dimanche 24 novembre 2013

En admirant... André Rousseaux, Claudel dénoue la poésie dans la mystique

M. Paul Claudel le dit à qui veut l'entendre : depuis quelques années il n'écrit plus, il lit. Il a abandonné la littérature active. Il se livre à la lecture de la Bible. Cela n'est pas à prendre au pied de la lettre, d'ailleurs. M. Claudel cède encore, de temps en temps, à des récréations littéraires dont les lecteurs du Figaro reçoivent l'écho savoureux. Et puis, la lecture de la Bible inspire au poète de L'Annonce faite à Marie un commentaire vivace et foisonnant qui produit plus d'un volume. Voici le plus récent, Il porte des pages magnifiques. S'adresse-t-il seulement aux chrétiens, comme on pourrait le croire ? Encore que les chrétiens soient naturellement, pour un tel livre, des lecteurs privilégiés. Ce qui me paraît sûr, en tout cas, c'est que ce livre s'inscrit, parmi ceux du beau crépuscule claudélien, comme un des ouvrages qui témoignent magistralement du reste de l'œuvre, qui aident à lui donner tout son sens, et qui, pour tout dire, la dénouent, au sens où dénouement est à la fois conclusion et solution.
Le tête-à-tête de Claudel avec la Bible, s'il est devenu plus constant et plus impérieux à la fin de sa vie, domine toute cette vie, et l'œuvre qui en a découlé. Cela demande-t-il à être expliqué ? Religion et poésie, chez Claudel, ne sauraient être séparées. La Bible ne peut pas ne pas s'imposer à lui comme le poème sacré qui en fait le livre par excellence, le livre où la parole inspirée de Dieu enveloppe d'un signe magique l'acte de Dieu. Pour tout chrétien, elle est la loi. Pour le poète chrétien, elle est quelque chose de plus : avec le commandement, elle apporte l'exemple, avec la direction elle indique le modèle. Et cela n'est pas seulement un exemple de surface, un exemple par la lettre et la formule, qui permet, si l'on veut, de rattacher le verset claudélien au verset biblique. C'est un exemple essentiel, dont la vertu opère par l'intérieur, comme la vie du Christ est l'exemple de la vie du chrétien. Le poème sacré s'impose au poète chrétien, non pas tant comme poème que comme sacré — ou plutôt comme poème qui a pour nécessité d'être sacré. Claudel lui-même va nous aider à entrer dans cette vie poétique essentielle, qui est inséparable de la vie tout court quand c'est la vie du chrétien. Car la vie chrétienne a aussi pour nécessité d'être sacrée, d'être dans l'ordre de Dieu.
La Bible, Ancien et Nouveau Testament réunis, conjointement et continûment (tels que Claudel les lit, les parle, les fait parler), est l'expression de l'ordre de Dieu. Ecoutez Claudel : « Ce ne sont plus les archives de la Terre qui sont placées à notre disposition pour les explorer tant bien que mal avec la pioche du mineur et les flacons du chimiste, c'est l'histoire de tout l'Univers envisagé du point de vue de Dieu même qui est livrée à nos regards... C'est Dieu même qui, d'une main, froisse, pétrit, compose l'étoffe et le dépliement de Sa Création et, de l'autre, Se donne la peine de nous l'expliquer, à Sa manière, qui est différente de la nôtre ». Claudel ne cesse de revenir là-dessus, comme pour essayer de nous transporter, avec son propre effort, du côté de ce point de vue, qui est de l'autre côté de la terre. Il dit plus loin : « Nous ne sommes plus avec les effets, nous sommes avec la cause. Nous ne sommes plus avec la terre glaise, nous sommes avec ces deux mains partout du potier spirituel. Nous ne sommes plus avec le temps, nous sommes avec la source du temps. Nous ne sommes plus au monde, nous ne sommes plus dans le monde ou sous le monde, nous sommes avec celui qui a surmonté le monde ». Nous allons du côté du secret du monde. Il faudrait se souvenir ici du mot de Chateaubriand : « Le secret est d'une nature si divine... »
Cependant l'ordre de Dieu apparaît comme ce qu'il y a de plus insolite à l'ordinaire du monde. De part et d'autre, le même langage n'a pas cours. Claudel en fait la remarque à propos du miracle, avec sa robuste simplicité. Le miracle, observe-t-il, c'est pour le monde, le scandale par excellence, tandis qu'en faisant des miracles, « Dieu, en somme, travaille de son métier ». Le miracle n'est une anomalie que par rapport à l'ordre de la nature, qui n'est pas l'ordre de Dieu. Dans l'ordre de Dieu, il s'intègre à la norme suprême. Seulement la Terre refuse l'irruption du Ciel dans sa propre vie. Quand le poète regarde la Croix, qui est le ciel fiché en terre, ce qu'il voit d'abord, c'est que la Terre s'efforce de la vomir. Claudel évoque avec une puissante vérité cet antagonisme qui se renouvelle par le même dialogue, au fond, entre Dieu et l'homme, que l'homme s'exprime par la trahison de Judas, le reniement de Pierre, la lâcheté de Pilate ou le crachat sur le Crucifié. Et cependant, bon gré mal gré, Dieu fait violence à l'homme et force sa résistance. Il y a la Croix, il y a la Passion, il y a l'Évangile, il y a la Bible.
C'est ici que le poète qui lit la Bible se sent, je ne dirai pas un élu — cela est d'un autre domaine — mais à tout le moins un messager, et pourquoi ne pas le dire quand c'est Claudel, un ambassadeur mais oui, un ambassadeur du surnaturel auprès du naturel splendide épilogue, on en conviendra, à une course dans la Carrière. Le même langage n'a pas cours, disions-nous, du côté du Ciel et du côté de la Terre. Quand le Ciel parle à la Terre et révèle à la Terre la vérité qui lui est cachée par son propre aspect, il faut donc qu'il emploie un truchement. C'est la poésie. Qu'est-ce, en effet, que la poésie, sinon un langage qui porte en secret un sens essentiel ? Un poème est un cryptogramme. Et la Bible est un immense cryptogramme où Dieu s'est caché. La poésie est faite de symbole, elle nous frappe par le symbole, afin de nous jeter au visage la figure d'une vérité à laquelle nous serions trop étrangers si elle nous était offerte dans sa nudité. Et le langage de la Bible est symbolique d'un bout à l'autre.
Arrêtons-nous un instant à cette forme de la vérité qu'est le symbole. Ne le confondons pas, surtout, avec l'image, qui n'est qu'une invention plus ou moins fallacieuse pour revêtir la vérité vivante. La Bible n'est pas composée de récits imaginaires, mais de récits symboliques, ce qui ne veut pas dire que ces histoires ne sont pas vraies, mais que leur vérité apparente est la figure merveilleuse de leur vérité évidente. Et quand Claudel explique les symboles, découvre le sens caché du nombre, de la parole, du cantique, fait resplendir la signification symbolique de chaque acte et de chaque objet, il travaille en pleine poésie. Il est même dans le droit fil de son œuvre, à lui. Car qu'est-ce que L'Otage et qu'est-ce que L'Annonce et tout ce que Claudel a écrit, sinon des poèmes symboliques dont la clef pourrait être cette phrase d'Un poète regarde la Croix « Nous contemplerons de tout ce qui a de sens en nous la Cause première ».
Le poète chrétien est ici l'accomplissement parfait du poète tout court qui, lui aussi, va au delà des choses pour en pénétrer le secret vital, et le mettre à la portée, si c'est possible, des hommes qui ne l'ont pas atteint. C'est ce pouvoir de révélation de la vie profonde et authentique qui donne au poète un aspect de créateur. C'est à cet accès dans une vie nouvelle, en union avec les divins secrets par lesquels les créatures témoignent du Créateur, que Claudel donne le nom de co-naissance. Par là la poésie et la religion communiquent au tréfonds d'elles-mêmes. On pourrait aussi bien appliquer à la poésie claudélienne les lignes que voici, écrites par Claudel pour exprimer la foi et l'espérance religieuses : « ...Rien ne se présentera plus à nous à l'égard de quoi nous ne nourrissions une inépuisable ressource d'accord et de composition : de co-naissance. Nous porterons partout avec nous le privilège de la création et le contact avec les effets sera remplacé pour nous par une tractation rayonnante avec les causes ». Cependant, à mesure qu'il avance plus loin vers les mystères essentiels, le poète doit s'armer de symboles pour garder le contact entre les mystères et la masse des hommes auxquels ils restent celés.
Cela n'est pas nouveau. La poésie symboliste est une expression dont la religion ne peut se passer. La croissance du christianisme dans le monde est allée de pair avec une efflorescence de symbolisme qui n'a jamais été dépassée. Le poète d'aujourd'hui qui regarde la Croix rejoint, à cet égard, les grands hommes du moyen âge qui ont étendu la Croix sur le sol pour y bâtir les cathédrales, poèmes symboliques en pierre qui amoncellent sur la présence de Dieu les signes des secrets de Dieu. Il rejoint, par-dessus le christianisme rationnel des siècles qui se sont dits « de lumière », la poésie chrétienne de Dante qui compose un chef-d'œuvre de symbolisme pour y faire tenir la lumière de Dieu. On ne manquera pas de remarquer que ce poète d'aujourd'hui est sorti d'une époque poétique qui, précisément, s'est appelée le symbolisme, mais un symbolisme non religieux. Seulement, c'est le moment alors de se demander si le symbolisme peut se passer de Dieu.
Si j'avais à écrire une histoire du symbolisme au dix-neuvième siècle, je crois que je la ferais finir là où elle passe pour commencer, quand le symbolisme prend nom et forme d'école. Car le vrai symbolisme moderne, avec ce qu'il a de mystique latent, commence sans doute chez nous avec Gérard de Nerval. Il s'élève avec Baudelaire, qui pose à son sujet la question critique, le jour où il écrit :
La Nature est un temple...
L'homme y passe à travers des forêts de symboles.
Il s'agit de savoir si la réponse à la question ainsi posée est de l'ordre de la poésie ou de la religion. L'œuvre de Rimbaud, suivie de son silence tragique, signifie de façon irrécusable que cette réponse n'est pas de l'ordre de la poésie, de la seule poésie du moins. On croit que le symbolisme commence alors. La vérité est qu'il n'a plus qu'à faire une fin dans la littérature, avec tous les risques de s'exténuer à la poursuite de lui-même, jusqu'aux jets d'eau qui pleurent dans des vasques leur pureté vide. Seulement, dans la postérité immédiate de Rimbaud il y a un poète qui va remplir le symbolisme moderne de sa vérité mystique : c'est Claudel.
Son œuvre est tout symbolisme, nous l'avons dit, non symbolisme vide, mais gonflé d'une plénitude de dogmes, à faire craquer les symboles. Elle est toute poésie, en s'armant des symboles les plus parlants et les plus spectaculaires (ceux qui s'offrent sur le théâtre) pour enclore la vérité la plus centrale. Et voici qu'elle s'achève, non plus en créant des symboles, mais en défaisant des symboles pour aborder cœur à cœur cette Vérité qui l'a toute inspirée. Je disais tout à l'heure que Claudel, quand il explique les symboles de la Bible avec toute l'ingénieuse chaleur qu'un esprit poétique peut déployer, continue de travailler en pleine poésie. Mais c'est un travail renversé. L'élan vers la Vérité continue bien, mais ce n'est plus dans de la poésie qui se fait, c'est dans la poésie qui se défait. J'ai parlé de dénouement à cette œuvre : Claudel dénoue la poésie dans la mystique, que la poésie avait pris pour tâche de receler.
Il est comparable à un jongleur qui, après avoir fait un tour dont il a le secret, explique le tour et révèle le secret. Au vrai, ce n'est pas lui qui a fait le tour. C'est Dieu. Si l'on empruntait le ton de la gaminerie claudélienne, on dirait que c'est le tour que Dieu nous joue tous les jours, tous les jours de la vie qu'il nous accorde.

André Rousseaux, in Le Figaro (1938)


samedi 23 novembre 2013

En bretonnant... Pierre Schoendoerffer, Nous devons croire qu'il y a un Feu

Nous roulons sur de petites routes étroites bordées de talus vert sous le ciel gris. La nuit va bientôt venir. C'est la grande mélancolie de l'hiver breton. Des senteurs de feuilles mortes, de mousse ; des bois sombres, qui dégouttent lentement leur eau de branche en branche ; des murs blancs et bas de fermes isolées ; parfois des calvaires, bras étendus — des christs naïfs et des larrons grimaçants rongés par les siècles.
Le pays change. À perte de vue un grand désert plat ; une lande aride, des fondrières désolées, des marais, des joncs flétris ; des arbustes rabougris, dénudés par l'hiver, tourmentés par le vent de la mer l'ouest du vieux pays Bigouden. (« Le menton de la France », comme dit le chef). Cela ressemble à un paysage des premiers âges, sombre et crépusculaire, au dépouillement absolu — fin et commencement. Des hameaux austères, vides, humides, verdis de lichen. De rares lampes, balancées par le vent.
De vieilles femmes en hautes coiffes blanches, claudiquent sur le bas-côté de la route, comme des sorcières de la nuit.
Au loin le phare d'Eckmühl et les clochers décapités de Penmarc'h brouillés par une buée salée — les embruns de la grande houle de l'Atlantique qui se brise sur les rochers. Le ciel est bas. L'obscurité sent le goémon.
« Le père de mon père disait qu'autrefois les loups chassés des Montagnes Noires par le froid venaient par ici. Il les avait entendus, le soir. Quelquefois les vieux disaient que c'étaient les esprits des morts ! Les chiens hurlaient, on faisait des signes de croix et on verrouillait les portes des chaumières », raconte le chef. Et je le crois.
En arrivant à Guenn-an-Avel, on commence à ne plus y voir. La mer toute proche rend un son puissant et insaisissable mêlé au crissement du sable.
La tempête d'ouest me réveille dans la nuit. La pluie crépite contre la vitre. Le faisceau tournant du phare d'Eckmühl balaie ma chambre, régulièrement.
Le matin, le chef m'apporte un bol de café. Il est en uniforme.
« C'est dimanche. Il faut que j'accompagne ma mère à la messe... Ça lui fait tant de plaisir. Je vous retrouve après.
— Non, je viens avec vous ».
Tous les deux en uniforme nous encadrons la vieille femme. Elle lui ressemble, elle a ce même visage mongol aux pommettes hautes, une peau jaune que le réseau des rides fait paraître plus sombre. Ses cheveux tirés sont tout gris, d'un gris de glace. Il n'y a que ses yeux résolus et scrutateurs que l'âge n'a pu vaincre. Elle avance fière et droite dans son costume traditionnel. Le vent fait trembler sa coiffe.
Des hommes en bleu marine, des femmes en noir à coiffe blanche. Un ciel gris. Une petite église à mince flèche de granit que par place le lichen a doré, un enclos d'ajoncs et des tombes. Le bruit de la mer. Un vent qui saoule et laisse un goût de sel dans la bouche.
Devant le porche quelques marins abandonnent leurs femmes et se dirigent ostensiblement vers le bistrot.
L'église est froide, humide comme un caveau, verdie de mousse. Partout des ex-voto ; des bateaux en bouteille, de petites plaques de marbre (« Merci sainte Ninnoc'h ») ; la grande peinture naïve d'un brick luttant contre une effroyable tempête ; des saints à grosses têtes de gnomes, taillés dans la pierre, alignés.
Il y a plus de trente ans que je ne suis pas entré dans une église. Je copie mon attitude sur celle de mes voisins, j'esquisse un signe de croix maladroit, je m'agenouille, je me relève, je baisse la tête... Je ne connais plus un seul cantique, ni une seule prière.
J'ai froid, je suis engourdi, le banc est dur. Le mauvais vent gémit dans la charpente. Il faut se lever encore : un beau chant breton, rauque et sombre. On se rassoit.
Le prêtre, un homme fort au visage rougeaud, est entouré de deux enfants de chœur en robe rouge et surplis blanc. Il parle, mais je ne l'entends pas, perdu en moi-même.
Et puis... je ne sais comment, je m'aperçois que j'écoute.
« ... Nous errons dans la nuit, mes frères. Et parce que nous sentons un souffle en nous, et parce que nous avons faim et soif, et parce que nous agitons des idées dans notre cervelle, nous pensons que nous sommes vivants — alors que nous sommes morts !
« Pourtant, nous, ici, dans cette église, nous croyons qu'il y a un soleil... et une promesse de vie éternelle, même pour les plus humbles d'entre nous.. Nous le croyons, n'est-ce pas ?
« Autour de nous il y a ceux qui ont perdu tout espoir ; ceux qui se sont tournés vers l'ivresse du vin pour noyer les terreurs de la nuit ; ceux qui rendent les autres responsables de leurs faiblesses, qui voudraient réformer le monde afin d'en faire une loterie où chacun gagnerait à tout coup ; ceux qui croient que le bien est dans la chair et le mal dans ce qui les détourne de l'acte de chair ; ceux qui ont entrevu la lumière — une fois — qui ferment les yeux et disent : je n'ai rien vu... Mais laissons cela.
« Nous qui sommes réunis dans cette église, nous croyons qu'il y a une lumière, quelque part ».
Le prêtre paraît un instant abattu. Il relève la tête et, regardant l'assemblée des fidèles, reprend avec force :
« Comment ne le croirions-nous pas ? Quel marin perdu dans la nuit du large ne sait pas qu'il y a un phare quelque part sur la côte pour le guider et le sauver ?.. ».
Il brandit ses deux mains en avant, comme un Bouddha dans l'attitude de la non-crainte.
« Nous, ici, nous devons croire qu'il y a un feu.
« Mais l'avons-nous vu ? Avons-nous ressenti sa bienfaisante chaleur ? Sommes-nous repartis pleins de joie et de félicité ?.. ».
Il se tait un instant. Une rafale de vent ébranle le portail et le prêtre semble lui-même secoué.
« Nul ne peut voir Dieu sans mourir, mes frères.
« Un jeune homme riche et intelligent, nommé Saul, marchait sur une route. Il se rendait dans une ville étrangère pour poursuivre et étendre ses persécutions, respirant la menace et le meurtre contre les disciples de Notre-Seigneur Jésus. Et comme il était en chemin, tout à coup, une lumière venant du ciel resplendit autour de lui. II tomba par terre. Et il entendit une voix qui lui disait : ‘Saul, Saul, pourquoi me persécutes-tu ? Il te serait dur de regimber contre les aiguillons’. Voilà pour Saul.
« L'homme qui se releva était l'apôtre Paul, saint Paul. Quoique ses yeux fussent ouverts, il ne voyait rien ; on le prit par la main et on le conduisit à Damas. Il resta trois jours sans voir, et il ne mangea ni ne but.
« Voilà comment agit l'Éternel notre Dieu, mes frères à la nuque raide. Il prend et Il jette à terre. Il taraude de Ses aiguillons. Il aveugle... Et Il RESSUSCITE.
« Nous ne sommes pas Saul — riche et intelligent — nous ne respirons pas la menace et le meurtre contre les disciples du Seigneur ; nous ne sommes que de modestes pêcheurs et nous gagnons durement notre pain quotidien. Sommes-nous dignes d'être jetés à terre, nous aussi, et d'être aveuglés ?... et d'être ressuscités ? »
Ces derniers mots furent prononcés d'une voix si basse que je ne pense pas que l'assemblée tout entière ait pu les entendre. Le prêtre reste longtemps silencieux, tête baissée, le visage enfoui entre ses mains. Les enfants de chœur le regardent avec crainte. Quand il se redresse, il semble avoir retrouvé quelques-unes de ses certitudes.
« Le marin perdu dans la nuit du large a un moyen de retrouver le feu sur la côte, qui le guidera, qui le sauvera. Le compas ! II prend son cap et il veille. Il sait que là-bas il y a un feu. Il scrute les ténèbres et il attend.
« Soyons comme le marin. Le Seigneur nous a donné un compas... »
Il leva lentement la main et la laissa retomber avec force sur la Bible ouverte devant lui.
« Appliquons-nous aux pratiques et aux rites de notre Sainte-Mère l'Église, astreignons-nous — même si nous ne comprenons pas, même si nous doutons. Appliquons-nous comme des petits enfants à l'école, prions, scrutons les ténèbres et attendons. Mais surtout ne demandons pas l'engourdissement et la paix, implorons que nous soit accordée l'inquiétude... et la Gloire. Alléluia ! »
Le vent souffle toujours, apportant une odeur de varech et de crabe, une saveur amère de marée basse. Il y a un vrai soleil presque printanier dans le ciel pâle — très haut un avion invisible et silencieux laisse une longue traînée de condensation blanche. Le lichen de la flèche de l'église brille comme du cuivre. Des enfants courent entre les tombes ; leurs rires libres et frais s'élèvent en l'air, mêlés au cri des mouettes, aussitôt emportés par le vent. À l'ouest le phare d'Eckmühl, les clochers décapités de Penmarc'h et de Saint‑Guénolé aux reflets métalliques s'enfoncent derrière le voile lumineux des embruns.
L'usage veut qu'à la sortie de la messe chacun aille retrouver ses morts. La mère du chef se plante — vivant reproche — devant la croix recouverte d'une mosaïque de coquillages de la tombe de son mari. Sa vaste robe claque comme un drapeau noir et elle retient sa coiffe d'une main.
« Sa tête était bien mauvaise, » dit-elle sévèrement. Une dalle de granit porte le nom du vieux recteur et ces deux phrases gravées :
Où est cet homme ?
Je ne sais pas.
« C'est lui qui l'a voulu ainsi, explique la mère du chef, c'était un saint homme, mais il avait la tête faible, lui aussi. Pourquoi faut-il que les hommes boivent et mènent si grand tapage, au lieu de rester tranquillement dans le coin que le Seigneur leur a dévolu ? Je crois que les hommes sont fous ».
Gwen, Gwenael qui avait peur de son ombre, est inscrit sur le socle du monument aux morts (un poilu et un coq de fonte tout rouillé) avec la mention :
Fusillé par les Allemands.
De loin l'innocent nous regarde en bavant, il est tout petit, tout ratatiné, il ressemble aux saints à grosse tête taillés dans la pierre ; il rit.
Et moi qui croyais que le chef inventait toutes ses histoires.
Pierre Schöndörfer, in Le Crabe-tambour

dimanche 17 novembre 2013

En contrastant... Robert Flacelière, Aspects de l'hellénisme antique

L'homme, quelle splendeur s'il est vraiment un homme !
MENANDRE.
On parle toujours de la civilisation grecque comme si elle existait, je veux dire : comme si elle était une et immuable, pareille à une idée, étoile fixe dans le ciel métaphysique de Platon. En fait, l'observateur sans préjugé est d'abord frappé par l'extrême diversité de la Grèce, de son histoire et de son génie, par ses aspects multiples et souvent contradictoires, par une sorte de « macédoine » ou, si l'on veut, de mosaïque chatoyante et bigarrée où l'unité, si elle existe, ne saurait être saisie qu'au terme d'une longue recherche, au-delà des apparences qui semblent la nier.
Diversité d'abord dans l'espace. En dépit des dimensions exiguës de l'Hellade, les États indépendants y sont légion, et chacun d'eux, surtout les plus importants, a sa marque propre et originale. Que de différences séparent, à l'époque classique, la démocratique Athènes et l'aristocratique Sparte ! Ce n'est ni le même idéal, ni le même style de vie. Corinthe, Argos, Thèbes et cinquante autres cités ont chacune leur caractère individuel. Même les sanctuaires panhelléniques, où pourtant se forme une certaine « âme commune » de la Grèce, ne sont pas interchangeables : les traditions de Delphes et celles d'Olympie ne coïncident pas.
Diversité, ensuite, dans le temps. La civilisation classique diffère autant de la civilisation minoenne et mycénienne qu'une élégante de Tanagra, noblement drapée dans son manteau, diffère d'une prêtresse de Cnossos à la poitrine nue au-dessus d'une taille comprimée d'où tombe en cloche une longue robe à volants. La civilisation de la Grèce archaïque est séparée de l'âge mycénien par une profonde coupure : c'est comme un moyen âge entre l'antiquité pré-homérique et la renaissance du VIe siècle.
Quant à la civilisation hellénistique, sans doute prolonge-t-elle la période classique, mais avec de nombreuses et radicales mutations. La cité, ce cadre essentiel de la vie grecque depuis des siècles, s'est écroulée. Aristote venait de définir l'homme « un être qui vit dans une cité », et déjà son élève Alexandre rend cette définition caduque en élargissant le monde et en achevant de briser les formes politiques du passé.
Observons dans l'histoire sociale, dans la littérature et dans l'art certaines de ces disparates, certains de ces contrastes qui composent l'infinie richesse et variété de la Grèce antique, puis essayons de trouver le fil d'Ariane qui relie obscurément ces divers aspects, le thème central, la mélodie subtile et cachée qui se poursuit de Mycènes à Alexandrie d'Egypte et d'Homère à Plotin.
Premier contraste : la liberté civile et politique est assurément une invention des Grecs, et pourtant les historiens marxistes n'ont pas tort de rappeler que la société de l'Hellade antique était « esclavagiste ».
Invention laborieuse et longue, la démocratie grecque fut une conquête progressive qui demanda plusieurs siècles.
Au temps d'Homère et encore d'Hésiode, aux IXe et VIIIe siècles avant J.-C., seuls comptent les rois et les chefs, à la fois grands propriétaires et juges du peuple ; seuls ces seigneurs sont vraiment libres, pour le bien comme pour le mal. Hésiode se plaint amèrement de leurs sentences torses, injustes. Tout leur est asservi, à la guerre comme en temps de paix. Dans l'armée achéenne qui assiège Troie, Thersite, simple soldat, peut grogner un instant contre Agamemnon, il est vite puni par Ulysse, et tout rentre dans l'ordre après l'éclat de rire homérique que suscite le châtiment du pauvre hère. Quant au paysan de l'âge du fer, tel Hésiode, il gémit sous le poids du labeur et de la pauvreté qui lui font la vie si dure. Le poète d'Ascra soupire :
Ah ! certes, quel malheur pour moi d'appartenir
À la cinquième race, à cet âge de fer !
Comme j'aurais dû naître ou plus tôt ou plus tard !
Mais en Grèce, les pauvres, les opprimés étaient, plus qu'ailleurs, intelligents et courageux. Ils comprirent vite qu'ils devaient se grouper, surtout dans les villes et leurs faubourgs, et, après maint échec, ils parvinrent à tenir tête aux nobles et aux puissants. À Athènes, au début du VIe siècle, Solon interdit la prise de corps des débiteurs insolvables et il libéra également la terre ; ce législateur fut aussi un poète et il proclama fièrement dans ses vers :
J'ai arraché les bornes de la terre noire ;
Serve autrefois, maintenant elle est libre.
J'ai libéré aussi nombre d'Athéniens...
Tout cela, je l'ai fait par la force de la loi, égale pour tous.
L'évolution ainsi commencée se poursuivra, après la tyrannie, assez douce, de Pisistrate et de ses fils, par l'œuvre révolutionnaire de Clisthène, véritable fondateur de la démocratie athénienne à la fin du VIe siècle. Elle s'achèvera enfin avec Périclès, qui instituera l'indemnité payée aux magistrats : désormais, les Athéniens les plus pauvres pourront accéder aux grandes charges de l'État.
Athènes est une démocratie directe, non parlementaire. L'assemblée du peuple, où tous les citoyens peuvent siéger, est la source unique des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire. Jamais démocratie n'a été aussi complète, aussi absolue, au sens où l'on parle d'une monarchie absolue. Thucydide fait prononcer à Périclès ces paroles :
Notre constitution sert de modèle aux cités voisines. Son nom est : démocratie, parce qu'elle se propose l'intérêt de tout le peuple. Tous, soumis uniquement aux lois, nous jouissons de l'égalité ; la considération n'est accordée qu'au mérite ; les honneurs que décerne l'Etat s'obtiennent par la vertu, non par un privilège quelconque. Les plus obscurs et les plus pauvres sont appelés à participer aux affaires publiques. Tous, nous disons librement notre avis au sujet du gouvernement de la cité.
Le revers de la médaille, c'est l'esclavage. À Athènes, comme dans tout le reste de la Grèce et, plus généralement, du monde antique, il y avait cette multitude des esclaves, beaucoup plus nombreux que les hommes libres. Leur condition pouvait être supportable quand ils avaient la chance de tomber sur des maîtres humains, philanthropes, ce qui n'était pas rare à Athènes. Mais ils ne possédaient aucun droit, aucune protection d'aucune sorte contre l'arbitraire et la violence ; ils devaient à leur propriétaire une obéissance de tous les instants jusqu'à leur mort ou jusqu'à leur affranchissement. Les travaux manuels les plus durs étaient leur lot. En justice, leur témoignage était obtenu par la torture. Ils étaient considérés ordinairement moins comme des hommes que comme des bestiaux à voix humaine, des instruments en forme d'hommes, des choses qui se vendent et s'achètent.
Au stade de la civilisation antique, alors que les techniques étaient encore embryonnaires, comment, sans l'esclavage, une minorité d'hommes libres aurait-elle pu s'assurer le loisir nécessaire pour vaquer à ses nobles occupations, politiques ou intellectuelles ? C'est pourquoi Platon et Aristote, qui ont remis en question l'univers entier et d'abord l'organisation de la cité, n'ont que rarement et faiblement protesté centre cette institution cruelle, mais nécessaire. Pourtant Euripide déjà, élève des sophistes, avait constaté : « Bien des esclaves ont des âmes plus libres que celles des hommes libres ». Aristote, dans sa Politique, parle de gens qui affirment que « la loi établit seule la différence entre l'homme libre et l'esclave, et que la nature n'y est pour rien ; ils ajoutent que cette différence est injuste, puisque c'est la violence (surtout celle de la guerre) qui l'a produite ». Aristote lui-même se défend de partager cette opinion, mais le fait même qu'il la mentionne prouve que, de son temps, les plus généreux d'entre les Grecs commençaient à s'interroger sur ce sujet et à avoir mauvaise conscience.
À partir de l'époque hellénistique, les affranchissements d'esclaves deviennent de plus en plus nombreux, et les philosophes multiplient les protestations contre une telle injustice sociale. Le philosophe stoïcien Épictète  sous l'empire romain, sera lui-même un esclave affranchi. C'est le christianisme seul qui fera lentement disparaître l'esclavage, cette plaie du monde antique.
* * *
Deuxième contraste, qui n'est pas sans lien avec le premier : les Grecs anciens ont été les premiers à reconnaître, au moins chez les hommes libres, l'éminente dignité de la personne humaine, et pourtant ils ont longtemps maintenu leurs filles et leurs femmes dans une condition inférieure et humiliée.
Il n'en avait pas toujours été ainsi en Grèce : aux époques minoenne et mycénienne, les femmes jouissaient, semble-t-il, d'une réelle considération, et elles étaient assez libres de leurs mouvements. Dans les poèmes homériques, qui reflètent la civilisation de la Crète et celle de Mycènes, Hélène, Andromaque, Hécube, Pénélope, Arétè, épouse du roi des Phéaciens, et Nausicaa, leur fille, ne font pas figure de simples servantes de l'homme.
Mais les envahisseurs doriens, qui se répandirent en Grèce autour du XIe siècle, après la guerre de Troie, paraissent avoir apporté avec eux cet idéal militaire de virilité totale qui avait pour corollaire la misogynie. Pourtant, les choses ne sont peut-être pas si simples, car à Sparte, cité dorienne, le deuxième sexe était plus libre et moins brimé que dans l'ionienne Athènes. En Éolide, à Lesbos, le cas singulier de la grande poétesse Sapho, qui y dirigea vers l'époque de Solon un pensionnat de jeunes filles nobles, montre que les femmes avaient une condition bien supérieure à celle des Athéniennes de la même époque.
En dépit des amusants paradoxes de deux hellénistes anglais (Gomme et Kitto), on peut tenir pour certain que, du VIIe siècle à la moitié du Ve environ, les jeunes filles et les femmes d'Athènes ont vécu la plus grande partie de leur vie recluses dans le gynécée. Elles n'étaient pas retenues à l'intérieur par des grilles et des verrous, mais par la force contraignante des mœurs et de l'opinion publique. En même temps fleurit à Athènes, moins ouvertement sans doute qu'en d'autres cités grecques, mais très largement tout de même, l'amour grec.
Au VIe siècle, l'acte des Tyrannoctones Harmodios et Aristogiton rehausse encore la considération dont jouit (dans l'opinion, mais non pas certes dans les lois) l'amour des garçons, qui paraît se confondre alors avec la passion de la liberté et la haine des tyrans. Il ne faut pas oublier, cependant, qu'une femme au moins, une courtisane, partagea leur gloire, si l'on en croit Plutarque (Sur le bavardage, 8) :
Léaïna (nom qui signifie « la lionne ») obtint par sa maîtrise d'elle-même une belle marque d'honneur. Courtisane liée au groupe d'Harmodios et d'Aristogiton, elle fut instruite du complot contre les tyrans et partagea les espoirs des conjurés autant que pouvait le faire une femme : elle s'était remplie d'enthousiasme en buvant au fameux et beau cratère d’Éros  et, par l'intermédiaire de ce dieu, elle avait été initiée aux secrets. Ses amis échouèrent et furent exécutés. Interrogée à son tour et sommée, de livrer les noms de ceux des conjurés qui n'avaient pas encore été découverts, elle refusa de parler et tint bon ; elle montrait ainsi que ces hommes, en aimant une telle femme, étaient restés dignes d'eux-mêmes. Les Athéniens firent couler en bronze la statue d'une lionne sans langue : le fier courage de cet animal symbolisait l'invincible fermeté de Léaïna, et l'absence de langue, son mutisme et sa discrétion.
Eschyle, qui appartient à la dure génération des Marathonomaques, « n'avait rien en lui d'Aphrodite » comme le remarquera Aristophane, mais il ne dédaignait pas de célébrer à la scène l'Eros masculin ; sa tragédie perdue des Myrmidons faisait de l'amitié, très pure chez Homère, d'Achille et de Patrocle une liaison charnelle au goût de l'époque.
L'art ici reflète les mœurs aussi nettement que la littérature. Les sculpteurs grecs, et aussi les peintres de vases, ne s'intéressent vraiment au corps féminin qu'à partir du IVe siècle. Jusque-là, les statues de déesses ou de femmes sont presque toujours vêtues, tandis que la nudité virile, rendue familière aux Grecs par les jeux de la palestre et du stade, s'étale partout. Le grand Kouros ou Apollon de bronze, découvert au Pirée en 1959, et qui semble dater des environs de 490, année de la bataille de Marathon, en est une preuve nouvelle, parmi tant d'autres.
Cependant, l'époque des sophistes, qui fut celle de l'Aufklärung hellénique, marque un tournant ici, comme pour l'attitude à l'égard de l'esclavage. Sophocle déjà s'attendrit sur la triste condition de ses héroïnes, mais c'est Euripide (lui que la tradition, par un singulier paradoxe, présente comme misogyne) qui fait entendre, dans sa Médée, les protestations les plus véhémentes contre l'injuste humiliation des femmes. Une étrangère, Aspasie de Milet, qui fut la compagne de Périclès, joua certainement un rôle important dans ce mouvement féministe que l'on observe à partir de la guerre du Péloponnèse, et Socrate, qui admirait Aspasie, soutint l'opinion, alors paradoxale, de l'égalité naturelle des deux sexes. Si Platon et Aristote ne le suivirent que timidement dans cette voie, d'autres disciples moins célèbres : Eschine le Socratique et Antisthène s'associèrent à ces revendications, notamment dans leurs dialogues intitulés Aspasie. L'art du IVe siècle et des siècles suivants, d'abord avec Praxitèle, qui eut pour modèle et maîtresse la fameuse Phryné, célèbre à l'envi les grâces du corps féminin dévoilé. La comédie nouvelle, celle de Ménandre, la poésie alexandrine, celle de Callimaque et de Théocrite, puis plus tard les romans grecs font la plus grande place à l'amour, partagé ou contrarié, de l'homme et de la femme. Même, sous l'empire romain, le platonicien Plutarque ira jusqu'à affirmer que l'union conjugale peut avoir ces vertus proprement philosophiques que Platon attribuait seulement à l'admiration des beaux garçons.
Néanmoins, cette évolution ne pouvait changer totalement les mœurs ancestrales. Ménandre met en scène de nombreux personnages féminins qui attirent et retiennent l'amour de leurs fiancés, de leurs époux, de leurs amants, mais, dans une pièce de jeunesse, le Misanthrope, qu'un papyrus nous a récemment restituée, l'Athénien Sostratos obtient une jeune fille en mariage sans que celle-ci ait été consultée par son père ni par son frère ; du moins Sostratos s'en est-il épris en la voyant, mais il donne en mariage sa sœur à son beau-frère Gorgias, qui l'accepte, sans que les deux jeunes gens se soient même aperçus !
La plupart des Grecs, même après le IVe siècle, continuent à penser que le mariage, comme dira Montaigne, est d'abord un sage marché, et si, pour éprouver le sentiment auquel préside Éros  ils s'adressent moins souvent qu'autrefois aux garçons, ils fréquentent volontiers les hétaïres.
* * *
Troisième contraste : les Grecs ont aimé la vie et l'ont chantée avec ferveur, et pourtant leurs plus grands écrivains ont un fond de pessimisme, déplorent la tristesse de la condition humaine et préféreraient, comme l'Ecclésiaste, n'être pas nés.
Certes, les nombreux auteurs modernes qui ont opposé la joie de vivre des Hellènes aux teintes sombres dont certaines religions et aussi certaines philosophies colorent la terre, cette vallée de larmes, n'ont pas tout à fait tort. Les Grecs ont aimé surtout la lumière du soleil, la clarté diaphane de leur ciel presque toujours serein, qu'il est si dur d'abandonner pour l'ombre de l'Hadès. Pour eux, vivre et voir la splendide lumière d'Hélios sont deux expressions synonymes. Et ce peuple, le plus artiste qui fût jamais, s'est enchanté surtout de la beauté du corps humain, masculin d'abord, puis surtout féminin, mais aussi des fleuves, des forêts, des montagnes et des plaines qu'animent toutes les divinités champêtres, Pan, Satyres et Naïades.
En cherchant bien, on peut même trouver dans la littérature grecque des déclarations résolument optimistes. Euripide, dans les Suppliantes, fait parler ainsi le roi d'Athènes, Thésée :
Contre d'autres déjà j'ai défendu la thèse que voici. Quelqu'un venait de dire que l'existence humaine est plus riche en malheur qu'en bonheur. Or, je suis d'un avis opposé. La somme de nos biens dépasse, à mon idée, le total de nos maux. S'il n'en était ainsi, l'humanité ne vivrait point sur cette terre. Et je rends grâce au dieu qui régla l'existence des mortels, autrefois confuse et bestiale ; qui nous donna d'abord la raison, puis la langue, messagère de la parole et rendit nette notre voix ; qui donna pour aliment aux hommes le blé, avec le blé la céleste rosée pour féconder leur sol, rafraîchir leurs entrailles... Enfin, ce qui demeure obscur, et se dérobe au savoir des humains, les devins nous l'annoncent en consultant le feu, les replis des viscères et les oiseaux du ciel. Lorsqu'un dieu aménage ainsi notre existence, ah ! n'est-ce point folie d'enfants capricieux que vouloir davantage ? Mais l'humaine raison prétend être plus forte que la raison divine, et, l'arrogance au cœur, certains se croient vraiment plus sensés que les dieux !
Pourtant, la thèse que prétend ici réfuter Thésée, à savoir que « l'existence humaine est plus riche en malheur qu'en bonheur », est celle qu'expriment le plus souvent les écrivains grecs, et Euripide lui-même, qui n'en est pas à une contradiction près.
Chez Homère, au chant XXIV de l'Iliade, Achille dit à Priam :
À quoi bon tes sanglots, puisque tel est le sort que les dieux ont filé pour les pauvres mortels : vivre dans la douleur, alors qu'eux seuls, ils sont exempts de tout souci. Car deux jarres, chez Zeus, reposent dans le sol : l'une contient les maux, l'autre enferme les biens qu'il destine aux mortels. L'homme à qui Zeus Tonnant fait des dons mélangés est tantôt dans la peine et tantôt dans la joie. Celui qui ne reçoit de lui que la misère est objet de mépris.
La troisième hypothèse, selon laquelle Zeus ne donnerait à un homme que des biens, n'est même pas envisagée, tellement elle parait irréelle au poète.
Théognis proclame :
Le plus enviable de tous les biens sur terre est de n'être point, né, de n'avoir jamais vu les rayons du soleil ; ou bien, une fois né, de franchir au plus tôt les portes de l'Hadès et de dormir sous un épais manteau de terre.
Hérodote pense que « les hommes aimés des dieux meurent jeunes », et, comme le dit Crésus résumant le message de Solon, que « nul être vivant n'est heureux ».
Les chœurs tragiques conseillent plusieurs fois : « Gardez-vous de dire un homme heureux avant qu'il soit mort, car savez-vous ce que les dieux lui réservent ? » Euripide lui-même, quand il n'est pas en veine d'optimisme comme dans les Suppliantes, fait écho à Théognis et déclare « qu'il conviendrait de pleurer sur celui qui vient au monde et qui est ainsi promis à tant de malheurs, et d'accompagner avec des chants de joie celui qui est mort et a ainsi fini de souffrir ».
Il parait donc bien que les Grecs, s'ils ont goûté les charmes de l'existence, se gardaient de toute illusion béate et jugeaient avec lucidité la condition humaine.
Cette vie courte et le plus souvent malheureuse, à quoi faut-il l'employer ? Certes, des philosophes proposent un idéal élevé, mais difficilement accessible, et combien de vrais disciples eurent ces maîtres de haute sagesse, tels Pythagore, Socrate, Platon et les Stoïciens ?
Le Grec moyen admire l'héroïsme d'Achille, qui pouvait choisir, comme dit Racine :
Ou beaucoup d'ans sans gloire
Ou peu de jours suivis d'une longue mémoire.
 et qui préféra la renommée à la vie. L'Hellène aime la gloire ; il est avide de réputation et d'honneur (philotimia), mais il n'est pas toujours difficile sur le choix des moyens pour atteindre ce but. L'autre héros d'Homère, l'astucieux Ulysse, lui a appris dès l'école les pouvoirs de l'intelligence, mais aussi de la ruse et du mensonge.
Les maximes delphiques, qui résument la morale courante, ne conduisent pas à l'héroïsme des hommes de Plutarque. Elles sont plutôt terre à terre.
« Connais-toi toi-même » veut dire : Connais ta condition humaine et ne cherche pas à t'élever plus haut, ce qui attirerait sur toi la vengeance divine, la Némésis. « Rien de trop » et « Si tu t'engages, voici le malheur », ces préceptes conseillent d'observer la mesure en toute chose et de craindre surtout les mouvements d'un zèle excessif en faveur d'autrui, de ce que nous appelons la charité. Leçons de sagesse peut-être, mais d’une sagesse prudente et bourgeoise !
La plus noble vertu qui soit prêchée aux Grecs par Aristote et les Stoïciens, c'est la magnanimité, la grandeur et la fermeté d'âme en face du sort contraire. Cette vertu se fonde sur le désenchantement et le pessimisme ; elle invite à supporter patiemment, comme Ulysse, les pires épreuves et à dominer lucidement le destin. « L'homme plus fort que son destin, a écrit le R. P. Festugière, c'est peut-être le dernier mot de la sagesse grecque ».
* * *
Quatrième contraste : les Grecs sont les fondateurs du rationalisme, et pourtant ils ont cru aux oracles, aux mystères, à la magie et, dans leur masse, ils se sont montrés aussi superstitieux que n'importe quel. autre peuple de l'antiquité.
Si Phonune est « la mesure de toutes choses », comme le disait Protagoras, c'est d'abord par l'exercice de son intelligence, de sa raison (logos) avec laquelle il scrute et sonde l'univers. Même les traditions religieuses les plus antiques et les plus vénérées du peuple n'échappent pas à la critique aiguë du philosophe qui réfléchit sur elles et qui rejette comme fable pure tout ce qui lui paraît, dans ces traditions, manquer de convenance, de vraisemblance ou de raison. Le vieux livre de Paul Decharme intitulé La critique des traditions religieuses chez les Grecs conserve, après plus d'un demi-siècle, presque tout son intérêt et toute sa valeur.
Un tel rationalisme tend naturellement à se fermer à la notion de miracle, Saint Paul disait : « Les Juifs demandent des miracles ; les Grecs, eux, ne veulent que la sagesse ou la science. Quand l'apôtre affirme à Athènes, sur l'Aréopage, devant un auditoire de philosophes stoïciens et épicuriens, que Jésus est ressuscité d'entre les morts, on l'interrompt aussitôt avec dédain et moquerie : « Nous t'entendrons là-dessus une autre fois ».
Cependant, au début de ce même discours, Paul a dit : « Je le vois bien, Athéniens, à tous égards vous êtes les plus religieux des hommes ». Est-ce seulement flatterie, captatio benevolentiæ à l'imitation des rhéteurs ? Non, les Athéniens et tous les Grecs avec eux furent en effet, comme la totalité des peuples antiques, très religieux. Certes, à partir du Ve siècle, il y eut dans l'élite bien des esprits forts, tels Périclès et Thucydide, mais il serait faux de dire que la masse seule demeure croyante : beaucoup d'Athéniens de la classe dirigeante, des stratèges et des écrivains tels que Nicias et Xénophon, qui ont vécu pourtant après l'époque d'émancipation intellectuelle qui fut celle des sophistes, restent profondément religieux, et même superstitieux.
Les philosophes grecs, pour la plupart, ne furent nullement des athées. Les Épicuriens, qui surtout font figure d'incrédules et de rationalistes, croyaient à l'existence des dieux, — dieux lointains, il est vrai, et se désintéressant des affaires humaines. À plus forte raison, en dehors du Jardin, les autres écoles philosophiques admettaient-elles, sous une forme ou une autre, l'existence du surnaturel, sans renoncer pour autant à l'exercice normal et plein de la raison.
Le mot de mystère et ses dérivés un peu inquiétants comme mystique et mysticisme sont d'origine grecque. C'est sans doute parce que mué : signifie « fermer ou garder clos les yeux ou la bouche » que le verbe muéô a pris le sens de  « initier à un culte secret » ; d'où : mystès, l'initié, le myste, mysticos, « qui concerne l'initiation (myésis) », et enfin mystérion : cérémonie religieuse secrète, réservée aux seuls initiés, comme le sont par exemple les rites des « mystères » de Déméter et de Corè à Éleusis.
De même qu'ils ont créé la démocratie, les Grecs ont inventé la philosophie. L'attitude première de toute philosophie, c'est l'interrogation, la recherche que suscite une curiosité en perpétuel éveil. Or, malgré les tentatives des philosophes ioniens et éléates pour expliquer le cosmos par un principe simple (le feu ou l'eau, l'amitié ou la haine, l'un, la dualité ou le multiple), trop de réalités, ici-bas, restent obscures et proprement mystérieuses.
Sans même parler des dieux et de leur culte, l'amour que suscite la beauté physique et morale (pour les Grecs, c'est tout un) d'un être humain, amour qui peut naître en un instant et envahir durablement tout le champ de la conscience, comment expliquer la mutation brusque et profonde qu'il opère ?
Et le poète qui a charmé et instruit toutes les générations du peuple grec, le prestigieux Homère, où a-t-il trouvé la source d'idées, d'images et de mots d'où ont jailli toutes vives l'Iliade et l'Odyssée ?
Il s'adresse lui-même à sa Muse : « Déesse, chante-nous la colère d'Achille ». N'avait-il pas le sentiment qu'une divinité, présente dans son cœur et jusque dans sa voix, lui inspirait ses chants ?
Comment certains dieux, notamment Apollon, peuvent-ils communiquer à leurs prophètes et prophétesses la connaissance de leurs volontés, et celle des événements futurs ?
Comment aussi les dieux des initiations, des mystères proprement dits : Déméter et Corè à Eleusis, ailleurs Dionysos et son prophète Orphée, peuvent-ils apporter aux hommes la révélation de leur destinée et les conduire, par des rites secrets, à la béatitude éternelle ?
Mystères de l'amour, de la création poétique, de la divination inspirée, des religions secrètes posent à l'intelligence investigatrice et à la réflexion de difficiles problèmes. On a beau croire fermement aux pouvoirs du logos, de la raison et refuser en principe l'inintelligible, l'irrationnel, on ne peut tout de même garder les yeux fermés sur la réalité au point de méconnaître l'existence multiple, inquiétante, angoissante, autour de nous et en nous-mêmes, du mystère. Le sentiment que provoque chez l'homme l'approche de ces forces ou de ces êtres inexpliqués, mystérieux que sont les dieux et les démons, bons ou mauvais, c'est le thambos, mot d'origine préhellénique qui signifie proprement l'effroi devant le sacré.
Platon, dans le Phèdre, distingue deux sortes de folies, celle, des insensés, qui est une maladie de l'esprit, et celle des génies et des authentiques inspirés, qui est une grâce divine (théia moïra). Il discerne quatre formes de délire salutaire envoyé par les dieux aux hommes pour leur bien : délire prophétique, initiatique, poétique et amoureux. Puis il compare l'âme à un attelage ailé, qui, dans la procession céleste, peut s'élever grâce à l'amour jusqu'au lieu supra-céleste où apparaît la « vision béatifique » (macaria opsis). Le principal moyen de connaissance pour Platon, du moins quand il s'agit d'accéder aux éternelles Idées, du Bien suprême, c'est-à-dire à Dieu, ce n'est plus la raison — qui, toujours nécessaire, ne saurait suffire —, c'est l'amour.
Nietzsche distinguait en les opposant le côté apollinien et le côté dionysiaque de la religion grecque. Partout où le monde gréco-romain nous offre des cas de ménadisme, c'est-à-dire de délire individuel ou collectif d'origine religieuse, nous trouvons Dionysos-Bacchos, le dieu de la nature vierge et de la vie sauvage, des bêtes de la montagne et de la forêt, de l'arbre, du lierre et de la vigne, dont le fruit donne l'ivresse.
Même à Delphes, où règne pourtant le calme et lumineux Apollon, le souterrain prophétique contient le tombeau de Dionysos, dieu qui meurt et renaît comme l'Osiris égyptien, et le délire de la Pythie est un phénomène dionysiaque plutôt qu'apollinien, même si les poètes exagèrent quelque peu la violence de cet enthousiasme, tel Paul Valéry écrivant dans Charmes :
La Pythie exhalant la flamme
De naseaux durcis par l'encens,
Haletante, ivre, hurle ! ... l'âme
 Affreuse, et les flancs mugissants !
À Eleusis, le cri de Iacchos, poussé lors de la grande procession sur la Voie Sacrée, ne diffère que par l'initiale du nom de Bacchos, dont l'influence semble avoir été forte sur la religion de Déméter, mère de Brimos-Dionysos.
Dionysos est aussi le dieu des Bacchants et Bacchantes, des Ménades et des Thyades, le dieu de l'orgie, dont les fidèles, hommes et surtout femmes devenus inconscients, en proie au délire mystique du maître qui les possède, déchirent tout animal qu'ils rencontrent et en dévorent la chair crue (rite de l'omophagie).
Orphée, prophète de Dionysos, est ce chantre thrace qui, par le merveilleux pouvoir de la musique, endort Cerbère et descend vivant aux enfers pour en ramener Eurydice. Cette descente dans l'Hadès doit être mise en rapport avec les croyances orphiques relatives à l'outre-tombe.
Selon les Orphiques, le cycle des morts et des renaissances est sans fin pour les non-initiés, mais la révélation d'Orphée offre à ses adeptes l'unique voie de salut. L'Orphique mène une vie d'abstinence et de renoncement ; il est végétarien et rejette tout ce qui pourrait renforcer en lui l'élément corporel, source d'impureté, car le corps est le tombeau (sôma = sèma) de l'âme, et celle-ci doit s'en libérer pour accéder à la véritable vie. Alors, l'initié peut dire à la reine des Enfers :
Je viens d'une communauté de purs, ô pure souveraine de l'Hadès et vous autres, dieux immortels ! Car je me flatte d'appartenir à votre race bienheureuse. Mais le destin m'a abattu. Enfin j'ai bondi hors du cycle des peines et des douleurs, et me suis élancé d'un pied prompt vers la couronne désirée. Je me suis réfugié sous ton sein, Dame des Enfers. Perséphone répond : ‘Ô fortuné, ô bienheureux ! Tu es devenu dieu d'homme que tu étais’. Et l'Orphique, à son tour : ‘Oui, chevreau, je suis tombé dans le lait’.
De telles croyances, qui ont eu tant d'influence sur Platon et tout le courant de pensée qui dérive de lui, contiennent un élément révélé, supérieur à la raison. Les premiers chrétiens, sur les murs de leurs catacombes, représenteront parfois Orphée, comme si celui-ci avait été un prophète du vrai Dieu.
* * *
Cinquième contraste : les Grecs ont méprisé le travail manuel, bon pour les esclaves et les prolétaires, mais leurs découvertes mathématiques sont à l'origine des étonnants progrès de la science et de la technique modernes.
Euripide, dans sa tragédie perdue d'Antiope, faisait discuter les jumeaux Amphion et Zéthos sur les mérites comparés de la vie active, incarnée par Zéthos, athlète et chasseur, et de la vie contemplative, personnifiée par le musicien Amphion. L'avantage restait à Amphion, qui devenait roi de Thèbes et construisait les remparts de cette ville par la seule vertu des accents magiques de sa lyre.
Platon et Aristote sont, à la différence de Socrate qui s'entretenait si volontiers avec les artisans, des aristocrates. Pour eux, la poïésis, c'est-à-dire la fabrication d'un objet quelconque : lit ou maison, ou même d'une œuvre d'art (sculpturale, poétique ou musicale) est une activité de second ordre, indigne du sage qui ne doit s'adonner qu'à la praxis ou à la théoria, c'est-à-dire à la pratique des affaires politiques ou à l'étude et à la vie philosophique. Dans le mythe du Phèdre, Platon classe les genres de vie, selon leur dignité, en neuf échelons : celui du laboureur et de l'artisan est le septième, juste au-dessus du démagogue et du tyran qui sont les pires fléaux et les plus méprisables des hommes.
Cet état d'esprit a probablement retardé le développement de la science hellénique, si remarquable en ce qui concerne la spéculation abstraite des mathématiques, car l'expérimentation physique, qui comporte une part de travail manuel, n'apparaît guère avant l'époque du grand Archimède, au IIIe siècle avant J.-C.
Les noms de Thalès, de Pythagore et d'Euclide suffisent à rappeler que les Grecs ont créé l’instrument par excellence de la domination de la nature par l'homme : les mathématiques. « Nul n'entre ici s'il n'est géomètre », lisait-on à la porte de l'Académie.
Mais la science alexandrine est allée bien au-delà. Les grands noms scientifiques des IIIe et IIe siècles avant J.-C., ce sont : Euclide, qui codifie la géométrie de l'époque classique, — Ératosthène de Cyrène, chef de la bibliothèque d'Alexandrie, fondateur de la chronologie historique et de la géographie scientifique, qui mesura la longueur de la circonférence terrestre avec une approximation étonnante, — Archimède de Syracuse, géomètre, ingénieur et véritable créateur de la physique moderne, — Aristarque de Samos dont l'intuition et la science astronomiques devancèrent Copernic en affirmant que c'est la terre qui tourne autour du soleil, et non pas l'inverse, — Hipparque de Nicée qui découvrit la précession des équinoxes et fut, au dire de Bigourdan, « le plus grand astronome de l'antiquité, et, peut-être, de tous les temps », — Hérophile de Chalcédoine et Érasistrate d'Ioulis qui, grâce aux vivisections pratiquées sur des animaux et aussi sur des hommes condamnés à mort comme criminels, découvrirent, vingt siècles avant Harvey, la circulation du sang.
Si je rappelle ces noms, c'est parce que trop souvent l'on parait croire que la science grecque en était restée à Pythagore et à Hippocrate, comme si l'époque hellénistique, longtemps considérée à tort comme une période de décadence, n'appartenait pas, aussi bien que l'époque classique, à l'histoire de l'Hellade.
Dès le Ve siècle d'ailleurs, Démocrite, dont la physique annonce celle d’Épicure  fait figure de génial précurseur par sa théorie des atomes.
Bien sûr, l'atome qu'il jugeait insécable, a été désintégré depuis, mais la conception déterministe et mécaniste qu'il se faisait de l'univers ressemble fort aux hypothèses qui ont permis le prodigieux développement de la science moderne. Démocrite a vraiment ouvert la voie à la recherche positive, et, finalement, comme l'a écrit M. Solovine, « l'image de l'univers est pour nous aujourd'hui la même qu'elle était pour Démocrite : un nombre inconcevable de corpuscules disséminés dans l'espace sans bornes et se mouvant éternellement ».
En outre les Grecs ont pressenti dans leurs rêves les futures conquêtes de la technique : l'aviation, avec la légende d'Icare, — les machines-robots, avec les servantes métalliques d'Héphæstos au chant XVIII de l'Iliade, — les voyages inter-planétaires dans l'Icaroménippe de Lucien.
* * *
Quel est donc le principe sous-jacent d'unité qui relie les unes aux autres les différentes civilisations grecques : celles de Cnossos et de Mycènes, celle de l'archaïsme, celle d'Athènes aux temps classiques, et celle de l'époque alexandrine ?
Ce principe tient en un mot : l'homme. L'homme a toujours été au centre de la pensée, de la littérature et de l'art helléniques de tous les temps.
On sait que, dans la plupart des littératures anciennes, les premiers poèmes sont consacrés uniquement à la divinité et à l'origine du monde. En Grèce, certes, il y a la Théogonie d'Hésiode, mais il y a d'abord l'Iliade et l'Odyssée : Homère n'ignore pas l'Olympe, mais il donne le devant de la scène aux hommes, et, quand ceux-ci s'appellent Achille, Hector ou Ulysse, ils sont plus exemplaires que les dieux.
Les peintres de vases athéniens, dès leurs premiers essais, si gauches, du VIIIe siècle avant J.-C., font place à la figure humaine dans le décor géométrique de leurs poteries. Ensuite tout l'art grec — archaïque, classique, puis hellénistique — exaltera la beauté du corps masculin et féminin. Sur les vases et les bas-reliefs, la représentation de l'homme envahit tout ; c'est seulement à l'époque alexandrine que le décor, rustique ou citadin, fera son apparition dans les bas-reliefs du genre pittoresque. Quant aux statues, du Kouros du Pirée à la Vénus de Milo, elles parlent assez d'elles-mêmes.
En Ionie, les premiers philosophes tournent leurs regards vers le monde, mais, au Ve siècle, la révolution socratique et sophistique concentre l'attention sur l'homme. D'une certaine manière, la maxime « Connais-toi toi-même » empruntée par Socrate à la sagesse delphique, et l'adage de Protagoras : « L'homme est la mesure de toutes choses », se rejoignent et convergent. Chacun à sa manière, l'Athénien et l'Abdéritain sont tous deux humanistes.
En ce Ve siècle la pensée des poètes eux-mêmes se détourne un peu des dieux et, pour ainsi dire, se laïcise ou s'humanise. Eschyle, dans le Prométhée, attribuait à ce Titan l'origine de la civilisation humaine et Euripide confiait à Thésée, dans les Suppliantes, des propos analogues (voir ci-dessus). Sophocle, lui qui, pourtant, ne fut pas l'élève des sophistes, fait chanter au chœur d'Antigone .
Il est bien des merveilles en ce monde ; il n'en est pas de plus grande que l'homme...
Parole, pensée prompte comme le vent, aspirations d'où naissent les cités, tout cela, il se l'est enseigné à lui-même.
Toutes les contradictions — plus ou moins apparentes — que nous avons signalées n'empêchent pas que la Grèce ait toujours été attentive d'abord à l'homme.
Dans le domaine politique, les Hellènes ont fondé la liberté civique, cet idéal que Démosthène a défendu avec les accents que l'on sait. Lorsque la cité classique eut fait son temps, les Stoïciens ont proclamé l'homme cosmopolite, c'est-à-dire citoyen du monde. À la définition d'Aristote, que j'ai rappelée, Chrysippe substitue celle-ci : « L'homme est un être qui vit dans une société universelle (coïnônicon). « Les Grecs ont su dépasser le cadre étroit du particularisme politique pour atteindre à l'œcuménisme.
La plupart d'entre eux ont su aussi, nous l'avons vu, professer un rationalisme, non pas court et borné, comme celui de Lucien, mais un rationalisme ouvert sur le mystère et l'ineffable. Si l'on pense que l'homme est un être incomplet, inachevé et qu'il y a dans l'univers d'autres réalités que les choses visibles, ce point de vue, qui est celui de Platon, de Plutarque, de Plotin, n'apparaîtra nullement comme étranger à l'humanisme.
Mais ce qui définit le mieux l'humanisme grec, ce qui lui confère son ton particulier, sa nuance propre, c'est le culte du beau. L'admiration de toute beauté, mais surtout de la, beauté, indissolublement physique et morale, de l'être humain est un thème constant des lettres helléniques, depuis Homère jusqu'à Plotin, et bien au-delà. La beauté inspire naturellement l'amour, mais, tandis qu'ailleurs l'amour est réputé aveugle, il devient chez Platon la condition première de la connaissance la plus haute et de l'illumination suprême.
Homère faisait dire à Pâris, au chant III de l'Iliade :
Ne me reproche pas pourtant les dons charmants de l'Aphrodite d'or : les dons brillants des dieux ne sont pas méprisables, ceux qu'ils nous donnent seuls et que nul ne saurait par lui-même acquérir.
Plus d'un millénaire après, Plotin, le philosophe ascète et mystique, fait écho au poète :
La beauté du corps humain dérive de sa participation à une raison venue des dieux.
Même des Pères de l'Eglise grecque considéreront comme un argument apologétique, non seulement les cieux « qui racontent la gloire de Dieu », mais aussi la beauté morale et physique de l'homme, créé par le Seigneur à son image.
Ne peut-on dire que si la religion de la Grèce antique est anthropomorphique, c'est un indice que les Hellènes, pour se représenter les Immortels, n'ont rien trouvé de plus beau que la forme humaine ?
Concluons donc avec André Bonnard :
Les plus importantes des conquêtes dont l'ensemble définit la civilisation grecque tendent toutes au même but : augmenter le pouvoir de l'homme sur la nature, augmenter sa propre humanité. C'est pourquoi l'on appelle la civilisation grecque un humanisme. C'est l'homme et la vie humaine que le peuple grec s'est efforcé de rendre meilleurs.

Robert Flacelière, in Guide Bleu – Grèce (1962)