mercredi 27 septembre 2017

En homéliant... Saint Ambroise, Pour la mort de son frère

1/ Homélie pour la mort de son frère Satyre
Je viens de conduire à l'autel du sacrifice la victime qui m'a été demandée ; victime pure, agréable à Dieu : Satyre, mon guide et mon frère.
Certes, rien sous le ciel n'était plus précieux pour moi que ce frère, rien de plus aimable, rien de plus cher... Mais je n'avais pas oublié qu'il était mortel. Par un mystère ineffable de la religion, le corps de Jésus lui-même n'a pas été affranchi du tribut de la mort, et, bien qu'il fût le maître de la nature, le Christ ne s'est point soustrait à la loi imposée à la chair qu'il avait prise. C'est pour moi une nécessité de mourir, ce n'en était pas une pour Jésus-Christ. Mais sa vie, si elle eût toujours duré, eût été pour lui-même sans mérite, et pour moi sans sacrifice. Quoi donc de plus consolant pour nous que cette pensée : Jésus-Christ lui-même a bien voulu mourir selon la chair ?
Sans doute j'ai pleuré, mais le Christ aussi a laissé couler ses larmes. Il pleure, lui, un étranger ; moi, je pleure un frère. Dans une seule victime de la mort, le Sauveur a pleuré tous ceux qu'elle frappe ; moi, je vous pleurerai dans chacun de ceux qui tomberont sous ses coups.
Pourtant je ne dois pas m'abandonner à une affliction sans mesure, être ainsi infidèle à mon ministère et à la grâce divine.
Je prêterai la voix aux oracles sacrés :
Maintenant donc réprimez l'excès de votre douleur, et supportez avec courage les malheurs qui vous accablent. Car, si vous reconnaissez combien Dieu est juste dans tout ce qu'il fait, vous vous soumettrez aux desseins qu'il a résolu d'exécuter dans les temps marqués, et cette soumission sera votre véritable gloire.


Je mettrai donc fin à mes larmes, je recevrai ces remèdes salutaires. Il doit, en effet, y avoir une différence entre ceux qui croient et ceux qui ne croient pas. Laissons pleurer ceux qui ne peuvent, par suite de la dureté de leur foi, s'attacher à l'espérance. Qu'il y ait entre les disciples de Jésus-Christ et les idolâtres cette distinction : que ceux-ci pleurent leurs morts, parce qu'ils les croient anéantis pour toujours. Il leur est permis, parce qu'ils n'espèrent point le repos après la vie, de ne point donner de trêve à leurs larmes, ni de calme à leur douleur ; mais nous, ne voyons dans la mort que la fin de cette vie, et non pas le terme de notre existence. Puisque cette existence elle-même recevra un nouvel être, opposons la mort elle-même à ses rigueurs.

Et certes, s'il est des hommes qui trouvent quelque soulagement à la mort, dans la pensée qu'elle anéantit le sentiment et termine l'existence, que sera-ce du chrétien à qui sa conscience promet, après sa mort, de plus douces récompenses de ses bonnes actions ! L'espérance des Gentils, c'est que la mort fasse cesser tous les maux ; et, comme leur vie fut stérile, ainsi leur mort ne sera, disent-ils, que l'extinction de tout sentiment et la sortie d'une carrière de souffrances auxquelles nous sommes ici-bas enchaînés. Quant à nous, plus généreux par l'espoir de la récompense, nous sommes plus résignés par les motifs de consolation ; nous ne croyons pas avoir perdu, mais avoir envoyé devant ceux qui nous quittent, et donner, non pas des victimes à la mort, mais des citoyens à l'éternité.

Ô mon frère, tout me ramène à votre souvenir ; votre image, profondément gravée dans mon cœur, est sans cesse présente à mes yeux. À tout moment je vous vois, je vous parle, je vous serre dans mes bras ; durant le silence des nuits, sous la clarté du ciel, je vous entends qui daignez m'adresser des paroles de consolation. La nuit, dont l'approche m'était importune parce qu'elle allait nous isoler l'un de l'autre, le sommeil lui-même, auquel je reprochais de rompre nos entretiens, me sont devenus chers, parce qu'ils vous rendent à moi...

Je vous possède donc, ô frère si cher à mon cœur ! et je vous possède pour toujours, bien qu'une mort prématurée vous ait enlevé. Autrefois, quand vous aviez été obligé de vous éloigner, vous vous empressiez de revenir près de moi pour consoler ma tristesse. Combien plus aujourd'hui ne devez-vous pas mettre de zèle à vous rendre auprès de ce cœur affligé ! Votre présence peut seule guérir la blessure que votre absence m'a causée...

Précédez-nous au domicile commun, auquel nous sommes tous réservés et où je dois désirer de me rendre avant tous. Préparez-moi une place à vos côtés, et, comme tout fut commun entre nous sur cette terre, qu'il n'y ait de même pour nous aucune séparation dans l'autre vie. Entendez le vœu que je forme, d'être bientôt réuni à vous ; quelques moments encore, et je vous aurai suivi ; aidez mes efforts, pressez mes pas, et, si je vous semble un peu trop lent, portez-moi au terme du voyage.

Maintenant, ô mon Dieu, je vous recommande cette âme pure ; recevez de mes mains la victime qu'elles vous présentent. Agréez, avec bonté et miséricorde, le sacrifice que je vous offre aujourd'hui comme frère, comme pontife. Recevez cette portion de moi-même que je dépose par avance à vos pieds, comme un gage anticipé du payement que j'acquitte, non par argent, mais par ma vie ; ne permettez pas que je reste encore longtemps débiteur de l'autre moitié.



2/ Homélie une semaine après la mort de son frère

Nous voyons que la mort est un avantage, et la vie un tourment, si bien que Paul a pu dire :

Pour moi, vivre c’est le Christ, et mourir est un avantage.

Qu’est-ce que le Christ? Rien d’autre que la mort du corps, et l’esprit qui donne la vie. Aussi mourons avec lui pour vivre avec lui. Nous devons chaque jour nous habituer et nous affectionner à la mort afin que notre âme apprenne, par cette séparation, à se détacher des désirs matériels. Notre âme établie dans les hauteurs, où les sensualités terrestres ne peuvent accéder pour l’engluer, accueillera l’image de la mort pour ne pas encourir le châtiment de la mort. En effet la loi de la chair est en lutte contre la loi de l’âme et cherche à l’entraîner dans l’erreur. Mais quel est le remède ? Qui me délivrera de ce corps de mort ? — La Grâce de Dieu, par Jésus Christ, notre Seigneur.

Nous avons le médecin, adoptons le remède. Notre remède, c’est la Grâce du Christ, et le corps de mort, c’est notre corps. Alors, soyons étrangers au corps pour ne pas être étrangers au Christ. Si nous sommes dans le corps, ne suivons pas ce qui vient du corps ; n’abandonnons pas les droits de la nature, mais préférons les dons de la grâce.

Qu’ajouter à cela? Le monde a été racheté par la mort d’un seul. Car le Christ aurait pu ne pas mourir, s’Il l’avait voulu. Mais Il n’a pas jugé qu’il fallait fuir la mort comme inutile, car Il ne pouvait mieux nous sauver que par Sa mort. C’est pourquoi Sa mort donne la vie à tous. Nous portons la marque de Sa mort, nous annonçons Sa mort par notre prière, nous proclamons Sa mort par notre sacrifice. Sa mort est une victoire, Sa mort est un mystère, le monde célèbre Sa mort chaque année.

Que dire encore de cette mort, puisque l’exemple d’un Dieu nous prouve que la mort seule a recherché l’immortalité et que la mort s’est rachetée elle-même ? II ne faut pas s’attrister de la mort, puisqu’elle produit le salut de tous, il ne faut pas fuir la mort que le Fils de Dieu n’a pas dédaignée et n’a pas voulu fuir.

La mort n’était pas naturelle, mais elle l’est devenue ; car, au commencement, Dieu n’a pas créé la mort : il nous l’a donnée comme un remède. L’homme, condamné pour sa désobéissance à un travail continuel et à une désolation insupportable, menait une vie devenue misérable. Il fallait mettre fin à ses malheurs, pour que la mort lui rende ce que sa vie avait perdu. L’immortalité serait un fardeau plutôt qu’un profit, sans le souffle de la Grâce.

L’âme a donc le pouvoir de quitter le labyrinthe de cette vie et la fange de ce corps, et de tendre vers l’assemblée du ciel, bien qu’il soit réservé aux saints d’y parvenir ; elle peut chanter la louange de Dieu dont le texte prophétique nous apprend qu’elle est chantée par des musiciens :

Grandes et merveilleuses sont tes œuvres.
Seigneur, Dieu tout-puissant: justes et véritables sont tes chemins.
Roi des nations.
Qui ne te craindrait, Seigneur, et ne glorifierait ton nom ?
Car toi seul es saint.
Toutes les nations viendront se prosterner devant toi.
Et l’âme peut voir tes noces, Jésus, où ton épouse est conduite de la terre jusqu’aux cieux, sous les acclamations joyeuses de tous — car vers toi vient toute chair — ton épouse qui n’est plus exposée aux dangers du monde, mais unie à ton Esprit.

C’est ce que le saint roi David a souhaité, plus que toute autre chose, pour lui-même, c’est ce qu’il a voulu voir et contempler :

La seule chose que je demande au Seigneur, la seule que je cherche, c’est d’habiter la maison du Seigneur tous les jours de ma vie, et de découvrir la douceur du Seigneur.

Saint Ambroise (vers 375)



vendredi 15 septembre 2017

En pleurant... Stabat Mater


Stabat Mater dolórosa                   Elle est debout au plus haut de la douleur,
Iuxta Crucem lacrymósa               Mère en larmes auprès de la croix,
Dum pendébat Fílius.                    Là où son Fils est cloué.
Cuius ánimam geméntem              Dans son âme qui gémit,
Contristátam et doléntem             Toute brisée et endolorie,
Pertransívit gládius.                      Le glaive la transperce.
O quam tristis et afflícta               Qu'elle est triste et affligée,
Fuit illa benedícta                           La Femme entre toutes bénie,
Mater Unigéniti.                              La Mère du Fils Unique !
Quæ mœrébat et dolébat               Dans un chagrin si poignant,
Pia Mater cum vidébat                   Cette tendre Mère pleure
Nati pœnas ínclyti.
                         Son Fils mourant sous ses yeux.
Quis est homo qui non fleret        Quel homme sans pleurer
Matrem Christi si vidéret
             Pourrait voir la Mère du Christ
in tanto supplício ?
                         Endurer un tel supplice ?
Quis non posset contristári         Qui pourrait sans souffrir
Christi Matrem contemplári
       Contempler cette douleur
Doléntem cum Fílio ?
                      De la mère auprès du Fils ?
Pro peccátis suæ gentis                 Pour les péchés de tout son peuple,
Vidit Iesum in torméntis
              Elle voit Jésus dans ses tourments,
Et flagéllis súbditum.
                      Subissant les coups de fouet.
Vidit suum dulcem natum            Elle voit l’Enfant bien-aimé
Moriéndo desolátum
                     Mourir seul abandonné
Dum emísit spíritum.
                     Et rendre l'esprit.
Eia, Mater, fons amóris                 Daignez, ô Mère, source d'amour,
Me sentíre vim dolóris
                  Me faire éprouver vos souffrances.
Fac, ut tecum lúgeam.
                     Que je pleure avec vous.
Fac ut árdeat cor meum                Faites qu'en mon cœur brûle un grand feu
In amándo Christum Deum
         Pour mieux aimer le Christ mon Dieu
Ut sibi compláceam.
                        Et que je puisse Lui plaire.
Sancta Mater, istud agas              Ô Sainte Mère, daignez donc graver
Crucifíxi fige plagas
                        Les plaies du Crucifié
Cordi meo válide.
                             Profondément dans mon cœur.
Tui nati vulneráti                            Votre Enfant n'était que blessures,
Tam dignáti pro me pati
               Lui qui daigna souffrir pour moi ;
Pœnas mecum dívide.
                    Donnez-moi part à Ses peines.
Fac me tecum pie flere                    Qu'en bon fils je pleure avec vous,
Crucifíxo condolére
                        Qu'avec le Christ en croix je souffre,
Dónec ego víxero.
                             Chacun des jours de ma vie !
Iuxta crucem tecum stare             Je veux auprès de la croix
Et me tibi sociáre
                             Être debout, avec vous,
In planctu desídero.
                       Dans votre plainte et votre souffrance.
Virgo vírginum præclára              Vierge bénie entre les vierges,
Mihi iam non sis amára
                Pour moi ne soyez pas trop sévère
Fac me tecum plángere.
                  Laissez-moi souffrir avec vous.
Fac ut portem Christi mortem     Que je porte la mort du Christ,
Passiónis fac consórtem
               Qu'à Sa Passion je sois uni,
Et plagas recólere.
                           Que je médite Ses Plaies !
Fac me plagis vulnerári                 Que de Ses Plaies je sois blessé,
Fac me cruce inebriári
                    Que je m'enivre de la croix
Et cruóre Fílii.
                                   Et du Sang de votre Enfant !
Flammis ne urar succénsus         Pour ne pas brûler dans les flammes,
Per te Virgo, sim defénsus
           Prenez ma défense, Vierge Marie,
In die judícii
                                      Au grand jour du jugement.
Christe, cum sit hinc exíre            Ô Christ, à l'heure de partir,
Da per matrem me veníre
             Fais que j’obtienne de Ta Mère
Ad palmam victóriæ.
                      La palme de la victoire.
Quando corpus moriétur              À l'heure où mon corps va mourir,
Fac ut ánimæ donétur
                    Faites qu’à mon âme soit donnée
Paradísi glória. Amen
                    La gloire du Paradis. Amen.

mercredi 13 septembre 2017

En croissant... Jean Rimaud, Une autorité qui élève


L'autorité nécessaire à l'éducateur est l'autorité qui élève. Vérité de La Palisse ? Pourtant si toute autorité exercée sur un enfant pour l'élever était une autorité qui élève réellement un enfant, les éducations manquées s'expliqueraient par un manque d'autorité, tandis qu'elles tiennent le plus souvent à une erreur sur la nature de l'autorité propre à élever, à faire grandir un enfant.
Le directeur d'un réseau de chemin de fer, celui d'un grand magasin de nouveautés, le général en chef, le capitaine à bord d'un navire de pêche, le chef d'une expédition à l'Himalaya, le capitaine d'une équipe de football, de par la diversité des conditions dans lesquelles s'exerce leur autorité, des hommes sur qui elle s'exerce, des buts à atteindre, ont chacun, avec une mission propre, une autorité diverse qui exige un art adapté de manier et conduire les hommes. Si pourtant on les compare à l'éducateur, tous se ressemblent en ce qu'ils dirigent, coordonnent, assemblent, stimulent les efforts des hommes pour l'accomplissement d'une tâche déterminée, tâche commune du chef et de ceux qu'il commande, ses subordonnés en ce sens très précis que l'action d'ensemble requiert cette concertation hiérarchisée d'efforts. Bien qu'ils doivent manier, traiter les hommes en hommes, avec le respect dû à leur humanité, tous ces chefs visent un but qui est au delà des hommes qu'ils commandent et dont ces hommes sont des instruments, instruments vivants et supérieurs en dignité à l'œuvre à laquelle ils travaillent ensemble, instruments cependant dans la main du chef. L'industrie doit assurer la prospérité de l'entreprise, le directeur de réseau assurer la marche du réseau, le capitaine d'équipe gagner la partie, le chef d'expédition atteindre le sommet visé.
Rien de semblable dans l'éducation. L'enfant n'est pas aux mains de ses éducateurs l'instrument d'une œuvre quelconque. Il est le sujet de l'éducation et l'œuvre même à réaliser, puisque le but de l'éducation n'est pas de lui faire faire quelque chose, mais, en lui faisant faire beaucoup de choses, de le faire grandir et par cette croissance devenir un homme. Et tout ce que nous avons dit du respect du naturel, du caractère, de la vocation, de la conscience aidera à comprendre que, dépendant moralement de ses parents, leur devant obéissance, l'enfant n'est pas proprement leur subordonné dans la tâche de son éducation, au sens où son activité serait dirigée par eux, du dehors, en vue d'un résultat à atteindre.
L'analyse médiocrement subtile de quelques exemples est ici nécessaire. Le professeur de latin n'a pas pour mission d'obtenir de bonnes versions latines comme si les versions latines avaient une valeur en elles-mêmes pour l'humanité, distincte de leur valeur pour les élèves, ce qui est le cas d'une automobile, d'une récolte, d'une découverte géographique, d'une frontière défendue ; il n'a même pas à les obtenir comme un moyen de procurer à la société les citoyens cultivés dont elle a besoin ; par l'apprentissage de la version latine, son but est de soutenir l'enfant dans l'effort de formation de son intelligence pour devenir une intelligence adulte. Une maman demande à son enfant la politesse de maintien et de langage ; elle sait sans doute l'importance de la politesse qui rend humaine et digne la vie en commun et d'abord en famille ; peut-être aussi tient-elle certaine politesse pour nécessaire à la tradition française ; mais ce n'est pas comme une qualité utile en soi, et à la façon d'une chose, à la société, à la famille, à la France, et par conséquent à l'enfant, que la maman éducatrice veut cette politesse ; il s'agit pour elle de rendre l'enfant maître de soi et de lui donner cette perfection sensible au dehors d'un homme intérieurement social. Ce directeur de collège exige, rudement parfois, une discipline stricte, respect des maîtres, condition de travail, honnête publicité pour son institution ; cette exigence cesserait d'être celle d'un éducateur si la discipline devait servir d'abord à assurer le recrutement du collège, à maintenir un pourcentage aux baccalauréats, à rendre digne la vie des maîtres ; mais chaque enfant se grandit humainement en se disciplinant, en respectant ses maîtres, en travaillant et permettant le travail aux autres, en faisant cas de la renommée de son collège. Ce scout enfin doit, pour être de première classe, réparer la tente de sa patrouille ; une tente en bon état est un objet utile à la patrouille ; les programmes d'épreuves n'ont cependant pas été établis afin de permettre au chef de se servir d'un scout débrouillard pour entretenir à moindres frais le matériel de la troupe ; ce qui compte pour le vrai chef, c'est qu'en apprenant à se servir de ses doigts, avec quelque risque pour le matériel, ce scout devienne débrouillard, ce qui est devenir un homme libre.
Inutile de continuer. Il n'y a d'autorité qui élève que l'autorité constamment et d'abord appliquée à aider la croissance de l'enfant. D'où suit évidemment que, dans l'éducation, non seulement l'intérêt immédiat de la famille ou de l'école, mais l'intérêt social lointain sont essentiellement subordonnés à l'intérêt personnel de l'enfant, et encore que, si l'enfant doit être rendu social, c'est pour lui-même d'abord, non pour la société, parce qu'il importe à sa valeur personnelle d'homme qu'il le soit. Allons jusqu'au bout et disons que, si dans l'éducation le respect des droits d'autrui doit être inculqué à un enfant, la raison n'en est pas que ces droits soient, à la façon de choses, utiles à la société, aux autres, indirectement à l'enfant, mais que la soumission au devoir de respecter les droits d'autrui grandit un enfant, en fait un homme. Enfin, bien qu'on parle justement de chefs de famille, d'institution, de troupe, l'éducateur n'est pas un chef, parce qu'il n'a pas à donner sa volonté pour règle d'action comme fait le chef à ses subordonnés, ni à insuffler sa volonté pour ainsi dire aux autres, à faire passer en eux son élan pour les mouvoir par cette influence qui est le don du chef né. Il est l'éveilleur, l'excitateur de l'intelligence, de la volonté, de la conscience, le collaborateur de l'élan vital, éclairant pour l'enfant cet élan intérieur, le fortifiant de sa force pesante et droite, équilibrée, dirigeant avec une discrète et respectueuse fermeté cette croissance pour qu'elle soit ascension.
Or, pour être ce collaborateur énergique et discret de la vie qui monte, trois qualités sont requises surtout, dont la première est un don, les deux autres des vertus. Le don est cette intelligence sympathique qui lit dans l'enfant et fait qu'un adulte, sans redevenir enfant lui-même et sans effort appliqué de condescendance, donne à l'enfant la certitude d'être pénétré, compris. Celui que Baden-Powell appelle l'homme-enfant est bien un homme fait, d'une lucide maîtrise de soi, d'un jugement ferme sur la vie, riche d'une expérience réfléchie et assimilée ; mais, quand il regarde l'enfant, il le voit en même temps en homme pour qui le sens et les lois de la croissance ont été éclairés par la vie, et en enfant pour qui cet élan vital, dans la crise de l'adolescence surtout, est une force intérieure qui ne lui est pas claire : sans fausse candeur et sans bonne volonté maladroite, il retrouve la perspective qui est celle de l'enfant ou de l'adolescent et commande un certain ordre de la vie, des valeurs morales, des sentiments, des activités utiles ou non, des peines et des joies, des choses qui comptent et de celles qui ne comptent pas, ordre que l'adulte n'arrive pas à reconstituer dès qu'il a définitivement oublié ou perdu de vue sa propre enfance. Ainsi, par exemple, ni il ne prendra le jeu à la légère, comme tant de grandes personnes, tantôt avec impatience, tantôt avec indulgence, ni il ne s'y amusera puérilement et pour lui-même en jouant avec les enfants en enfant, ni, comme les faux enfants de certaine Éducation nouvelle, il ne donnera au jeu plus que son sérieux biologique, une gravité définitive qu'il n'a pas pour la conscience de l'enfant sain. Aux peines quotidiennes et normales de l'enfant grondé, ou déçu par un jeudi pluvieux, ou honteux d'une faute, ou qui a manqué sa composition, ou qui a été rudoyé par un ami, il accordera spontanément leur importance qui vient de ce qu'elles occupent sur le moment toute la conscience et colorent de leur teinte toute l'existence, mais sans leur attribuer cette profondeur de la peine qu'un homme porte en lui, localisée pour ainsi dire et toujours présente, bien qu'il vive, sourie, parle, agisse, mène sa vie. Ainsi encore, l'effronterie de cette bande d'adolescents aux regards et propos libres ne le trompera pas sur ce qu'est chacun d'eux, naïf, scandalisé et le masquant par un apparent cynisme, cherchant à savoir, averti et ne comprenant pas, comprenant trop bien, obsédé d'images troubles, jouant bêtement au grand...
Cette intelligence sympathique ressemble à la correspondance sentimentale, instinctive, et fondée sur la liaison vitale, qui permet aux parents et, pendant la première enfance, aux mamans surtout, de deviner en le sentant plus qu'en le comprenant ce qui se passe dans le cœur de leur enfant. Elle en est cependant distincte, puisqu'il est des parents qui se plaignent et souffrent de ne pas voir clair dans ce fils, chair de leur chair, à partir le plus souvent de l'adolescence, quand, en devenant lui-même, ce fils leur oppose, momentanément au moins, une personnalité étrangère malgré la ressemblance profonde. Le don, que nous essayons de décrire, d'autant plus utile avec les adolescents qu'ils ne se comprennent pas eux-mêmes, n'a rien de l'instinct. C'est une intelligence parfaitement lucide, supposant une mémoire fidèle et sincère de sa propre enfance ou adolescence, l'habitude d'observer sans hâte et toujours prêt à voir ce qu'on n'attendait pas et à corriger son jugement, un intérêt affectueux enfin, distinct de la curiosité du psychologue, intérêt qui, en chaque enfant, porte directement sur son confus effort pour grandir.
L'éducateur qui a ce don saura pourtant ne pas s'y fier trop, parce qu'il n'a pas la sûreté et la constance de l'instinct et ne le garde pas infailliblement contre des maladresses parfois graves. Mais d'ailleurs il est possible à tout éducateur de compenser en partie le don qui lui manque en adoptant, par volonté réfléchie, une attitude de sympathie, en donnant à l'enfant la certitude qu'on cherche d'abord et loyalement à le comprendre, en cherchant en effet à comprendre ce qui, dans la conduite ou les réactions sentimentales de l'enfant, heurte ou gêne, en se persuadant qu'il y a toujours une explication intérieure de cette conduite et de ces réactions, et que, pour pouvoir corriger le point de vue de l'enfant, s'il doit être corrigé, il importe de supposer, car c'est la vérité, que ce point de vue n'est pas celui de l'adulte et que l'enfant ne peut pas se placer au point de vue de l'adulte, n'étant pas un adulte.
Pour adopter cette attitude, il suffit d'un peu d'humilité et de beaucoup d'affection. Or, il n'est d'affection vraie que désintéressée. Nous avons assez insisté sur la vocation singulière de chaque enfant dont le respect est la première raison comme la première forme du désintéressement de l'autorité qui élève. En parlant, il y a un instant, de la subordination nécessaire de l'intérêt social à l'intérêt personnel de l'enfant, nous marquions aussi une autre raison et une autre forme de ce même désintéressement. Mais, si l'on tente d'analyser ce qu'est en elle-même cette vertu, une des deux vertus maîtresses de l'autorité qui élève, il faut distinguer en elle deux étages, ou mieux un rez-de-chaussée et un sous-sol.
Le rez-de-chaussée, ouvert à la lumière, est l'exercice de l'autorité comme un devoir, et donc le refus de se servir de son autorité dans son propre intérêt. Il n'est pourtant que trop facile d'être intéressé et de se faire illusion. On s'est dit une fois pour toutes, un peu vite, et sans bien comprendre ce qu'on disait, que l'intérêt réel de l'enfant était lié à l'intérêt de la famille, de l'école, de la troupe scoute, qu'il était compris dans ces intérêts plus larges et assuré par eux. Alors, on ne se rend pas compte que cette punition, disproportionnée si l'on regarde la faute commise, était mesurée à la paix stable et longue qu'on voulait avoir en famille, au prix d'une crainte étonnée. On exige d'un enfant, le samedi soir, un travail prolongé et en même temps pressé, parce que papa et maman ne veulent pas avoir à se soucier le dimanche de devoirs à finir et de leçons à apprendre. Pour éviter des histoires avec grand'mère que le bruit fatigue, toute joie bruyante est comprimée et le silence à table, pire qu'en étude, fait de la rencontre avec papa, à midi, une dangereuse cérémonie dont l'enfant attend la fin. Dans ce lycée, cet élève et cet autre ont été inscrits en sixième sans latin et y sont maintenus parce que l'autorité désire la présence dans cette classe d'élèves excellents, capables d'en relever le niveau. Dans ce collège religieux, par raison de gouvernement, on a gardé l'habitude de lire les lettres échangées entre parents et enfants, condamnant les enfants qui ont la pudeur d'une intimité sacrée à refouler pendant des mois leur affection et leur sincérité profondes. La cheftaine de cette meute, ayant besoin d'un sizenier pour le bon classement de la meute au rallye de district, retarde sa montée urgente à la troupe. On s'excuse d'insister ; mais l'illusion est souvent tenace. Et d'ailleurs une longue expérience de la collaboration avec les familles, persuade que cet égoïsme de l'autorité est le plus souvent inconscient. Les mêmes éducateurs sont, éclairés, capables d'un magnifique retournement, comme cette maman, opposée au guidisme sentimentalement et par éducation, qui permet à sa fille de devenir guide pour l'épanouir et la libérer d'un sentiment d'infériorité à la maison, quitte à renoncer à son aide près des petites sœurs le jeudi et le dimanche ; comme ce professeur qui, souffrant dans son légitime amour-propre de la médiocrité scolaire de son fils, mais s'apercevant que l'enfant avait besoin d'une maison qui ne ressemblât en rien au lycée, s'impose de ne pas contrôler son travail au jour le jour ; ou même comme ce petit chef de patrouille, éducateur de quinze ans, qui perd en souriant un concours entre patrouilles plutôt que de mettre adroitement à l'écart ce scout maladroit qui en aurait été découragé.
Au sous-sol du subconscient, l'autorité désintéressée est celle dont la dignité ne s'accompagne dans l'exercice de sa mission d'aucun amour-propre. Elle ne triomphe pas des résultats d'une désobéissance : « Je te l'avais bien dit », moins encore de l'échec d'une expérience légitime : « On croit n'avoir pas besoin de conseils ! » Elle n'ajoute pas à la confusion d'une mauvaise note publiquement proclamée une ironie d'autant plus blessante que plus spirituelle. Elle ne se vante pas d'avoir eu raison de la volonté, d'avoir plié, d'avoir dompté. Elle ne détruit pas l'effet apaisant d'une juste punition en la présentant comme une victoire personnelle. Discutée, contredite, sa dignité est sans impatience : « Et puis, tu viendras me chercher après... » L'enfant qui la respecte a conscience qu'on ne lui demande pas l'adoration réservée à Celui qui règne dans les cieux et de qui relèvent tous les empires. Que j'ai aimé cette maman, de patiente autorité et ferme raison, qui faisait comprendre à ses enfants que le devoir venait de plus haut qu'elle, rien que par une manière parfois de ne pas dire : « je », mais : « un enfant chrétien doit », ou : « quand on a de la conscience, on agit ainsi ou ainsi » ! Et, de ce papa, les actes d'autorité étaient si paisibles, si mesurés, procédaient si sensiblement du devoir de commander ou reprendre, que jamais un de ses enfants n'a pu être humilié de lui obéir ou tenté de ne pas accepter d'abord un reproche.
De toutes les vertus qui rendent l'autorité efficace, suavement souveraine, indiscutée et indiscutable, d'une dignité hors de toute atteinte, le désintéressement est la première, celle à laquelle on ne résiste pas. Car il importe sans doute, nous l'avons dit, que l'enfant se sente compris, ou qu'il ait la certitude qu'on cherche à le comprendre ; mais, pour faire accepter les nécessaires maladresses, erreurs ou injustices matérielles inévitables, comme aussi de légitimes brusqueries et une bienfaisante rudesse, il n'y a que la conviction inébranlable du désintéressement de l'autorité. L'enfant sans doute désobéira de temps en temps, car il est un enfant et a péché en Adam ; mais il saura qu'il a tort ; mais il attendra sans révolte d'être repris, ou même puni, avec un secret désir d'être sorti de sa faute et libéré de son remords, dès qu'il a éprouvé que celui qui le conduit ne veut que son bien et, près de lui, représente le devoir, Dieu.
Car l'enfant a conscience de sa faiblesse, l'adolescent a conscience de l'instabilité et du déséquilibre de sa sagesse et de sa volonté, le jeune homme impétueux et fier a conscience que la vie qui bouillonne en lui doit être éclairée, contenue, dirigée. Ils envient à l'homme fait, vraiment et pleinement homme, sa résistance et sa fermeté. Et c'est pourquoi de l'autorité qui les élève ils attendent cette fermeté secourable. « Papa, disait avec regret ce garçon qui n'obéissait qu'à sa mère, se repent dès qu'il a commandé, défendu, grondé ». Et cet autre, parlant d'un chef peu commode, avant de partir au camp, concluait avec un soupir de soulagement : « En tout cas, avec lui, on sait toujours ce qu'on a à faire ; ce qui est dit est dit ». Or, il faut à l'enfant la stabilité d'un ordre qui aille de soi. Le désordre est pour lui tentation. Inutile, ici, d'une longue analyse. Il est trop clair que la fermeté vertueuse n'est ni raide, ni dure, et que sa résistance n'est pas celle d'un fourré épineux.
Elle admet la fantaisie en réprimant le caprice. Dans l'ordre qu'elle établit et maintient, il y a le jeu des jours de fête réguliers et des congés inattendus. Elle confirme la règle par l'exception. Mais elle est constance, droiture, continuité d'un jugement et d'un vouloir qui ne se démentent pas, maîtrise du sentiment et de la passion, empire sur l'émotion et l'impression, force paisible, cordiale rudesse, décision réfléchie, égalité d'humeur, courage allant, mesure dans l'énergie, patience enfin, patience. Elle est la main de maman qui tient sûrement dans l'aventure de la rue et de la foule à traverser. Elle est le regard de papa d'où tombe la force. Elle est la règle vivante, le devoir qui grandit.
Non, ce n'est pas vain jeu de mots, mais profonde vérité : l'autorité de l'éducateur est une autorité qui élève.

Jean Rimaud, in L’éducation, direction de la croissance