mardi 30 octobre 2018

En rêvant... Cardinal Saliège, La science est une révélation de Dieu


Savants et théologiens parlent des langages différents. Chaque science a son vocabulaire. La théologie ne fait pas exception.
En progressant toute science crée des mots nouveaux : on emploie un mot ancien dans un sens qu'il n'avait pas auparavant. Et je ne parle pas des modifications que l'usage, maître souverain en la matière, apporte au langage. On emploie les mêmes termes et on ne se comprend pas. Un super-cerveau, ce n'est pas un super-homme, mais une équipe de recherches.
Depuis Péguy, en France, temporel s'oppose à spirituel. C'est ainsi dans la littérature, dans le langage courant. Les théologiens n'y peuvent rien.
Des faits scientifiques, je ne dis pas des hypothèses, posent au théologien des questions dans le domaine de la biologie, de la psychologie, de la géologie, de la paléontologie, etc. Sans parler des problèmes soulevés par les techniques qui touchent le fait humain, application à l'homme, à sa genèse, à son développement, à son caractère, des découvertes nouvelles. Dès lors, il est impossible qu'il n'y ait pas momentanément des incompréhensions, des timidités, de pseudo-problèmes qui conduisent à des conflits toujours douloureux.
Mon rêve le voici : savants et théologiens se faisant part de leurs conclusions par rapport à un objet commun étudié par les premiers à la lumière de l'expérience et par les seconds à la lumière de la foi. L'idéal, évidemment, serait qu'un théologien fût un grand savant et réciproquement. Le domaine de la connaissance est si étendu, si varie, que seul un super-cerveau pourrait réaliser cet idéal.
Et voici que mon rêve se précise et commence à devenir dangereux. Je m'abrite derrière l'autorité du R.P. Gillet, actuellement Mgr l'archevêque Gillet. Eh bien ! oui, le R.P. Gillet, alors Maître général de l'Ordre des Frères Prêcheurs, m'a dit avoir tenu ce langage à ces religieux : « Pourquoi ne ferions-nous, ne préparerions-nous pas des équipes de savants dans tous les ordres de la connaissance ? »
Le savant meurt, les équipes ne meurent pas. Il y a continuité dans le travail. Les Ordres religieux me permettront-ils de leur suggérer que la place reste encore libre ? Je me suis laissé dire qu'un Ordre religieux tentait un essai timide en ce sens. Il ne s'agit pas d'entrer seulement en contact avec les savants catholiques, mais aussi avec les savants incroyants qui sont des maîtres dans l'art de la recherche et de s'enquérir auprès d'eux des conclusions certaines des sciences qu'ils représentent. Serait-il téméraire de songer que même dans les Instituts catholiques il pourrait y avoir entre les professeurs d'autres contacts que des contacts de courtoisie et de bonne amitié ?
C'est nécessaire pour éviter les fluctuations et les hésitations de la pensée chrétienne. Que l'évolution soit un fait, que la vie soit montante, que l'évolution soit une façon de penser qui s'impose, on ne peut pas actuellement le nier. À sa manière, la science est une révélation de Dieu. L'univers aux investigations de son seigneur et maître : l'homme.
Notre univers apparaît de plus en plus comme un univers orienté. La matière et les énergies qu'elle contient se révèlent à nous toujours plus fécondes. Rien ne peut faire que pour la pensée chrétienne les choses ne soient fondamentalement autant de vestiges de Dieu, comme les traces laissées par l'action créatrice sur son passage.
Toutes choses, disait Pascal, couvrent quelque mystère : « toutes choses sont des voiles qui couvrent Dieu ».
Le reproche que je fais aux communistes n'est pas d'être matérialistes, c'est de n'être que matérialistes.
Je le disais il y a un instant, pardonnez-moi d'y revenir : qu'il y ait dans l'univers un élan, une orientation, une attraction, cela paraît évident. L'univers va quelque part. Il a une histoire. Peu à peu, la science le découvre. Nous ne savons pas ce qu'est la matière, et en quoi elle diffère — si même elle diffère — de la vie, de l'esprit. Serait-ce en vain que la pensée chrétienne insiste sur la valeur, la dignité et la perpétuité du corps humain ? Saint Bonaventure, saint Thomas, Duns Scot, je dirai même saint François d'Assise, sont des hommes qui ont chéri la matière, respecté leurs corps, célébré sa haute destinée et n'ont jamais voulu séparer sa destinée de celle de leur âme.
L'homme n'est pas le corps. L'homme n'est pas l'âme. L'homme est l'union de l'âme et du corps. L'Histoire a un sens. Le christianisme est dans le sens de l'Histoire. L'Histoire n'a de sens que par rapport à lui.
Avec saint Augustin et Pascal on peut dire que le genre humain tout entier, dont la vie ressemble à celle de l'homme unique, passe par une série d'états successifs, vieillit selon une suite d'âges au cours desquels la somme de ses connaissances naturelles et surnaturelles ne cesse de s'accroître, jusqu'à l'âge de sa perfection qui sera celui de sa gloire future.
Pour la pensée chrétienne l'histoire du monde n'est pas celle d'une décadence continue, puisque au contraire elle affirme la réalité d'un progrès collectif et régulier de l'humanité comme telle, ni celle d'un progrès indéfini, puisqu'elle affirme au contraire que le progrès tend vers sa perfection, comme vers une fin ; elle est bien plutôt l'histoire d'un progrès orienté vers un certain terme.
Le terme, nous le connaissons.
Le thème en était familier aux premiers chrétiens : des cieux nouveaux, un univers nouveau, un homme nouveau. En route vers ce terme, l'univers racheté chante la gloire de Dieu. La science nous fait entendre ce chant. Il appartient à l'homme de ne pas en faire un chant de guerre, mais un chant de paix. Nous sommes en guerre depuis 1914, il est temps que cela finisse.
Vive la paix !
Adveniat regnum tuum !
Jules-Géraud, cardinal Saliège (1947)

mercredi 24 octobre 2018

En traversant... André Sève, Le voyage chrétien



Chrétiens, nous sommes des voyageurs. Toute la Bible le dit à partir d'Abraham : « Il s'en alla sans savoir où il allait ». Au début de notre vie, nous ne savons pas où nous allons. Au milieu de notre vie, nous ne savons pas comment nous finirons.
Mais nous savons que nous pouvons toujours marcher avec Dieu. Quelle certitude ! Quel soleil dans n'importe quelle nuit ! Par la foi, nous tenons la main de Dieu, nous n'avons rien de plus précieux que la foi : « Par la foi, répondant à l'appel, Abraham obéit et partit pour un pays qu'il devait recevoir en héritage » (Hébreux 11, 8). C'est notre grand voyage et, à l'intérieur de celui-ci, tous nos voyages.
Ou plutôt nos pèlerinages, car le voyage chrétien n'est pas une route ordinaire, puisqu'il se fait avec Dieu. Et il est trilogie selon le grand modèle biblique de l'Exode : le départ, la traversée du désert et l'entrée en Terre promise.
Deux moments festifs encadrant un moment difficile, c'est la clé de l'existence chrétienne et nous vivons mal quand nous ne savons pas reconnaître un de ces trois temps.
Un seul sera pure joie : le grand final, la rencontre, l'entrée dans les soleils d'éternité. On y pense un peu à vingt ans, beaucoup à partir de soixante-dix ans ; on l'oublie trop en pleine maturité active. L'Évangile, pourtant, ne cesse de nous rappeler que nous sommes embarqués. Nous ne saurons ce qu'était la vie, ce qu'était un homme et qui est Dieu qu'en débarquant sur l'autre rive.
En attendant, il y a les grands et les petits départs, à la manière de notre père Abraham. À la manière de Jésus, Verbe éternel quittant le Père pour s'engager dans l'aventure humaine. À la manière de Marie quittant la très ordinaire vie de Nazareth pour commencer l'extraordinaire chemin de l'Assomption.
Nous avons nous aussi nos commencements et, en fait, nous sommes toujours en train de faire nos valises : le départ du nid pour la maternelle, les débuts d'une vie professionnelle (le premier salaire !), le mariage, la paternité, la vocation religieuse et nos cent départs, changements de vie, voyages-vacances, voyages-famille. Ils sont le plus souvent des exodes joyeux, des appels à s'ouvrir à d'autres frères, d'autres réalités de la vie. Qui n'est pas souple au changement n'est pas fait pour la vie.
La partie longue de la route est souvent la traversée d'un désert. Une chose importante que les jeunes doivent apprendre : partout les attend l'épreuve de la durée. Même pour une simple croisière de plaisir, après l'excitation du départ, il y a les incidents, les petites déceptions, les ennuis physiques, les gens désagréables.
À plus forte raison, la croisière de l'existence exige cette endurance dont nous parlent tant les lettres des apôtres. Tenir ! Un homme est un homme dans la mesure où il tient. C'est moins glorieux que les grands rires des départs et les émerveillements des arrivées, mais les longues patiences sont aussi notre grandeur.
Elles, surtout, tiennent la main de Dieu. Traversée du deuil, de la solitude, de la maladie, avancée vers la dernière escale. Quand Dieu appelle et que nous nous lançons vers une autre rive, c'est toujours une offre de traversée dans les eaux de la foi.
André Sève, in Mes quatre saisons

vendredi 19 octobre 2018

En priant... André Sève, L'écrin de silence



L'été dernier j'ai fait un peu de montagne avec une famille délicieuse : un garçon et deux filles de dix à quatorze ans. Arrivés au sommet, c'était si beau que j'ai proposé de faire une prière, et j'ai tout de suite lancé énergiquement un Notre Père, puis repris dans la foulée notre conversation.
J'ai senti un silence gêné. Éric, qui à dix ans a encore tous les culots, m'a carrément tancé.
― On n'a pas dit un vrai Notre Père.
― Il était tout sec, tout nu, il n'avait pas d'écrin, a précisé Océane.
― Un écrin ?
― Ben oui, un peu de silence avant et après.
Devant mon étonnement, la maman a pris le relais.
― Nous avons découvert cela dans une abbaye. Les moines faisaient naître doucement du silence tous leurs Notre Père. À la fin, ils couchaient aussi dans le silence leur dernier Notre Père. C'étaient des silences courts mais enveloppants, on avait l'impression que ces Notre Père étaient présents sur un bel écrin très beau et très doux. On croyait que ce serait pareil avec vous.
Je n'ai pas oublié cette leçon gentille mais ferme. Je souffre maintenant quand j'entends massacrer n'importe quel Notre Père, je pense qu'ils méritent tous d'être déposés sur un écrin de silence. Que ce soit le Notre Père dit en groupe, ou le Notre Père que nous chuchotons seul pour reprendre intérieurement contact avec Dieu.
Il me semble que toute prière a un extérieur et un intérieur. Ceux qui nous voient prier ont vite fait de voir si vraiment nous sommes intérieurement avec Dieu.
Nous détestons n'être pas écoutés. Mais nous infligeons très souvent à Dieu cet affront et cette peine.
Cela vient peut-être de ce que nous ne voyons pas très bien, dans nos vies, l'union entre le silence et la prière. Instinctivement nous sentons que notre prière a besoin d'un écrin de silence, mais, comme le silence devient maintenant une denrée rare, au lieu de le chercher un peu mieux nous décidons très vite que « ce n'est tout de même pas là qu'on peut prier » !
Résultat, on gâche même les meilleurs écrins de silence ! Quand je me revois sur ce sommet avec cette famille, je regrette d'avoir brisé la prière qu'ils désiraient, née du silence, pour faire un peu plus de bruit avec un Notre Père mal intériorisé.
C'est finalement cela, l'écrin de silence : l'ouverture de notre intérieur, pendant quelques minutes, à des retrouvailles avec le Seigneur de telle sorte que nous ayons vraiment envie de lui parler, comme lui a envie de nous écouter.
Non seulement nous perdrons moins d'extraordinaires écrins de silence, comme celui que nous offre un sommet de montagne mais, de retour à la vie plus ordinaire, nous saurons mieux sauver tous nos silences. Près d'un malade où nous devons prier pour deux. Pendant une attente chez le dentiste. Ou près d'un gosse entêté qui ne veut pas manger : « Seigneur, tu les aimais, ces tout-petits. Je suis plus que jamais près de toi quand ils m'offrent de curieux écrins de silence ! »
André Sève, in Mes quatre saisons