À M. le chanoine Boulard, l'Église de France devait déjà un
grand bienfait : son livre Problèmes missionnaires de la France rurale est
un classique de l'apostolat, à côté des œuvres maîtresses des abbés Godin et
Daniel et de M. Michonneau. Voici qu'aujourd'hui M. Boulard nous donne un livre
préparé depuis de longues années sous l'impulsion du cardinal Suhard ;
pour tous ceux qui sont saisis par l'angoisse apostolique, ce sera un bréviaire
de l'action réfléchie et lucide, une source jaillissante de méditations : Essor
ou Déclin du Clergé français ? 1
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D'abord une étude statistique très
précise des mouvements démographiques de notre clergé.
Une première constatation paradoxale :
la France déchristianisée est un des pays catholiques où les prêtres sont le
plus nombreux par rapport au chiffre total de la population : 51.000
prêtres pour 42 millions de Français (dont 35 millions de baptisés « non
apostats »), soit 1 prêtre pour 686 catholiques et 137 non-catholiques. Il
n'est de moyenne supérieure, en Europe, que pour la Belgique, l'Irlande et le
Luxembourg. L'Italie est à peu près à égalité avec nous. Mais les autres pays
d'Europe, y compris la Pologne d'avant guerre et l'Espagne, viennent loin
derrière nous. En Amérique latine, la moyenne est infiniment moindre : 1
prêtre pour 6.600 catholiques au Brésil, 1 pour 28.000 au Guatemala...
Cependant le recrutement du clergé a
diminué depuis le début du siècle. La crise anticléricale autour de 1905 a eu pour
résultat une baisse énorme des vocations : en 1900-1904, sur 10.000 jeunes
Français de vingt-cinq à vingt-neuf ans, il y avait 52 prêtres, 30 seulement en
1909-1913. Les années 1934-1938 marquent une nette reprise : 38 prêtres
pour 10.000 ; presque 50 en 1940-1947. Depuis, la courbe descend et tend à
retomber au niveau de 1913.
Le nombre de prêtres en activité
n'évolue pas cependant au même rythme ; il est en régression continue :
13,5 pour 10.000 habitants en 1904, 9,7 en 1946. Mais la situation est loin
d'être catastrophique : l'âge moyen de notre clergé est relativement jeune :
35 p. 100 de sexagénaires seulement, ce qui est d'autant plus remarquable que la
longévité moyenne du clergé est supérieure à celle de la population mâle
correspondante.
C'est l'avenir immédiat qui est
inquiétant : depuis 1946, les entrées au séminaire diminuent, surtout dans
les diocèses jusqu'ici riches en vocations (avec l'exception d'une forte
rentrée, due à des causes accidentelles, en 1949) : 25 p. 100 de baisse
dans 35 diocèses. Et il faut compter sur une quinzaine d'années pauvres en
ordinations : peu d'enfants nés entre 1933 et 1945, peu d'ordinations de 1957 à 1970. Ensuite, s'il n'y a pas d'ici là de grands fléaux démographiques,
on peut attendre une forte relève issue des actuels jeunes foyers chrétiens.
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Il est possible d'établir des
relations constantes entre le mouvement des vocations et les grands phénomènes
sociologiques et historiques contemporains. La grâce divine et la liberté
humaine s'insèrent en effet dans le jeu des déterminismes.
Il appert ainsi que l'attitude des
pouvoirs publics envers l'Église, et plus généralement le climat politique de
la nation, influent sur le nombre des vocations. La crise anticléricale des
années 1905 a provoqué une chute brusque. La raison qu'en donne M. Boulard
c'est, que, dans de telles circonstances, le sacerdoce cesse d'être un moyen
d'ascension sociale pour les classes les moins favorisées ; les parents,
dès lors, font obstacle aux vocations. Depuis la Révolution, la majeure partie
de nos prêtres
venait de la paysannerie. En 1905, ce recrutement rural s'effondre. Les pères
de famille ne veulent pas d'un métier de misère pour leurs fils. Désormais,
c'est par l'école normale publique que s'opère l'ascension du petit paysan ;
du moins jusqu'en 1940, où commence la grande révolution sociologique qui fait
de la paysannerie une classe en brusque croissance économique et sociale.
En même temps, la population rurale
de la France diminue. Elle n'est plus que de 35 p. 100 aujourd'hui. La base de
recrutement du clergé diminue donc d'autant.
Cependant, heureux phénomène de
compensation, à partir de 1913, le recrutement urbain augmente lentement ;
il arrive souvent que dans un diocèse les vocations de citadins soient plus
nombreuses que celles des ruraux. La plupart de ces vocations viennent de
classes moyennes et de familles nombreuses, le plus souvent de familles
profondément chrétiennes. Les vocations médiocres, influencées par un désir
plus ou moins conscient d'ascension sociale, disparaissent.
Quant à l'origine scolaire, la grande
majorité des vocations, du moins en pays de chrétienté, viennent de l'école
libre, et surtout des petits séminaires.
Mais, comme le note Mgr
Perrin, évêque d'Arras, la famille est plus importante que l'école. Aussi bien
constate-t-on que l'enseignement public peut être une source de vocations
pourvu qu'un nombre suffisant de prêtres de valeur puissent y exercer un
véritable ministère pastoral.
Ainsi, à Paris, sur 1.165 grands
séminaristes, 412 viennent d'un petit séminaire, 421 d'un collège libre, 332 de
l'enseignement public. Il est caractéristique, ajouterai-je, que les trois
jeunes évêques récemment sortis du clergé parisien ont tous trois fait leurs
études dans un lycée. Chez les Dominicains de la province de Paris, parmi les
étudiants d'origine parisienne, 52 p. 100 viennent de l'enseignement public et
31 p. 100 de l'enseignement libre.
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À s'en tenir aux statistiques, la
situation de notre clergé n'est donc pas mauvaise. Cependant, il y a crise,
grave crise de vocations.
C'est que, d'abord, le clergé est
très inégalement réparti. Nous en sommes restés à un particularisme diocésain
qui est un héritage de la féodalité médiévale. D'autre part, le ministère
paroissial est encore lié à des structures géographiques et sociologiques qui
datent des temps mérovingiens et qui alourdissent jusqu'à la rendre inhumaine
la tâche du clergé.
Le plus inquiétant c'est que cette
situation provoque une crise de « mentalité » : une dépréciation
du sacerdoce, par les fidèles, voire par les prêtres eux-mêmes...
Les conditions dans lesquelles
s'exerce le ministère deviennent inhumaines, surtout à la campagne. Or, sur
38.200 prêtres paroissiaux, 21.000 sont affectés au ministère rural, 7.200
seulement au ministère urbain.
Paroisses multiples et minuscules,
sept ou huit parfois pour un seul curé. Vie matérielle absolument misérable,
d'une misère qui n'est pas seulement pauvreté, mais qui fait du prêtre un
sous-prolétaire et qui rend impossible un minimum de vie intellectuelle.
Ministère des pays déchristianisés où le prêtre n'est plus qu'un « meuble »
inutile, selon le mot terrible du cardinal Suhard. Isolement total ;
souvent pas même de journal. Catéchismes multiples, hâtifs et essoufflants.
Apostolat éparpillé et décevant.
Bien des prêtres, avoue M. Boulard,
en viennent à se faire un cas de conscience d'orienter un jeune vers le
sacerdoce dans ces conditions. Bien des jeunes hommes, je l'ai constaté
moi-même dans les séminaires, hésitent à entrer dans un pastorat où ils sentent
que leur vocation, leur enthousiasme apostolique, leur vie intérieure sont
menacés.
Il faudrait ajouter à tout cela,
d'après l'enquête faite par M. Boulard, une méfiance qui irait se généralisant
chez les chrétiens militants envers les petits et grands séminaires, trop
coupés de la vie et qui formeraient des êtres dociles plus que des hommes
virils capables de parler à des hommes et de comprendre des problèmes humains.
Les prêtres seraient aujourd'hui moins cultivés, moins ouverts aux problèmes
actuels que l'instituteur du village. Je ne prends pas à mon compte ces
jugements trop hâtifs ; avec M. Boulard je ne les rapporte que comme les
signes d'une mentalité qui se généralise.
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Dans ces conditions, estime M.
Boulard, avant d'intensifier la « prospection » des vocations, il y a
des réformes à entreprendre. Ces réformes, certes, ne peuvent être introduites
que par la hiérarchie, qui les étudie avec une attention apostolique très
effective. Mais de telles réformes ne sont pratiquement possibles que si elles
sont désirées et portées par un mouvement général d'opinion, qu'il faut
susciter.
D'abord, envisager le problème dans
sa dimension nationale. Il est urgent que les diocèses riches en vocations
aident les diocèses pauvres et en y envoyant des sujets de première valeur. Et
cela d'autant plus que les vocations issues de milieux déchristianisés sont
moins sûres que celles qui sortent de vieilles souches chrétiennes. Le
séminaire de Lisieux est un premier pas dans cet établissement d'une base
nationale du recrutement sacerdotal.
Une péréquation des finances de
l'Église de France serait également bien utile.
Dans le même sens, M. Boulard
souhaite une coordination plus grande de l'action du clergé et du clergé
régulier 2.
En second lieu, intensifier la
constitution du clergé en communautés, sinon de vie ; mais du moins de
pensée, de prière et d'action. De telles communautés naissent un peu partout, sous diverses formes, dans
le cadre des doyennés. Elles pourraient s'élargir et tendre à une fraternité du
clergé dans le diocèse autour de l'évêque-père, avec une « maison du
clergé » au siège épiscopal.
En troisième lieu, il faudrait de
plus en plus mettre le clergé « en état de mission ». Notre
organisation pastorale est encore celle d'un régime de chrétienté, trop lourde
pour un pays où la masse ouvrière et une large part des masses paysannes sont
déchristianisées. Pour cette adaptation à la fonction missionnaire, M. Boulard,
avec tous ceux qui pensent les problèmes de pastorale aujourd'hui, propose un
allégement des cérémonies (en particulier des enterrements), des œuvres, des
servitudes administratives ; un assouplissement du système d'avancement ;
une évolution de la « paroisse-bénéfice » conçue sous l'Ancien Régime
pour défendre les « droits » du bas clergé contre un épiscopat de
grands seigneurs ; une adaptation du ministère au « milieu
sociologique » de travail souvent dissocié du lieu géographique d'habitat.
Autant de buts à poursuivre avec une prudente hardiesse.
Plus nouvelle, plus originale, plus
essentielle peut-être, est une dernière réforme que préconise avec énergie M.
Boulard : le regroupement des trop petits lieux de culte.
Un double
phénomène, en effet, s'est produit en France depuis un siècle. Au dix-neuvième
siècle, l'Église de France a, assez imprudemment, multiplié les lieux de culte :
13.000 nouveaux de 1814 à 1870, un tiers du total. Or, depuis cent ans, les
campagnes se dépeuplent : 16.700 communes de moins de 500 habitants en
1866, 23.650 (62 p. 100) en 1946. Un prêtre, aujourd'hui, n'a pas plus d'âmes à
sa charge qu'il y a cinquante ans, mais ces fidèles sont répartis en deux,
cinq, voire huit communes, lesquelles d'ailleurs cessent d'être des unités
sociales. Seul est possible le maintien épuisant d'un culte hâtif et extérieur ;
l'évangélisation cesse ; le clergé se décourage et les vocations
disparaissent.
M. Boulard propose, comme un remède
urgent, de regrouper les paroisses, voire les communes, autour d'un « village-centre »,
celui dans lequel spontanément se sont réunis les services communs à plusieurs
villages : médecins, poste, artisanat, commerce, syndicats. Le culte
aurait lieu seulement dans ce village. Les facilités de transport, l'habitude
prise par les ruraux de se déplacer pour aller au marché ou aux loisirs
devraient rendre possible le petit voyage dominical de quelques kilomètres pour
aller au culte, à un culte vivant moins désespérément squelettique, où pourrait
être donné le témoignage d'une vraie prédication évangélique.
Vraie révolution certes, et qui
consiste à modifier des cadres de vie rurale qui datent du haut moyen âge...
Certes, c'est par étapes qu'une telle révolution doit s'opérer. Sagement, M.
Boulard préconise un travail préliminaire : faire l'opinion, d'abord celle
du clergé, ce qui ne sera peut-être pas trop facile, puis, par le clergé, celle
des fidèles.
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Ces mesures permettraient sans doute
à la France, qui possède plus de prêtres que la plupart des autres pays européens,
de refaire des communautés chrétiennes analogues à celles de nations où la
proportion du clergé est beaucoup plus faible. Elles permettraient également de
remédier à une très anormale répartition du clergé : 21.000 prêtres pour
les 43 p. 100 de population rurale, 7.200 pour les 57 p. 100 de population
urbaine ; elles mettraient à même de diminuer l'énorme disproportion qui
existe entre les prêtres qui exercent leur ministère dans l'école libre et ceux
qui portent le Christ dans l'école publique. En rendant moins inhumaine la fonction
pastorale, moins héroïque le maintien d'une vie intérieure, elles empêcheraient
le découragement et la baisse correspondante des vocations.
Si de telles réformes étaient
facilitées à la hiérarchie par la constitution d'une opinion publique en leur faveur,
les jeunes foyers chrétiens issus de l’action catholique, gloire vivante de
l'Église de France, deviendraient demain des sources abondantes de vocations
engendrées par un christianisme profond vécu dans toute la vie.
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Que ces réformes puissent être
envisagées, calmement, sagement, après de très objectifs examens de conscience,
c'est un signe de la jeunesse de notre christianisme, un témoin de cette vie de
l'Église que saluait naguère Pie XII dans son discours du 29 avril 1949 au
séminaire d'Anagni :
S'il
est vrai qu'ils sont dans l'erreur ceux
qui, poussés par un désir puéril et immodéré de nouveauté, lèsent par leurs
doctrines, par leurs actes, par leur agitation, l'immutabilité de l'Église, il
n'est pas moins certain qu'ils se tromperaient aussi, ceux qui chercheraient,
sciemment ou non, à la raidir dans une stérile immobilité.
Le
corps mystique du Christ, à l'instar des membres physiques qui le composent, ne
vit pas et ne se meut pas dans l'abstrait en dehors de conditions constamment
changeantes de temps et de lieu ; il n'est et ne peut être séparé du monde
qui l'entoure, il est toujours de son siècle, il avance avec lui, jour après
jour, d'heure en heure, en adaptant continuellement ses manières et son
attitude à celles de la société au milieu de laquelle il doit agir...
Robert
Rouquette, in Études (avril 1951)
1. F. Boulard, Essor ou Déclin du Clergé
français ? Préface de S. Exc. Mgr Feltin, archevêque de Paris.
Éditions du Cerf (Collection "Rencontres", n°34). 1950. In-12, 479 pages.
2. D'après M. Boulard, de nombreux jeunes hommes se
détourneraient du ministère paroissial pour entrer dans les Ordres religieux.
Le cardinal Suhard parlait naguère d'un « exode massif vers les
congrégations religieuses ». D'aucuns voient là un danger et une anomalie.
Je ne veux pas traiter hâtivement de
ce problème délicat. Je me contente de faire remarquer qu'avant tout il
faudrait une sérieuse étude statistique. De telles affirmations ne sont
appuyées sur aucune donnée positive sûre. Les grands Ordres connaissent les
mêmes crises de vocations que les séminaires diocésains.
Pour autant il faudrait que les
Ordres religieux apostoliques fissent sur leur action, sur leur finalité et
leur esprit le même examen de conscience courageux que le clergé séculier.
Par ailleurs, il est clair qu'une
plus grande coordination de l'action des deux clergés est souhaitable. Évitons
cependant tout ce qui ressemblerait à ces querelles entre séculiers et
réguliers qui ont été la plaie de l'Ancien Régime.
Est-il permis d'ajouter que si, avec M. Boulard, il est
plus que légitime de souhaiter une plus grande coordination du clergé régulier
à l'action de l'A.C.A., il serait équitable aussi que les supérieurs majeurs
des Ordres religieux soient associés en quelque façon aux réunions des évêques ;
de même que les supérieurs généraux font de droit partie des conciles œcuméniques
(cf. c. 223).