Mille
neuf cent soixante-seize. Le monde est divisé en deux. Si d'un côté il
est gouverné par le libéralisme, d'un autre côté le communisme qui lui fait
face règne en Russie soviétique, dans les pays de l’Est ainsi qu'en
Chine et en Asie du Sud-Est. En 1968, en tentant une timide
libéralisation baptisée le Printemps de Prague la Tchécoslovaquie a bien essayé de s'affranchir du joug
soviétique qui entend être la patrie du socialisme mondial. Expérience
de courte durée, Moscou n'hésitant pas à faire rentrer les chars du pacte
de Varsovie dans Prague, afin de remettre le régime tchèque dans le
rang. Dans ce contexte de répression et d'oppression, des intellectuels,
des artistes et des citoyens décident de résister et fondent pour cela un
mouvement qu'ils baptisent Charte 77 en référence à l'année de création de cette charte. Parmi eux se trouve
un intellectuel, poète, dramaturge, dont la renommée va devenir mondiale,
Vaclav Havel. Dans un essai qu'il écrit en 1978, Le Pouvoir des sans-pouvoir 1 il résume ses positions
fondamentales qui sont aussi celle de la Charte 77. Celles-ci se ramènent à un mot : la vérité. Par elle,
il entend le fond des choses, le Plus-que-vivant qui est à l'origine de tout, ce que Michel Henry appelle l'archi-vivant 2. C'est
cet archi-vivant que la poésie, le théâtre et l'art en général s'efforcent d'exprimer. Quand ils le font,
les êtres humains découvrant leur vérité profonde, ceux-ci peuvent
fonder une véritable société.
Kant en a l'intuition 3. La véritable communauté humaine est une
communauté de goût et de culture, une Communauté esthétique. Un tel projet
n'est pas irréaliste. Au contraire. C'est lui qui donne la vraie
politique. On pense toujours celle-ci sur un mode militaire, gestionnaire
ou administratif. Quand tel est le cas, privée de tout souffle, elle
meurt. La véritable politique est autre. Nullement politicienne, elle est
antipolitique ; être ainsi antipolitique consistant à rappeler à la
Cité que la vie doit être d'abord la vie vraie, à savoir la vie pour la
vérité et non un système militaire, gestionnaire ou bureaucratique.
Le communisme aurait dû être cette politique. Il avait promis qu'il le serait.
Comme tous les intellectuels, tous les poètes, tous les artistes, tous les
citoyens authentiques de son temps, Havel découvre qu'il n'en est rien.
Le communisme qui se proposait de libérer les hommes de l'oppression est
devenu l’oppresseur. La raison de cela ? La peur de perdre le pouvoir.
Les hommes ne veulent pas être heureux, rappelle Hume. Ils
veulent savoir qu'ils le seront toujours 4. D'où le malheur sur
la terre, la peur de voir le bonheur s'échapper tuant celui-ci. En
politique, à l'Ouest comme à l'Est, la peur de perdre le pouvoir tue la
politique. En URSS, elle a tué le communisme. Quand celui-ci devient-il
cet immense Goulag que Soljenitsyne va dénoncer ? Quand Lénine en fait un
système militaire, gestionnaire et bureaucratique afin de ne pas perdre
le pouvoir. D'où l'oppression qu'il met en place, cette oppression
expliquant pourquoi des intellectuels comme Havel sont poursuivis,
arrêtés et emprisonnés. Quand on entend être le système qui va libérer l'humanité, pas question
d'admettre une autre vérité et notamment une vérité vivante et poétique.
Havel a découvert la faille du communisme, ce qui a fait qu'il s'est écroulé. En
l'occurrence, sa peur de la vérité. Toutefois, sa découverte ne s'est
pas arrêtée là. Sentant sans doute sa mort venir, le communisme a
inventé un moyen de se survivre : le post-communisme que Havel appelle le post-totalitarisme 5.
Si le communisme léniniste entend régner de façon directe par la force,
le post-communisme entend régner de façon indirecte par la ruse en
mariant consommation et idéologie afin de faire du communisme un produit
de consommation. Ainsi, glissons quelques slogans politiques au milieu
de la consommation quotidienne : inconsciemment, les esprits deviennent
communistes en se mettant à consommer mentalement de la pensée communiste.
Havel est mort et le communisme est tombé après la chute du mur de Berlin en 1989. Mais
à quoi assistons-nous aujourd'hui, sinon à une étranges survie de ce dernier
à travers sa non moins étrange collusion avec le capitalisme ? Nous vivons
présentement dans un monde qui est à la fois celui du marché et un
celui des masses. Dans un tel monde, quand on veut le pouvoir, il
y a un moyen sûr d'y parvenir : allier les deux en conjuguant la
quête capitaliste du pouvoir économique grâce au sens du profit et la quête
communiste du pouvoir politique grâce au sens du pour tous. L’idéologie qui gouverne le système éducatif
actuellement en France, en 2016, l'a parfaitement compris en se donnant
comme devise La réussite pour tous.
Slogan subtil associant le sens libéral de la réussite avec la préoccupation sociale du pour tous. Slogan d'une remarquable efficacité. Qui souhaite
l'échec ? Personne. Et, qui ose dire qu'il veut la réussite pour lui
en se moquant de celle des autres ? Personne. Avec donc comme
programme la réussite pour tous, on a,
si l’on ose dire, des boulevards devant soi. Si l'on n'a pas le pouvoir,
on est sûr de l'obtenir. Et si on le possède, on est sûr de le garder !
Au printemps 2013, l'Assemblée Nationale française a voté la loi légalisant
le mariage homosexuel avec adoption. Quand ce projet est apparu sous le nom
de Mariage pour tous des centaines de milliers de personnes sont descendues dans la rue en formant un
mouvement appelé La Manif pour tous.
Le Monde a alors commenté ce phénomène
en titrant : La France réac se réveille. À la suite des attentats contre Charlie Hebdo en janvier 2015, Le Monde, toujours lui, a publié un article dans lequel un professeur de
sociologie n'a pas hésité à comparer les manifestants de La Manif pour tous aux djihadistes qui
commettent des attentats, La Manif pour tous relevant de l'intégrisme comme le djihad. Ce qui interroge. La Manif pour tous n'a-t-elle été
qu'un mouvement de réacs homophobes et mentalement djihadistes ? À
cette occasion, ne s'est-il pas passé autre chose ? Quelque chose
que Le Monde n'a pas su, ni voulu,
voir ? Quand on a affaire à la formule Mariage pour tous, n'est-on pas en présence d'un projet cherchant à concilier le mariage, institution bourgeoise, avec le pour
tous, proprement communiste ? Et cette façon de concilier ainsi
institution bourgeoise et communisme est-elle innocente ?
N'est-elle pas une façon totalitaire de prendre le pouvoir ? Quand
on est communiste et que le mariage bourgeois devient le mariage pour
tous, comment être contre le mariage ? Et quand on est un bourgeois
et que le communisme se met à être pour le mariage bourgeois, comment
être contre le communisme ? Quand, autrement dit, un pouvoir politique
se donne comme projet le Mariage pour tous, comment être contre un tel pouvoir qui a réponse à tout ?
C'est contre cette prise de pouvoir que La Manif pour tous s'est élevée.
Quand il s'est insurgé contre le communisme et sa dictature, Vaclav Havel l'a
prédit de façon prophétique : le communisme ne va pas mourir. Il va se
survivre sous la forme d'un post-communisme. Il ne sera pas de ce fait
direct mais indirect. Il ne sera pas non plus soviétique mais mondial.
En un mot, il ne sera pas totalitaire mais post-totalitaire en mélangeant consommation et idéologie, idéologie et
consommation. Ce post-totalitarisme n'est-il pas aujourd'hui ce que la
politique veut nous imposer à travers des projets comme la Réussite pour tous
ou encore le Mariage pour tous ?
Un mélange de socialisme et de libéralisme qui paralyse les consciences en
étouffant la pensée ? Havel ne s'est pas laissé faire par le post-totalitarisme
de son temps. Allons-nous laisser faire celui qui est en train de
poindre ? Ou allons-nous réagir, en ayant, comme lui, le souci de
la vérité ?
Bertrand Vergely, in Traité de résistance pour le monde qui vient
1. Vaclav Havel, Essais politiques, Le pouvoir des sans-pouvoir, Calmann-Lévy, 1989, p.67-157.
2. Michel Henry, C'est moi la Vérité, Seuil, 1996.
3. Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, §20, Vrin, 1986, p.78.
4. David Hume, Traité de la nature humaine, Livre II, Les passions, Flammarion (col. GF), 1991, p.64.
5. Vaclav Havel, Essais politiques, Histoire et totalitarisme, op. cit., p.161-187.