Père,
Je ne sais si vous vous souvenez de
moi ? Je suis venue vous trouver au début du carême, à Saint-Philippe du
Roule, après la messe de midi.
Je vous disais que celui que j'aimais
restait à Paris, tandis qu'il me demandait de rejoindre mon foyer à Alger...
Voilà trois mois que je suis ici. J'ai voulu me conformer aux conventions
sociales, rentrer dans l'ordre comme on dit hypocritement. Dès le lendemain de
mon arrivée en Afrique, je savais que ce retour constituait la plus grande
erreur que j'aurais pu commettre.
Plus rien ne m'attache ici.
Évidemment les moralistes diront : devoir conjugal, enfants... Ce sont là,
certes, de beaux et nobles sentiments qu'habituellement on se plaît à monter en
épingle. Mais, au risque de passer à vos yeux pour une femme dénaturée, je dois
avouer humblement que tout cela ne m'impressionne plus. Un seul sentiment est
là, bien vivace : mon amour pour Raymond. Il est plus fort que tout. Et je
vous assure, Père, qu'il m'est impossible d'envisager la vie sans lui. J'ai
lutté, j'ai loyalement essayé de reprendre le harnais. Tout est inutile.
Nous nous sommes aimés, ici, dans
cette chaude Afrique. Pendant deux ans nous nous voyions chaque jour ;
puis nous avons connu deux mois de bonheur complet au cours de notre voyage en
Espagne. À présent, il est loin. Ici, j'ai mon mari, des devoirs envers lui...
Cela me crispe. Il me semble que c'est de la prostitution, puisque nous ne nous
aimons pas (J'étais orpheline. À 19 ans, on me mariait à un homme pour qui je
n'éprouvais rien : j'ai à peine compris ce qui m'arrivait).
Les personnes « sensées »
qui voudraient m'empêcher de suivre celui que j'aime, raisonnent à froid :
elles ont pour elles les lois de la morale « logique » ; là, je
suis d'accord avec elles. Mais, croyez-vous que le cœur puisse emprunter ce
chemin aride ? Non, franchement, je ne puis pas. C'est plus fort que moi.
Je ne veux, ni ne peux renoncer à Raymond. Il est tout pour moi. Je le sais
malheureux, lui aussi. Il a une femme impossible. Dieu ne peut exiger qu'on se
rende ainsi malheureux du fait que nous nous sommes rencontrés après avoir
contracté de part et d'autre des engagements à la légère.
Je ne sais pas moi-même ce que
j'espère en vous écrivant. Peut-être ai-je simplement besoin de me confier, de
crier à une oreille humaine que je ne peux vivre sans lui.
Je suis si seule ici... L'an dernier,
Raymond passait ces jours avec moi... Mon mari ne se soucie absolument pas de
moi. Il est très souvent absent. Mes filles ont leurs distractions, leurs
copains. Pour mon mari, en dehors de ses affaires, rien n'existe. Je suis une
quantité négligeable — et c'est pour cela que je suis rentrée « au bercail » !
Vous me croyez certainement aveuglée
par la passion ? Détrompez-vous : je suis extrêmement lucide. Je sais
que, si Raymond avait le courage de me faire signe, je laisserais tout tomber,
et je partirais avec lui. Je me rends parfaitement compte que nous aurions des
difficultés, je souffrirais de la faiblesse de son caractère. C'est moi qui
devrais prendre toutes les décisions, — mais j'ai l'habitude. Je sais que notre
situation irrégulière créerait heurts et vexations... Mais qu'est cela en
comparaison du bonheur de sa présence... — Et votre conscience, me direz-vous ?
Eh bien, oui, ma conscience me dit qu'à ce moment-là je ne pécherais plus par
révolte, je n'en voudrais plus à Dieu de m'enlever celui que j'aime. —
Paradoxe, croirez-vous, puisque au fond, c'est moi qui enlève Raymond à Dieu,
car il est infiniment plus chrétien que moi... Mais Dieu, qui sait tout, a
permis que nous nous aimions, Dieu sait que notre amour est grand et pur. Dieu
qui est amour ne peut pas condamner l'amour. Sans doute, quand nous nous
voyions, nous en arrivions à l'étreinte conjugale, — mais ce qui importait pour
nous — AVANT TOUT — c'était notre mutuelle présence. Ah ! nous revoir et
ne plus nous quitter jamais ! Plutôt renoncer à toute étreinte, mais qu'il
soit là...
Je sais que je crie dans le désert :
que pouvez-vous pour moi ? à tout ce que vous me direz je répondrai qu'au
plus profond de mon cœur je sens que pour moi la vie avec Raymond est la seule
solution possible. Il est l'essence même de ma vie. Vous me rétorquerez encore
qu'aucun être ne peut répondre à notre quête d'absolu : vous avez raison.
Mais pour moi, il est celui qui me mène vers les plus hautes sphères : il
est le plus près de l'absolu. Ensemble nous pouvons vivre une vie telle que
devraient être toutes les unions. Avec lui seulement je sens cette harmonie, cette
unité de pensée qui donne la bonté à l'être humain, l'harmonie par l'amour.
Non, mon Père, de quelque côté que je
me tourne, je ne puis en sortir. La vie sans Raymond ne vaut pas la peine
d'être vécue. C'est parce que je suis lucide que je ne me fais pas d'illusions,
et que je sais clairement à quoi m'en tenir.
Au fond de vous-même, vous admettez
qu'il y a des amours qui dépassent les lois établies par la morale admise par
le monde. Comprenez-moi, si Raymond m'avait quittée de son propre gré, si je le
savais heureux, comblé, si une autre que moi lui procurait ce bonheur,
j'accepterais de m'effacer pour lui. Mais Raymond est broyé comme je le suis :
broyé par les conventions, les préjugés, la famille... Il y a des cas où il
vaut mieux avoir le courage de passer sur tout plutôt que d'anéantir deux vies.
Quel est le plus grand péché ? à
mon avis c'est la révolte qui engendre la haine de Dieu. Je suis cette
révoltée, mon Père. Quand je me trouve à l' église (pour sauver la face), je me
fais l'effet d'une hypocrite, présente de corps, mais bourrelée de révolte.
Pourquoi dois-je renoncer à cet amour
qui me purifie, qui me grandit, que rien de bas ne vient effleurer, qui rend
meilleur, élève l'âme ? Au lieu de cela il y a cette séparation qui est
une démence.
Vous allez imaginer que les jours,
les mois, les années qui s'écouleront useront ma souffrance. — Je sais moi, que
ma peine n'est pas de celles qui passent : je sens ce mal jusque dans mes
os. C'est quand je la crois assoupie qu'elle s'éveille avec une acuité accrue.
Ce n'est pas seulement ma chair qui se révolte, mais mon être le plus intime
qui lentement agonise, se désagrège. Mon système nerveux est complètement
ébranlé.
Dans la lettre qu'il m'a écrite,
après m'avoir fait si longtemps attendre, il craint que par une correspondance
régulière nous n'attisions des souvenirs qui doivent appartenir au passé, et
que nous alimentions inutilement une passion qui risque de me dévorer... Comme
il se trompe... Si je suis dévorée par quoi que ce soit, c'est bien par
l'attente, la douleur d'être sans nouvelles.
J'ai un besoin vital de le lire. Les
mots de tendresse sont un baume pour mon cœur. Quand on aime comme je l'aime,
ce n'est plus le silence, l'oubli, qui peuvent venir à bout de l'amour, ni
l'atténuer, bien au contraire. Le résultat, ce sont des souffrances inutiles,
nocives même puisque le cœur s'aigrit. Tandis que ses lettres me donnent le
courage de « tenir »... Son amour m'a toujours aidée à vivre. Il
resterait alors dans ma vie un espoir : celui du prochain courrier !
Oh ! Père, que c'est dur —
infiniment — d'être privée de cet amour qui était tout dans ma vie. Raymond a
son Dieu, moi je n'ai rien — que son souvenir. Raymond dit dans sa lettre que
l'essentiel dans la vie est de posséder Dieu, d'avoir la paix de l'âme, que
tout le reste est agitation de surface... Mais, Père, dans ce cas, il tenterait
de prouver que l'amour humain ne peut apporter le bonheur... Pourtant nous le
fûmes, heureux, combien profondément pendant ma trop courte vie avec lui. À mon
point de vue, je puis lui rétorquer que cette idée de bonheur en Dieu ne repose
sur rien de tangible, puisque cela découle d'un simple raisonnement. Si Raymond
m'aimait vraiment d'un amour égal au mien, cet amour balayerait toutes les
discussions. Et ce qui alors paraîtrait imposture, trahison, ce serait le fait
de tenir à sa morale bourgeoise. Les liens d'époux, de mère, sont réels, je le
sais bien, et pourtant moi, j'aurais tout sacrifié pour lui. Et je n'aurais
même pas employé le mot « sacrifice ». Mais Raymond, hélas, est un
faible ; il n'est pas de l'étoffe dont on fait les grands amoureux :
il lui manque la volonté. C'est parce que je le vois tel qu'il est, avec ses
défauts et ses qualités, que mon amour se montre si fort : il est fort
pour deux.
Elle est belle, la prière que vous
désirez me faire dire chaque soir... mais je sais que je ne puis accepter. Je
ne sais, ni ne désire, rien changer. Je ne puis prier... Il est loin, le temps
de ma ferveur... Je n'ai jamais mieux prié que lorsque je possédais l'amour de
Raymond. Depuis que nous sommes séparés, je ne prie plus. Je ne puis plus me
réfugier en Dieu, comme je le faisais jadis, entrant à la chapelle du
Saint-Sacrement, avenue Friedland... Toutes mes prières se résumeraient en un
seul mot : « Rendez-le moi, mon Dieu, rendez-le moi.. ». À la
messe, maintenant, je ne prie plus. Je pense à ce que Dieu m'a permis de
connaître, à ce qu'il m'a repris. Honnêtement je ne puis dire : « Mon
Dieu, je vous aime, que votre volonté soit faite ».
Belle religion que celle de Raymond :
elle me révolte. je croyais qu'elle était charité. Le Christ n'a-t-il pas
demandé que l'on s'aime ? Le raisonnement de Raymond est le suivant :j'ai
décidé de faire une croix sur le passé. Je ne le renie pas, mais je veux
changer. Donc, pour me faciliter les choses, je fais table rase de toutes mes
promesses — de mes devoirs — envers celle que j'ai entraînée là où elle se
trouve... Tant pis ! C'est triste pour elle, mais je n'y puis rien !
Qu'elle se débrouille ! — Belle charité ! Jolie religion, au nom de
laquelle on adopte une telle attitude ! Si Raymond ne m'avait pas déclaré
son amour, jamais je n'aurais cru la chose possible, et je me serais contentée
d'une amitié. C'est lui qui a fait le premier pas... Raymond est dur. Il est
obnubilé par sa religion, — qui est fausse ou mal interprétée...
Comprenez-moi, si vous le voulez.
Depuis trois ans je vis avec cet amour comme soutien. Je vis ici une vie
austère de « devoir » (reprise pour faire plaisir à Raymond). Je suis
intimement malheureuse. L'amour de Raymond, même lointain, brillait comme une
étoile, seule note de lumière dans ma grisaille. Depuis son silence, même cette
lumière m'est refusée. J'ai vécu d'illusions. J'ai voulu rester fidèle à tout
prix, me refusant tout ce qui n'est pas lui. Je ne permettais jamais de la part
d'autres hommes aucune familiarité, ne répondant même pas à ces regards par
lesquels tant d'hommes s'efforcent d'attirer les femmes.
À présent je vais faire volte-face.
Je veux m'étourdir, oublier, vivre... Je sors tous les soirs... j'ai des amis —
oh, par brassées ! — à présent que je me suis départie de ma froideur
voulue.
Qu'adviendra-t-il de moi dans ce
tourbillon ? Je ne m'en soucie pas.
Un être avait de la valeur pour moi,
un être représentait pour moi l'idéal. Il a tout brisé. Il me rejette comme un
vêtement hors d'usage, moi, sa petite « coccinelle » comme il disait.
— Eh bien ! que sa volonté soit faite. J'irai d'un homme à un autre,
j'essayerai d'oublier celui que j'avais placé si haut. — Je continuerai
pourtant à l'aimer, mais avec la folie du désespoir. Je le rechercherai au fond
de toutes les sensations, je le verrai à travers tous ceux qui m'approchent.
N'essayez pas de me sermonner, cela
ne servirait à rien. En moi, ce qu'il y avait de meilleur s'est brisé,
irrémédiablement. La religion chrétienne l'a voulu ainsi.
Si vous saviez comme je voudrais
mourir. J'appelle la mort comme une amie.
Père, voyez Raymond. Parlez-lui. Voulez-vous ?
Dites-lui..., mais à quoi bon, on est seul devant sa souffrance. — tout seul —,
même quand on se croit aimé. — Dites-lui quand même que j'attends ses
lettres... C'est la seule chose qu'il peut pour moi... Pour le moment je n'ai
plus le courage de lui écrire. Je vais me coucher, fermer les yeux, et avoir
mal, si mal...
* * *
Madame,
je relis votre longue lettre. Il est
11h du soir. Dans l'intact silence monacal, vos dix pages jettent un long cri,
et je ne puis faire qu'il ne réveille, comme l'aboiement d'un chien,
d'innombrables autres gémissements...
Ceux de milliers et milliers
d'inconnus, vos frères et vos sœurs qui, écorchés comme vous, errent, hurlent,
appellent éperdument au secours, quelque part sur la surface de la terre :
corps déchiquetés que des ambulances stridentes ont ramassés sur les routes ;
blessés des perpétuels champs de bataille du monde ; tous ceux et celles
que rongent et consument d'inexorables maladies, — il est 11 heures, ma page
est blanche, mais ma pensée s'envole vers tous les dolents de la terre dont les
yeux suppliants nous regardent, nous que notre actuelle bonne santé place de
l'autre côté de la barrière...
J'évoquais les peines physiques...
Mais, en cette même heure, où nul souffle n'embue la paix de ce cloître, en cette
heure où j'ai honte de sentir la régularité de mon pouls, — je songe, Madame, à
tous ceux et celles qui, pareils à vous, une fois de plus dormiront mal cette
nuit, parce qu'en eux et elles toutes les cellules cérébrales, toutes les
fibres nerveuses, toutes les cavités du cœur et les artères qu'il irrigue, et
aussi leurs cinq sens et jusqu'à leur peau, tout en eux est rempli, gonflé,
pénétré, saturé de la peine d'amour...
« Chagrin d'amour » :
j'appréhende d'écrire ces mots, car ils composent un cliché appartenant aux
romances, aux romans, au courrier du cœur : il cliche souvent des peines
banales... je ne me moque pourtant pas. Cela me poigne de penser que depuis
qu'il y des hommes et des femmes sur terre, des océans de larmes ont baigné les
visages de ceux qui s'aimaient, et que les plus grands fleuves du monde n'ont
pas leurs sources cachées dans les montagnes, mais dans les yeux des pauvres
humains...
Sentez-vous, Madame, combien, moi qui
suis sur l'autre rive, je me suis approché pour vous comprendre tous et toutes ?
À présent, que vais-je vous dire ?
Je suis pareil à celui qui, ayant appris un deuil, s'est précipité chez les
parents, mais aussitôt se trouve embarrassé à l'extrême : car si grande
soit sa sympathie pour leur malheur, les mots à sa disposition sont par trop
pauvres, banals et usés...
Devant les peines du cœur mon
embarras s'accroît et plus particulière est ma compassion : car, je le
sais, cette souffrance-là a moins le droit de cité, elle est moins reçue, elle
ne peut appeler la commisération par des faire-part ; officiellement, les
peines de cœur, ça fait moins bien que d'être rongé par le cancer, ou de perdre
un enfant. Cette dernière catégorie de douleurs peut s'étaler au grand jour :
tout le monde accourt vous plaindre, vous réconforter, vous réchauffer de son
amitié. Les tortures comme les vôtres doivent se taire, se terrer... Tous les
amoureux du monde doivent se consoler tout seuls...
De plus, que vous dire qui puisse
vous apporter quelque réconfort ? à un malade on peut recommander le
nouveau remède dont on dit merveille ; à une mère qui pleure, on peut
parler des enfants qui demeurent et de l'espérance chrétienne. Vous, toutes mes
réflexions ne vous révolteront-elles pas davantage ? Ceux dont le cœur
souffre, et ceux qui l'ont en paix, le moyen qu'ils engagent le dialogue ?
Ils ne sont pas sur la même longueur d'onde...
Sachez d'abord que je mesure toutes
les dimensions de votre angoisse. Je vois bien que votre cœur saigne de tous
les côtés à la fois : vos plaies béantes sont-elles méritées ou injustes,
nécessaires ou gratuites ? C'est là une seconde question ; il saigne,
et cela me fait mal, je voulais commencer par vous le dire.
À présent, que puis-je pour vous ?
Apporter des paroles mensongères
auxquelles je ne crois pas, prononcer des mots nobles semblables à des onguents
qui adoucissent sans guérir, est-ce cela que vous attendez de moi ?
Certainement pas : je vous décevrais profondément. Que je sois prêtre,
envoyé de Dieu et fidèle à son message, mais aussi homme, frère des hommes,
c'est ce que secrètement vous espérez.
Madame, afin de ne pas vous faire
attendre la fin de cette lettre, je voudrais tout de suite vous assurer que
j'aurai l'occasion de voir Raymond. Et je lui parlerai de cette question
courrier où je voudrais entendre son avis, qui compte autant que le vôtre (mais
le mien, sachez- le, est proche du vôtre). Cela dit, j'en arrive à la question
du fond.
Je constate d'abord que, de votre
propre aveu, parmi les êtres qui souffrent, vous vous êtes classée dans la
catégorie de ceux qui se sont révoltés. N'en pouvant plus de souffrir, qui dans
leur corps, qui dans leur affection, certains — mais je le répète, pas tous —,
demandent des comptes à Dieu : pourquoi a-t-il permis ? Qu'ai-je fait
pour mériter ? Si Dieu était bon...
Parce que je suis homme moi-même et
ne veux l'oublier, j'accorde qu'il est des heures où la peine déborde, déborde
de la volonté, où les nerfs craquent sous la crue de la souffrance. La foi
risque d'être emportée comme fétu de paille. La révolte bat dans la gorge, on
se trouve au bord du blasphème...
Voguant dans une cellule, à l'aise
sur des eaux tranquilles, je m'interdis de juger les êtres aux abois, qui
succombent, entraînés par le courant... Mais je suis prêtre, près de Dieu, — et
là je dois vous dire : je vous prie, ne blasphémez pas ! Deux choses
sont vraies. Une première : il y a beaucoup de tribulations sur terre, et
elles n'épargnent pas même les innocents. — Et une seconde : Dieu existe
et, puisqu'il existe, puisqu'il est Dieu, tout a un sens. Jésus nous affirme
que ce sens, cette direction, c'est l'amour. Dieu nous aime. Dieu vous aime,
Madame. Une douleur sans rime ni raison n'existe pas. — Comment connecter ces
deux vérités, l'amour de Dieu et la souffrance ? Nous sommes trop petits
pour saisir ces mystères, nouer les deux bouts, mais il faut tenir que Dieu
sait ce qu'il fait, ce qu'il permet ; et, au total, tout est bien, « tout
est grâce », « tout concourt au bien de ceux qui l'aiment »
proclame saint Paul. Tout s'articule.
Pourquoi le cancer terrasse-t-il ce
jeune père de famille ; pourquoi meurt cet enfant dont la venue a été tant
désirée ; et, dans votre ordre de problèmes, pourquoi Dieu a-t-il tant
chargé d'explosifs le cœur de l'homme et de la femme, et laisse-t-il se
contracter des unions malheureuses, discordantes, pour nous faire rencontrer
ensuite des êtres exquis en qui tout nous attire, avec qui tout est assorti,
des êtres entre qui, tout de suite, en deux secondes, l'amour jette des
flammes, — pourquoi, pourquoi ? Dieu sait pourquoi il a créé le monde
comme il l'a créé, et il ne nous a pas fait part de ses desseins, — sinon de
l'accomplissement de ce monde par le Ciel, de la Résurrection, de l'éternel
bonheur. Quand, chez un chrétien, ces mots : ciel, bonheur éternel, Résurrection,
amour de Dieu, ne sont plus des mots, mais répondent à une foi profonde, tous
les problèmes trouvent une solution, et toutes les larmes finissent par être
épongées...
Vous oubliez toutefois une chose
capitale : Dieu nous a créés libres. Il est dès lors trop facile de
rejeter sur Dieu tous nos malheurs. Cet être que nous avons rencontré et qui
nous fait flamber, un moment n'a-t-il pas existé où nous pouvions empêcher
qu'il nous incendie ? Qui a jeté de l'essence sur le feu ? Qui a
renouvelé les rencontres, prononcé des serments, qui a créé la situation où
l'on s'est ensuite empêtré ? N'étions-nous pas, tout de même, un peu
libres au départ ? Dans cette chaîne de l'amour, tous les anneaux
étaient-ils inéluctables et fatals ? Dieu peut-il, doit-il réparer sans cesse
les effets de nos égarements ? « Je n'ai pas demandé à rencontrer
Raymond, dites-vous ; c'est Dieu qui a permis que je l'aime. Je n'ai pas
demandé à avoir du tempérament ! » Pareil raisonnement justifierait
la conduite de tous les don Juan, de tous les libertins, les fripouilles, les
coléreux, les ivrognes... Dieu nous a donné une raison, une âme, une religion,
et la grâce par la prière et les sacrements pour combattre notre tempérament.
Ah ! j'ai assez d'expérience de
la vie pour savoir qu'il existe des tempéraments exigeants, des cœurs
déshydratés de tendresse, des êtres chez qui l'amour et la passion tiennent
lieu de sang, — je sais cela : et là, comme vous l'insinuez, au fond de
moi-même, sans que je puisse approuver leur comportement, je me permets de
penser que tous les écarts de leur conduite n'ont pas devant Dieu une égale
malice. Selon des dosages différents, raison et liberté partagent le cœur de
l'homme avec une part irresponsable de tempérament, d'hérédité, de pathologie
parfois, et d'habitudes invétérées. Je sais cela. Mais je n'oublie pas non plus,
– et je tiens à l'affirmer –, qu'il n'est pas de maladie si grave où le moral
du malade, sa volonté de vivre ne jouent un rôle de premier plan pour enrayer
les ravages de son mal. Si impérieux soit un tempérament, et virulent un vice,
ils ne peuvent faire que la volonté, la ferveur de l'âme, le désir de
perfection et l'amour de Dieu n'exercent le rôle de frein... Ne supprimez pas
vos freins, Madame.
Un mot encore sur la révolte. En
aucun cas, et pour nul homme sur terre, elle n'apporte de solution. Car quel
est son résultat le plus clair ? La suppression de la peine ? Non,
l'accroissement du malheur. Qui enrage, souffre au carré. Quand, furieux,
l'enfant donne des coups de pied au mur, ce n'est pas le mur qui a mal...
Les multiples épreuves de la vie, les
déceptions, les déboires, les peines de toutes sortes doivent nous acheminer à
la reconnaissance d'un fait à défaut de quoi vivre n'est plus possible :
le corset, le corset de l'ordre du monde. Aucun homme ne peut plier le monde,
la société, les éléments à ses désirs, à sa volonté : l'homme ne forge pas
sa propre loi, son propre corset... Plus vite nous comprendrons que nous sommes
jetés dans un monde que Dieu gouverne, dont il est, lui, la loi, dont il
décrète, lui, l'ordre ; plus vite nous aurons accepté notre condition
d'homme, qui est de consentir à l'ordre, à la structure du monde, au corset,
plus entière sera notre paix et pur notre bonheur...
Cet ordre du monde contre lequel vous
ne pouvez rien, c'est, en l'occurrence, le mariage indissoluble, c'est cette
union contractée avec votre mari ; le fait aussi que Raymond est marié de
son côté, et surtout que vous avez tous deux des enfants. L'ordre, c'est que
vous acceptiez tout cela. Que vous entriez dans ce corset. L'ordre, c'est que
vos foyers respectifs doivent parler plus haut que l'amour survenu après que
des liens indestructibles se soient noués librement entre votre conjoint et
vous. — Ce ne sont pas là des raisonnements,
c'est la moelle même de la réalité. Il me coûte de vous le rappeler, car je
vous sens frémir, et vous vois abandonner ma lettre, mais tout de même je
devais vous le rappeler. C'est moi qui frémis des mots qui coulent de votre
plume : « j'aurais fait le sacrifice de mon mari et de mes enfants
pour le suivre... Ce n'aurait même pas été un sacrifice.. ». Sentez-vous
combien cette attitude — bien tentante pour la passion ! — va contre
l'ordre de Dieu ?
Tous ces êtres qui dépendent de vous,
auxquels vous êtes liée, ils ne comptent plus : vous les sacrifiez sans
que ce soit même, à vos yeux, un sacrifice. Vous refusez, Madame, les règles du
jeu humain. Vous refusez votre condition humaine, vous voulez reconstruire le
monde, la société, à votre convenance, selon les aspirations de votre cœur—,
vous trichez.
Car les convenances des autres,
Madame, y avez-vous songé ? Celles de vos enfants... c'est trop évident,
et je déshonorerais une maman à les lui rappeler. — Mais celles de Raymond ?
Vous aimez Raymond, vous l'affirmez,
vous le criez, mais, — maudissez-moi — je n'en suis pas si sûr...
Qu'est-ce qu'aimer ? Sinon
vouloir le bien de la personne qu'on aime... Vous avez cessé d'aimer votre mari
et vos enfants, — prête à les sacrifier, — mais voulez-vous réellement le bien
de Raymond ?
La vie terrestre de l'homme (comme
celle des animaux et des plantes), montre constamment que les aspirations, les
besoins de l'un ne coïncident pas toujours avec ceux des autres. Ce qui procure
le bien-être de tel individu fera peut-être le mal de son voisin. Nous serions
au paradis si le bien d'un chacun réalisait aussi la béatitude de tous. L'homme
a sa raison pour comprendre cette inadaptation terrestre et s'y ajuster. C'est
ce que vous avez dû expliquer à vos enfants, lorsqu'ils étaient petits. En
d'autres mots, nul ne peut se poser en absolu : ce serait se faire Dieu.
Dans toute vie surgissent ces conflits, ces drames : à mon bonheur telle
chose conviendrait souverainement, mais pour cela, force est que je nuise aux
autres. Triste courage que celui d'infliger ce grave préjudice au prochain pour
obtenir une satisfaction personnelle. Comme cela justifierait tous les amants
du monde à mettre leurs foyers respectifs en pièces... Tu as trois, quatre
enfants, une situation sociale : je le sais, mais je t'aime : renonce
à tout, suis-moi. — Celui qui aime vraiment (comme je voudrais que vous aimiez
Raymond) est prêt à renoncer à son propre rêve, lorsque le bonheur de l'autre
en est le prix.
Où est le bonheur de Raymond ?
Est-ce vous qui le savez, ou est-ce lui ? Oh ! sans doute, vous avez
connu ensemble deux ans de délices humaines, — et je ne vous demande pas d'en
saccager le souvenir, mais l'homme est un être complexe. Raymond a un cœur :
vous y trôniez, vous y êtes encore (j'en suis certain). Mais il a une âme et là
Dieu habite. Bien sûr, pendant deux ans l'aile gauche de cette âme a pactisé
avec son cœur. À ce cœur vous avez offert des joies qu'il ne connaîtra plus et
dont lui aussi garde un délicat et coupable souvenir. Mais toutes ces joies,
tout cet amour pour vous, toute cette harmonie entre vous deux ne peuvent faire
qu'il ait une âme, qu'il croie en Dieu, qu'il sache où est le devoir et que
Dieu le jugera. Il faut bien que je répète avec lui : vous n'êtes pas un
absolu, vous n'êtes pas son Dieu ; vous êtes un être merveilleux tel qu'il
n'espère plus en rencontrer jamais, — mais vous n'êtes pas Dieu. Plus haut que
votre visage, et plus éternel, apparaît celui de Dieu. Il y croit, et ce Dieu
lui dit : tu es marié, tu as une femme, tu as des enfants, elle également.
Certes, à force de séductions, vous pourriez le reprendre un jour dans vos
bras, mais le remords rongera son plaisir. Sourdement ou ouvertement, il vous
en voudra qu'avec vos baisers vous avez essayé de tuer son âme et de lui cacher
le Visage qu'il était né pour contempler éternellement. Est-ce cela l'amour qui
s'oublie et veut le bien de l'autre ? Acceptez votre condition de
créature, Madame. Vous êtes femme et donc pomme de désir, mais les plus beaux
yeux humains ne remplacent pas le regard de Dieu qui seul peut exiger :
aime-moi, et sacrifie tout...
Ce n'est donc pas de renoncer à
Raymond que je vous demande, que la religion vous demande, que Dieu vous
demande, qui en effet est amour et bénit le pur
amour où qu'il soit ; mais de renoncer à une certaine manière d'aimer,
désordonnée, possessive, égoïste, pour vous élever à un amour plus spirituel,
plus désintéressé. Aimez-le pour lui, c'est-à-dire en Dieu. Pensez à son
bonheur. Et croyez-moi, quand vous aurez renoncé à vous approprier Raymond sur
terre, vous le retrouverez au ciel, car les amours, même nées du péché, se
retrouvent au ciel dans ce que, sur terre, leur subtile essence comportait déjà
d'éternel.
— Ce n'est pas possible... Je possède
un cœur de chair... Je ne suis pas une sainte... J'en mourrai...
Encore une fois je ne ris pas de vos
protestations. Nul confesseur ignore combien la chair et le cœur ont des
ardeurs. Vous n'êtes pas une sainte ? Sans doute, et Dieu ne s'attend pas
à ce que les tisons incandescents de votre cœur soient demain réduits à l'état
de cendre. Vous ne pouvez vous guérir de Raymond aussi vite, — aussi vite que
lui, de vous (Raymond est un homme, et vous savez que chez l'homme l'amour, le
plus souvent, n'occupe qu'un ou quelques rayons...). Mais je vous rappelle
encore une fois qu'il en est des maladies de cœur comme des autres : la
volonté de guérir ou, au contraire, le manque de goût à vivre, jouent, à côté
des médications les plus efficaces, un rôle énorme. « J'en mourrai de ne
plus le voir ». Je crois qu'il y a dans l'histoire du sentiment des morts
d'amour. Mais combien de morts de consomption amoureuse auraient été évitées
par la volonté de vivre, par le courage (comme ces mères minées par la maladie,
qui s'efforcent à vivre parce qu'elles se savent nécessaires à leur milieu).
Dites-vous que vous aussi, vous êtes nécessaire à votre foyer et à vos enfants,
voire à votre mari qui songe peut-être avec mélancolie à votre ancienne
tendresse...
Je ne vous demande donc pas d'aimer
moins Raymond, de l'oublier, mais d'essayer de ne plus l'aimer
passionnellement. Je m'explique. Je disais au début qu'il avait envahi toutes
vos cellules cérébrales, toutes vos fibres nerveuses. Il est peu de dire que
cet amour a seulement occupé toutes les chambres de votre cœur, il a bloqué
votre imagination, votre raison, votre mémoire, vos nerfs, vos sens. Vous
l'avez, c'est votre mot, dans les os. Cela s'appelle de l'envoûtement. Vous
êtes intoxiquée de lui. Vous avez perdu votre liberté intérieure. Dans la vie
courante, vous agissez, j'en suis convaincu, en automate. Sa pensée est
toujours là, son image surnage à tout. Est-ce cela l'amour ? C'est encore
de l'amour, mais à un stade obsessionnel. Cette phase sans doute se rencontre
plus ou moins au début de toutes les amours, mais elle doit être dépassée,
surtout dans votre cas où le mode possessif est défendu. — N'y pouvez-vous rien ?
Les drogués l'affirment tous. Et pourtant... Aussi pénible que soit la cure de
désintoxication — car elle exige une singulière somme de bonne volonté et la
décision inébranlable d'aboutir —, elle réussit. Vous aussi, « si vous le
vouliez », vous arriveriez. Pas d'emblée, bien sûr. Mais tout de même,
malgré l'envahissement des images, des souvenirs, des émotions, vous trouverez
à glisser ici et là l'ongle, puis le petit doigt de votre bonne volonté. Pour
dix pensées contre lesquelles vous ne pouvez rien, il s'en présentera une
onzième que vous pourrez écourter, dériver ailleurs par ce film qu'avec une
amie vous accepterez d'aller voir, par cette soirée où vous saurez vous distraire,
par cette lettre que l'on ne relit plus pour la vingtième fois, par cette photo
que vous laisserez huit jours à l'oubli dans le tiroir... Par d'humbles petites
ruses on contourne sa passion, on la distrait, on l'essouffle un peu, on limite
sa ration quotidienne, on coupe son alcool d'un peu d'eau... Et un jour vient
où, au lieu de mourir de douleur, on
se surprend à revivre avec le printemps, les fleurs, la musique, à rire de bon
cœur, et à aimer quelqu'un ou quelque
petite chose qui ne soit pas lui. On n'a pas tué son amour, on a dégonflé sa
passion, on a hissé son amour au niveau de la sérénité, et accepté de le ranger
parmi les valeurs relatives que sont toutes les valeurs terrestres.
— Oui, vous y arriverez. Mais il
faudra que Raymond vous y aide. Je le reverrai, je vous l'ai dit. Et lui
demanderai d'examiner en âme et conscience comment concilier ses devoirs
formels, avec ce que vous appelez son devoir envers celle qu'il a séduite, qui
lui a tout donné et à qui, s'il ne peut plus continuer de se donner, il doit
cependant des égards au nom de cette charité chrétienne qui exige autant que possible de ne faire de la
peine à personne. Encore moins aux êtres que l'on a aimés.
Je disais : vous y arriverez.
Mais à deux conditions qui sont deux impératifs moraux. La première est de
détruire votre fausse bonne conscience.
« Cet amour est pur... il m'aidait à vivre, même à prier.. ».
Semblables propos je les ai entendus
bien souvent ! On ne voit que le bonheur d'aimer, l'apaisement affectif
que cet amour défendu procure, le fragile équilibre psychique qu'il établit au
niveau du cœur. Cette euphorie de l'amour crée un brouillard artificiel devant
l'âme, et endort la conscience. Le remords anesthésie, l'éblouissement des sens
et la fête du cœur parent l'amour d'innocence. « Dieu ne peut pas m'en
vouloir », « Je ne fais de mal à personne », « J'ai le
droit d'être heureuse » : ces sophismes sont la sécrétion du péché
aux fins de pécher plus à l'aise.
Le second impératif c'est que vous
devez vouloir changer, lequel vouloir à présent vous manque. Et je ne
vois pas le moyen qu'il vous vienne, — sinon par la prière. Êtres de chair et
de sang (et les uns le sont plus que les autres), nous sommes affreusement
exposés au tir de la concupiscence de ce monde... « Sans moi, vous ne
pouvez rien faire » a déclaré Jésus. Le vouloir dépend du Christ, a précisé saint Paul.
Croyez-vous encore ? à regret
peut-être..., et vous tenez votre foi sous le boisseau, de peur d'avoir à
changer de conduite. Vos messes ne sont plus des messes. Bouder et calomnier
une religion qui vous montre du doigt, à cette solution facile, mais coupable,
vous avez cédé.
Le moyen de sortir de ce cercle
vicieux ? Encore grâce à la prière. Car, si les sacrements ne peuvent pas
toujours vous aider (la communion exige l'état de grâce, et la confession le
remords), la prière s'accommode même du péché de faiblesse. Comprenez-moi :
rien n'empêche le pécheur embourbé de plonger par la pointe de l'âme en Dieu. « Seigneur,
ayez pitié de moi, car je suis pécheur », « Seigneur, sauvez-moi »,
« Sauvez-moi de moi-même », « Seigneur, je n'ai pas le courage
de changer, et nullement envie.., mais faites qu'un jour je sois tel que vous
désirez que je sois » : de tels cris d'âme, de ces S. O. S., Madame,
n'êtes-vous pas capable ? Je n'ose le croire !
Voilà ce que je voulais vous dire.
Vous ai-je blessée, offensée, irritée ?
J'ai tant souhaité le contraire. J'ai désiré être ce docteur appelé au chevet
d'un blessé qui hurle, gesticule, a peur qu'on le touche, — et pourtant le médecin
doit blinder son cœur, faire taire sa sensibilité et, malgré le malade, ses
cris, ses protestations, il doit faire ce qui lui incombe, mais doucement, avec
des doigts de fée et une âme d'apôtre.
Sur le moment, le malade criera, mais
plus tard, au cours de la convalescence, il se tournera vers le docteur pour
lui sourire et lui dire ce merci qui sera sa récompense. Peut-être qu'un jour
lointain, quand vous serez convalescente, vous me direz « merci »
pour cette maudite lettre.
Louis Becqué, in Âmes en peine