jeudi 6 avril 2023

En trahissant... Paul Claudel, Le baiser de Judas

 

Pourquoi Judas, par l’ordre sans doute des Princes des prêtres, marchait-t-il à la tête de cette cohorte qu’ils avaient envoyée pour se saisir de Jésus ? Antecedebat, nous dit saint Luc. Et saint Jean : Judas autem cum accepisset cohortem, il en avais le commandement, c’est lui qui la conduisait.

Mauriac dit qu’il était là pour reconnaître Jésus, et pour le désigner aux exécuteurs. Et il en a conclu que la personne du Sauveur n’avait rien de remarquable, qu’il était facile de Le confondre avec les disciples, barbus sans doute comme lui, qui l’entouraient.

Je ne me range pas à cette opinion. Je ne puis croire qu’il n’y eût dans la personne du Fils de Dieu quelque chose de particulier et de saisissant, qui permît aussitôt de dire : « C’est Lui ! » De plus, il ne manquait pas à Jérusalem, où ces jours dernier Il s’était manifesté aux foules avec éclat, de gens capables de l’identifier. Le saint Suaire de Turin nous a livré la photographie du Sauveur. Ce visage extraordinaire, cette stature au-dessus de la moyenne, caractérisaient une personnalité qui ne pouvait facilement se dissimuler ou se confondre.

Mais alors pourquoi Judas et pourquoi ces paroles que saint Matthieu met dans sa bouche : Quemcumque osculatus fuero, ipse est : tenete eum, saisissez-vous de Lui ?

Je crois que l’idée à demi consciente des Pharisiens était qu’il y eût non seulement livraison du Christ, mais livraison authentifiée par quelqu’un qui eût qualité et pouvoir à cet effet, un apôtre, quelqu’un qui eût reçu du Christ Lui-même autorité pour dire : C’est Lui, ne cherchez pas ailleurs. Un autre apôtre, Pierre, a déclaré, autrefois : Tu es le Christ. Et Judas à son tour dit Ipse est. C’est Lui. Il est bien le Christ. Il est à vous. Mettez la main sur Lui. Ne Le laissez pas échapper.

Car, il ne faut pas l’oublier, antérieurement il était arrivé au Christ d’échapper de la manière la plus surprenante. À Nazareth, il avait passé au milieu de ses ennemis qui voulaient le précipiter. Jésus transiens per medium illorum ibat (Luc 4,30). Tout récemment encore au milieu des Pharisiens exaspérés, ç’avait été la même évasion incompréhensible.

Il fallait donc quelqu’un qui fût au courant, qui eût qualité pour mettre la main sur Lui, pour Le tenir, pour Le stabiliser, pour l’empêcher de passer, pour L’obliger à l’identification. Quelqu’un pour proposer à sa bouche une autre bouche, cette bouche apostolique que Lui-même avait consacrée. Ave Rabbi, dit Judas. Il Le confesse, il Le désigne, il en prend possession par l’haleine, il aspire le Verbe et c’est de ce souffle même qu’il vient de Lui prendre qu’il se sert pour dire : c’est Lui.

Ainsi, une dernière fois dans un contact d’une horreur indicible, la bouche du renégat, lèvres à lèvres, s’est appliquée à celle de son Dieu ! Il Lui apporte la fermeture volontaire de son être, le refus définitif. L’apôtre témoigne de sa source et à la fois il en prend congé pour jamais, ils s’en décolle, c’est fini ! Maintenant, dit-il, prenez-Le, et faites ce que vous voudrez.

Qu’il me baise d’un baiser de sa bouche ! dit le Cantique des Cantiques.

Paul Claudel, in Un Poète regarde la Croix