vendredi 30 novembre 2018

En s’aventurant… Louis de Broglie, L’homme doit montrer la sagesse de sa volonté


[Si Louis de Broglie ne cède pas à l'optimisme béat de Jean Fourastié, et souligne les dangers potentiels des développements scientifiques, il en affirme l'inéluctabilité et fait appel à la "sagesse de la volonté... ndvi]
On dit bien souvent que le rapide développement de la science moderne et de ses applications constituait pour l'humanité une grande aventure et, en effet, c'en est une dont nous ne pouvons encore mesurer aujourd'hui ni les développements futurs, ni les conséquences finales.
L'effort de la recherche scientifique se développe, on le sait, sur deux plans parallèles, mais bien distincts. D'une part, il tend à augmenter notre connaissance des phénomènes naturels sans se préoccuper d'en tirer quelque profit : il cherche à préciser les lois de ces phénomènes et à dégager leurs relations profondes en les réunissant dans de vastes synthèses théoriques ; il cherche aussi à en prévoir de nouveaux et à vérifier l'exactitude de ces prévisions. Tel est le but que se propose la science pure et désintéressée et nul ne peut nier sa grandeur et sa noblesse. C'est l'honneur de l'esprit humain d'avoir inlassablement poursuivi, à travers les vicissitudes de l'histoire des peuples et des existences individuelles, cette recherche passionnée des divers aspects de la vérité. Mais, d'autre part, la recherche scientifique se développe aussi sur un autre plan ; celui des applications pratiques. Devenu de plus en plus conscient des lois qui régissent les phénomènes, ayant appris à en découvrir chaque jour de nouveaux grâce aux perfectionnements de la technique expérimentale et à l'affinement des conceptions théoriques, l'homme s'est trouvé de plus en plus maître d'agir sur la nature. Paraphrasant un adage célèbre on peut dire qu'ayant découvert les lois de la nature et s'y conformant, l’homme est devenu capable de lui commander.
Certes, cette application des connaissances acquises à l'obtention de certains résultats a de lointaines origines : la découverte du feu et son emploi, l'art d'utiliser les métaux pour en faire des instruments ou des armes remontent bien haut dans le passé. Mais c'est surtout dans les trois derniers siècles que, le progrès de la science s'accélérant, le nombre de ses applications a crû d'une façon prodigieuse. La Mécanique, sœur de l'Astronomie, la Physique, qui a été sans cesse se ramifiant sous forme de sciences entièrement nouvelles comme celles de l'Électricité et de la Chaleur, la Chimie, dont les premiers progrès réels ne remontent guère qu'à la fin du XVIIIe siècle, ont rendu possible d'innombrables applications : des inventions qui ont changé les conditions de la vie humaine, des industries qui ont pris d'immenses développements ont trouvé en elles leur origine. Et le mouvement ainsi déclenché ne fait que s'accélérer : le progrès des sciences et de leur utilisation se développe à un rythme toujours plus rapide, comme s'enfle avec une vitesse croissante la boule de neige qui dévale sur les flancs de la montagne. Des domaines jusqu'ici interdits s'ouvrent tout à coup devant nous. Voici la physique de l'atome qui nous permet de pénétrer dans les entrailles de la matière et qui nous dévoile comment, dans les parties profondes des structures atomiques, au sein des particules élémentaires et des noyaux d'atomes, se cachent de prodigieuses quantités d'énergie ; elle vient de nous apprendre à les libérer et à les utiliser à notre gré : toutes nos industries en seront transformées, notre puissance d'action en sera follement accrue, une fois de plus la face du monde va être changée. Voici la Biologie qui, penchée sur le mystère de la Vie, commence à entrevoir les conditions qui règlent le développement des êtres vivants et la transmission à travers les générations des caractères héréditaires ; demain peut-être, elle nous permettra d'influer sur le développement des embryons, de régler du moins dans une certaine mesure le jeu de l'hérédité, et alors l'on pourra dire vraiment que la Vie est devenue maîtresse de ses propres destinées.
Ce sont là des perspectives qui peuvent légitimement soulever l'enthousiasme des jeunes chercheurs et faire entrevoir aux esprits optimistes un avenir merveilleux. Mais cette puissance sans cesse accrue de l'homme sur la nature ne comporte-t-elle pas des dangers ? Ayant ouvert la boîte de Pandore, saurons-nous n'en laisser sortir que les inventions bienfaisantes et les applications louables ? Comment ne pas se poser ces questions dans les temps que nous vivons ? Toute augmentation de notre pouvoir d'action augmente nécessairement notre pouvoir de nuire. Plus nous avons de moyens d'aider et de soulager, plus nous avons aussi de moyens pour répandre la souffrance et la destruction. La Chimie nous a permis de développer d'utiles industries et fournit à la pharmacie des remèdes bienfaisants ; mais elle permet aussi de fabriquer les poisons qui tuent et les explosifs qui pulvérisent. Demain en disposant à notre gré des énergies intra-atomiques, nous pourrons sans doute accroître dans des proportions inouïes le bien-être des hommes, mais nous pourrons aussi détruire d'un seul coup des portions entières de notre planète. Si plus tard nous pouvons agir sur la transmission de la Vie, nous pourrons peut-être produire d'admirables surhommes, mais il faudrait toute l'imagination d'un Wells pour décrire le mal qu'il nous serait aussi possible de faire.
Mais qu'importe de vaines craintes ! Nous sommes lancés dans la grande aventure et, comme la boule de neige qui roule sur la pente déclive, il ne nous est plus possible de nous arrêter. Il faut courir le risque puisque le risque est la condition de tout succès. Il faut nous faire confiance à nous-mêmes et espérer que, maîtres des secrets qui permettent le déchaînement des forces naturelles, nous serons assez raisonnables pour employer l'accroissement de notre puissance à des fins bienfaisantes. Dans l'œuvre de la Science, l'homme a su montrer la force de son intelligence : s'il veut survivre à ses propres succès, il lui faut maintenant montrer la sagesse de sa volonté.
Louis de Broglie, in Physique et Microphysique (1947)

jeudi 29 novembre 2018

En espérant… Jean Fourastié, La machine libérera l’homme



[Quelques 70 ans après, cet espoir de libération de l’homme par la machine a pris du plomb dans l’aile… intéressant toutefois de voir à quel point il est difficile d’avoir du recul sur notre propre époque, à quel point l’homme a toujours l’impression de vivre un tournant historique, à quel point l’illusion du progrès est prégnante. Plus prudent, à la même époque, Louis de Broglie fera appel à la "sagesse de la volonté"... ndvi]
Surtout depuis la seconde guerre mondiale, l'idée s'est de plus en plus répandue que la technique serait la grande responsable de la plupart des maux dont souffre l'homme moderne. Et certains n'hésitent plus à dénoncer les périls mortels que ses progrès feraient courir à la civilisation.
Les réflexions qui suivent, de Jean Fourastié, vont nous proposer cependant, une manière de voir assez différente.
Dans l'étude à laquelle sont empruntées les pages qu'on va lire, l'auteur ne méconnaît aucun des griefs qu'on peut élever contre le progrès technique. En excitant la convoitise des biens matériels, il apporte, par là-même, de nouveaux ferments de discorde entre les nations et entre les hommes. Il implique d'autre part une réglementation de l'activité qui est génératrice d'automatisme et de conformisme : il tend vers la destruction de l'individualité humaine. L'ère du machinisme paraît avoir engendré un mépris définitif « pour toutes les valeurs humaines traditionnelles qui ne concourent pas directement à l'efficacité économique ou politique ».
Mais le progrès technique ne pourrait-il pas produire, à longue échéance, d'autres effets que ceux qu'il a entraînés jusqu'à présent ? N'assistons-nous pas, dès maintenant, à un « renversement de la tendance » ? C'est la question que Jean Fourastié va examiner.
Toutes les tendances, si marquées qu'elles fussent, qui paraissaient au cours du premier siècle de la révolution industrielle lier le progrès technique et la mentalité qu'il engendre à la réduction des initiatives individuelles et à la généralisation des conformismes, ont subi depuis quelques années un net renversement. Ce retournement des tendances est visible non seulement dans l'emploi même et dans la conception même des machines, mais aussi dans la nature des solutions qu'implique le machinisme moderne, et plus encore dans la conception nouvelle qui se dégage peu à peu de la science moderne en ce qui concerne les problèmes industriels, les problèmes humains, les problèmes sociaux.
La machine 1900 exigeait qu'un ouvrier la serve, elle n'était automatique que pour une part de son travail et exigeait le service de l'homme, soit pour son alimentation, soit pour une autre phase du travail ; le manœuvre spécialisé devait agir comme une machine complémentaire de la machine incomplète, répéter sans cesse le même geste à la cadence du métal. La machine 1950 est entièrement automatique ; l'ouvrier n'intervient plus que pour la contrôler ou la réparer : il n'intervient plus que pour accomplir des gestes et des actions réfléchis, intelligents, d'une essence absolument différente du déterminisme mécanique. Cette évolution si frappante pour qui visite les ateliers, est la marque d'un fait fondamental : loin d'entraîner l'homme dans son domaine d'automatisme, loin de l'assujettir à son propre déterminisme, il apparaît que la machine moderne, en prenant pour elle toutes les tâches qui sont du domaine de la répétition inconsciente, en libère l'homme, et lui laisse les seuls travaux qui ressortissent en propre à l'être vivant, intelligent et capable de prévision. Plus la machine se perfectionne, plus elle est capable d'accomplir des tâches complexes ; mais, par conséquence même, elle laisse à l'homme celles qui sont plus complexes encore. La machine accomplit déjà les tâches subalternes qu'autrefois seul un être vivant pouvait accomplir ; d'abord celles d'un animal, puis celles d'un manœuvre spécialisé ; à mesure que la machine se perfectionnera, il est clair maintenant qu'elle libérera progressivement et complètement l'ouvrier de ces tâches serviles ; mais elle ne cessera d'exiger de lui justement ce qui continuera de lui manquer à elle, c'est-à-dire les activités les plus éloignées du déterminisme mécanique ; à mesure que l'évolution se poursuivra, ce seront donc les ressources les plus élevées de son intelligence que l'ouvrier devra mettre en œuvre, et ces ressources seront, par définition, de plus en plus éloignées de celles qui impliquent la soumission à un automatisme simple. Ainsi la machine' en s'annexant progressivement le domaine des tâches automatiques des plus élémentaires (machines 1850) aux plus complexes (cybernétique), obligera l'homme à se spécialiser dans les tâches intellectuelles les moins faciles, et dans la solution des problèmes scientifiquement imprévisibles, où l'intuition, la morale et la mystique jouent un rôle prépondérant.
Un critérium sûr peut avertir de cette évolution les hommes qui ne connaissent pas le travail industriel ; il leur suffit, s'ils ont un peu de goût, de voir des machines 1950 et de les comparer aux machines 1900 ; non seulement celles-ci nous paraissent laides, mais elles paraissaient également laides aux hommes de 1900. La machine de 1950, au contraire, nous paraît souvent belle : c'est qu'elle est réellement adaptée à l'homme.
Plus précisément, la machine 1950 favorise directement l'individualisme des hommes, non seulement parce qu'elle marche toute seul ou exige des soins moins subalternes et moins serviles, mais parce qu'elle est un auxiliaire apte au service individuel. Le charbon impliquait une industrie et des transports concentrés et de larges usines ; l’électricité et le pétrole mettent l'énergie mécanique au service des entreprises les plus petites et au service des individus. Le renversement des tendances est particulièrement apparent en ce qui concerne les transports : le chemin de fer était générateur de déterminisme collectif, l'automobile et le vélomoteur ouvrent la voie à un individualisme effréné ; les voyages, les vacances, puis, à la longue, l'habitat, sont bouleversés. Les conséquences de ce fait sont considérables ; la ville et la banlieue tentaculaires ont vécu ; peu à peu, l'homme revient à l'habitat dispersé de ses ancêtres. Visitez Washington ou la banlieue de Stockholm, et jugez de ce que sera la ville de l'avenir.
Plus généralement, la machine est génératrice de loisir. Si, dans une première phase, l'homme ne profite de sa productivité accrue que pour satisfaire ses désirs forcenés de consommation, s'il sacrifie à des normes absolument théoriques de propreté, d'habitat ou de confort, une seconde phase s'annonce où il préfère borner sa consommation et accroître son loisir. Or, si la consommation massive engendre l'uniformité, le loisir est par nature individualiste ; d'abord une bonne part du loisir des jeunes est utilisée à l'enseignement, et si l'enseignement primaire est générateur de conformisme (orthographe, arithmétique), l'enseignement supérieur est toujours propre à développer des facultés d'initiative, l'esprit critique et l'autonomie du jugement. Ensuite, chacun cherche dans les loisirs ce qui lui plaît, et, en particulier, un antidote aux contraintes sociales : l'un chasse, l'autre pêche, le troisième joue aux boules, tous voyagent et découvrent l'incroyable diversité de la campagne, des villes, des hommes. Les voyages donnent à la jeunesse et à l'âge mûr le sens de la tolérance, par la conscience de l'infinie variété de la terre et du comportement des êtres vivants. Le tourisme, en Europe, est le meilleur contre-poison du conformisme américain.
En libérant l'homme du travail servile, la machine moderne le rend donc disponible pour les activités plus complexes de la civilisation intellectuelle, artistique et morale. Il était nécessaire que, au moment où il créait les premières machines, l'homme s'absorbât dans leur étude et dans leur service. Mais dès maintenant une division du travail s'esquisse, qui ne peut pas ne pas s'affirmer : la machine accomplira toutes les tâches nécessaires à la vie qui ne mettent en jeu que des réflexes ou des déterminismes ; l'homme sera ainsi libéré d'une part considérable de ses travaux traditionnels, mais justement de ceux qui, étant les plus matériels, sont les moins essentiellement humains. La machine conduit ainsi l'homme à se spécialiser dans l'humain...
Tels sont les résultats des cent cinquante premières années du machinisme et du progrès technique. Loin d'aboutir à l'abaissement de l'homme devant la matière, à l'application à l'être vivant du corset de fer du déterminisme mécanique, comme on pouvait le craindre il y a trente ou cinquante ans, tout indique que la machine non seulement permettra à l'homme le libre exercice de ses facultés les plus hautes, mais le contraindra à cet exercice, en lui retirant progressivement les préoccupations et les obligations de nature matérielle. Tout indique, de plus et surtout, que l'invention et l'usage des machines, après avoir pendant plus d'un siècle obligé la pensée scientifique à se consacrer toute entière à l'étude et la recherche du seul déterminisme, au point que les phénomènes non déterminés étaient négligés ou niés, conduira dans une seconde phase à une plus large compréhension du vaste univers ; les lois de la machine nous feront découvrir par contraste les lois de la vie.
Cette évolution est dès maintenant inscrite dans les faits ; elle est évidente aux yeux de ceux qui en sont avertis. Mais elle reste ignorée du plus grand nombre. Les États-Unis n'entrevoient qu'à peine les insuffisances de leur civilisation mécanicienne. Les innombrables populations de l'Asie se ruent avec l'ardeur des néophytes dans les faciles triomphes de l'industrialisation et s'enivrent de l'efficacité immédiate et prodigieuse des déterminismes physiques et sociaux.
Ce n'est encore qu'une poignée d'hommes qui constate la limite de ces succès et qui devine que l'essence rare du progrès humain a besoin, pour vivre et se développer, d'un autre terrain que les serres artificielles de jardiniers passés en vingt ans de la barbarie à la technique. Fils d'une vieille terre qui, depuis cinq cents ans, non seulement a retrouvé la civilisation antique, mais encore a donné au monde des outils intellectuels nulle part ailleurs imaginés, nous savons qu'il est prématuré de couper un arbre qui a donné de bons fruits, sous prétexte qu'il en produit trop peu ou les fait mûrir trop lentement. Nous savons aussi que les jeunes arbres ne se jugent qu'à leurs fruits, et qu'en matière de civilisation, les récoltes ne sont pas annuelles, mais séculaires ou millénaires ; nous savons mieux encore que le progrès intellectuel de l'humanité, du moins le progrès de sa portion la plus avancée, n'est l'œuvre ni de l'imitation, ni du conformisme, ni de l'autorité établie, ni des bons élèves de l'enseignement officiel. C'est donc à nous Français, qui de tous les peuples avons le mieux conservé les ressorts individualistes de notre pensée, le pouvoir de synthèse, le goût de la controverse intellectuelle et la tradition de la recherche libre et désintéressée, de promouvoir cette révolution intellectuelle qu'implique l'entrée du phénomène vital dans le domaine de la pensée scientifique.
Plus précisément, dans le domaine pratique de la mise en œuvre du machinisme c'est à nos ingénieurs et à nos architectes de révéler clairement que l'objet du progrès technique est d'aider l'être humain dans la recherche de son autonomie et de la plénitude de son être. En libérant l'humanité des travaux que des matières inanimées peuvent exécuter pour elle, la machine doit conduire l'homme aux tâches que lui seul peut accomplir parmi les êtres créés : celles de la culture intellectuelle et du perfectionnement moral.
Jean Fourastié, in Machinisme et individualité,
Hommes et Monde, novembre 1951

lundi 19 novembre 2018

En testant... Alex-Ceslas Rzewuski, Les purifications



Kierkegaard nous raconte l'histoire suivante : durant une magnifique nuit d'été, un paysan chemine dans sa pauvre carriole. Il regarde avec émerveillement la voûte majestueuse du firmament qui s'étale au-dessus de sa tête, avec ses milliers et ses milliers d'étoiles étincelantes encerclant une lune mystérieuse. Une incomparable lumière éclaire sa route, sa carriole et son vieux cheval.
Suivant le même parcours, un grand seigneur est installé dans son riche carrosse, éclairé à l'intérieur par de multiples lanternes et bougies. L'équipage est entouré de nombreux valets perchés sur de belles montures, et portant des flambeaux qui éblouissent les yeux du prince. Ainsi le seigneur ne voit rien de l'authentique splendeur du firmament suspendu au-dessus de lui, ni les myriades étincelantes des célestes lumières.
Subitement, un vent violent se soulève, éteignant les lanternes, les flambeaux et les torches de l'équipage. C'est alors seulement que ce contretemps inattendu donna au prince l'occasion d'apercevoir la beauté majestueuse du ciel qui lui était restée cachée jusque-là. 1
Il en serait de même pour celui qui, au pied de l'Everest, laisserait les flocons de neige embuer ses lunettes. Il ne pourrait pas alors contempler la grandeur ni la majesté de la plus haute montagne du globe.
Et il en est aussi de même pour chacun de nous, car si nous voulons apercevoir et contempler quelque peu la splendeur de Dieu, il faut d'abord nous débarrasser de tout ce qui nous en empêche. C'est seulement alors que nous sera donnée la possibilité de nous approcher, pour entrevoir et même pénétrer dans l'univers sublime, quoique toujours ici-bas limité et caché, de la connaissance du Très-Haut.
C'est vraisemblablement en songeant à de semblables expériences que saint Paul avait jadis écrit aux Corinthiens :
Nous vous annonçons ce qu'aucun œil n'a jamais vu, ni aucune oreille entendu, ni à quoi aucun cœur d'homme n'a pu songer, en vous parlant ici de tout ce que Dieu a préparé pour ceux qui l'aiment. 2
En parcourant notre chemin terrestre, nous sommes toujours comme aveuglés par les mille empêchements qui nous viennent de l'environnement au milieu duquel s'écoule notre vie, de cette civilisation qui nous abasourdit par le gigantisme de son vacarme et par la vitesse de son mouvement, par l'aveuglement de ses multiples lumières, par le kaléidoscope incessant des nouvelles dont nous sommes saturés et qui émoussent notre sensibilité, et pire, notre intelligence. Celle-ci est occupée sans répit par ce qui peut la distraire, et aussi, hélas ! par ce qui la plonge dans d'interminables préoccupations.
Ces dispersions nous rendent inaptes à saisir le vrai sens des événements. Ceci même dans les domaines des choses naturelles qui nous entourent et que nos capacités innées, si elles étaient plus libres, auraient la faculté de saisir et de pénétrer.
Mais il n'y a pas seulement des difficultés venant de l'extérieur ! Nos pires ennemis sont nos désordres intérieurs, par lesquels notre réceptivité est à son tour endommagée. Un des plus grands poètes russes avait écrit dans un célèbre poème intitulé La Voile :
Et elle, l'intempestive, elle cherche la tempête, comme si c'était là qu'on trouve le repos ! 3
C'est pourtant la tempête qui éteignit les flambeaux du carrosse princier. Leur feu fut néanmoins assez puissant et aveuglant pour empêcher le voyageur de contempler ce que voyait le paysan.
Extinction que nous n'aurions su obtenir par nous-mêmes car, même si nous la souhaitons, nous sommes en fait trop faibles et trop indécis pour arriver à transformer nos velléités en des actes efficaces. Cela nous demanderait un héroïsme dont hélas ! sauf à de rares exceptions, nous devons nous avouer incapables. Elle se trouverait d'ailleurs entravée par les deux adversaires redoutables toujours aux aguets sur nos chemins : d'une part, l'attrayant et dangereux entraînement à vivre au jour le jour et, par ailleurs, le manque de courage et cette terrible peur qui caractérise et hante notre époque et la rend incapable d'affronter les difficultés.
Ces deux ennemis majeurs paralysent les générations actuelles ; qu'elles se développent et vivent dans une civilisation issue d'un mercantilisme forgé durant les deux siècles derniers, à laquelle on a donné l'appellation de société de consommation, ou qu'elles soient assujetties à un totalitarisme quelconque.
Il existe encore des raisons plus profondes et plus personnelles qui nous empêchent de lever un regard limpide sur le ciel qui s'étend au-dessus de nos têtes et dans lequel tout ce qui existe est comme plongé.
Il nous faut ici parler d'une ancienne tradition des Indes concernant le Prince Çakyamuni 4, celui qui deviendra Bouddha, le grand inspirateur de la philosophie et de certaines religions de l'Extrême-Orient. Fils d'un prince puissant, ses éducateurs l'avaient fait vivre, durant son enfance et son adolescence, dans un univers illusoire, où tous les aspects tragiques de notre vie lui avaient été cachés ; il fut bouleversé quand un soir de grande fête dans le palais paternel, se promenant dans son parc paradisiaque, il se trouva subitement en face d'un mendiant, puis d'un lépreux et enfin d'un mort.
La légende est basée sur une réalité qui nous est commune, celle de la découverte que l'univers n'est pas un beau royaume où chacun de nous est roi du petit monde qui entoure et dorlote son enfance, mais que nous sommes tous limités par mille obstacles aboutissant finalement sur le terrible trou noir, la mort. Çakyamuni quitta brusquement son palais pour aller vivre seul dans la jungle.
Quant à nous, nous continuons à vivre avec des perspectives décevantes et troublantes, mais surtout avec en face de nous ce monstre tenace, la mort, l'inimica mors. Et nous découvrons non seulement la Mort avec un grand M, mais aussi tous ses satellites précurseurs que j'appellerai les morts avec un petit m qui cherchent à nous affliger durant notre parcours terrestre.
Ces morts touchent souvent au plus intime de notre être intérieur. Ce sont les blessures apportées à notre sensibilité, les contrariétés, les peines et souffrances de tout genre. Et plus que tout, cette terrible faille inhérente à chacun de nous qui fait que tout ce que nous entreprenons porte inévitablement en soi une part d'échec provenant de notre propre limitation.
Par le fait que nous sommes créés, nous sommes déjà infailliblement limités, mais de plus, il y a en chacun de nous cette tare initiale que nous appelons le péché originel, dont il a été longuement parlé. En outre, nous portons en nous toutes les cicatrices et les séquelles de nos péchés personnels, accumulés en notre être depuis que nous avons franchi les limites de l'enfance et sommes entrés dans l'âge de raison. Même si Dieu nous a pardonné et nous a redonné son amitié et sa grâce, tout cela nous gêne, nous encombre et obscurcit la limpidité de notre regard et de nos activités.
Freud et la psychanalyse
L'expérience, l'analyse des faits concrets et par-dessus tout peut-être ce qu'il considérait être le fruit même de son intuition, avait convaincu Freud 5 que les causes primordiales des désordres neuropsychologiques observés chez ses malades tenaient leurs racines profondes dans la sexualité, problème qui n'avait pas été résolu chez eux dès l'âge de la plus tendre enfance, ni à l'époque de l'adolescence.
Généralisant cette conviction, le créateur de la psychanalyse avait enfermé ses patients dans une sorte de Cercle de craie brechtien 6, qui les emprisonnait dans les superstructures d'un psychisme diminué devant cependant s'écrouler en face de la découverte faite par le sujet lui-même des raisons de ses complexes. Ceux-ci, disait-il, prenaient leur source dans la sexualité et jusque-là les rendaient malades en détruisant leur équilibre psychique.
Les complexes d'Œdipe et de la castration sont ceux que l'on retrouve le plus souvent dans les applications des méthodes psychanalytiques. Leur suppression peut néanmoins être obtenue par ce que Freud appelait des transferts. Ces transferts sont certes libérateurs et pourtant j'ai eu personnellement l'occasion d'observer dans plusieurs circonstances à quel point cette libération peut devenir dangereuse pour la moralité du sujet.
Freud est l'indiscutable maître de l'analyse psychique et psychiatrique. Il dissèque avec finesse jusqu'aux plus petites pièces qui composent le puzzle d'un psychisme humain individuel, mais, hélas, s'il apprend au patient le moyen de découvrir par lui-même chacune des pièces éparses de l'univers confus qui le hante, il le laisse, en définitive, s'en sortir seul et en rassembler les morceaux comme il le pourra et souvent à ses dépens.
Freud était foncièrement athée. Il ne pouvait et ne voulait pas, surtout dans la première phase de sa vie et de son enseignement, amener son disciple et encore moins son patient jusqu’à l’idée de la mort, ni vers une ouverture qui le sortirait de son Cercle de craie.
Selon le témoignage de son célèbre disciple suisse, le professeur Jung, le créateur de la psychanalyse aurait eu lui-même une terrifiante peur de la mort, au point que Jung l'avait vu par deux fois s'évanouir lorsqu'on en avait parlé devant lui 7. Malgré son athéisme fondamental, durant la dernière période de son activité psychanalytique, Freud avait pressenti l'insuffisance des bases sexologiques qu'il disait être la source principale des désordres neurologiques qu'il combattait.
Les successeurs immédiats de Freud, Jung et Adler 8, s'adonnèrent déjà les premiers à la recherche d'autres bases pour utiliser les méthodes psychanalytiques.
De nos jours, les néo-psychanalystes paraissent avoir accepté leurs intuitions concernant les causes primordiales des désordres psychiques chez les êtres humains. Ce serait le fait de la double polarisation à laquelle chacun est assujetti, car, d'une part, l'homme partage avec tous les animaux la loi de là corruption et de la mort ; et de plus, il porte en soi quelque chose que les animaux ne peuvent pas connaître, une capacité qui lui est inaliénable, c'est l'aspiration de pouvoir refléter dans son intelligence, comme dans un miroir, d'une façon supramatérielle, donc spirituelle, un univers qu'on aurait là tentation de dire infini, mais qui en fait est indéfini 9. C'est cette faculté que les Grecs appelaient l'Eros.
Cette bipolarisation inhérente à l'homme, qui possède la tendance à un dépassement sans limite et qui par ailleurs est infailliblement condamné à se trouver, à un moment inconnu de lui, devant le gouffre de la mort, constitue la cause primordiale de tous les complexes dont il est la victime.
Pourtant, pour un vrai chrétien vivant profondément sa foi, cette bipolarisation trouve sa justification non seulement dans une solution spéculative et intellectuelle, mais dans une libération psychique que lui apporte la Folie de sa Foi. Grâce à la mort sur la croix d'un Dieu-Homme, là mort elle-même a été métamorphosée en source inépuisable de Vie.
Kierkegaard l'a bien vu en parlant du sacrifice d'Abraham :
Le Paradoxe inouï de la foi est seul capable de faire d'un crime un acte saint et agréable à Dieu. Paradoxe qui a rendu jadis à Abraham son fils Isaac. Paradoxe qui ne peut se réduire à aucun raisonnement, parce que « la foi commence précisément où finit la raison »10
Les morts avec un petit « m »
En fait, tout être humain sorti de l'enfance et arrivant à l'âge de la maturité est déjà ligoté par des milliers de superstructures qui ont engendré en lui un amas d'habitudes corporelles nécessitant une purification très radicale. Pour que les Maries et les Marthes puissent atteindre la sainteté, c'est-à-dire l'union à Dieu, il leur faut d'abord s'affranchir du joug des entraves, qui gênent et empêchent leurs âmes de pénétrer dans l'univers surnaturel de Dieu, leur souverain bien.
C'est pour cette raison que la spiritualité chrétienne a toujours été inséparablement liée à ce que ses maîtres ont appelé des purifications et souvent des nuits. Indépendamment du nom qu'on leur donne, elles comportent certaines peines, arrachements, épreuves et retranchements.
Les Justes, Dieu les a mis à l'épreuve.
Comme l'or au creuset, il m'a éprouvé. 
11
dit le livre de la Sagesse.
La théologie spirituelle orientale a employé, pour les purifications, le nom de peïrasmos, terme qui unit en un seul mot deux notions, la tentation et l'épreuve. C'est pour notre plus grand bien qu'au long de notre parcours spirituel, Dieu nous pose des embûches. Elles peuvent être extérieures ou intérieures, d'origine naturelle ou surnaturelle, d'ordre physique ou moral, mais en définitive, elles sont toujours déclenchées dans un but spirituel. Les peïrasmos laissent toutefois à nos libertés le choix de les surmonter, et si nous le faisons, notre amour recevra de Dieu des forces vives et neuves. Nous pouvons pourtant aussi buter contre elles, tomber, et dans ce cas passer à côté et ainsi manquer la précieuse occasion qui nous a été offerte de monter plus haut, car Dieu nous disait alors : Amice ascende superius, « Ami, monte plus haut »12. Et nous risquons fort de nous enfoncer ainsi davantage dans une inextricable médiocrité qui peut nous mener même à être vaincus par le mal.
Cette idée était déjà chère à Origène. Elle fut reprise et mise ensuite au point par les mystiques cappadociens, par Évagre, Grégoire de Nysse, plus tard par Maxime le Confesseur 13 et le mystérieux Pseudo-Denys.
Plus l'amour qui alimente la foi est grand, plus on cherche à découvrir ce qu'est Dieu, plus la distance augmente entre les aspirations de l'âme et ce qu'elle peut découvrir. Ce sont alors de vraies nuits spirituelles, des peïrasmos telles que les mystiques orientaux nous les ont dépeintes, comparables en leurs infinis au supplice de Tantale.
On croit s'approcher de Dieu, recevoir quelque chose de Lui, mais étant infini et transcendant, Il nous échappe.
À son tour, la théologie spirituelle occidentale, dont le grand docteur est le Carme déchaussé saint Jean de la Croix, nous parle des purifications comme d'une condition indispensable pour qu'une âme puisse atteindre l'union à Dieu. Ceux qui aspirent à la sainteté doivent préalablement passer par des nuits. Celles-ci sont indispensables non seulement à une certaine élite de grands saints ou mystiques, mais, toute proportion gardée, à chaque être humain qui aspire à mieux connaître et mieux aimer Dieu.
Cependant, pour bien entendre ce que sont ces purifications si bienfaisantes, il me paraît plus efficace d'employer ce que j'appelle volontiers une méthode descendante. Je m'appuierai donc sur les témoignages et sur la doctrine de nos grands docteurs de l'Église universelle : Thérèse d'Avila et Jean de la Croix, réformateurs de l'ordre carmélitain au cours du XVIe siècle.
Sainte Thérèse nous a longuement parlé dans le Livre de la vie et dans le Château de l'Âme des expériences purifiantes auxquelles elle avait été soumise.
On comprendra mieux les ouvrages de la sainte si on a eu l'occasion de visiter le couvent de l'Incarnation situé à une centaine de mètres de la muraille qui entoure Avila, ville remarquable avec ses merveilleux bâtiments, cloîtres, églises et hôtels particuliers, si caractéristiques du siècle de Cervantès et de son Don Quichotte. Comme un majestueux ruban de pierre, la muraille court autour du monticule, entrecoupée régulièrement d'importantes tours que la Sainte apercevait des fenêtres de son couvent.
C'est devant un semblable paysage que, durant dix-huit ans, Thérèse vécut dans un état de totale aridité spirituelle qui lui cachait l'amour de son Dieu. De plus, durant des années qui lui parurent interminables, elle fut entourée de l'incompréhension de ses supérieurs, comme de ses confesseurs du couvent. Cette vie de silence et de solitude, privée de toute consolation, s'écoulait alors dans une sombre attente qui lui semblait même ne pas pouvoir aboutir à l'espérance.
Lorsqu'elle se plaignait à son confesseur de ne pas savoir ni pouvoir prier ou penser à Dieu, ce dernier lui rétorquait que c'était certainement de sa faute, et que la cause devait être due à ses péchés.
Cela dura jusqu'au jour où, fortuitement mais providentiellement, elle eut l'occasion de se confesser à un jésuite, celui-là même qui devint ensuite saint François Borgia. Ayant compris la pureté et la générosité de cette âme privilégiée, il la rassura en lui expliquant la valeur spirituelle positive de la longue nuit purificatrice qu'elle avait eu à traverser.
Jean de la Croix, que Thérèse connut seulement plus tard, devint par la suite un peu son fils spirituel, mais aussi son conseiller en théologie. Dans sa doctrine, le grand docteur carmélitain usera largement de la notion des Nuits purificatrices, concernant l'épopée que doit vivre l'âme en cherchant à parvenir à une authentique vie spirituelle chrétienne et mystique.
Ayant subi une certaine influence des conteurs et des mystiques arabes, il écrira des poèmes pour expliquer en théologien sa doctrine des catégories et des diverses phases des purifications. Purifications de la sensibilité, de l'intelligence, de la mémoire et surtout de la volonté et de l'amour. Et dans l'ordre surnaturel, de la foi, de l'espérance et de la charité.
Pour fonder sa doctrine, le docteur carmélitain se servira des notions bibliques de la nuée et de la ténèbre divine qui accompagnait le peuple juif dans le désert durant le jour et l'éclairait de sa lumière pendant la nuit.
Dieu est lumière si infiniment éblouissante qu'aucun vivant ne pourrait en supporter l'éclat. Il est pour nous le nuage impénétrable et la ténèbre, tel le soleil apparaissant comme une tâche noire sur une pellicule négative.
C'est en insistant sur le thème de la ténèbre divine que le saint Docteur va aussi développer sa doctrine de la nuit de la foi. Afin qu'un contact puisse s'établir entre deux termes essentiellement distants et distincts entre eux, il est de toute nécessité de trouver un intermédiaire possédant un point qui leur soit commun. Ce rôle d'intermédiaire, tenant lieu de lien entre la ténèbre divine et l'obscurité de notre cécité naturelle, est confié, de par la volonté de Dieu, à la vertu théologale de notre foi. Celle-ci étant aussi une ténèbre pour notre intelligence.
C'est néanmoins et toujours grâce à l'Instant zénithal qui a couronné l'œuvre du Verbe incarné sur la croix qu'a été confiée à cette foi la faculté de servir de truchement efficace entre la misérable ténèbre que nous sommes et l'impénétrable ténèbre qu'est Dieu.
Toutes les nuits comprennent toujours une part de retranchement et de petites morts. Leurs causes peuvent nous venir aussi bien de l'extérieur (notre attitude vis-à-vis des événements), que de l'intérieur de nous-mêmes.
Il existe une épreuve fréquente chez les êtres humains que Dieu appelle à devenir de vrais, d'authentiques contemplatifs.
À un certain moment de leur vie, et lorsque jusque-là ils n'avaient pas connu de perturbations marquantes dans leur manière de prier, ayant cru vraiment chercher à connaître et à aimer Dieu, ils ne peuvent tout à coup plus penser à Lui, ni prier et, pour employer le terme cher au XVIIe siècle, ils deviennent totalement incapables de méditer. Ce qui leur avait été jusque-là doux et consolant devient subitement lourd et affligeant. Ils perdent tout attrait, tout intérêt pour ce qu'ils aimaient. Lorsque cela commence, l'âme s'en inquiète, elle n'y comprend rien.
Saint Jean de la Croix est pourtant là pour rassurer. Il affirme qu'à condition que l'âme n'abandonne pas, de ce fait, son désir et sa recherche de Dieu, ce n'est pas là un signe de rétrogression, mais c'est souvent l'invitation à s'élever plus encore. Le saint docteur nous parle, dans son Cantique spirituel et dans son Livre des Nuits 14, de ces trois signes qui constituent cette invitation à devenir des Maries par une prière contemplative qui, selon saint Thomas, est supérieure à toute autre prière.
Tout d'abord, l'âme ne peut plus méditer. Ce qui la captivait et l'émouvait auparavant n'a plus d'attrait. Ensuite, elle n'éprouve plus aucune envie d'exciter son imagination sur aucun sujet particulier, qui jusque-là remplissait son existence. Enfin, elle se plaît à se trouver seule avec Dieu, dans le repos, la paix et l'amour.
C'est là ce que les pères grecs appelaient la théoria et que les latins ont traduit par le terme de contemplation.
C'est cette attitude de l'âme qui caractérise et identifie les Maries, fussent-elles orientées par la Providence à vivre dans des cloîtres ou dans le monde.
Les voies de Dieu sont multiples, mais pour vivre une vie de Marie, il faut que l'âme reste fidèle à l'action de l'amour qui la pousse à chercher Dieu ; qu'elle ait déjà mûri sous l'influence des quatre premiers dons du Saint-Esprit 15 ; qu'elle aspire à recevoir maintenant de Dieu ses trois dons supérieurs, ceux d'intelligence, de science et de sagesse, qui l'élèveront alors jusqu'à l'état de contemplation.
Saint Jean de la Croix exprime cette idée motrice en espagnol par les trois mots Todo y nada, Tout et rien, chercher Dieu partout et toujours, en se donnant à Lui, tout entier, corps et âme, par tout ce qu'Il exige de nous ici-bas : l'amour du prochain quel qu'il soit, l'exactitude dans nos devoirs d'état, dans nos activités aussi bien extérieures qu'intérieures. Ceci en sachant toutefois que nos âmes n'apprendront vraiment à faire ce que Dieu attend d'elles qu'au prix de l'acceptation des diverses peïrasmos, peines et retranchements qui portent toujours en eux une graine de mort. Mais d'une mort qui contient déjà en elle la splendeur d'une vie que le Christ nous a livrée et qu'Il aspire à nous communiquer toujours davantage. Ce qui demande de nous beaucoup d'amour, d'oubli de soi et de force morale, inséparable d'une authentique humilité. Car pour être ainsi devant et en Dieu, comme l'a dit Léon Bloy, il faut avoir le courage de « se tenir nu, devant un Dieu nu ».
Personne ne peut s'enfoncer dans les profondeurs de notre foi, ou dans ce que Jean de la Croix appelle « les épaisseurs de Dieu »16, sans avoir à passer par bien des épreuves. Quel est l'être humain qui n'a constamment rencontré sur son chemin des peines et des contrariétés de tout genre ?
Seules, les profondeurs de notre religion nous apportent la réponse positive en nous disant que quoiqu'il nous arrive, joies ou peines, morts petites ou grandes, tout peut être transformable en sources de vie par l'amour.
La Sulamite nous le chante dans le Cantique des Cantiques, en s'adressant à son Céleste Époux : Fortis est sicut mors dilectio.
Pose comme un sceau sur ton cœur
Comme un sceau sur ton bras
Car l'Amour est fort comme la mort
Ses embrassements sont des embrassements de feu
Flamme de Yahvé
Les eaux multiples ne peuvent éteindre l'Amour
Les fleuves ne le submergeront jamais. 
17
Pour obtenir la liberté de l'âme si nécessaire pour accueillir le grand don de Dieu, l'âme a besoin de moments de recueillement et de solitude.
Pour les Maries, cela est de toute nécessité. Dieu les appelle dans le désert, là où le gros bourdon qui accompagne leur vie se rend accessible et résonne déjà quasi sensiblement.
Mais une certaine solitude est aussi nécessaire pour les Marthes qui vivent dans l'agitation et les préoccupations de la vie quotidienne. Ceci ne fût-ce qu'à de courts moments, afin qu'elles puissent, malgré leurs mille préoccupations, tenir leur âme ouverte à l'action de Dieu.
Le monde, et celui d'aujourd'hui plus que jamais, a peur de la solitude sous quelque forme qu'elle se présente. Il existe certes des solitudes cruelles, comme celles des personnes âgées dans leur angoissant isolement. Mais pour elles aussi, la solitude peut être une salutaire purification. Par leur patience, leurs âmes s'ouvriront à la réceptivité de Dieu et de ses dons. Et combien peuvent-elles devenir utiles à l'Église entière, si elles arrivent à dire avec Guillaume de Saint-Thierry :
Je ne suis jamais moins seul que lorsque je suis seul avec le « Seul ». 18
En somme, si chacun de nous savait supporter humblement et courageusement les épreuves quotidiennes, combien plus nombreux serions-nous à pouvoir dire avec saint Jean de la Croix :
Brûlure suave,
Plaie délicieuse,
Douce main, ô touche délicate,
Qui a la saveur de la vie éternelle
Qui paye toute dette !
Qui donne la mort et change la mort en vie !
 19
Alex-Ceslas Rzewuski op, in L’Instant


1. Kierkegaard, 1813-1855. Les Cahiers, page 124.
2. La Voile, poème de Lermontov, 1814-1841.
3. Un des noms du fondateur du bouddhisme : Çakyamuni ou Gautama, Ve siècle avant J.-C.
4. 1 Corinthiens II, 9
5. Freud, créateur de la méthode psychanalytique (1856-1939).
6. La pièce de l'auteur dramatique Bertold Brecht (1898-1956) a été inspirée par une superstition folklorique que l'on trouve dans les régions du Caucase, selon laquelle la personne placée au milieu d'un cercle tracé avec de la craie ne peut plus s'échapper, son patient jusqu'à l'idée de la mort, ni vers une ouverture qui le sortirait de son Cercle de craie.
7. Ce témoignage est rappelé dans le livre d'E. Becker : The Denial of Death.
8. Carl Gustav Jung, 1875-1961. Professeur de psychiatrie et psychanalyse suisse dont la doctrine tomba dans l'ésotérisme. Alfred Adler, 1870-1937. Professeur de psychologie en Autriche.
9. Dieu seul étant infini au sens plein du mot.
10. Kierkegaard : Crainte et tremblement, Ed. Aubier, p.81.
11. Sagesse III, 5-6.
12. Luc XIV, 10
13. Origène, 183-254. Évagre le Pontique, 345-399. Grégoire de Nysse, 325-394. Maxime le Confesseur, 580-662.
14. Saint Jean de la Croix : Montée au Carmel, L. II, ch. 11, et Nuit obscure, L. I, 11 et 10.
15. Les quatre premiers dons du Saint-Esprit : Crainte, Force, Conseil et Piété.
16. Saint Jean de la Croix : Cantique spirituel, str. 36.
17. Cantique VIII, 6.
18. Guillaume de Saint-Thierry : né à Liège vers 1085, mort en 1148. Abbé bénédictin, prit en 1135 l'habit cistercien.
19. Saint Jean de la Croix : La vive flamme d’amour, str. 11.


jeudi 15 novembre 2018

En promettant... RP Paul Doncœur, Nous ne partirons pas !


Paul Doncœur avait été touché personnellement, à 22 ans, par la loi de 1901. Pendant douze années d'exil, il avait souffert pour la France et pour tous les français de la vague d'anti‑cléricalisme qui sévissait sur son pays. Puis, de 1914 à 1924, il avait retrouvé la France éternelle, courageuse, libérale, profondément attachée à sa foi et à sa religion ancestrale. Il n'est pas surprenant qu'il ait été à la pointe du combat, en 1924, lorsqu'il s'est agi de défendre la liberté religieuse à nouveau menacée. De quoi s'agissait-il donc ?
Les lois laïques du 1er juillet 1901 et du 7 juillet 1904, bien oubliées maintenant, avaient édicté deux principes :
― les congrégations sont exclues du droit commun des associations françaises ;
―tout congréganiste est déchu du droit d'enseigner.
Ces lois furent appliquées pendant dix années : 974 établissements religieux furent dissous, 1843 écoles congréganistes fermées, 272 poursuites engagées et 673 condamnations prononcées. Les congrégations s'expatrièrent, beaucoup en Belgique, d'autres en Hollande, en Angleterre, et jusque dans les pays les plus lointains.
En août 1914, tous les religieux en âge de se battre rentrent en France se mettre à la disposition des Autorités militaires. Puis l'exode des populations belges devant les armées allemandes ramène en France de nombreux religieux et religieuses français, avec les congrégations belges qui les avaient accueillis. Ce n'est plus le moment de parler des lois d'exception.
Des milliers de prêtres et de religieux mobilisés feront leur devoir, plus que leur devoir, et 4 000 d'entre eux dormiront côte à côte avec leurs frères d'armes dans la terre ensanglantée de leur Patrie. Les religieux âgés ou blessés, les religieuses, se dévouent pour les blessés, les malades, les familles et les enfants. Tous reprennent leur place dans la communauté française.
Néanmoins, dès la paix revenue, une certaine presse, et certains hommes politiques osent reparler des lois laïques.
Mais en 1919, aux élections législatives, le Bloc National remporte une grande victoire. La chambre bleu horizon se réunit le 7 novembre 1919 pour entendre le discours, programme de son chef, Alexandre Millerand, qui précise au sujet des congrégations :
... j'ai déclaré que, pour ma part, il me paraîtrait impossible que, la guerre terminée, on reconduisit à la frontière les congréganistes qui l'avaient franchie pour venir, sur le front, prendre leur part de dangers avec leurs frères français.
... je demande simplement que religieux comme laïques aient le même droit de s'associer sous les règles de la loi, pour défendre et propager leurs opinions... La République de la Victoire est la propriété de tous les Français. Elle a le droit d'être généreuse, libérale et tolérante.
Et de fait, les députés et les hommes d'État du Bloc National respectent la liberté renaissante. Les congréganistes rentrés et restés en France vivent jusqu'en 1924 sans être inquiétés. En 1920, le Gouvernement rétablit l'Ambassade au Vatican, après un vote à une majorité considérable. En 1923, Maurice Barrès — et ce fut son dernier travail parlementaire avant sa mort l'année suivante — prépare un projet de loi autorisant officiellement le retour de cinq congrégations. Mais les bonnes volontés inexpérimentées de la Chambre bleu horizon n'avaient pas mis longtemps à être détournées de leur idéal, et le projet de loi ne fut pas mis en discussion devant un Parlement dont le terme approchait. D'ailleurs, les religieux, comme les prêtres, avaient repris leur place dans la Nation.
Viennent les élections législatives de 1924 et — réaction contre la politique menée par les Gouvernements depuis la fin de la guerre, — le Cartel des Gauches remporte la victoire. Les anticléricaux possèdent leur Chambre introuvable et les événements vont se succéder rapidement.
Le 1er juin 1924, une assemblée du Cartel réclame la démission immédiate du Président de la République Millerand. Elle l'obtient le 11 juin après qu'Édouard Herriot en ait fait la condition de la formation du nouveau Gouvernement. Le 17 juin, Herriot présente son Gouvernement au Parlement et prononce son discours-programme dans lequel il annonce les premiers buts de son gouvernement : « donner au pays la paix sociale par une large amnistie, la paix morale par la suppression de l'Ambassade au Vatican, l'application de la loi sur les congrégations religieuses et l'introduction en Alsace-Lorraine de toute la législation républicaine ».
Ce programme amène des réactions immédiates, passionnées et parfois violentes, non seulement en Alsace-Lorraine, mais de proche en proche chez tous les catholiques de France. Il réveille en effet le drame vécu par les Français de 1901 à 1914 avec l'application des lois laïques.
Le 20 juillet, les Études publient un éditorial titré Le tocsin qui sonne dans lequel Paul Doncœur et ses collègues écrivent :
« Ainsi l'amnistie se prépare pour nombre de révoltés, et sans doute quelques traîtres, mais les condamnations s'apprêtent pour beaucoup de Français et de Françaises fidèles à leur pays comme à leur Dieu, revenus pour servir au moment douloureux ».
À la même époque est créée la Fédération Nationale Catholique présidée par le Général de Castelnau. Celui-ci, ancien chef d'état-major de Joffre, jouit d'un prestige immense dans le monde catholique. La perte de deux fils tombés au front, le refus du Gouvernement en 1918 de lui donner le bâton de Maréchal, en ont fait un personnage légendaire.
En août, les religieux anciens combattants constituent la DRAC, Ligue des droits des religieux anciens combattants ouverte à « tous ceux qui, à des titres divers, prétendent exiger qu'aucun citoyen ne puisse, sans avoir forfait, être mis hors de la loi commune » — et dont la devise est « Égaux comme au Front ».
En Alsace-Lorraine, la guerre sainte est déclarée pour le maintien des libertés religieuses que les Alsaciens et les Lorrains avaient réussi à conserver sous l'administration allemande. Les manifestations se succèdent tous les dimanches et les évêques de Strasbourg et de Metz élèvent des protestations officielles contre les manquements du Gouvernement aux promesses données depuis 1914.
En septembre, le Gouvernement tente quelques épreuves de force :
― les Préfets reçoivent instructions de recenser tous les religieux et religieuses des Établissements congrégationistes. Au Carmel de Lisieux par exemple, le Commissaire de Police et le greffier tentent d'interroger les religieuses qui, ainsi que les évêques l'ont prescrit, leur opposent un silence absolu.
― les Clarisses d'Alençon et d'Évian reçoivent l'ordre préfectoral d'avoir à évacuer leurs couvents (qu'elles avaient déjà quittés en 1901 pour la Suisse).
C'est alors que Paul Doncœur a une entrevue avec Jacques Péricard, fondateur de L'Almanach du Combattant, célèbre par le cri immortel qu'il lança le 6 avril 1915 au Bois Brûlé en Argonne, dans la bataille des Éparges : « Debout les Morts ! » en repoussant avec les restes de sa Compagnie une violente contre-attaque allemande. Jacques Péricard lui offre la tribune de L'Almanach du Combattant et Paul Doncœur, à la manière du Lacordaire de la phrase fameuse « La liberté se prend, elle ne se demande pas » rédige d'un trait sous la forme d'une lettre ouverte au Président Herriot un manifeste dont le retentissement va être considérable.
Sous le titre « Rassemblement », cette lettre ouverte est publiée en octobre 1924 dans L'Almanach du Combattant « 1925 » qui tire à 100 000 exemplaires :
« Alors M. Herriot a fait le grand geste d'ouvrir tout larges les deux bras encore sanglants de la France et a donné à tous les misérables leur pardon ! Par la porte ouverte on a voulu faire passer tous les coupables et tous les lâches, les insoumis, les déserteurs et les traîtres... S'ils reviennent pour servir et réparer, j'applaudis !
Mais cette même porte ouverte aux frontières, le même M. Herriot, du haut de la tribune française, il nous la montre, à nous, rentrés le 4 août 1914 pour la bataille...
Eh bien, non, nous ne partirons pas ! Pas un homme, pas un vieillard, pas un novice, pas une femme ne repassera la frontière, cela jamais !
En 1901, quand a été votée la loi infâme, j'étais tout jeune Jésuite, — il y avait quatre ans que mon père, un vieil officier d'Afrique, m'avait conduit en pleurant au noviciat de Saint-Acheul, — j'ai fait comme les autres et j'ai pris le train pour la Belgique, honteusement. J'ai vécu douze ans en exil, de vingt deux à trente-quatre ans, toute ma vie d'homme. Mais le 2 août 1914, à 4 heures du matin, j'étais à genoux chez mon supérieur : « C'est demain la guerre, ai-je dit, ma place est au feu ! Mon supérieur m'a béni et m'a embrassé. Par des trains insensés, sans ordre de mobilisation (j'étais réformé), sans livret militaire, j'ai couru au canon jusqu'à Verdun. Le 20 août, à l'aube, à la recherche des blessés du 115e, j'avançais au-delà des petits postes quand, tout à coup, je fus enveloppé par le craquement de vingt fusils et je vis mon camarade étendu de son long contre moi sur la route, la tête broyée. Le poste allemand était à trente pas ! J'ai senti à ce moment que mon cœur protégeait tout mon pays : jamais je n'avais respiré l'air de France avec cette fierté, ni posé mon pied sur sa terre avec cette assurance !
Je ne comprends pas encore comment je ne fus pas tué alors, ni vingt fois depuis. Le 16 septembre, j'étais fait prisonnier devant Noyon en plein combat ; en novembre, j'étais de nouveau en France, et en décembre je retrouvais le feu avec la plus belle des divisions, la 14ème de Belfort. Avec elle, je me suis battu trente mois, jusque devant Mézières, le 11 novembre 1918. J'ai été trois fois blessé, je garde toujours sous l'aorte un éclat d'obus reçu dans la Somme, et pour avoir commis le crime de rester chez moi, vous me montrez la porte ! Vous voulez rire ! M. Herriot.
Mais on ne rit pas de ces choses.
Jamais pendant cinquante mois, vous n'êtes venu me trouver, ni à Tracy-le-Val, ni à Crouy, ni à Souain, ni au fort de Vaux, ni au Reichsackerkopf, ni à Maurepas, ni à Brimont, ni à la Cote 304, ni au Mort-Homme, ni au Kemmel, ni à Tahure. Je ne vous ai vu nulle part me parler de vos « lois sur les Congrégations », et vous osez me les sortir aujourd'hui ?
Vous n'y pensez pas !
Ni moi, entendez-vous, ni aucun autre (car tous ceux qui étaient en âge de se battre se sont battus), ni aucune femme, nous ne reprendrons la route de Belgique.
Cela, jamais !
Vous ferez ce que vous voudrez ; vous prendrez nos maisons, vous nous ouvrirez vos prisons — il s'y trouve en effet des places laissées vides par qui vous savez !
Mais partir, comme nous l'avons fait en 1902 ? Jamais !
Nous avons aujourd'hui un peu plus de sang dans les veines, voyez-vous. Et puis, soldats de Verdun, nous avons appris ce que c'est que de s'accrocher à un terrain. Nous n'avons eu peur ni des balles, ni des gaz, ni des plus braves soldats de la Garde ; nous n'aurons pas peur des embusqués de la politique.
Et je vais vous dire maintenant pourquoi nous ne partirons pas.
Ce n'est pas de courir au diable qui nous effraie. Nous ne tenons à rien, ni à un toit, ni à un champ. Jésus-Christ nous attend partout et nous suffira toujours, au bout du monde.
Mais nous ne partirons pas parce que nous ne voulons plus qu'un Belge, ou qu'un Anglais, ou qu'un Américain, ou qu'un Chinois, ou qu'un Allemand, nous rencontrant un jour loin du pays, nous pose certaines questions auxquelles nous répondrions, comme jadis, en baissant la tête : « La France nous a chassés ! »
Pour l'honneur de la France ; entendez-vous ce mot comme je l'entends ? pour l'honneur de la France, jamais nous ne dirons plus cela à un étranger.
Donc nous resterons. Nous le promettons à nos morts, et à vous aussi, camarades ».
Paul Doncœur, Officier de la Légion d'Honneur.
et Jacques Péricard ajoute :
« Les religieux anciens combattants ont été nos frères d'armes et sont demeurés nos frères, qu'on ne touche pas à notre famille ! »
Le journal La Croix reproduit le 30 octobre 1924 le manifeste de Paul Doncœur sous le titre « Pour l'honneur de la France... nous ne partirons pas ! » et à la suite, l'abbé Bergey, curé de Saint-Émilion et député de la Gironde s'écrie : « Va-t-on déclarer hors-la-loi et expulser de France d'anciens combattants sous prétexte qu'ils ne portent pas de veston ? »
À la lecture de la lettre ouverte à Herriot, tous les religieux jusque-là isolés se sentent plus forts. D'emblée, leurs craintes s'estompent et ils relèvent le défi. Le manifeste est imprimé en tracts, en cartes postales, puis en affiches qui couvrent les murs de Paris. Les six cardinaux, puis, successivement, tous les évêques écrivent au Président Herriot des lettres officielles de protestations. La Fédération Nationale Catholique, la DRAC, la Ligue patriotique des françaises, qui à elle seule groupe 500 000 adhérentes, mènent dans toute la France d'ardentes campagnes pour la liberté religieuse.
Pendant deux années, Paul Doncœur est partout. À tous les grands meetings il prend la parole et enflamme son auditoire. Le titre de son pamphlet est devenu un slogan. Sans vouloir le représenter, la DRAC édite une affiche figurant un aumônier militaire grand blessé, unijambiste, s'appuyant sur ses béquilles, affiche soulignée par la phrase invincible « Nous ne partirons pas ».
L'affiche apparaît sur les murs de la France entière. Tous les français se représentent le Père Doncœur sous ces traits... et longtemps on hésitera à le reconnaître dans l'orateur alerte des grands meetings catholiques. Ces rassemblements atteignent des chiffres jamais connus : vingt mille, cinquante mille et même cent mille personnes. Paul Doncœur se révèle orateur de foule, incisif, spirituel et finalement bouleversant. Son début est généralement lent : improvisateur, il développe son argumentation, prend la température, devine l'attente, puis à la faveur d'un bon mot, d'une histoire qui détend l'auditoire, le fait s'esclaffer bruyamment, et avant même qu'il soit revenu de ses rires, le Père l'entraîne, le porte aux cimes de l'émotion religieuse. La finale brève, incisive, est toujours la reprise de l'unique thème qui l'anime : pour l'honneur de la France, pour le règne de Jésus-Christ.
Afin d'organiser l'action, Paul Doncœur crée avec un de ses amis, Marcel Forestier, capitaine d'artillerie en 1918 devenu par la suite dominicain, le Bureau des Conférences. Un conférencier est chargé d'informer toute une région, par exemple Épernay, Châlons, Reims et jusqu'à Nancy et Metz. La dépense de voyage entre chaque ville est faible ; on demande aux organisateurs locaux de la prendre en charge et de réunir un auditoire. On envoie les affiches de Paris et on demande aux responsables d'expédier à l'issue de chaque manifestation à leurs députés et à Édouard Herriot des télégrammes du style : « X... milliers de catholiques, réunis à ... demandent la suppression des lois d'exception ».
Ces télégrammes arrivent chaque jour sur le bureau de la Chambre, venant de toutes les régions de France. Ils exaspèrent et finissent par impressionner le Gouvernement. Celui-ci se rend compte que l'opinion publique ne le suit pas dans ses projets anticléricaux, et finalement il renonce à son entreprise. Depuis lors, les religieux sont des français à part entière.
Cet échec du Cartel des gauches en 1924 a été une contre-épreuve vérifiant la pérennité de l'apaisement religieux issu de la grande guerre, mais il a fallu que les catholiques se défendent énergiquement. Paul Doncœur a été dans ce combat le fer de lance connu, admiré et aimé de la France entière.
Pierre Mayoux, in Paul Doncœur Aumônier militaire