitence ; mais comment y voir l'Office central de tout le cycle ? 6
« Le Seigneur est ressuscité » ; « En vérité, il est ressuscité », tel est le cri joyeux que tous nos Frères d’Orient échangent entre eux, en guise de salut, au matin de Pâques. Et durant tout le temps pascal, aucune autre dévotion ne détourne les fidèles de la contemplation des glorieux mystères : Résurrection, Ascension, Descente du Saint-Esprit.
Dans la collection des Livres liturgiques, un volume spécial, le πεντεχοστάοιον 7 contient toute la liturgie pascale ; c'est comme une seule fête de cinquante jours, la joyeuse Cinquantaine. L'idée unique qui inspire toutes ces pages est que la Résurrection a fait de nous des citoyens du ciel, des hommes célestes ; que nous vivons dès maintenant avec le Christ une vie ressuscitée, dont la plénitude des effets est provisoirement suspendue, mais qui nous anime et nous transforme déjà. « Entre le ciel et la terre, dit saint Jean Chrysostome, une commune louange merveilleusement symphonique s'établit : actions de grâces, allégresses, mélodies joyeuses, tout est harmonieusement confondu »8. Les accents tout palpitants de foi et d'amour d'un autre grand docteur de l'Église byzantine, saint Grégoire de Nazianze, trouvent encore aujourd'hui un écho fidèle dans les chrétientés orientales : « C'est la Pâque du Seigneur, la Pâque, oui la Pâque, je le dis jusque trois fois en l'honneur de la Sainte Trinité. C'est la Fête des fêtes, la Solennité des solennités, surpassant toutes les autres, autant que le soleil surpasse les étoiles. Hier l'Agneau a été immolé, les portes teintes de son sang, et ce sang nous a valu d'être épargnés par l'Ange exterminateur. Aujourd'hui nous quittons à jamais cette terre d'Egypte, son tyran Pharaon et ses odieux préfets... Hier j'étais cloué sur la croix avec le Christ, aujourd'hui je partage son triomphe ; hier je mourais de sa mort, aujourd'hui je vis de sa vie ; hier j'étais enseveli avec lui, aujourd'hui je suis associé à sa Résurrection »9.
Pâque hebdomadaire. — Chaque semaine l'Église a fixé un jour, une solennité pour célébrer le mystère de la Résurrection : le dimanche. Dom Dumaine dans son ouvrage sur Le Dimanche chrétien 10 et le chanoine Callewaert dans ses études sur le Carême 11 ont mis cette vérité en pleine lumière : la raison d'être et l'origine de l'institution dominicale est la célébration du triomphe du Christ glorieux : la tradition est unanime sur ce point et l'Église orientale y est restée fidèle : « Aux temps les plus anciens, dit Dom Dumaine, on le consacrait (le dimanche) au souvenir joyeux de la Résurrection, à l'allégresse de la vie éternelle retrouvée, à l'espérance du salut prochain. C'était la fête, la solennité générale des chrétiens, avant que tout autre fête ait été instituée 12.
Dans la liturgie byzantine le dimanche est appelé άναστάσιμος (qui a rapport à la Résurrection) et le livre dominical qui contient le texte noté des diverses pièces anastasimes, c'est à dire des pièces qui se chantent aux offices du dimanche, porte un nom qui a la même étymologie 13.
En Russie également, le Dimanche porte le nom de Résurrection (voscrénié). Dans les liturgies du type byzantin, à partir des premières Vêpres du Samedi, tous les offices dominicaux se terminent par l’Apolisis ou prière qui débute par ces mots : ό άναςτάς έκ νεκρών « Ô vous qui êtes ressuscité des morts ».
Chaque dimanche de l'année, à Matines, après la lecture de l'Évangile on chante un tropaire tiré de l'office de Pâques 14 et qui n'est que l'embolisme de notre antienne du Vendredi Saint Crucem tuam. Nous la donnons en latin pour faciliter le rapprochement.
...Crucem tuam, Christe, adoramus et Sanctam Resurrectionem tuam laudamus et glorificamus... Venite omnes fideles, adoremus Christi sanctam Resurrectionem ; ecce enim venit propter crucem gaudium in universo mundo. Benedicentes Dominum laudemus Resurrectionem ejus...
Le Dimanche nous présente donc comme en un raccourci suggestif le grand mystère pascal, et devient un hommage hebdomadaire à la royauté du Christ ressuscité.
Pâque quotidienne. — Enfin la liturgie byzantine accentue fortement le rapport de la Communion eucharistique avec la Résurrection du Sauveur : en effet la parole divine est formelle : « Celui qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle et je le ressusciterai au dernier jour » (Saint Jean, VI, 55). C'est que la messe, comme le mystère pascal comporte l'échange de deux vies : l'alliance conclue par la Rédemption entre Dieu et le nouvel Adam se réalise ici pour chacun de ses membres : nous nous donnons, nous nous consacrons au Père par le sacrifice ; le Père nous donne le gage de la vie éternelle par la Communion.
Entendant développer cette idée, un moine de rite byzantin, nous dit toute sa satisfaction de trouver la justification théologique des chants de la Résurrection qui accompagnent chez les Russes la distribution de la Communion. Il me fit lire les paroles suivantes que le Diacre prononce en tenant la patène au-dessus du calice, aussitôt après la communion des fidèles :
Ayant vu la Résurrection de Jésus, adorons notre divin Sauveur... nous adorons Votre Croix ô Seigneur, nous chantons et nous glorifions Votre Sainte Résurrection... Fidèles, accourez tous ! adorons la Sainte Résurrection du Seigneur car, par la Croix, la joie est entrée dans le monde entier. Bénissons sans cesse le Seigneur, chantons Sa Résurrection car, par Ses souffrances sur la Croix, Il a détruit la mort par la mort.
Resplendissez nouvelle Jérusalem, et vous, très pure Mère de Dieu, revêtez-vous du vêtement de la joie, car Il est ressuscité Celui auquel vous avez donné le jour.
Ô Christ, Pâque sublime et très sainte... 15
Dans la liturgie de saint Basile un chant semblable accompagne la consommation des saintes Espèces par le Diacre 16.
Inutile d'insister sur cet aspect si profond des Saints Mystères. Cette résurrection des membres, garantie par la communion au corps glorieux du Christ, est mise profondément en relief dans toute la tradition chrétienne, et saint Thomas est l'écho fidèle de celle-ci, quand il insiste dans ses écrits sur cet aspect : « L'Eucharistie ne nous introduit pas immédiatement dans la gloire, mais nous donne la vertu d'y parvenir, de là son nom de viatique »17.
Et ailleurs : « Il appartient à ce sacrement de nous assurer la possession de la vie éternelle »18. Et cette idée qui lui est chère se retrouve dans l'office du Saint Sacrement à plusieurs reprises : futurœ gloriœ nobis pignus datur.
Les constatations que nous venons de faire doivent nous remplir de joie et d'espérance. Cette foi profonde et cette piété de nos Frères orientaux envers le Christ ressuscité sont des facteurs puissants de vie chrétienne et des gages précieux de fraternité et de paix.
3ème point : leçons pour nous, Latins
Bornons-nous à trois considérations :
1° Quand on retrace l'histoire de la liturgie latine on constate que jusqu'au Xe siècle, et même au delà, le relief du mystère pascal était aussi fortement accentué que dans les liturgies orientales. Pour ne relever ici que quelques exemples : Le grand office pascal dans la nuit du Samedi Saint ne revêtait nulle part une solennité aussi grande que dans la Basilique du Latran à Rome. En aucune circonstance, nous dit le Père Grisar, sj, qui décrit longuement cette fonction liturgique nocturne d'après les Ordines romani 19, la basilique ne renfermait dans son enceinte une foule aussi nombreuse, accourue à la tombée de la nuit. Le Cortège pontifical une fois entré dans la basilique assombrie, un diacre gravissait l'ambon et commençait le chant de l'Exultet, louange au Christ ressuscité symbolisé par le cierge pascal. L'heure anticipée et matinale à laquelle se déroule cette cérémonie aujourd'hui, enlève à ce symbole sa puissante expression. Mais qu'on se transporte en esprit aux âges de foi, dans cette basilique la plus vénérable du monde chrétien, à la tombée de cette Nuit sainte entre toutes où le monde chrétien célèbre le triomphe du Rédempteur.
Et l'Office se prolongeait jusqu'à l'aube du dimanche. Il n'y avait plus de messe au Latran dans la matinée et ce n'est que plus tard qu'une messe pontificale diurne fut célébrée à Sainte-Marie-Majeure. Les Russes qui ont assisté à Moscou aux cérémonies de la nuit pascale seront frappés, nous n'en doutons pas, de cette similitude.
En Occident la Messe de Nuit est réservée à la fête de Noël. Combien il serait désirable que l'Office du Samedi-Saint, le vrai Office de Pâques, puisse se célébrer comme jadis et à l'exemple de nos Frères séparés dans la nuit pascale ! Fiat, Fiat.
Et que dire des solennités de toute la Semaine pascale en Occident ; des discours des Pères occidentaux sur le temps pascal ; des lois ecclésiastiques et des capitulaires de Charlemagne qui imposaient le chômage des tribunaux et des armées pendant toute la quinzaine pascale ; et tant d'autres coutumes, patrimoine commun jusqu'au Xe siècle de l'Occident et de l'Orient ? Il en va de même de la vraie signification du dimanche, vraie fête hebdomadaire de la Résurrection. Ce n'est qu'au VIIIe siècle environ qu'une messe votive de la Sainte Trinité fut fixée pour les dimanches, et qu'insensiblement la physionomie de ce jour se modifia.
L'étude de l'art et de l'iconographie religieux aboutirait à la même conclusion : Les Christs glorieux étaient en honneur au Moyen-Âge en Occident comme en Orient. Bref dans le culte du mystère pascal comme dans d'autres domaines, le retour aux origines révèle entre nous et nos Frères aujourd'hui séparés nombre de choses communes.
2° Une grande leçon et un grand exemple que nous, Latins du XXe siècle, nous devons recevoir de nos Frères d’Orient, c'est un plus grand amour de la tradition et de la piété de l'Église. Sans doute le progrès en tout domaine est souhaitable ; mais ce progrès doit s'accomplir dans la ligne de la tradition. Du jour où des nouveautés font passer à l'arrière plan dans la piété chrétienne des institutions saintes et vénérables qui ont servi à sanctifier des générations, il n'y a plus de progrès mais recul. Ce serait le cas si le grand mystère de Pâques, les fêtes et les Octaves du Temps pascal, la liturgie des dimanches, l'intelligence traditionnelle de la Communion aux Saints Mystères, si tout cet ensemble qui nous fait vivre avec notre Chef ressuscité, était éclipsé par les institutions plus récentes des mois et des neuvaines.
3° Enfin la liturgie bien comprise révèle une fois de plus son importance dans la vie de l'Église ; elle est un point de contact et un rendez‑vous pacifique où tous ceux qui aiment le Christ peuvent fraterniser et apprendre à se connaître et à s'aimer pour se retrouver bientôt dans l'indivisible unité d'un même bercail.
II. — La Fête Dieu
Dans le domaine du culte, les divergences en apparence les plus accentuées entre nos Frères orientaux et nous sont relatives au culte de la Sainte Eucharistie. Les solennités de la Fête Dieu nous fournissent l'occasion d'aborder ce sujet. Relevons tout d'abord les différences les plus caractéristiques de la Liturgie eucharistique orientale.
Pour la messe :
1/ Concélébration de tous les prêtres au même autel, dès lors en principe pas de messes solitaires.
2/ Les messes basses sont inconnues ; si toutes ne sont pas solennelles, du moins toutes sont dialoguées.
3/ Préparation de la matière du sacrifice au début de la Liturgie, avec offrande du pain par les fidèles.
4/ Textes de la Liturgie, en langue vulgaire, du moins pour les Lectures.
5/ Canon récité à haute voix et les Paroles de la Consécration chantées d'une seule voix par tous les concélébrants, l'iconostase et les voiles étant fermés.
6/ Usage du pain fermenté identique à celui qui nous nourrit.
7/ Couleur des ornements moins précise : nuances claires pour les Fêtes, nuances sombres pour les féries de pénitence.
Pour la Sainte Communion :
1/ Communion sous les deux espèces.
2/ Communion des petits enfants encore à la mamelle.
3/ Communion pendant la messe, sauf pour les empêchés et les infirmes.
4/ Communion debout.
Pour la Sainte Réserve :
1/ Dans les églises dont le titulaire a charge d'âmes, on conserve la Sainte Réserve pour les infirmes et les moribonds.
2/ La Sainte Réserve, en dehors des Saints Mystères, n'est pas l'objet d'un culte public et solennel.
3/ La Fête Dieu, les Prières des Quarante Heures, les Saluts, Expositions et visites du Saint Sacrement, les adorations nocturnes, bref tout l'ensemble de ce qu'on est convenu d'appeler les exercices de piété eucharistiques, très développés chez nous Latins, sont accessoires et pour ainsi dire inconnus chez nos Frères orientaux.
Bref : le culte eucharistique peut atteindre trois objets d'importance inégale : le Sacrifice, la Communion, la Sainte Réserve ; il s'agit de garder l'ordre hiérarchique entre l'Autel, la Table Sainte et le Tabernacle.
Deuxième considération. Les divergences relevées plus haut quelqu'accentuées qu'elles paraissent sont donc accessoires. Bien plus on ne serait pas loin de la vérité en affirmant qu'anciennement nombre de ces divergences n'existaient pas : elles ont été introduites légitimement au cours des âges par des contingences locales ou régionales, sans répercussion dans d'autres milieux plus éloignés. La concélébration, la rareté des messes basses, l'offrande par les fidèles des éléments du sacrifice, la communion des petits enfants, sans parler des questions jadis si brûlantes et encore historiquement pendantes du pain azyme et de la récitation à haute voix du canon, tous ces rites et tant d'autres ont été jadis communs aux deux Églises. Pour parler d'un rite caractéristique de l'Orient, l'iconostase (grande cloison tapissée d'images icônes qui sépare le sanctuaire du chœur et cache en grande partie les Saints Mystères) n'est rien autre chose que le développement ou si l'on veut l'hypertrophie de l'ancienne balustrade qui à Rome comme à Byzance séparait le sanctuaire du chœur et de la nef. Pour protester et réagir au IXe siècle en Orient contre l'erreur des iconoclastes ou briseurs d'images, on a exposé à la vénération des fidèles de nombreuses icônes, appendues à cette fin à la balustrade du sanctuaire. Les proportions de celle-ci augmentèrent insensiblement jusqu'à devenir la cloison actuelle qui hausse jusqu'au sommet cinq rangs d'images pieuses : l'icono-clasme amène par réaction l'icono-stase ; au lieu de briser on exposa, et les limites géographiques de l'erreur continrent dans les mêmes bornes l'innovation liturgique ; celle-ci engendra dans la suite différents rites nouveaux que ne connurent pas les Églises occidentales.
Ce simple exemple illustre à merveille cette thèse que l'histoire de nos liturgies occidentale et orientale nous révélera nos origines communes, tout en justifiant pleinement à nos yeux des divergences inévitables qui se sont légitimement produites dans le cours des âges.
Troisième considération. Il faut reconnaître cependant qu'il existe entre l'Église latine et les Églises orientales une différence notable dans la piété eucharistique. Je veux parler du culte public rendu à la Sainte Réserve ; il est nul en Orient en dehors des Saints Mystères ; il est prédominant chez nous.
La solution complète de cette difficulté demanderait tout un traité. Bornons-nous ici à quelques brèves observations.
a/ Jusqu'au XIe siècle environ, la différence que nous venons de signaler n'existe pas entre les deux Églises. Le culte de l'Eucharistie y est compris et pratiqué de façon identique. Aussi dans les controverses anciennes n'est-il jamais question de divergence dans ce domaine.
b/ En Occident le dogme de la Présence réelle fut violemment attaqué dans le courant du XIe siècle. Les prédications hérétiques de Bérenger, archidiacre d'Angers († 1090) et de Tanquelin de Zélande († 1115) troublèrent profondément la Gaule. Léon IX en 1050 et Grégoire VII en 1070 tiennent des conciles à Rome pour les condamner. Aussitôt le culte va suivre le développement de la doctrine et les négations hérétiques vont amener en Occident des manifestations cultuelles de plus en plus explicites en l'honneur de la Présence réelle, et le culte de la Sainte Réserve va se développer. Sans suivre ici cette évolution, notons seulement l'établissement dans l'Eglise latine d'une Fête nouvelle, la Fête-Dieu, par la bulle Transiturus de Urbain IV du 11 août 1264.
Du XIIIe au XVe siècle, le culte du Saint Sacrement s'accentua, sans cependant atteindre dès lors au développement actuel.
c/ Sous l'influence des erreurs de Luther, le culte de la Sainte Réserve prit en Occident un élan nouveau. L'hérésiarque s'attaqua spécialement au culte de la Sainte Réserve qui selon lui était inconnu dans l'Église avant le XIIe siècle. Il basait ce fait sur cette doctrine étrange qui fut condamnée par le Concile de Trente : Jésus n'est présent dans l'Eucharistie que lorsque ce sacrement est en état d'usage, c'est à dire aussi longtemps que la table sacramentelle est dressée et servie pendant la fonction liturgique. Mais une fois la Fraction du Pain achevée, le Sacrement est hors d'usage et la présence réelle cesse.
Le culte de latrie rendu à la Sainte Réserve à partir du XIIIe siècle est, selon lui, idolâtrique. De là cette haine de Luther pour le Fête Dieu qui a inauguré ce culte de la Sainte Réserve. Il a écrit dans la fameuse lettre aux Vaudois que de toutes les Fêtes de l’Église romaine, il n'en est aucune qu'il déteste davantage.
c/ Le culte eucharistique dans l'Église latine continua à partir du XVIe siècle à évoluer par réaction contre les négations protestantes, et le phénomène que nous avons constaté dans le développement de l'iconostase se produisit en Occident pour le culte de la Sainte Réserve. Au lieu de réserver comme jadis, dans le secret, derrière des grilles et des voiles, on exposa, on remonstra, on manifesta sa foi par des processions et des expositions, bref tout un culte nouveau s'organisa en Occident, tandis que l'Orient restait étranger à ce mouvement et conservait le culte eucharistique que nous avions connu en commun jusqu'au XIe siècle.
d/ On comprend dès là que le culte de la Sainte Réserve ait été considéré comme le culte eucharistique spécifiquement catholique romain, comme un signe authentique de catholicité, comme un culte apologétique qui devint très cher aux uns et abhorré des autres.
Qu'il nous suffise de dire ceci que l'Église romaine par sa législation s'efforça sans y réussir toujours de maintenir l'ordre hiérarchique traditionnel entre l'Autel, la Table Sainte et le Tabernacle : les expositions du Saint Sacrement doivent être extraordinaires et autorisées seulement pour une cause grave et publique ; régulièrement elles ne doivent pas avoir lieu pendant la messe ; tandis que les messes et les communions sont rendues aussi fréquentes que possible, des dispositions restrictives sont prises pour la conservation de la Sainte Réserve et le principe traditionnel est maintenu : ne peuvent la conserver que les églises dont les titulaires ont charge d'âmes : preuve évidente que sa destination principale est le besoin des infirmes et des moribonds. Bref, dans la pensée de l'Église romaine, les développements légitimes qui se sont produits à partir du XIIe siècle dans l'Église latine sont accessoires et ne doivent pas modifier les principes traditionnels du culte eucharistique.
Quatrième considération. Tout ce que nous avons dit, montre à l'évidence que ce serait verser dans l'erreur du latinisme que de penser que les Églises orientales aujourd'hui séparées de nous auraient à modifier quoi que ce soit dans leur culte eucharistique et à adopter les exercices de piété eucharistique qui se sont légitimement développés dans l'Église latine sous les influences que nous avons dites. Pas plus que nous, Latins, ne devrons ériger chez nous des iconostases, nos Frères séparés ne devront forger des ostensoirs, dresser d'immenses trônes d'exposition ou sculpter les tabernacles artistiques que gardent précieusement nos anciennes églises. Mais qu'ils conservent dans toute sa splendeur et sa solennité la liturgie des Saints Mystères, avec cette participation active et constante des fidèles, cette âme collective qui anime leurs assemblées liturgiques, cette  indentification de tous les membres du Christ dans la grande oblation qui fait les Saints. Pour tous les chrétiens sans distinction, tel est l'essentiel du culte eucharistique.
Dom Lambert Beauduin, osb, in Mélanges liturgiques

1. Sermon 47, chap. I, M.L., tome 54, col. 295.
2. Actes III, 15.
3. Corinthiens XV, 17-19
4. Tobac, Le problème de la justification chez saint Paul, Louvain, 1908, p. 156.
5. Voir sur ce sujet MILLET, Iconographie de l’Évangile, Paris, Fontemoing, 1916, chap. II, pp. 25-26-27.
6. Cet article fut écrit en 1926 ! [ndvi]
7. Collection des Livres liturgiques byzantino-grecs, Rome, 1884.
8. Homélie sur Isaïe, M.G., LVI, col. 71.
9. Oratio 45 in Sanctum Pascha, M.G., t. XXXVI, col. 624-644. Nous avons suivi le texte du Bréviaire monastique 2e nocturne In die Resurrectionis.
10. DUMAINE, O.S.B., Le Dimanche chrétien, Bruxelles, 1922, voir surtout les chap. III et IV.
11. Du Carême ancien, Maertens, Bruges, 1920, pp. 8-9.
12. Ouvrage cité, p. 49.
13. D. A. L., t. I, 2e partie, col. 1924.
14. Pentecostarion, Rome, 1884, p. 17.
15. Liturgie de saint Jean Chrysostome, Saint-Pétersbourg, 1846, p. 118. La Missa græca, trad. latine par le prince Maximilien de Saxe (Pustet, 1908), ne contient pas cette prière, pas plus que La Divine Liturgie de saint Chrysostome, par Dom Placide de Meester, Rome, 1925, p. 95. — Dom Moreau, Les Liturgies Eucharistiques, Bruxelles, 1924, p. 185, n'en fait pas davantage mention.
16. Dom Moreau, ouvrage cité, p. 185.
17. Somme Théologique, 3a, 79, 2, 1.
18. Somme Théologique, 3a, 79, 2, in corpore.
19. Histoire de Rome et des Papes au Moyen-Âge, livre V, chap. V et VIII.