jeudi 26 juillet 2018

En écrivant... Louis Becqué, Âme en crise


Père,
Je ne sais si vous vous souvenez de moi ? Je suis venue vous trouver au début du carême, à Saint-Philippe du Roule, après la messe de midi.
Je vous disais que celui que j'aimais restait à Paris, tandis qu'il me demandait de rejoindre mon foyer à Alger... Voilà trois mois que je suis ici. J'ai voulu me conformer aux conventions sociales, rentrer dans l'ordre comme on dit hypocritement. Dès le lendemain de mon arrivée en Afrique, je savais que ce retour constituait la plus grande erreur que j'aurais pu commettre.
Plus rien ne m'attache ici. Évidemment les moralistes diront : devoir conjugal, enfants... Ce sont là, certes, de beaux et nobles sentiments qu'habituellement on se plaît à monter en épingle. Mais, au risque de passer à vos yeux pour une femme dénaturée, je dois avouer humblement que tout cela ne m'impressionne plus. Un seul sentiment est là, bien vivace : mon amour pour Raymond. Il est plus fort que tout. Et je vous assure, Père, qu'il m'est impossible d'envisager la vie sans lui. J'ai lutté, j'ai loyalement essayé de reprendre le harnais. Tout est inutile.
Nous nous sommes aimés, ici, dans cette chaude Afrique. Pendant deux ans nous nous voyions chaque jour ; puis nous avons connu deux mois de bonheur complet au cours de notre voyage en Espagne. À présent, il est loin. Ici, j'ai mon mari, des devoirs envers lui... Cela me crispe. Il me semble que c'est de la prostitution, puisque nous ne nous aimons pas (J'étais orpheline. À 19 ans, on me mariait à un homme pour qui je n'éprouvais rien : j'ai à peine compris ce qui m'arrivait).
Les personnes « sensées » qui voudraient m'empêcher de suivre celui que j'aime, raisonnent à froid : elles ont pour elles les lois de la morale « logique » ; là, je suis d'accord avec elles. Mais, croyez-vous que le cœur puisse emprunter ce chemin aride ? Non, franchement, je ne puis pas. C'est plus fort que moi. Je ne veux, ni ne peux renoncer à Raymond. Il est tout pour moi. Je le sais malheureux, lui aussi. Il a une femme impossible. Dieu ne peut exiger qu'on se rende ainsi malheureux du fait que nous nous sommes rencontrés après avoir contracté de part et d'autre des engagements à la légère.
Je ne sais pas moi-même ce que j'espère en vous écrivant. Peut-être ai-je simplement besoin de me confier, de crier à une oreille humaine que je ne peux vivre sans lui.
Je suis si seule ici... L'an dernier, Raymond passait ces jours avec moi... Mon mari ne se soucie absolument pas de moi. Il est très souvent absent. Mes filles ont leurs distractions, leurs copains. Pour mon mari, en dehors de ses affaires, rien n'existe. Je suis une quantité négligeable — et c'est pour cela que je suis rentrée « au bercail » !
Vous me croyez certainement aveuglée par la passion ? Détrompez-vous : je suis extrêmement lucide. Je sais que, si Raymond avait le courage de me faire signe, je laisserais tout tomber, et je partirais avec lui. Je me rends parfaitement compte que nous aurions des difficultés, je souffrirais de la faiblesse de son caractère. C'est moi qui devrais prendre toutes les décisions, — mais j'ai l'habitude. Je sais que notre situation irrégulière créerait heurts et vexations... Mais qu'est cela en comparaison du bonheur de sa présence... — Et votre conscience, me direz-vous ? Eh bien, oui, ma conscience me dit qu'à ce moment-là je ne pécherais plus par révolte, je n'en voudrais plus à Dieu de m'enlever celui que j'aime. — Paradoxe, croirez-vous, puisque au fond, c'est moi qui enlève Raymond à Dieu, car il est infiniment plus chrétien que moi... Mais Dieu, qui sait tout, a permis que nous nous aimions, Dieu sait que notre amour est grand et pur. Dieu qui est amour ne peut pas condamner l'amour. Sans doute, quand nous nous voyions, nous en arrivions à l'étreinte conjugale, — mais ce qui importait pour nous — AVANT TOUT — c'était notre mutuelle présence. Ah ! nous revoir et ne plus nous quitter jamais ! Plutôt renoncer à toute étreinte, mais qu'il soit là...
Je sais que je crie dans le désert : que pouvez-vous pour moi ? à tout ce que vous me direz je répondrai qu'au plus profond de mon cœur je sens que pour moi la vie avec Raymond est la seule solution possible. Il est l'essence même de ma vie. Vous me rétorquerez encore qu'aucun être ne peut répondre à notre quête d'absolu : vous avez raison. Mais pour moi, il est celui qui me mène vers les plus hautes sphères : il est le plus près de l'absolu. Ensemble nous pouvons vivre une vie telle que devraient être toutes les unions. Avec lui seulement je sens cette harmonie, cette unité de pensée qui donne la bonté à l'être humain, l'harmonie par l'amour.
Non, mon Père, de quelque côté que je me tourne, je ne puis en sortir. La vie sans Raymond ne vaut pas la peine d'être vécue. C'est parce que je suis lucide que je ne me fais pas d'illusions, et que je sais clairement à quoi m'en tenir.
Au fond de vous-même, vous admettez qu'il y a des amours qui dépassent les lois établies par la morale admise par le monde. Comprenez-moi, si Raymond m'avait quittée de son propre gré, si je le savais heureux, comblé, si une autre que moi lui procurait ce bonheur, j'accepterais de m'effacer pour lui. Mais Raymond est broyé comme je le suis : broyé par les conventions, les préjugés, la famille... Il y a des cas où il vaut mieux avoir le courage de passer sur tout plutôt que d'anéantir deux vies.
Quel est le plus grand péché ? à mon avis c'est la révolte qui engendre la haine de Dieu. Je suis cette révoltée, mon Père. Quand je me trouve à l' église (pour sauver la face), je me fais l'effet d'une hypocrite, présente de corps, mais bourrelée de révolte.
Pourquoi dois-je renoncer à cet amour qui me purifie, qui me grandit, que rien de bas ne vient effleurer, qui rend meilleur, élève l'âme ? Au lieu de cela il y a cette séparation qui est une démence.
Vous allez imaginer que les jours, les mois, les années qui s'écouleront useront ma souffrance. — Je sais moi, que ma peine n'est pas de celles qui passent : je sens ce mal jusque dans mes os. C'est quand je la crois assoupie qu'elle s'éveille avec une acuité accrue. Ce n'est pas seulement ma chair qui se révolte, mais mon être le plus intime qui lentement agonise, se désagrège. Mon système nerveux est complètement ébranlé.
Dans la lettre qu'il m'a écrite, après m'avoir fait si longtemps attendre, il craint que par une correspondance régulière nous n'attisions des souvenirs qui doivent appartenir au passé, et que nous alimentions inutilement une passion qui risque de me dévorer... Comme il se trompe... Si je suis dévorée par quoi que ce soit, c'est bien par l'attente, la douleur d'être sans nouvelles.
J'ai un besoin vital de le lire. Les mots de tendresse sont un baume pour mon cœur. Quand on aime comme je l'aime, ce n'est plus le silence, l'oubli, qui peuvent venir à bout de l'amour, ni l'atténuer, bien au contraire. Le résultat, ce sont des souffrances inutiles, nocives même puisque le cœur s'aigrit. Tandis que ses lettres me donnent le courage de « tenir »... Son amour m'a toujours aidée à vivre. Il resterait alors dans ma vie un espoir : celui du prochain courrier !
Oh ! Père, que c'est dur — infiniment — d'être privée de cet amour qui était tout dans ma vie. Raymond a son Dieu, moi je n'ai rien — que son souvenir. Raymond dit dans sa lettre que l'essentiel dans la vie est de posséder Dieu, d'avoir la paix de l'âme, que tout le reste est agitation de surface... Mais, Père, dans ce cas, il tenterait de prouver que l'amour humain ne peut apporter le bonheur... Pourtant nous le fûmes, heureux, combien profondément pendant ma trop courte vie avec lui. À mon point de vue, je puis lui rétorquer que cette idée de bonheur en Dieu ne repose sur rien de tangible, puisque cela découle d'un simple raisonnement. Si Raymond m'aimait vraiment d'un amour égal au mien, cet amour balayerait toutes les discussions. Et ce qui alors paraîtrait imposture, trahison, ce serait le fait de tenir à sa morale bourgeoise. Les liens d'époux, de mère, sont réels, je le sais bien, et pourtant moi, j'aurais tout sacrifié pour lui. Et je n'aurais même pas employé le mot « sacrifice ». Mais Raymond, hélas, est un faible ; il n'est pas de l'étoffe dont on fait les grands amoureux : il lui manque la volonté. C'est parce que je le vois tel qu'il est, avec ses défauts et ses qualités, que mon amour se montre si fort : il est fort pour deux.
Elle est belle, la prière que vous désirez me faire dire chaque soir... mais je sais que je ne puis accepter. Je ne sais, ni ne désire, rien changer. Je ne puis prier... Il est loin, le temps de ma ferveur... Je n'ai jamais mieux prié que lorsque je possédais l'amour de Raymond. Depuis que nous sommes séparés, je ne prie plus. Je ne puis plus me réfugier en Dieu, comme je le faisais jadis, entrant à la chapelle du Saint-Sacrement, avenue Friedland... Toutes mes prières se résumeraient en un seul mot : « Rendez-le moi, mon Dieu, rendez-le moi.. ». À la messe, maintenant, je ne prie plus. Je pense à ce que Dieu m'a permis de connaître, à ce qu'il m'a repris. Honnêtement je ne puis dire : « Mon Dieu, je vous aime, que votre volonté soit faite ».
Belle religion que celle de Raymond : elle me révolte. je croyais qu'elle était charité. Le Christ n'a-t-il pas demandé que l'on s'aime ? Le raisonnement de Raymond est le suivant :j'ai décidé de faire une croix sur le passé. Je ne le renie pas, mais je veux changer. Donc, pour me faciliter les choses, je fais table rase de toutes mes promesses — de mes devoirs — envers celle que j'ai entraînée là où elle se trouve... Tant pis ! C'est triste pour elle, mais je n'y puis rien ! Qu'elle se débrouille ! — Belle charité ! Jolie religion, au nom de laquelle on adopte une telle attitude ! Si Raymond ne m'avait pas déclaré son amour, jamais je n'aurais cru la chose possible, et je me serais contentée d'une amitié. C'est lui qui a fait le premier pas... Raymond est dur. Il est obnubilé par sa religion, — qui est fausse ou mal interprétée...
Comprenez-moi, si vous le voulez. Depuis trois ans je vis avec cet amour comme soutien. Je vis ici une vie austère de « devoir » (reprise pour faire plaisir à Raymond). Je suis intimement malheureuse. L'amour de Raymond, même lointain, brillait comme une étoile, seule note de lumière dans ma grisaille. Depuis son silence, même cette lumière m'est refusée. J'ai vécu d'illusions. J'ai voulu rester fidèle à tout prix, me refusant tout ce qui n'est pas lui. Je ne permettais jamais de la part d'autres hommes aucune familiarité, ne répondant même pas à ces regards par lesquels tant d'hommes s'efforcent d'attirer les femmes.
À présent je vais faire volte-face. Je veux m'étourdir, oublier, vivre... Je sors tous les soirs... j'ai des amis — oh, par brassées ! — à présent que je me suis départie de ma froideur voulue.
Qu'adviendra-t-il de moi dans ce tourbillon ? Je ne m'en soucie pas.
Un être avait de la valeur pour moi, un être représentait pour moi l'idéal. Il a tout brisé. Il me rejette comme un vêtement hors d'usage, moi, sa petite « coccinelle » comme il disait. — Eh bien ! que sa volonté soit faite. J'irai d'un homme à un autre, j'essayerai d'oublier celui que j'avais placé si haut. — Je continuerai pourtant à l'aimer, mais avec la folie du désespoir. Je le rechercherai au fond de toutes les sensations, je le verrai à travers tous ceux qui m'approchent.
N'essayez pas de me sermonner, cela ne servirait à rien. En moi, ce qu'il y avait de meilleur s'est brisé, irrémédiablement. La religion chrétienne l'a voulu ainsi.
Si vous saviez comme je voudrais mourir. J'appelle la mort comme une amie.
Père, voyez Raymond. Parlez-lui. Voulez-vous ? Dites-lui..., mais à quoi bon, on est seul devant sa souffrance. — tout seul —, même quand on se croit aimé. — Dites-lui quand même que j'attends ses lettres... C'est la seule chose qu'il peut pour moi... Pour le moment je n'ai plus le courage de lui écrire. Je vais me coucher, fermer les yeux, et avoir mal, si mal...

* * *

Madame,
je relis votre longue lettre. Il est 11h du soir. Dans l'intact silence monacal, vos dix pages jettent un long cri, et je ne puis faire qu'il ne réveille, comme l'aboiement d'un chien, d'innombrables autres gémissements...
Ceux de milliers et milliers d'inconnus, vos frères et vos sœurs qui, écorchés comme vous, errent, hurlent, appellent éperdument au secours, quelque part sur la surface de la terre : corps déchiquetés que des ambulances stridentes ont ramassés sur les routes ; blessés des perpétuels champs de bataille du monde ; tous ceux et celles que rongent et consument d'inexorables maladies, — il est 11 heures, ma page est blanche, mais ma pensée s'envole vers tous les dolents de la terre dont les yeux suppliants nous regardent, nous que notre actuelle bonne santé place de l'autre côté de la barrière...
J'évoquais les peines physiques... Mais, en cette même heure, où nul souffle n'embue la paix de ce cloître, en cette heure où j'ai honte de sentir la régularité de mon pouls, — je songe, Madame, à tous ceux et celles qui, pareils à vous, une fois de plus dormiront mal cette nuit, parce qu'en eux et elles toutes les cellules cérébrales, toutes les fibres nerveuses, toutes les cavités du cœur et les artères qu'il irrigue, et aussi leurs cinq sens et jusqu'à leur peau, tout en eux est rempli, gonflé, pénétré, saturé de la peine d'amour...
« Chagrin d'amour » : j'appréhende d'écrire ces mots, car ils composent un cliché appartenant aux romances, aux romans, au courrier du cœur : il cliche souvent des peines banales... je ne me moque pourtant pas. Cela me poigne de penser que depuis qu'il y des hommes et des femmes sur terre, des océans de larmes ont baigné les visages de ceux qui s'aimaient, et que les plus grands fleuves du monde n'ont pas leurs sources cachées dans les montagnes, mais dans les yeux des pauvres humains...
Sentez-vous, Madame, combien, moi qui suis sur l'autre rive, je me suis approché pour vous comprendre tous et toutes ?
À présent, que vais-je vous dire ? Je suis pareil à celui qui, ayant appris un deuil, s'est précipité chez les parents, mais aussitôt se trouve embarrassé à l'extrême : car si grande soit sa sympathie pour leur malheur, les mots à sa disposition sont par trop pauvres, banals et usés...
Devant les peines du cœur mon embarras s'accroît et plus particulière est ma compassion : car, je le sais, cette souffrance-là a moins le droit de cité, elle est moins reçue, elle ne peut appeler la commisération par des faire-part ; officiellement, les peines de cœur, ça fait moins bien que d'être rongé par le cancer, ou de perdre un enfant. Cette dernière catégorie de douleurs peut s'étaler au grand jour : tout le monde accourt vous plaindre, vous réconforter, vous réchauffer de son amitié. Les tortures comme les vôtres doivent se taire, se terrer... Tous les amoureux du monde doivent se consoler tout seuls...
De plus, que vous dire qui puisse vous apporter quelque réconfort ? à un malade on peut recommander le nouveau remède dont on dit merveille ; à une mère qui pleure, on peut parler des enfants qui demeurent et de l'espérance chrétienne. Vous, toutes mes réflexions ne vous révolteront-elles pas davantage ? Ceux dont le cœur souffre, et ceux qui l'ont en paix, le moyen qu'ils engagent le dialogue ? Ils ne sont pas sur la même longueur d'onde...
Sachez d'abord que je mesure toutes les dimensions de votre angoisse. Je vois bien que votre cœur saigne de tous les côtés à la fois : vos plaies béantes sont-elles méritées ou injustes, nécessaires ou gratuites ? C'est là une seconde question ; il saigne, et cela me fait mal, je voulais commencer par vous le dire.
À présent, que puis-je pour vous ?
Apporter des paroles mensongères auxquelles je ne crois pas, prononcer des mots nobles semblables à des onguents qui adoucissent sans guérir, est-ce cela que vous attendez de moi ? Certainement pas : je vous décevrais profondément. Que je sois prêtre, envoyé de Dieu et fidèle à son message, mais aussi homme, frère des hommes, c'est ce que secrètement vous espérez.
Madame, afin de ne pas vous faire attendre la fin de cette lettre, je voudrais tout de suite vous assurer que j'aurai l'occasion de voir Raymond. Et je lui parlerai de cette question courrier où je voudrais entendre son avis, qui compte autant que le vôtre (mais le mien, sachez- le, est proche du vôtre). Cela dit, j'en arrive à la question du fond.
Je constate d'abord que, de votre propre aveu, parmi les êtres qui souffrent, vous vous êtes classée dans la catégorie de ceux qui se sont révoltés. N'en pouvant plus de souffrir, qui dans leur corps, qui dans leur affection, certains — mais je le répète, pas tous —, demandent des comptes à Dieu : pourquoi a-t-il permis ? Qu'ai-je fait pour mériter ? Si Dieu était bon...
Parce que je suis homme moi-même et ne veux l'oublier, j'accorde qu'il est des heures où la peine déborde, déborde de la volonté, où les nerfs craquent sous la crue de la souffrance. La foi risque d'être emportée comme fétu de paille. La révolte bat dans la gorge, on se trouve au bord du blasphème...
Voguant dans une cellule, à l'aise sur des eaux tranquilles, je m'interdis de juger les êtres aux abois, qui succombent, entraînés par le courant... Mais je suis prêtre, près de Dieu, — et là je dois vous dire : je vous prie, ne blasphémez pas ! Deux choses sont vraies. Une première : il y a beaucoup de tribulations sur terre, et elles n'épargnent pas même les innocents. — Et une seconde : Dieu existe et, puisqu'il existe, puisqu'il est Dieu, tout a un sens. Jésus nous affirme que ce sens, cette direction, c'est l'amour. Dieu nous aime. Dieu vous aime, Madame. Une douleur sans rime ni raison n'existe pas. — Comment connecter ces deux vérités, l'amour de Dieu et la souffrance ? Nous sommes trop petits pour saisir ces mystères, nouer les deux bouts, mais il faut tenir que Dieu sait ce qu'il fait, ce qu'il permet ; et, au total, tout est bien, « tout est grâce », « tout concourt au bien de ceux qui l'aiment » proclame saint Paul. Tout s'articule.
Pourquoi le cancer terrasse-t-il ce jeune père de famille ; pourquoi meurt cet enfant dont la venue a été tant désirée ; et, dans votre ordre de problèmes, pourquoi Dieu a-t-il tant chargé d'explosifs le cœur de l'homme et de la femme, et laisse-t-il se contracter des unions malheureuses, discordantes, pour nous faire rencontrer ensuite des êtres exquis en qui tout nous attire, avec qui tout est assorti, des êtres entre qui, tout de suite, en deux secondes, l'amour jette des flammes, — pourquoi, pourquoi ? Dieu sait pourquoi il a créé le monde comme il l'a créé, et il ne nous a pas fait part de ses desseins, — sinon de l'accomplissement de ce monde par le Ciel, de la Résurrection, de l'éternel bonheur. Quand, chez un chrétien, ces mots : ciel, bonheur éternel, Résurrection, amour de Dieu, ne sont plus des mots, mais répondent à une foi profonde, tous les problèmes trouvent une solution, et toutes les larmes finissent par être épongées...
Vous oubliez toutefois une chose capitale : Dieu nous a créés libres. Il est dès lors trop facile de rejeter sur Dieu tous nos malheurs. Cet être que nous avons rencontré et qui nous fait flamber, un moment n'a-t-il pas existé où nous pouvions empêcher qu'il nous incendie ? Qui a jeté de l'essence sur le feu ? Qui a renouvelé les rencontres, prononcé des serments, qui a créé la situation où l'on s'est ensuite empêtré ? N'étions-nous pas, tout de même, un peu libres au départ ? Dans cette chaîne de l'amour, tous les anneaux étaient-ils inéluctables et fatals ? Dieu peut-il, doit-il réparer sans cesse les effets de nos égarements ? « Je n'ai pas demandé à rencontrer Raymond, dites-vous ; c'est Dieu qui a permis que je l'aime. Je n'ai pas demandé à avoir du tempérament ! » Pareil raisonnement justifierait la conduite de tous les don Juan, de tous les libertins, les fripouilles, les coléreux, les ivrognes... Dieu nous a donné une raison, une âme, une religion, et la grâce par la prière et les sacrements pour combattre notre tempérament.
Ah ! j'ai assez d'expérience de la vie pour savoir qu'il existe des tempéraments exigeants, des cœurs déshydratés de tendresse, des êtres chez qui l'amour et la passion tiennent lieu de sang, — je sais cela : et là, comme vous l'insinuez, au fond de moi-même, sans que je puisse approuver leur comportement, je me permets de penser que tous les écarts de leur conduite n'ont pas devant Dieu une égale malice. Selon des dosages différents, raison et liberté partagent le cœur de l'homme avec une part irresponsable de tempérament, d'hérédité, de pathologie parfois, et d'habitudes invétérées. Je sais cela. Mais je n'oublie pas non plus, – et je tiens à l'affirmer –, qu'il n'est pas de maladie si grave où le moral du malade, sa volonté de vivre ne jouent un rôle de premier plan pour enrayer les ravages de son mal. Si impérieux soit un tempérament, et virulent un vice, ils ne peuvent faire que la volonté, la ferveur de l'âme, le désir de perfection et l'amour de Dieu n'exercent le rôle de frein... Ne supprimez pas vos freins, Madame.
Un mot encore sur la révolte. En aucun cas, et pour nul homme sur terre, elle n'apporte de solution. Car quel est son résultat le plus clair ? La suppression de la peine ? Non, l'accroissement du malheur. Qui enrage, souffre au carré. Quand, furieux, l'enfant donne des coups de pied au mur, ce n'est pas le mur qui a mal...
Les multiples épreuves de la vie, les déceptions, les déboires, les peines de toutes sortes doivent nous acheminer à la reconnaissance d'un fait à défaut de quoi vivre n'est plus possible : le corset, le corset de l'ordre du monde. Aucun homme ne peut plier le monde, la société, les éléments à ses désirs, à sa volonté : l'homme ne forge pas sa propre loi, son propre corset... Plus vite nous comprendrons que nous sommes jetés dans un monde que Dieu gouverne, dont il est, lui, la loi, dont il décrète, lui, l'ordre ; plus vite nous aurons accepté notre condition d'homme, qui est de consentir à l'ordre, à la structure du monde, au corset, plus entière sera notre paix et pur notre bonheur...
Cet ordre du monde contre lequel vous ne pouvez rien, c'est, en l'occurrence, le mariage indissoluble, c'est cette union contractée avec votre mari ; le fait aussi que Raymond est marié de son côté, et surtout que vous avez tous deux des enfants. L'ordre, c'est que vous acceptiez tout cela. Que vous entriez dans ce corset. L'ordre, c'est que vos foyers respectifs doivent parler plus haut que l'amour survenu après que des liens indestructibles se soient noués librement entre votre conjoint et vous. — Ce ne sont pas là des raisonnements, c'est la moelle même de la réalité. Il me coûte de vous le rappeler, car je vous sens frémir, et vous vois abandonner ma lettre, mais tout de même je devais vous le rappeler. C'est moi qui frémis des mots qui coulent de votre plume : « j'aurais fait le sacrifice de mon mari et de mes enfants pour le suivre... Ce n'aurait même pas été un sacrifice.. ». Sentez-vous combien cette attitude — bien tentante pour la passion ! — va contre l'ordre de Dieu ?
Tous ces êtres qui dépendent de vous, auxquels vous êtes liée, ils ne comptent plus : vous les sacrifiez sans que ce soit même, à vos yeux, un sacrifice. Vous refusez, Madame, les règles du jeu humain. Vous refusez votre condition humaine, vous voulez reconstruire le monde, la société, à votre convenance, selon les aspirations de votre cœur—, vous trichez.
Car les convenances des autres, Madame, y avez-vous songé ? Celles de vos enfants... c'est trop évident, et je déshonorerais une maman à les lui rappeler. — Mais celles de Raymond ?
Vous aimez Raymond, vous l'affirmez, vous le criez, mais, — maudissez-moi — je n'en suis pas si sûr...
Qu'est-ce qu'aimer ? Sinon vouloir le bien de la personne qu'on aime... Vous avez cessé d'aimer votre mari et vos enfants, — prête à les sacrifier, — mais voulez-vous réellement le bien de Raymond ?
La vie terrestre de l'homme (comme celle des animaux et des plantes), montre constamment que les aspirations, les besoins de l'un ne coïncident pas toujours avec ceux des autres. Ce qui procure le bien-être de tel individu fera peut-être le mal de son voisin. Nous serions au paradis si le bien d'un chacun réalisait aussi la béatitude de tous. L'homme a sa raison pour comprendre cette inadaptation terrestre et s'y ajuster. C'est ce que vous avez dû expliquer à vos enfants, lorsqu'ils étaient petits. En d'autres mots, nul ne peut se poser en absolu : ce serait se faire Dieu. Dans toute vie surgissent ces conflits, ces drames : à mon bonheur telle chose conviendrait souverainement, mais pour cela, force est que je nuise aux autres. Triste courage que celui d'infliger ce grave préjudice au prochain pour obtenir une satisfaction personnelle. Comme cela justifierait tous les amants du monde à mettre leurs foyers respectifs en pièces... Tu as trois, quatre enfants, une situation sociale : je le sais, mais je t'aime : renonce à tout, suis-moi. — Celui qui aime vraiment (comme je voudrais que vous aimiez Raymond) est prêt à renoncer à son propre rêve, lorsque le bonheur de l'autre en est le prix.
Où est le bonheur de Raymond ? Est-ce vous qui le savez, ou est-ce lui ? Oh ! sans doute, vous avez connu ensemble deux ans de délices humaines, — et je ne vous demande pas d'en saccager le souvenir, mais l'homme est un être complexe. Raymond a un cœur : vous y trôniez, vous y êtes encore (j'en suis certain). Mais il a une âme et là Dieu habite. Bien sûr, pendant deux ans l'aile gauche de cette âme a pactisé avec son cœur. À ce cœur vous avez offert des joies qu'il ne connaîtra plus et dont lui aussi garde un délicat et coupable souvenir. Mais toutes ces joies, tout cet amour pour vous, toute cette harmonie entre vous deux ne peuvent faire qu'il ait une âme, qu'il croie en Dieu, qu'il sache où est le devoir et que Dieu le jugera. Il faut bien que je répète avec lui : vous n'êtes pas un absolu, vous n'êtes pas son Dieu ; vous êtes un être merveilleux tel qu'il n'espère plus en rencontrer jamais, — mais vous n'êtes pas Dieu. Plus haut que votre visage, et plus éternel, apparaît celui de Dieu. Il y croit, et ce Dieu lui dit : tu es marié, tu as une femme, tu as des enfants, elle également. Certes, à force de séductions, vous pourriez le reprendre un jour dans vos bras, mais le remords rongera son plaisir. Sourdement ou ouvertement, il vous en voudra qu'avec vos baisers vous avez essayé de tuer son âme et de lui cacher le Visage qu'il était né pour contempler éternellement. Est-ce cela l'amour qui s'oublie et veut le bien de l'autre ? Acceptez votre condition de créature, Madame. Vous êtes femme et donc pomme de désir, mais les plus beaux yeux humains ne remplacent pas le regard de Dieu qui seul peut exiger : aime-moi, et sacrifie tout...
Ce n'est donc pas de renoncer à Raymond que je vous demande, que la religion vous demande, que Dieu vous demande, qui en effet est amour et bénit le pur amour où qu'il soit ; mais de renoncer à une certaine manière d'aimer, désordonnée, possessive, égoïste, pour vous élever à un amour plus spirituel, plus désintéressé. Aimez-le pour lui, c'est-à-dire en Dieu. Pensez à son bonheur. Et croyez-moi, quand vous aurez renoncé à vous approprier Raymond sur terre, vous le retrouverez au ciel, car les amours, même nées du péché, se retrouvent au ciel dans ce que, sur terre, leur subtile essence comportait déjà d'éternel.
— Ce n'est pas possible... Je possède un cœur de chair... Je ne suis pas une sainte... J'en mourrai...
Encore une fois je ne ris pas de vos protestations. Nul confesseur ignore combien la chair et le cœur ont des ardeurs. Vous n'êtes pas une sainte ? Sans doute, et Dieu ne s'attend pas à ce que les tisons incandescents de votre cœur soient demain réduits à l'état de cendre. Vous ne pouvez vous guérir de Raymond aussi vite, — aussi vite que lui, de vous (Raymond est un homme, et vous savez que chez l'homme l'amour, le plus souvent, n'occupe qu'un ou quelques rayons...). Mais je vous rappelle encore une fois qu'il en est des maladies de cœur comme des autres : la volonté de guérir ou, au contraire, le manque de goût à vivre, jouent, à côté des médications les plus efficaces, un rôle énorme. « J'en mourrai de ne plus le voir ». Je crois qu'il y a dans l'histoire du sentiment des morts d'amour. Mais combien de morts de consomption amoureuse auraient été évitées par la volonté de vivre, par le courage (comme ces mères minées par la maladie, qui s'efforcent à vivre parce qu'elles se savent nécessaires à leur milieu). Dites-vous que vous aussi, vous êtes nécessaire à votre foyer et à vos enfants, voire à votre mari qui songe peut-être avec mélancolie à votre ancienne tendresse...
Je ne vous demande donc pas d'aimer moins Raymond, de l'oublier, mais d'essayer de ne plus l'aimer passionnellement. Je m'explique. Je disais au début qu'il avait envahi toutes vos cellules cérébrales, toutes vos fibres nerveuses. Il est peu de dire que cet amour a seulement occupé toutes les chambres de votre cœur, il a bloqué votre imagination, votre raison, votre mémoire, vos nerfs, vos sens. Vous l'avez, c'est votre mot, dans les os. Cela s'appelle de l'envoûtement. Vous êtes intoxiquée de lui. Vous avez perdu votre liberté intérieure. Dans la vie courante, vous agissez, j'en suis convaincu, en automate. Sa pensée est toujours là, son image surnage à tout. Est-ce cela l'amour ? C'est encore de l'amour, mais à un stade obsessionnel. Cette phase sans doute se rencontre plus ou moins au début de toutes les amours, mais elle doit être dépassée, surtout dans votre cas où le mode possessif est défendu. — N'y pouvez-vous rien ? Les drogués l'affirment tous. Et pourtant... Aussi pénible que soit la cure de désintoxication — car elle exige une singulière somme de bonne volonté et la décision inébranlable d'aboutir —, elle réussit. Vous aussi, « si vous le vouliez », vous arriveriez. Pas d'emblée, bien sûr. Mais tout de même, malgré l'envahissement des images, des souvenirs, des émotions, vous trouverez à glisser ici et là l'ongle, puis le petit doigt de votre bonne volonté. Pour dix pensées contre lesquelles vous ne pouvez rien, il s'en présentera une onzième que vous pourrez écourter, dériver ailleurs par ce film qu'avec une amie vous accepterez d'aller voir, par cette soirée où vous saurez vous distraire, par cette lettre que l'on ne relit plus pour la vingtième fois, par cette photo que vous laisserez huit jours à l'oubli dans le tiroir... Par d'humbles petites ruses on contourne sa passion, on la distrait, on l'essouffle un peu, on limite sa ration quotidienne, on coupe son alcool d'un peu d'eau... Et un jour vient où, au lieu de mourir de douleur, on se surprend à revivre avec le printemps, les fleurs, la musique, à rire de bon cœur, et à aimer quelqu'un ou quelque petite chose qui ne soit pas lui. On n'a pas tué son amour, on a dégonflé sa passion, on a hissé son amour au niveau de la sérénité, et accepté de le ranger parmi les valeurs relatives que sont toutes les valeurs terrestres.
— Oui, vous y arriverez. Mais il faudra que Raymond vous y aide. Je le reverrai, je vous l'ai dit. Et lui demanderai d'examiner en âme et conscience comment concilier ses devoirs formels, avec ce que vous appelez son devoir envers celle qu'il a séduite, qui lui a tout donné et à qui, s'il ne peut plus continuer de se donner, il doit cependant des égards au nom de cette charité chrétienne qui exige autant que possible de ne faire de la peine à personne. Encore moins aux êtres que l'on a aimés.
Je disais : vous y arriverez. Mais à deux conditions qui sont deux impératifs moraux. La première est de détruire votre fausse bonne conscience. « Cet amour est pur... il m'aidait à vivre, même à prier.. ».
Semblables propos je les ai entendus bien souvent ! On ne voit que le bonheur d'aimer, l'apaisement affectif que cet amour défendu procure, le fragile équilibre psychique qu'il établit au niveau du cœur. Cette euphorie de l'amour crée un brouillard artificiel devant l'âme, et endort la conscience. Le remords anesthésie, l'éblouissement des sens et la fête du cœur parent l'amour d'innocence. « Dieu ne peut pas m'en vouloir », « Je ne fais de mal à personne », « J'ai le droit d'être heureuse » : ces sophismes sont la sécrétion du péché aux fins de pécher plus à l'aise.
Le second impératif c'est que vous devez vouloir changer, lequel vouloir à présent vous manque. Et je ne vois pas le moyen qu'il vous vienne, — sinon par la prière. Êtres de chair et de sang (et les uns le sont plus que les autres), nous sommes affreusement exposés au tir de la concupiscence de ce monde... « Sans moi, vous ne pouvez rien faire » a déclaré Jésus. Le vouloir dépend du Christ, a précisé saint Paul.
Croyez-vous encore ? à regret peut-être..., et vous tenez votre foi sous le boisseau, de peur d'avoir à changer de conduite. Vos messes ne sont plus des messes. Bouder et calomnier une religion qui vous montre du doigt, à cette solution facile, mais coupable, vous avez cédé.
Le moyen de sortir de ce cercle vicieux ? Encore grâce à la prière. Car, si les sacrements ne peuvent pas toujours vous aider (la communion exige l'état de grâce, et la confession le remords), la prière s'accommode même du péché de faiblesse. Comprenez-moi : rien n'empêche le pécheur embourbé de plonger par la pointe de l'âme en Dieu. « Seigneur, ayez pitié de moi, car je suis pécheur », « Seigneur, sauvez-moi », « Sauvez-moi de moi-même », « Seigneur, je n'ai pas le courage de changer, et nullement envie.., mais faites qu'un jour je sois tel que vous désirez que je sois » : de tels cris d'âme, de ces S. O. S., Madame, n'êtes-vous pas capable ? Je n'ose le croire !
Voilà ce que je voulais vous dire.
Vous ai-je blessée, offensée, irritée ? J'ai tant souhaité le contraire. J'ai désiré être ce docteur appelé au chevet d'un blessé qui hurle, gesticule, a peur qu'on le touche, — et pourtant le médecin doit blinder son cœur, faire taire sa sensibilité et, malgré le malade, ses cris, ses protestations, il doit faire ce qui lui incombe, mais doucement, avec des doigts de fée et une âme d'apôtre.
Sur le moment, le malade criera, mais plus tard, au cours de la convalescence, il se tournera vers le docteur pour lui sourire et lui dire ce merci qui sera sa récompense. Peut-être qu'un jour lointain, quand vous serez convalescente, vous me direz « merci » pour cette maudite lettre.
Louis Becqué, in Âmes en peine

lundi 23 juillet 2018

En communiant... Cardinal Newman, Priez sans cesse


Priez sans cesse.
1 Thessaloniciens, 5, 17.

L'Écriture mentionne deux manières de prier : l'une à des heures et lieux déterminés, et en des formes précises, l'autre – celle dont parle le texte — la prière continuelle ou habituelle. La première est ce qu'on appelle communément prière, qu'elle soit publique ou privée, l'autre peut être dénommée communion avec Dieu, ou vie en présence de Dieu. Celle-ci est réalisable tout le long du jour, partout où nous sommes, et nous est prescrite comme un devoir, ou plutôt comme la caractéristique de ceux qui sont de vrais serviteurs et amis de Jésus-Christ.
Ces deux sortes de prière sont aussi des devoirs naturels en ce sens que nous y serions astreints, même si nous étions nés en pays païen et que nous n'avions jamais entendu parler de la Bible. Car notre conscience et notre raison nous conduiraient à en user, pour peu que nous prêtions attention à ces informateurs que nous tenons de Dieu. Je me bornerai ici moi-même à considérer la dernière d'entre elles, la prière habituelle ou intérieure qui nous est prescrite dans le texte, afin de montrer ce qu'elle est et comment nous la devons mettre en pratique. Je traiterai d'elle d'abord comme d'un devoir naturel et ensuite en tant que caractéristique d'un chrétien.
1. Il est peut-être à première vue difficile à quelques personnes de comprendre ce que veut dire prier sans cesse. Eh bien, considérons que c'est là un devoir naturel, c'est-à-dire un devoir qui nous est enseigné par la simple raison et le sentiment religieux, et nous comprendrons bientôt ce en quoi il consiste.
Que nous enseigne la nature nous concernant, même avant d'ouvrir la Bible ? Que nous sommes des créatures du Dieu suprême, Créateur des cieux et de la terre, et que, en tant que tels, nous sommes tenus de Le servir et de Lui donner notre cœur, en un mot, de nous comporter comme des êtres religieux. Qu'est-ce ensuite que la religion, sinon une habitude ? Et qu'est-ce qu'une habitude, sinon un état d'esprit qui s'impose toujours à nous, sorte d'habit ordinaire, de manteau inséparable de l'âme ? Un homme ne peut être réellement religieux une heure et pas la suivante. Autant vaudrait dire qu'il peut être en bonne santé une heure et en mauvaise la suivante. Qui est religieux l'est le matin, à midi et le soir. Sa religion est une sorte de caractère, de moule en qui ses pensées, ses paroles et ses actions sont jetées, forment les unes et les autres des parties d'un seul et même tout. Il voit Dieu en tout ; toute action, il l'ordonne à ces objets spirituels qui lui ont été révélés par Dieu. Ce qui peut survenir au cours de la journée, événement, personne rencontrée, nouvelle entendue, tout cela il le mesure en prenant pour base la volonté de Dieu. L'on peut presque dire à la lettre que qui fait ainsi prie sans cesse ; se sachant, en effet, en présence de Dieu, il est continuellement amené à s'adresser à Celui qu'il place toujours devant lui avec révérence, dans le langage intérieur de la prière et des louanges, de l'humble confession et de la confiance joyeuse.
Cela, dis-je, toute personne réfléchie le reconnaît par la seule raison naturelle. Être religieux, c'est, en d'autres termes, avoir l'habitude de la prière ou prier toujours. C'est ce que veut dire l'Écriture quand elle nous conseille de tout faire pour la gloire de Dieu, c'est-à-dire d'avoir devant nous Sa présence et Sa volonté, et d'agir conséquemment en rapportant tout à Lui, pour que tout ce que nous faisons ne soit plus qu'un seul et même processus, un acte d'obéissance, un hommage continuel rendu à Celui qui nous a faits et dont nous sommes les serviteurs. Il faut que chacun des détails pris à part concoure plus ou moins directement à Sa gloire selon que chacune des choses particulières qu'il nous arrive de faire admet plus ou moins de caractère religieux. L'obéissance religieuse est ainsi une sorte d'esprit qui habite en nous, étendant son influence à chaque mouvement de l’âme, de même que les gens en santé et robustes se montrent tels en tout ce qu'ils font (non point également en tout, mais en certaines actions plus qu'en d'autres, étant donné que toutes ne requièrent ni ne révèlent la présence de cette santé et de cette force, et, même dans leur démarche, leur voix, leurs actes et leur maintien, la vigueur corporelle ne devant se montrer qu'avec réserve), ainsi, ceux qui ont la vraie santé et la vraie force de l'âme, une foi claire, paisible et profonde en Celui en qui ils ont l'être, vivront en tout ce qu'ils font — oui, ainsi que le dit saint Paul, même quand ils « mangent et boivent » (1 Corinthiens, 10, 31.) – en présence de Dieu ou, pour reprendre l'expression du même Apôtre dans le texte, en une prière incessante.
Dira-t-on qu'il ne peut y avoir sur terre personne qui puisse de la sorte continuellement et parfaitement glorifier et adorer Dieu ? Nous ne le savons que trop. C'est dire simplement qu'aucun de nous n'a atteint la perfection. Nous savons, hélas ! qu'en trop de choses nous L'offensons tous. Je ne parle pas de ce que nous faisons, mais de ce que nous devons faire et de ce que nous devons viser à faire, bref, de notre devoir Pour imprimer en nos cœurs l'idée de celui-ci, il est utile de dessiner le portrait d'une personne de tout point obéissante pour qu'elle nous serve de modèle. Dans la mesure où nous croissons dans la grâce et la connaissance de notre Sauveur, dans cette mesure, nous nous rapprochons en obéissance de Celui qui est notre grand exemple et qui, seul de tous les fils d'Adam, a vécu dans la perfection d'une incessante prière.
Ainsi, la signification et le caractère raisonnable du commandement énoncé par le texte ressortent du fait qu'il est un devoir en quelque sorte naturel, la religion n'étant pas un accident qui va et vient par à-coups mais un esprit déterminé ou une certaine vie.
J'établirai tout cela en langage scripturaire, confirmant, en second lieu, cette vue de notre devoir que peut suggérer la raison naturelle, par cette autre voix de Dieu, et bien plus claire, qu'est la parole inspirée.
Comment l'obéissance religieuse est-elle décrite dans l'Écriture ? Assurément, comme un certain mode de vie. Nous savons ce qu'est la vie du corps ; c'est un état du corps ; le pouls bat et tout est en mouvement. Le principe de vie cachée, bien que nous n'en connaissions ni le mode ni la nature, se traduit par ces signes extérieurs. Ainsi de la vie de l'âme. Celle-ci, à la vérité, n'était pas en possession de la vie de Dieu quand elle est d'abord apparue dans le monde. Nous sommes nés avec des âmes moribondes, c'est-à-dire morts eu égard à l'obéissance religieuse. Laissés à nous-mêmes, nous en viendrions à haïr Dieu et ne ferions de plus en plus, tout au long de l'existence, qu'exhaler la mort spirituelle, le feu intérieur des tourments de l'enfer, mûrissant en mal pour une longue éternité. Telle est l'ornière dans laquelle nous nous engageons une fois venus au monde, et, n'étaient les promesses évangéliques, quel misérable événement ne serait pas la naissance des enfants ! Qui aurait plaisir à voir ces pauvres êtres, encore inconscients de leur misère, mais ayant au cœur cette redoutable racine de péché qui, finalement, règne et triomphe infailliblement pour notre malheur éternel ? Mais Dieu nous a donné à tous, même aux petits enfants, une heureuse promesse grâce au Christ ; nos perspectives sont changées. Et il ne s'agit pas seulement d'une promesse de bonheur futur. Par son Saint-Esprit, il implante ici-bas en nous, et sur-le-champ, un nouveau principe, une nouvelle vie spirituelle, une vie de l'âme, ainsi qu'on la nomme. Saint Paul nous dit que « Dieu nous a vivifiés », « nous a fait vivre » ensemble avec le Christ et nous a tous arrachés à « la mort du péché », « nous donnant de nous asseoir ensemble dans le Ciel avec le Christ Jésus » (Éphésiens, 2, 5-6).
Quant à savoir comment Dieu vivifie nos âmes, nous ne le pouvons pas ; nous savons aussi peu comment il vivifie nos corps. Notre vie spirituelle est, ainsi que le dit saint Paul, « cachée avec le Christ en Dieu » (Colossiens 3, 3). Mais, comme la vie de notre corps se manifeste par son activité, ainsi en est-il de la présence en nous du Saint-Esprit, qui se manifeste par une activité spirituelle, qui est l'esprit de prière continuelle. La prière est à la vie spirituelle ce que sont à la vie corporelle le battement du pouls et l'acte de la respiration. Il serait aussi absurde de supposer que la vie peut durer, une fois le corps froid, sans mouvement ni sensibilité, que d'appeler vivante une âme qui ne prie pas. L'état où l'habitude de la vie spirituelle trouve son exercice consiste en une activité constante de prière.
Demandez-vous où l'Écriture dit cela ? Où ? Partout où elle nous parle de la connexion entre la nouvelle naissance et la foi. Car qu'est-ce que la prière, sinon l'expression, la voix de la foi ? Saint Paul, par exemple, dit aux Galates « La vie que je vis maintenant dans la chair [c'est-à-dire la vie nouvelle et spirituelle] je la vis par la foi du Fils de Dieu, qui m'a aimé » (Galates, 2, 20). Qu'est-ce, en effet, que la foi, sinon le fait de nous tourner vers Dieu et de penser à Lui constamment, de vivre avec Lui en compagnie habituelle, c'est-à-dire de Lui parler dans notre cœur tout le long du jour, en priant sans cesse ? Il nous dit ensuite, dans la même épître, tout d'abord que rien n'est utile que la foi opérant par l'amour, mais, bientôt après, il appelle ce même principe opérant une nouvelle créature, de sorte que nouvelle naissance et foi vivante sont inséparables. Jamais il ne faut supposer, comme notre indolence est portée à le faire, que le don de la grâce reçu au baptême est un simple privilège extérieur, un simple pardon extérieur dans lequel le cœur n'est pas intéressé, ou une sorte de simple marque imprimée sur l'âme, la distinguant de celles qui ne sont pas régénérées, comme s'il s'agissait d'une couleur ou d'un sceau, mais nullement en rapport avec les pensées, l'esprit et le cœur d'un chrétien. Ce serait là une vue grossière et fausse de la nature de la miséricorde de Dieu qui nous est octroyée dans le Christ. Car la nouvelle naissance venant de l'Esprit Saint fait que l'âme se meut d'une manière divine : elle nous donne de bonnes pensées et de bons désirs, nous éclaire et nous purifie, nous rendant empressés à chercher Dieu. En un mot, comme je l'ai dit, elle nous donne une vie spirituelle, elle ouvre les yeux de notre esprit, de sorte que nous commençons à voir Dieu en toutes choses par la foi et à nous tenir en continuelle relation avec Lui par la prière. Chérissons en nous ces bienfaisantes influences, nous deviendrons alors plus saints, plus sages et plus célestes, d'année en année, nos cœurs étant toujours en voie de passer des ténèbres à la lumière, des voies et des œuvres de Satan à la perfection de la divine obéissance.
Ces considérations peuvent servir à imprimer sur nos esprits la signification de ce qui est prescrit dans le texte, ainsi que des autres enseignements qui se trouvent dans les épîtres de saint Paul. Par exemple il enjoint aux Éphésiens de « prier toujours, en toute prière et supplication, dans l'Esprit » (Éphésiens, 6, 18). Aux Philippiens, dit : « Ne vous souciez de rien, mais, en chaque chose, par la prière et la supplication, faites connaître à Dieu vos besoins » (Philippiens, 4, 6). Aux Colossiens : « Continuez à prier ensemble, et veillez de même en rendant grâces à Dieu » (Colossiens, 4, 2). Aux Romains : « Continuez à prier avec insistance » (Romains, 12, 12).
Ainsi le vrai chrétien perce-t-il le voile de ce monde et voit-il le monde futur. Il se tient en relation avec lui ; il s'adresse à Dieu comme un enfant peut s'adresser à son père, avec une vue aussi claire de Lui et avec une confiance en Lui aussi entière ; avec une révérence profonde, une crainte divine et une terreur religieuse, mais avec certitude et précision cependant, conformément à ce que dit saint Paul : « Je sais en qui j'ai cru » (2 Timothée, 1, 12) ; avec la perspective du jugement à venir qui le modère et l'assurance de la grâce présente qui l'encourage.
Si ce que je dis est vrai, il vaut sûrement la peine d'y penser. La plupart des gens, je le crains, ni ne prient à des moments précis ni ne s'exercent à une habituelle communion avec le Dieu Tout-Puissant. L'on ne se rend que trop compte de la manière dont prient la plupart des hommes ; ils le font à tel ou tel moment, quand ils sentent un besoin particulier de l'assistance divine, quand ils sont dans le trouble ou appréhendent le danger, ou quand leurs sentiments sont plus vifs que de coutume. Ils ne savent pas ce que c'est que d'être habituellement religieux ou de consacrer un certain nombre de minutes, à des moments précis, à la pensée de Dieu. Oui, que le meilleur des chrétiens est donc lamentablement déficient pour ce qui est de l'esprit de prière ! Que chacun compare dans son esprit combien de fois il a prié étant dans le trouble et combien rarement il est revenu remercier quand ses prières ont été exaucées ; ou encore la ferveur avec laquelle il a prié en prévision de souffrances redoutées, avec la langueur et l'insouciance de ses actions de grâces dans la suite, et il ne tardera pas à se rendre compte du peu de réelle habitude qu'il a de la prière et combien sa religion dépend d'une exaltation accidentelle qui n'est nullement la pierre de touche d'un cœur religieux. Supposons encore qu'il lui faille répéter la même prière pendant un mois ou deux, la raison d'en user persistant ; qu'il compare la ferveur avec laquelle il l'a dite d'abord, essayant de s'en bien pénétrer, et la froideur avec laquelle il en use finalement. Pourquoi cela, si ce n'est que sa perception du monde invisible n'est pas la vraie vision que donne la foi, sans quoi elle durerait aussi longtemps que ce monde, mais un simple rêve, l'espace d'une nuit, auquel succède, le matin, une pénible joie profane.
Dieu est-il habituellement dans nos pensées ? Pensons-nous à Lui, à son Fils, notre Sauveur, durant toute la journée ? Quand nous mangeons et buvons, le remercions-nous non par simple formalité, mais en esprit ? Quand nous faisons des choses bonnes en elles-mêmes, élevons-nous vers Lui notre esprit avec le désir de promouvoir sa gloire ? Quand nous sommes dans l'exercice de notre profession, pensons-nous encore à Lui, agissant toujours consciencieusement, désirant connaître Sa volonté plus exactement que nous ne le faisons à présent et visant à nous y conformer plus complètement et avec plus d'abandon ? Comptons-nous sur Sa grâce pour nous éclairer, nous renouveler et nous fortifier ?
Je ne demande pas si nous usons en religion de beaucoup de paroles : ce n'est pas nécessaire. Nous devrions même éviter d'étaler orgueilleusement ce qu'il peut y avoir de meilleur dans nos sentiments et nos pratiques, servant Dieu en silence, sans nous soucier d'être loués des hommes, cachant notre délicatesse de conscience, sauf quand il y aurait déshonneur pour Dieu à le faire. Il y a des moments, en effet, où, en présence d'une sainte personne, en témoigner est un bienfait, et d'autres où, en présence d'une personne mondaine, en témoigner devient un devoir, mais rares sont relativement ces moments de privilège ou de devoir. En revanche, nous sommes toujours avec nous-même et avec notre Dieu, et cette silencieuse confession intérieure en Sa présence doit pouvoir être soutenue et continuelle et se terminer en fruit durable.
Mais si ces personnes manquent à leur devoir en faisant de la religion un sujet d'impulsion ou de simple sentimentalité, que dire de celles qui n'ont pas du tout le sentiment ou la pensée de celle-ci ? Que dire de cette multitude de jeunes gens qui ridiculisent le sérieux et s'abandonnent délibérément à des pensées profanes ? Hélas ! mes frères, vous n'observez même pas toujours ou ne connaissez pas les pensées folles et vides qui vous traversent l'esprit, vous ne vous affligez même pas de celles dont vous vous souvenez. Mais que direz-vous au dernier jour quand, au lieu des vraies et saintes visions en quoi consiste la divine communion, vous trouverez consignées dans le livre de Dieu une multitude innombrable des plus frivoles et des plus folles imaginations, pour ne pas dire même des plus perverses, qui déshonorent à jamais une créature immortelle ? Que direz-vous quand le Ciel et l'enfer seront devant vous, que les livres seront ouverts et que vous y verrez totalisés vos désirs et rêves de jeunesse, vos désirs passionnés pour les choses du monde, vos goûts vulgaires et terre à terre, votre secret mépris et votre aversion pour les sujets et les personnes graves, vos efforts pour attirer les regards des pécheurs et pour plaire à ceux qui déplaisent à Dieu, votre désir des frivolités et des somptuosités mondaines, votre admiration pour les riches et les gens titrés, votre indulgence pour les pensées impures, votre vanité pleine d'amour-propre et digne de pitié ?
Ah ! je puis vous paraître user de mots rudes, mais soyez sûrs que je n'use pas de termes aussi sévères que ceux dont vous userez contre vous-mêmes en ce jour. Ces personnes que vous considérez maintenant comme tristes et trop strictes vous paraîtront alors comme vraiment sages, et l'invitation à prier sans cesse, qui vous faisait sourire jadis comme convenant aux gens simples, formalistes, moroses, pusillanimes ou âgés, vous l'approuverez par votre propre expérience, comme l'approuvent maintenant votre raison et votre conscience. Oh ! que ne pouvez-vous donner une heure sérieuse à la religion comme anticipation à cette longue éternité où vous devrez être sérieux. Oui, vous pouvez rire maintenant, mais il n'y a pas de vaine joie de l'autre côté du tombeau. Les démons, bien qu'ils ne se repentent pas, tremblent. Vous prendrez place parmi ces gens sérieux malgré eux, vous qui êtes assez fous pour être légers et insouciants maintenant, assez fous pour rire, plaisanter et railler le pauvre moment que vous vivez maintenant sur la terre, court pourtant pour préparer l'éternité, sans le rendre plus court encore en gaspillant votre jeunesse dans le péché.
Si vous pouviez voir seulement quel est celui qui vous suggère toutes les pensées légères que vous substituez à la communion avec Dieu, le choc qui en résulte vous rendrait sérieux, même s'il ne vous rendait pas religieux. Si vous pouviez voir ce que Dieu voit, à savoir ces pièges et ces surprises que place sur votre sentier le démon, et comment toutes les pensées frivoles où vous vous complaisez, qui semblent si attrayantes et plaisantes, tellement plus que les pensées religieuses, sont inspirées par cet ancien séducteur de l'humanité, l'auteur du mal, qui se tient à vos côtés tandis que vous tournez en dérision la religion, sérieux lui-même alors qu'il vous fait rire, incapable de sourire de ses propres railleries tandis qu'il vous mène en dansant à la perdition, vous trembleriez à n'en pas douter, comme il le fait lui-même quand il vous tente. Mais il ne vous est pas possible de le voir et de sortir de votre illusion à moins que, en cette matière, vous ne commenciez par accepter de confiance la parole de Dieu. Vous ne pouvez voir d'un coup le monde invisible. Ceux qui parlent toujours avec Dieu en leur cœur sont instruits par lui en retour en toute connaissance. Mais ceux qui refusent d'agir selon la lumière naturelle que Dieu leur donne finissent à la longue par la perdre entièrement et sont livrés à leur âme réprouvée. Que Dieu vous préserve d'un tel péché volontaire, vieux aussi bien que jeunes, et vous éclaire tous et chacun de sa connaissance qui sauve, vous donnant la volonté et la facilité de Le servir.
John Henry, cardinal Newman, in Le secret de la prière

mardi 17 juillet 2018

En fêtant... Georges Chantraine, Le dimanche



Le dimanche ne devient chrétien qu'à trois conditions : qu’il soit fête, fête de la Résurrection, et de la Résurrection qui suspend le cours banal des choses.
Tant le droit canon (can. 1247, §1), que le Concile de Vatican II qualifient le dimanche de jour de fête ; le concile précise même que ce jour de fête est primordial, ce qu'il explique ainsi : » L'Église célèbre le mystère pascal en vertu (ex) d'une tradition apostolique qui tire son origine da jour même de la Résurrection du Christ, chaque huitième jour, qui est nommé à bon droit jour du Seigneur ou dimanche »1. De plus, le droit canonique range « tous les dimanches et chacun d'eux » parmi les « jours de fête de précepte » et il prescrit d'entendre ce jour la messe, de s'abstenir des œuvres serviles, des actes judiciaires, de même que, sauf coutumes contraires légitimes ou indult particulier, de marchés publics, de foires et d'autres ventes publiques aux enchères (can. 1248).
Ainsi, le dimanche est un jour de fête ; ce qui y est fêté, c'est la Résurrection du Seigneur en vertu d'une tradition apostolique, et ce jour de fête est également de précepte.
Tels sont, croyons-nous, les éléments essentiels d'une réflexion sur le dimanche comme de sa pratique. Les difficultés concernant la célébration dominicale proviennent principalement de la difficulté de tenir et de coordonner ces trois éléments. Il y a, en effet, les dimanches plats de ceux qui satisfont au précepte, mais sans participer à aucune fête ni sans se souvenir en quelque manière du Ressuscité (sont-ils si nombreux ?). Il y a les dimanches où des chrétiens se mettent en fête, mais leur fête est-die celle de la Résurrection, et la reçoivent-ils encore de la Tradition apostolique (c'est ce que rappelle le précepte) ? Ce serait notamment le cas, à ce qu'on écrit, de ces « croyants non pratiquants »2 qui désertent les églises à cause du » légalisme » des célébrations 3, de la coupure qu'ils y sentent entre le culte et l'engagement 4. À l'inverse, des croyants pratiquants déserteraient sur la pointe des pieds ce type de célébration, parce que précisément ils n'y trouveraient plus trace – ou plus assez trace – de la présence et de l'action du Sauveur 5. Enfin, il y a les tristes dimanches, second jour d'un week-end. Le loisir qu'on y prend n'est pas habité par la fête et n'y procure pas le repos, mais au mieux la détente.
Esquissons donc une réflexion sur le dimanche en liant entre eux ces trois éléments constitutifs.
1. Le dimanche est d'abord un jour de fête. Sans fête, pas de dimanche. Proudhon l'a montré avec force dans son mémoire De la célébration du dimanche 6 : « Sans culte et sans fête, point de religion ». Et la fête demande une cessation de l'activité (sabbat) ; ce qui est propre à l'homme, car » fidèles à leurs instincts, les animaux ne s'arrêtent pas plus que les plantes ». Cette cessation du travail n'est pas réservée aux loisirs ni à la détente, mais au repos du corps qui donne « un surcroît d'activité à l'esprit » : c'est alors que l'esprit peut s'affirmer en lui-même, dans sa transcendance par rapport au monde et à ses conditionnements, dans ce que Proudhon appelle « la solitude ». Moïse eut le génie de créer autour de ses « paysans » « une solitude qui ne détruisît point la grande affluence et qui conservât tout le prestige d'un véritable isolement : ce fut la solitude des sabbats et des fêtes ». Il voulait par là » non pas une agglomération d'individus, mais une société vraiment fraternelle » 7. C'est encore ce que la célébration du dimanche ne laisse pas de produire : « Dans toutes les conditions (sociales), l'homme ressaisit sa dignité, et dans l'infini de ses affections, il reconnaît que sa noblesse est trop haute pour que la distinction des rangs puisse la dégrader et l'avilir »8.
Bénie soit donc l'Église catholique qui, en maintenant cette institution, a conservé « le plus précieux reste de la sagesse antique »9. Grâces soient rendues aux conciles qui, mieux avisés que les délicieux abbés du dix-huitième siècle, ont statué inflexiblement sur l'observation du dimanche, et plût à Dieu que le respect de ce jour fût encore aussi sacré pour nous qu'il l'a été pour nos pères ! »10.
« Le plus dangereux adversaire que devait rencontrer Moïse en instituant la fériation hebdomadaire, c'était la cupidité »11. Travaillez plus pour produire plus, sans vous reposer : ce serait du temps perdu. À quoi s'opposera cette nouvelle formule : « Travaillez moins pour consommer plus, ayez des loisirs ». Autre effet, inverse du précédent, de la même cupidité. Alors le loisir, qui suspend le travail, se substitue au repos ; il sert de soupape, psychologiquement et politiquement très utile, aux tensions accumulées par la domination technocratique du travail, il sert aussi d'allégement et de détente après l'effort ; il sert enfin de compensation à la liberté aliénée, « grâce aux fabriques modernes de rêve et d'idéologie »12. Proudhon déjà avait décrit ce temps vide : « Le dimanche est un jour de délassement insupportable, de vide affreux ». Les esprits, devenus » frivoles », « se plaignent de l'ennui qui les accable »13 ou, ajouterons-nous, le trompent dans le « divertissement » (Pascal).
Non moins dangereux adversaire de la célébration du dimanche, l'idéologie, parce qu'elle vise à empêcher l'esprit d'accéder à lui-même et l'homme de reconnaître sa dignité 14. Aussi l'Etat totalitaire s'efforce-t-il d'interdire la célébration du dimanche ou d'en réduire les effets en la confinant dans les églises et en employant d'autres ruses. Aussi l'idéologie de la lutte des classes condamne-t-elle une célébration où l'homme reconnaisse » que sa noblesse est trop haute pour que la distinction des rangs puisse la dégrader ou l'avilir » ; elle dénonce le « légalisme » d'un culte qui se sépare de la praxis. Aussi l'idéologie du « sécularisme » prétend-elle exorciser le sacré de la religion chrétienne 15, pour la raison que le Christ aurait achevé et mené à bout la désacralisation commencée sous l'Ancienne Alliance. En réalité, le Christ l'a fait en rendant l'homme à sa condition première, en sorte que désormais le sacré n'est nullement aboli, mais, au lieu d'être en suspension, il s'est comme « précipité » dans l'homme : c'est dans l'homme qu'est désormais le sacré ; l'homme est lui-même sacré 16. C'est, malgré certains préjugés, ce qu'avait pressenti Proudhon et c'est ce qui fait la valeur de ses analyses.
2. En portant le dédain ou la critique contre le sacré, l'idéologie du sécularisme a en outre pour effet de mettre en porte-à-faux la célébration du dimanche. On peut s'émerveiller devant l'histoire du salut et devant la Nouveauté de la Résurrection célébrée le Jour du Seigneur ; mais si l'homme n'est pas sacré, si le sacré est déclaré forclos, la célébration ne sera pas une fête ; elle finira par être désertée.
En revanche, là où le chrétien laisse sa place à la fête, il célèbre aussi celle du Seigneur. C'est Par Lui, avec Lui et en Lui que l'homme accède à sa vérité. En dehors de Lui, il se sait plongé dans les ténèbres de l'erreur et du mensonge. Et il rend grâces à Dieu le Père avec tous ses frères – ceux de l'assemblée, connus et inconnus, ceux de toute l'Église en tous lieux et en tous temps – d'une telle libération qui, d'esclave du péché qu'il était, le fait fils adoptif.
En cela précisément, la Pâque du Seigneur diffère radicalement de la Pâque juive, et le dimanche du sabbat. Saint Paul l'avait déjà affirmé : » Tout cela (observances anciennes, fête, sabbat) est l'ombre des réalités à venir : le corps est du Christ »17. Et saint Ignace d'Antioche, témoin incomparable des institutions nouvelles parce que porté par l'Esprit de Dieu : « Ceux qui vivaient selon l'ancien ordre des choses sont venus à une nouvelle espérance, n'observant plus le sabbat, mais le jour du Seigneur, jour où notre vie s'est levée par le Christ et par sa mort »18.
Aussi ce jour où notre vie s'est levée n'est-il pas à proprement parler un jour de repos après le travail, mais un jour au-delà du repos et du travail, jour où l'activité est repos et le repos activité, jour de la création accomplie parce que récapitulée dans le Christ par l'Esprit, huitième jour situé au-delà du rythme hebdomadaire et en même temps évoquant le premier jour où Dieu sépara la lumière des ténèbres, car la création n'est récapitulée dans le Christ que par un jugement, celui précisément qui a été rendu sur la Croix. Ainsi, la fin visée par notre sabbat ne sera pas un soir, le grand soir rêvé par un messianisme terrestre et sécularisé, mais « le dimanche, tel un huitième jour éternel »19.
Jour du Seigneur. Jour après lequel tout autre jour disparaît. Et pourtant après le dimanche, le lundi. D'où une tension inévitable et bénéfique. D'une part, c'est tous les jours dimanche : la vie du chrétien est « une fête perpétuelle »20, car vivant dans l'éon nouveau, il fait de son existence « une offrande spirituelle agréable à Dieu »21. Et d'autre part, il vit encore dans ce temps-ci : c'est patiemment qu'il assimile le mystère du Christ et qu'il y est incorporé. Patiemment aussi, son espérance doit prendre les dimensions de celle du Christ qui attend que, par l'Église son Épouse, toute l'humanité soit récapitulée en son corps. Ce temps de la patience et de l'espérance est vécu symboliquement comme celui qui sépare chaque dimanche de la fête de Pâques : c'est la même fête, mais comme déployée dans le temps commun de la société pour la pénétrer progressivement à chaque génération de son Esprit. Et c'est à l'intérieur de cette tension fondamentale que l'Église « déploie tout le mystère du Christ pendant le cycle de l'année — de l'Incarnation et la Nativité jusqu'à l'Ascension, jusqu'au jour de la Pentecôte, et jusqu'au jour de la bienheureuse espérance et de l'avènement du Seigneur. Tout en célébrant ainsi les mystères de la Rédemption, elle ouvre aux fidèles les richesses des vertus et des mérites de son Seigneur ; de la sorte, ces mystères sont en quelque manière rendus présents tout au long des temps, les fidèles sont mis en contact avec eux et remplis par la grâce du salut »22.
Ainsi l'homme, rendu à sa dignité par le Christ, est-il appelé à entrer dans un autre temps, une autre histoire, temps et histoire du Christ par lesquels il participe dès ici-bas à l'éternité du Père, du Fils et de l'Esprit. Et corrélativement c'est en répondant oui à cet appel avec et, d'une certaine manière, dans la Mère de Dieu, c'est en s'offrant lui-même qu'il accède à sa dignité véritable (et au sacré véritable).
Il est clair qu'appel et réponse sont effectivement prononcés à l'intérieur de l'échange eucharistique où l'assemblée des frères célèbre le Jour du Seigneur avec les anges et les saints. On ne voit donc pas de raison de choisir entre les termes de cette alternative : « Le dimanche, dois-je aller à la messe ou dois-je m'associer à une assemblée ? ». Comme si la messe ne se célébrait pas dans une assemblée. On verrait même une raison de ne pas choisir entre les termes de cette (fausse) alternative, s'ils cachaient l'idée qu'une célébration non eucharistique peut être regardée comme équivalent à une célébration eucharistique. C'est là, en réalité, un pis-aller. La tâche des pasteurs est de tout mettre en œuvre pour permettre à leurs frères de célébrer le dimanche par l'eucharistie du Seigneur.
3. Il y a enfin l'élément de précepte. C'est le plus mal compris et le plus fragile. Le plus mal compris d'abord parce que, en dehors de la messe, les obligations dominicales sont demeurées celles que Constantin avait imposées à tous, païens et chrétiens, pour le chômage du dimanche, ensuite parce qu'il est facile d'opposer l'essence du christianisme à la loi. Mais que les textes vigoureux de Paul opposant l'esprit à la loi ne nous fassent pas oublier les ordres non moins vigoureux du même Paul. La loi qu'il oppose à l'esprit est la loi des œuvres mortes ; Paul connaît aussi la loi de l'Esprit et il entend qu'en obéissant à son autorité apostolique ses frères se comportent suivant l'Esprit du Seigneur.
L'élément de précepte est aussi le plus fragile, car, redisons-le, l'Église a fixé la célébration du mystère pascal au jour même de la Résurrection du Christ en vertu d'une tradition apostolique. Et elle y tient, car « parmi les divers systèmes qui sont imaginés pour établir un calendrier perpétuel et l'introduire dans la société civile, elle ne s'oppose pas à ceux-là seulement qui observent et sauvegardent la semaine de sept jours avec le dimanche, sans intercaler aucun jour hors de la semaine, de telle sorte que la succession soit laissée intacte, à moins que n'interviennent des motifs très graves dont le Siège apostolique aurait à juger »23.
Pour des mentalités disposées à ne retenir de la religion que ces éléments dits universels ou à modeler le christianisme sur la culture dominante (présente ou à venir), un tel attachement à un élément contingent paraît aussi obscur ou ridicule que l'attachement à l'Écriture, au pain et au vin pour la célébration eucharistique, au Siège de Pierre pour la communion hiérarchique et à la consécration religieuse pour la communion fraternelle. C'est pourtant grâce à un tel attachement que l'Église demeure apostolique et donc Église du Christ.
À qui admet cela, la nature du précepte devient claire : il ne s'agit pas de contraindre les chrétiens à se rendre à la messe, mais de les convoquer ici et partout dans la puissance de l'Esprit à célébrer les uns avec les autres la fête de leur libération et de leur adoption qui leur rend leur dignité d'hommes. S'abstenir d'une telle participation exige évidemment une raison grave c'est-à-dire sérieuse et réfléchie, sans quoi on s'exclut soi-même de la communion. Ce qui suppose évidemment la réintégration par l'absolution sacramentelle. On est loin alors d'une certaine casuistique qui tue la vie des âmes ; mais on est loin également d'une sorte de laisser-aller qui permet à n'importe qui dans n'importe quelle condition de participer à l'assemblée chrétienne et à l'Eucharistie. Il n'y a d'assemblée dominicale que convoquée par le Seigneur grâce au ministère des apôtres qui s'exerce aujourd'hui par leurs successeurs les évêques.
Deux questions pour terminer : en dehors du travail et des loisirs, ai-je du temps pour organiser des réjouissances avec la famille ou des amis et connaissances ; ai-je du temps à consacrer à Dieu ?
Georges CHANTRAINE s.j., in Communio

1. Constitution sur la Sainte Liturgie, n° 106 ; repris par les Normes universelles pour l'année liturgique, n° 4.
2. R. Gantoy, « Réflexions à propos de la pratique dominicale », dans Communautés et liturgies, 1975, p. 206.
3. R. Gantoy et M. Veys, « Réflexions à propos de la pratique dominicale », dans Paroisse et liturgie, 1973, p. 196.
4. R. Gantoy, art. cit., p. 214-215.
5. Cf. à ce sujet les études de R. Pannet. Peut-être l'engagement que demande la réforme liturgique est-il aussi une cause de telles désertions (cf. R. Gantoy et M. Veys, art. cit., p. 199).
6. P.-J. Proudhon, œuvres complètes, nouvelle édition sous la direction de C. Bouglé et H. Moysset, Paris, 1926, p. 67-70.
7. Ibid. p. 41.
8. Ibid. p. 51.
9. Ibid. p. 69-70.
10. Ibid. p. 60.
11. Ibid. p. 51.
12. J. Moltmann, « La fête libératrice,, dans Concilium, 92 (1974), p. 73-74.
13. P.-J. Proudhon, œuvres complètes, Paris, 1926, p. 68.
14. Dans l'article cité à la note précédente, Moltmann note : « En Europe, les fêtes furent chassées de la vie publique par la Réforme, le puritanisme et l'industrialisation, (p. 71). Nous n'avons rien dit du puritanisme et de la Réforme. Notons seulement que, dans la mesure où Réforme et puritanisme ne sont plus entièrement chrétiens, ils véhiculent de l'idéologie.
15. Cf. L. Maldonado, Vers une liturgie sécularisée, Paris, 1971. Dans sa Petite catéchèse sur nature et grâce, coll. « Communio », Fayard, Paris, 1980, le P. de Lubac a montré comment cette pensée fonctionne chez E. Schillebeeckx (Appendice B : « Sacrement du monde ? »).
16. Cf. H.-U. von Balthasar, Nouveaux points de repère (coll. « Communio « , Fayard, Paris, 1980, p. 343-360 : « Religion et culture chrétienne dans le monde actuel »).
17. Colossiens 2, 17.
18. Ignace d’Antioche, Aux Magnésiens 10, 1.
19. Saint Augustin, De Civitate Dei, XXII, 30, 5 (PL 41, 804).
20. H. Dumayne, art ». Dimanche », dans Dictionnaire d'archéologie chrétienne et de liturgie, IV (1921)p. 929-930.
21. Épître aux Romains 12, 1 s. ; Prière eucharistique III.
22. Constitution sur la Sainte Liturgie, n°102.
23. Appendice à la Constitution sur la Sainte Liturgie.