samedi 12 février 2022

En dénonçant... Jacques Ellul, Connaissance vraie et connaissance exacte

 


IL N'EST DE SCIENCE QUE CHIFFRÉE

J’entends aussitôt à l'énoncé de cette formule, des protestations indignées : « Mais ce n'est pas un lieu commun ! Vous ne le trouvez ni dans Paris-Match, ni dans l'Express (quoiqu'ici je n'en sois pas si certain), ni dans les grands initiateurs et géniteurs de lieux communs. C'est un problème de méthode des sciences, c'est la formule la plus profonde du progrès ; il n'y a rien de déraisonnable ici, on peut parfaitement démontrer la véracité et l'excellence de la mathématisation de toutes les disciplines de la pensée humaine ! » Je pourrais évidemment répondre : cette formule n'est pas un lieu commun, elle est digne de l'être. Mais plutôt que porter un pareil jugement de valeur, je préfère m'en tenir aux faits. Certes nous ne sommes pas encore ici à l'état du lieu commun cristallisé ; formulé, grave et pérennisé dans un marbre littéraire ; nous saisissons, au contraire, le lieu commun à l'état gazeux, il n'est pas encore, mais tout porte à le reconnaître, il va se préciser, se formuler (il est bien vrai qu'il n'a pas encore la formule définitive, populaire), trouver son visage ; il n’est pas encore la médaille qui, passée de main en main, est progressivement devenue fruste, a pris, ce faisant, son contour définitif. Déjà pourtant nous le trouvons sous beaucoup de plumes autorisées, des économètres, des sociomètres, des psychomètres. « Refuser les mathématiques à la psychologie, c’est refuser en même temps tout espoir de progrès scientifique en ce domaine ». Ce n’est pas moi qui écris cela ! C’est un homme éminent… Et l’on voit aussitôt qu’une pareille formule est appelée à un grand avenir ; mais jusqu’ici seuls les professeurs, scientifiques (de tous ordres) chercheurs, statisticiens, attachés au C. N. R. S., universitaires et para-intellectuels en comprennent le sens profond, et se passionnent pour elle. Elle n’est pas encore arrivée à l’usage populaire, quoique les croyances du peuple soient tout entières disposées en sa faveur. Déjà, sans formulation adéquate, le public le croit. On sait le prestige du chiffre, et dans le cœur innombrable le prestige du savant a remplacé celui de l’homme de guerre. Mais, il s’y attache forcément une part de mystère et de magie. Et c’est l’un des facteurs indispensables du lieu commun. L’attachement qui se forme pour la vérité qu’il exprime est passionnel, même si cette vérité prétend au rationnel ; aucune raison contraire ne peut le détruire parce qu’il correspond à une profondeur magique, à un carmen que l’on peut contester mais dont rien n’amortit les résonances dans l’âme. Or, si rationnelle que soit notre formule de méthode scientifique, déjà, chez les savants eux-mêmes, elle est investie de ce potentiel de croyance et illuminée d’une aura magique. Elle est, chez ces critiques de profession, devenue intouchable.

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Toutes les sciences sont mathématiques, les sciences de l'homme comme les autres, et psychologues, sociologues, politicologues, économistes, regardent avec dédain ceux qui prétendent connaître l'homme sans le réduire en chiffres, et décrire la société sans utiliser la méthode par excellence, la mathématique : « ils ne sont pas sérieux, ce ne sont que des idées ». « Tant que vous ne chiffrez pas, tant que vous ne ramenez pas à la statistique, tant que vous n'établissez pas des courbes ou des pourcentages, vous pouvez dire n'importe quoi sur la société, ses courants, ses structures... N'importe quelle idée absurde ou fantaisiste peut s'avancer et se soutenir... Au nom de quoi discriminez-vous l'erreur et la vérité ?... On en a tant vu de ces théories fausses et qui, sur un bref succès, tombaient dans le ridicule vingt ans après ! Tandis que le chiffre, lui, ne trompe pas ». Tel est bien le problème. Le premier acte de cette croyance, c'est la démission de l'intellectuel. Il y a tant d'idées, de théories, on ne s'y reconnaît plus ! Ça devient si compliqué, on n'arrive plus à savoir ce qui est juste et faux. L'intellectuel renonce à exercer son intelligence, à se colleter avec les doctrines, à appréhender les faits par la pensée, à confronter une réalité (sans doute de plus en plus complexe et fuyante) avec sa pensée, à exercer une critique en profondeur, à procéder au discernement, à engager le tout de sa vie dans sa fonction d'intelligence. Il fuit. Si souvent les intellectuels se sont trompés, si souvent une théorie a éliminé la précédente, que nul d'entre eux n'ose plus prendre de responsabilités. Ils ont cherché matière indiscutable, méthode univoque, et seul le chiffre est indiscutable, seule la mathématique nouvelle est univoque. Les résultats sont assurés au prix du renoncement à l'invention, et à l'unité de l'être et de sa pensée. Nous ne voulons plus rien savoir d'autre que le résultat de l'application de cette méthode, car ainsi nous sommes assurés de ne rien risquer. Nous sommes assurés d'éviter la contestation des imbéciles. Jusqu'à ce jour, toute pensée, toute vérité se trouvait soumise au jugement et au crible des imbéciles. Un homme en vaut un autre. Une pensée vaut l'autre. Qui départagerait ? Mais aujourd'hui la mathématique nous assure un glacis de protection imprenable ! D'autant mieux que... nous nous trouvons en même temps portés par le prestige des scientifiques, et parce que le savant (c'est-à-dire le physicien, le chimiste) jouit de ce prestige, il faut que tout intellectuel puisse en profiter en appliquant la même méthode. L'application rigoureuse de cette méthode à la fois nous fournit des résultats incontestables et nous impose dans l'opinion. Comment ne céderions-nous pas ?

À la vérité, les scientifiques des sciences exactes ne sont pas si contents de cette assimilation. En septembre 1965 se tenait un Congrès de ces scientifiques protestant contre l'abus du mot science. Tout spécialement ils insistèrent sur la déviation qui consiste à transposer d'une science dans l'autre des méthodes qui n'y ont pas leur place. Et les orfèvres en la matière ont vigoureusement rejeté la qualification mathématique pour des hommes qui doivent être des expérimentateurs, des observateurs, des qualificateurs : « pour eux le danger le plus grand est la formalisation prématurée » (par la méthode mathématique). Ils ont même été jusqu'à parler d'un « déguisement scientifique ». Heureusement, dès le lendemain, ces malotrus se sont fait remettre à leur place par un éminent professeur de littérature qui leur a bien montré qu'ils n'avaient rien compris.

D'autant plus que par cette voie nous sortons de l'impossible drame de notre subjectivité. Tout ce qui a été écrit en psychologie, sociologie, histoire, politique... tout était marqué du sceau de la subjectivité. Tout dépendait de la formation, du milieu, de la digestion, de la religion et des colères conjugales. Comment la science pourrait-elle ainsi dépendre du contingent ! Mais la grande découverte suprême fut que seul le chiffre, seule l'algèbre sont vraiment objectifs. Seul ce qui est chiffrable est objectif ; seule la science chiffrée atteint des résultats objectifs. Car vraiment l'établissement d'une parabole ne dépend en rien de mes humeurs et de mes opinions. Enfin nous allons pouvoir sortir de cette affreuse mauvaise conscience que connaît tout historien se débattant contre lui-même pour exprimer le mieux possible ce réel dévoilé par des textes, mais des textes qui sont lus par ses yeux et compris par son intelligence, et non par l'Œil en soi et l'Intelligence pure !

La conquête de l'objectivité. Soit. Mais il ne faut pas oublier ce que cela signifie ! C'est qu'à partir du moment où la méthode mathématique s'exerce, tout devient objet. Il faut bien qu'il en soit ainsi pour atteindre cette objectivité. Je ne participe plus. Je cesse d'être moi-même, je me dissocie de cet instrument qui s'applique hors de mes joies et de mes peines à ce qui m'est étranger et doit rester étranger pour être connu. Il fut un temps où l'on pouvait dire qu'il n'y avait de connaissance vraie que dans et par l'amour. Il nous importe peu maintenant d'obtenir une connaissance vraie, nous voulons seulement une connaissance exacte. Et celle-ci suppose que le connu devienne objet pur, dans l'indifférence sidérale de l'observateur pour qui cet objet n'est rien qu'objet de connaissance. Et que la matière soit ainsi, j'entends bien et j'accepte ! Mais quand il s'agit de l'homme et de sa société, et de son État, et de son droit et de son histoire ? Puis-je les traiter tout simplement en objets ? Puis-je si bien les objectiver qu'ils ne me soient plus rien, et que je ne sois plus en eux ? Il nous faut faire attention, ce n'est pas là question rhétorique, ni sophismes de rhéteur. Comment pourrai-je, aristocrate, plus aristocrate que les plus vaniteux seigneurs, me prétendre si séparé du reste des hommes que je puisse leur appliquer ces méthodes d'analyse et ces techniques de connaissances comme s'ils ne m'étaient rien et si je n'étais plus de la même espèce qu'eux ? N'y a-t-il pas d'abord quelque illusion à croire que ce soit possible ? Suis-je si étranger à ma nation, à ma classe que je puisse les étudier dans une sérénité, une objectivité qui non seulement me désolidarisent d'elles mais qui les réduisent à cet état funèbre où tout est possible parce que rien n'existe plus ?

Et si, conscient de cette illusion, c'est-à-dire des liens, des appartenances qui me rattachent sentimentalement, intellectuellement, mystiquement à ce que j'étudie, je cherche à les briser, à me détacher de cette condition pour saisir de façon plus scientifique, je ne peux le faire qu'en faisant ma méthode plus rigoureuse, plus exclusive de l'humain, pour amener cet objet à n'être qu'un objet sans rien de plus. Ainsi en est-il de l'homme dont la psychologie est analysée par la voie mathématique, ainsi en est-il des groupes à qui on applique les méthodes de dynamique, ainsi en est-il des opinions à qui on applique les méthodes de sondage. Mais il faut être logique et rigoureux. À partir du moment où cette décision est prise, où cette impulsion est donnée, où le chiffrable est devenu la loi de toute connaissance, où tout est devenu objet ; à partir de ce moment, la voie est ouverte pour que tout soit traité en objet. Sommes-nous prêts à assumer cette responsabilité ? Nous applaudissons lorsque la psychologie est devenue mathématique, et nous reculons d'horreur devant les médecins de Struthof. Il y a pourtant un lien rigoureux, logique et implacable de l'un à l'autre. Si vous traitez l'homme comme un objet dans sa vie psychique et ses relations sociales, pourquoi ne pas le faire en ce qui concerne son corps ? Sans doute vous êtes trop matérialiste : seul le corps compte, et par conséquent ce qui arrive au corps est seul important. Mais alors pourquoi tant se préoccuper de la psyché et des relations humaines ? Non ! En réalité, c'est que le chemin ouvert et bien préparé, n'a pas été suivi jusqu'au bout, mais on y avance pas à pas. Et l'obstacle est la sensibilité superficielle, la sentimentalité animale qui nous habitent encore. Mais c'est peu de chose. La Science a vaincu plus que cela : elle a vaincu le sens de Dieu, et le sens de l'Amour. Le reste suivra. Car il faut regarder les choses en face ; si vous traitez pour la connaissance dans la pure objectivité, c'est-à-dire sans amour, ce qui doit être connu, vous traiterez de la même façon, sans amour, dans l'action qui suit la connaissance, cet objet que vous avez dépouillé de lui-même en lui appliquant le chiffre.

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Malgré tous les efforts, malgré la subtilité des méthodes, malgré les contorsions intellectuelles, la méthode mathématique ne peut pas s'appliquer absolument partout. On peut essayer d'identifier un champ psychologique au champ magnétique et tenter des calculs parallèles et comparables dans les deux domaines, cela parait plutôt farce, et les mathématiciens haussent les épaules devant ce que seuls des non-mathématiciens peuvent prendre pour une méthode mathématique. Bien plus que cela, il existe des domaines totalement irréductibles, tous ceux qui ressortissent du qualitatif. Ne citons que pour mémoire la vie spirituelle, les passions individuelles et collectives, l'autorité, les motivations non économiques... Lorsqu'on tente de chiffrer, on ne saisit ici que les formes extérieures, que le comportement.

Vous voulez faire la sociologie de la religion ? Étant entendu qu'il n'y a de sociologie digne de ce nom que sur la base des chiffres, il faut chiffrer. Mais vous ne pouvez alors saisir que les pratiques religieuses, les relations horizontales intra-humaines, les structures ecclésiastiques, les coutumes, c'est-à-dire tout ce qui n'est pas la religion, tout ce qui n'en est que la déformation, l'expression maladroite et trahissante du sentiment religieux. Mais celui-ci, vous ne pouvez le chiffrer, car il se situe dans le pur domaine du qualitatif. Mais nous trouvons la même difficulté lorsque nous essayons de penser un peu sérieusement les opinions. Bien sûr, il existe d'admirables méthodes de connaissances mathématiques, mais, malgré le soin de l'établissement du questionnaire, reste insaisissable le qualitatif des opinions ; la connaissance de leur intensité et de leur motivation est du domaine le plus schématique et grossier. Il faut un bien profond mépris et vivre dans une bien complète ignorance de l'homme pour classer dans un seul bloc les abstentionnistes des élections, ou pour établir pour le qualitatif des opinions une échelle de l'ordre de la marguerite. Non, le plus simple est de ne pas s'en occuper. C'est bien le point auquel on arrive très vite. Du moment que la seule connaissance certaine d'un objet est la connaissance mathématique, là où cette méthode ne peut pas s'appliquer, il n'y a pas de connaissance possible (jusqu'ici rien à objecter) (et l'on continue, mezza noce, en hésitant, sans se l'avouer à soi-même car on n'est pas cynique), donc, il n'y a pas d'objet. Telle est la conclusion à laquelle arrivent sans le dire tous les tenants des méthodes mathématiques. Leur conclusion, on la voit, on la discerne, on l'observe — même si leurs déclarations sont toujours très spiritualistes et très formellement respectueuses de l'Âme, de la Religion, de la Personne, etc. On la voit cette conclusion, dans leur comportement. On vous explique sans peine : il faut faire comme si... Comme si la relation avec Dieu n'existait pas, comme si le formalisme religieux correspondait à l'essence de la religion, comme si la personne s'exprimait exactement dans ses opinions et ses paroles... sans quoi cela deviendrait impossible. Il faut faire comme si le non-chiffrable n'existait pas pour que le chiffrable puisse l'être. Car si l'on admet une relation constante et indissociable entre les deux, le chiffrable en apparence cesse de l'être en réalité. Autrement dit pour appliquer la méthode mathématique à l'homme, et à tout ce qui le concerne, il faut commencer par le diviser en chiffrable et non-chiffrable. Il faut ensuite éliminer cette seconde partie. Sans quoi on n'arriverait à rien. Ainsi nous obtenons ce résultat fort impressionnant qui consiste à nier l'objet ou une partie de l'objet parce que la Méthode par excellence ne pourrait pas s'y appliquer. Or, il suffit de poser la question (je ne vais pas plus loin, mais tant qu'une réponse négative n'est pas prouvée, je suis dans mon droit, non d'affirmer mais de questionner, et tout scientifique est obligé de me l'accorder !) : « Et si la relation avec Dieu existait ? Et si la valeur Justice était la clef des relations sociales ? Et si le sentiment du Beau était déterminant (et non pas déterminé par les relations humaines) dans l'œuvre d'art ? Et si rien ne s'expliquait du quantitatif que par relation au qualitatif ? ». À ce moment tout ce qui a été conclu par application de la méthode mathématique devient faux. Je pourrais poser mille autres questions du même ordre en économie ou en sociologie. Et je peux affirmer qu'en ces domaines la plus grande sûreté de méthode implique des choix préalables, des exclusions, des décisions non scientifiques, qui vicient radicalement les conclusions obtenues par l'application de cette méthode absolue.

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Et pourtant unanimement, ce qui est en passe de devenir notre lieu commun est cru et accepté. Je ne me fais aucune illusion, mes arguments ne convaincront personne. L'un me répondra que la division entre sujet et objet est une vieille lune, et l'autre que l'opposition entre quantitatif et qualitatif est, depuis Engels, une fausse question, etc. Chacun restera très sûr du résultat. Et me voici contraint à m'interroger sur la signification de cette croyance. Évidemment, nous pouvons passer très vite sur les raisons connues de tous : efficacité de la méthode mathématique dans les sciences de la nature, éblouissement devant le miracle technique, lequel repose sur cette méthode. Le plus profond, le plus sérieux, nous est encore révélé par ce presque lieu commun. De notre temps comme par le passé l'homme, tout homme, a besoin d'une certitude absolue, d'une connaissance irréductible, et cherche hors de lui-même l'appui qu'il sait bien ne pas pouvoir trouver en lui. Et Dieu est mort. Il n'y a plus de certitude éternelle, il n'y a plus d'absolu métaphysique, il n'y a plus de connaissance révélée ; il faut donc, il faut donc absolument que l'homme trouve ailleurs ce qui lui est refusé ici. Il faut un substitut à la révélation, il faut un succédané d'absolu, il faut une raison dernière, il faut une connaissance parfaite. Et tout, autour de lui, se trouve mouvant, fluent, sans raison ni racine, tout est soumis au cours de l'histoire. Tout, sauf la mathématique ! Ici l'intemporel, ici le certain, ici, le connaissable. La soif d'absolu peut se satisfaire d'une certitude qui ne doit rien qu'à l'homme et qui cependant se revêt d'immutabilité. Comment dès lors ne croirait-on pas que l'application de cette rigueur abstraite au monde concret ne fournirait à son tour l'absolu et le parfait, ne transformerait ce contingent en définitif, et n'assouvirait enfin le désir d'éternité par l'exaltation même de ce qui l'a nié ?

Jacques Ellul, in Exégèse des nouveaux lieux communs