jeudi 31 décembre 2020

En visitant... Frère Marc, Devenez un saint roi !

 

C'est dimanche. Les vêpres de 16 h et le petit goûter que nous offrons aux gens de passage prennent fin. Alors que je réponds au téléphone, on me crie :

― Marc, le roi est là.

― Quoi ? Le roi est là ! Est-ce une blague ?

― C'est vrai, me dit Georgette, je l'ai vu aller vers la chapelle il y a deux minutes.

Je termine rapidement la conversation : « Excuse-moi de te couper court, on me dit que le roi est là... C'est peut-être vrai. Salut ».

Je fonce à la chapelle et pousse la porte de chêne. Le roi est là, assis sur un petit banc de prière. Mon cœur bat comme si Jésus était là. Je le vois de dos, assis à genoux près de l'autel en forme de barque. Je m'agenouille à côté de lui sur un petit banc de prière.

― Vous êtes frère Marc ?

― Oui... Oh, Roi, Majesté, que je suis content que vous soyez là. Quelle joie !

― Je suis venu prier, vous saluer et rencontrer votre fraternité.

― Je ne sais comment vous appeler. Permettez-moi de vous appeler frère roi !

Nous nous mettons à prier pour toutes les familles de Belgique et toutes les familles de la terre. Il invoque l'Esprit Saint pour qu'il vienne au secours des familles blessées. Ensemble nous récitons très doucement trois Je vous salue Marie : un en français, un en flamand et un en allemand. C'est une manière de prier pour toute la famille belge et son unité. Nous sommes en face de l'icône de la Trinité. Il dit cette prière très courte : « Je te prie pour ton Royaume : garde‑le uni et donne la sagesse à ceux qui servent ce pays. Je te bénis pour cette fraternité. Conduis-la selon ta volonté. Donne-lui des frères. l y a de longs temps de silence et nous terminons simplement par un Notre Père, les mains ouvertes.

Après ce temps de prière, nous nous levons. Le roi me demande comment cette chapelle a été construite.

Elle a été bâtie en quatre ans. Ce fut une aventure. Je rêvais d'habiter la maison du Seigneur. C'est pourquoi, autour du chœur de la chapelle, il y a quelques petites cellules de prière, des chambres où l'on prie et se repose auprès du Seigneur.

Le roi me demande s'il peut les voir. Avant de monter, il enlève ses grosses bottines de sport bien cirées car il y a une petite pancarte qui demande d'enlever ses souliers pour éviter le bruit. Je n'ai pas le temps de lui dire de ne pas les enlever et il monte en chaussettes. Nous nous dirigeons vers les cellules, celle de Saint-Pierre est la plus belle :

C'est la chambre de l'évêque, lui dis-je. Aucun évêque jusqu'à présent n'a dormi ici ; mais c'est là que je le mettrai si l'un ou l'autre vient en retraite.

C'est une chambre avec un volet qui s'ouvre directement sur le chœur de la chapelle, et on y voit l'autel et la présence eucharistique. Il y a dans cette chambre une Bible et un livret sur saint Séraphim de Sarov et son dialogue avec Motovilov, ainsi que quelques conseils sur la prière et la vie spirituelle. J'explique au roi que saint Séraphim est un peu le saint François de la Russie et qu'un jour, au milieu de la neige, lui et son compagnon furent tout transfigurés de lumière, signe de la résurrection du Christ. Saint François, quant à lui, avait reçu les marques des clous dans sa chair, signe de la passion du Christ.

Connaissez-vous saint Séraphim ?

Non, me dit-il.

Vous savez, quand il rencontrait quelqu'un, il le saluait ainsi : « Oh ! ma joie, Christ est ressuscité ! »

Je lui donne le livre. Il le refuse me disant que j'en ai besoin. J'insiste un peu :

Prenez-le ! C'est un petit cadeau et c'est un résumé de sa vie. Vraiment, si vous le prenez, lisez-le ! C'est une mine de lumière sur l'Esprit Saint.

Il le prend et le glisse dans sa veste :

Je le lirai.

Je suis sûr qu'il l'a lu car le mystère de la Transfiguration était bien présent dans la vie de notre roi. Ensuite nous redescendons et visitons le bâtiment des frères. Il me demande :

Quel est le but de votre fraternité ?

C'est de donner à l'Église une petite bande de moineaux souples et légers, pour faire connaître et aimer le Christ et son Église. Et pour cela, vivre dans la communion fraternelle à la manière de saint François d'Assise, et prendre racine dans la prière vraie et simple.

Pensez-vous devenir prêtre ?

Oui, et je m'y prépare.

Il me demande aussi comment je compte former les frères. Je confie à ses prières l'avenir de la fraternité et l'espérance de donner à l'Église des frères et des prêtres, prêts à servir en fraternité la nouvelle évangélisation. Nous sommes déjà bien dans cette Pentecôte d'amour annoncée par Marthe Robin.

Il sort alors de sa poche une enveloppe, me disant que cela me servirait sûrement pour les besoins de la maison. Je le remercie d'être ainsi instrument de la Providence :

C'est normal, me dit-il.

C'est le bienvenu car, à Tibériade, nous avons toujours des factures qui attendent. C'est comme s'il connaissait nos besoins. Des billets neufs comme il en sort de l'imprimerie !

Je l'invite à prendre une tasse de café à l'accueil afin que les autres frères et les retraitants puissent aussi profiter de son passage. Il accepte. En entrant dans la salle à manger, je lui présente Georgette et Raoul et lui dis que ce couple fête ses trente ans de mariage. Le roi les félicite et leur dit simplement :

Plus on vieillit en couple, plus on s'aime. Après trente ans de mariage, l'amour grandit.

Il savait de quoi il parlait. Il suffisait de le voir avec la reine pour apprécier la grâce de la tendresse, de l'attention et de la vraie complicité qu'ils vivaient ensemble. Quelle créativité et quelle fécondité le mariage peut donner quand l'amour est roi !

Arrivés à la cuisine, nous nous asseyons sur les bancs. Il fait bien chaud, le poêle à bois donne une douce odeur. Il nous reste deux petits morceaux de tarte au sucre. Je fais signe à frère Joseph de prendre le morceau le plus coulant afin qu'il reste au roi le morceau le plus facile à prendre. Frère Joseph lui verse aussi une tasse de café. Le roi est assis juste en face du Christ dessiné sur le mur, frère Joseph est assis à ses côtés. Avec eux, il y a aussi un gars paumé que le roi repère vite ; il lui pose quelques questions. Le roi lui dit que la belle musique peut être un moyen d'apaisement, de guérison. Ensuite arrive un jeune couple de fiancés qui ne se rendent pas compte que nous sommes occupés avec le roi car ils ne le reconnaissent pas. Ils me demandent s'ils peuvent me rencontrer. Je leur réponds que cela conviendrait mieux un peu plus tard et, à cet instant, reconnaissant le roi, ils me disent :

Oh oui, nous reviendrons dimanche prochain !

Directement le roi me dit :

Frère Marc, faites votre travail. Allez rencontrer ces jeunes qui désirent parler avec vous. Allez à votre aise. Moi, je m'occupe de l'accueil avec frère Joseph.

J'ai bien envie de rester à table avec lui mais, devant sa demande, je me dis : « Obéis au roi ! » Je me lève donc et je pars avec ce jeune couple dans mon bureau. Le roi ne voulait pas que sa présence empêche la maison de fonctionner comme à l'ordinaire et, comme il devenait le maître de ces lieux, je lui ai obéi. Le partage avec le jeune couple n'est pas très long tant nous désirons, eux et moi, retourner à la table du roi. Il est encore là. Son garde du corps est dans l'autre pièce, observant le va-et-vient.

Votre garde du corps ne veut-il pas du café ?

Non, c'est normal.

Et à voix basse, il ajoute :

Priez pour lui, il s'appelle aussi Marc !

La cloche sonne pour le temps d'adoration. Nous invitons le roi à venir adorer Jésus. Il nous suit et je lui dis :

Restez encore avec nous !

— Je reste encore vingt minutes puis il me faut rentrer à Ciergnon. Il se fait tard, la reine m'attend.

Je pensais aux disciples d'Emmaüs qui, après avoir vu Jésus, veulent qu'il reste davantage. Nos cœurs étaient aussi brûlants devant son amitié.

Pendant vingt minutes nous vivons un temps d'adoration devant le Saint-Sacrement. Il y a un silence de présence et d'attention au Christ. Notre roi Baudouin contemple l'humilité du Roi des rois à genoux, comme nous, sur les petits bancs de prière. Je guette le moment où il va se lever. J'entends le banc légèrement craquer, il quitte la chapelle et je lui dis :

Au revoir, Monseigneur.

Oui, j'ai l'impression de voir un cardinal ou un évêque ! Je ne sais plus comment l'appeler, je crois l'avoir salué de tous les noms : Roi, Sire, Majesté, Monseigneur. Avant de partir je lui demande :

Faites-moi une croix sur le front ! Vous êtes pour moi un père.

Il s’approche directement, me fait une croix sur le front et me donne une accolade très chaleureuse, pleine de tendresse, comme si j’étais un de ses proches.

― Saluez la reine de ma part, lui dis-je.

― Je reviendrai avec elle.

Avant de fermer la porte de la chapelle, il me dit encore, en me montrant du doigt le gars paumé qui était à table avec nous :

― Vous voyez ce jeune ? il a besoin de vous.

Alors je rentre de nouveau dans la chapelle pour continuer l’adoration. Mon cœur bat de joie et d’émotion. Il brille aussi d’une joie si simple et si belle de contempler Jésus, le Roi des rois. Alors, je me dis :

― Marc, es-tu aussi attentif à Jésus très humble et très discret dans le Saint Sacrement, la présence réelle du Christ ? Le Roi est là, si humble et si pauvre. Et si notre roi des Belges est saint, combien plus le Christ ! Il est là, attends-tu Son retour ? Jésus s’est identifié au petit, au pauvre : « J’étais nu, et tu m’as vêtu, J’étais malade et tu m’as visité, J’étais prisonnier et tu es venu à moi ». Tu t’es mis aux pieds du roi, es-tu prêt aussi à te mettre à genoux aux pieds du pauvre ?

Cette visite du roi a rafraîchi mon amour pour le Christ : les saints nous rapprochent toujours de Lui. Quand je vais adorer et que le zèle n’y est pas, je me dis :

― Si on te disait que le roi est là, à la chapelle, tu y courrais vite. Eh bien, il y a bien plus que notre frère Baudouin !

Oui, avec Jésus, nous avons une audience à tout moment. Est-ce que le zèle me brûle de rencontrer Jésus ?

* * *

Je viens d’être ordonné prêtre par Mgr Mathen. Dans la petite chapelle de la Transfiguration, je dis ma première messe, accompagné du prêtre du village. Mes parents et quelques proches sont là. Depuis dix ans j’ai transformé ce premier petit pavillon en chapelle, et elle est devenue un véritable lieu de prière. Cette chapelle a été ma première maison, et je pensais l’habiter avec ma future épouse. Dans cette chapelle, je dis donc ma première messe, je donne l’amour de Dieu. Ce sont pour moi comme des noces.

Après la messe, je reçois un coup de fil du domaine royal de Ciergnon. Le roi me fait savoir qu’il serait heureux que j’aille célébrer une messe dans son château. Je propose de venir également avec frère Joseph et Paul, un jeune postulant, et il accepte.

Le lendemain, un chauffeur vient nous chercher à Tibériade avec une très belle voiture, devant l'étonnement des personnes présentes à l'accueil.

― C'est une voiture pour un ministre ! me dit un frère.

— Oui, répondis-je, ministre de Jésus.

Nous arrivons devant les grilles ouvertes du château. Dans ma tête je prépare mon homélie. J'ai déjà écrit sur un petit papier quelques idées et j'ai glissé des points de repère dans le missel, pressentant ma maladresse et une certaine nervosité durant cette eucharistie avec le roi. Le chauffeur nous conduit maintenant à travers des allées bien soignées et nous invite à entrer dans une chapelle indépendante du château.

Après un temps de recueillement le roi arrive avec la reine, tout souriants et joyeux de nous accueillir. Je lui dis que c'est ma deuxième messe.

― Nous sommes en famille, me répond-il.

Je lui propose d'offrir cette messe à l'Esprit Saint afin qu'une Pentecôte descende sur toute l'Europe, la large Europe.

― Parfait, me dit-il.

Pendant la messe je le vois se tenir à côté de l'autel, attentif. Il lit la première lecture et la reine lit à sa suite le psaume. À l'offertoire, le roi s'avance pour me donner la patène avec les hosties et le calice, et il me lave les doigts.

J'appris plus tard qu'il servait toujours la messe pour les prêtres qu'il recevait. J'étais impressionné de le voir servir comme roi-vrai-serviteur. Il n'était ni diacre ni prêtre, mais il tenait du diacre qui sert et du prêtre qui offre et s'efface. Il avait une joie à servir : peut-être que le nom d'Enfant de Cœur lui convenait le mieux.

Dans cette chapelle, tous ceux qui travaillent au château sont là, ils forment une grande famille. Du concierge à la femme de chambre en passant par le jardinier, tout le monde a arrêté ses occupations.

Après la communion, il y a un long temps de recueillement. Ensuite Paul chante : Église, mon amour, un chant que la reine aime. À la fin de la messe, le roi me fait signe de venir dans la sacristie et me fait cadeau d'une valise-chapelle contenant tout ce qui est nécessaire pour dire la messe en mission :

― C'est de la part d'un de mes chers collaborateurs et de son épouse.

Et il me félicite encore, souhaitant plein de grâce à notre jeune fraternité.

Dans mon cœur bouillonne une parole qui m'a travaillé durant toute la messe. Mais oserais-je la lui dire ? Je me lance :

Sire, je ne sais comment vous dire cela, mais ce serait tellement fort pour toute la Belgique et pour le monde si vous deveniez un saint. Oui, devenez saint !

Il me regarde droit dans les yeux, guère étonné :

Mais vous aussi devenez saint ! C'est vrai, c'est la vocation de tout baptisé d'être saint, donc la mienne aussi. Mon métier est d'être roi, mais mon métier de baptisé est d'être un saint.

Alors je lui redis :

Devenez un saint roi !

La sainteté est un grand enjeu. En moi était la certitude que ce qu'il ne pourrait faire ici-bas, il l'accomplirait davantage au Ciel. À cette époque, rien ne laissait supposer qu'il mourrait quatre ans après et que son rayonnement éclaterait à la face de toute la Belgique et du monde.

Le roi aurait pu me répondre :

Oh, vous savez, je suis si pécheur !

Il en avait aussi conscience mais sa profondeur n'avait pas besoin d'un semblant d'humilité. Il savait que son chemin de sainteté serait source de paix, de bonheur, de créativité pour l'avenir de la Belgique et de sa famille.

J'en oubliai ma valise-chapelle qui ressemblait à une valise de ministre ! Il se mit à pleuvoir. Je crois que la messe avait mis tout le monde en retard. Le roi et la reine regagnèrent le château et je retournai tout heureux dans ma chère fraternité.

 

Frère Marc, in Histoire d’un appel