Savants et théologiens parlent des
langages différents. Chaque science a son vocabulaire. La théologie ne fait pas
exception.
En progressant toute science crée des
mots nouveaux : on emploie un mot ancien dans un sens qu'il n'avait pas
auparavant. Et je ne parle pas des modifications que l'usage, maître souverain
en la matière, apporte au langage. On emploie les mêmes termes et on ne se
comprend pas. Un super-cerveau, ce n'est pas un super-homme, mais une équipe de
recherches.
Depuis Péguy, en France, temporel
s'oppose à spirituel. C'est ainsi dans la littérature, dans le langage courant.
Les théologiens n'y peuvent rien.
Des faits scientifiques, je ne dis
pas des hypothèses, posent au théologien des questions dans le domaine de la
biologie, de la psychologie, de la géologie, de la paléontologie, etc. Sans
parler des problèmes soulevés par les techniques qui touchent le fait humain,
application à l'homme, à sa genèse, à son développement, à son caractère, des
découvertes nouvelles. Dès lors, il est impossible qu'il n'y ait pas
momentanément des incompréhensions, des timidités, de pseudo-problèmes qui
conduisent à des conflits toujours douloureux.
Mon rêve le voici : savants et
théologiens se faisant part de leurs conclusions par rapport à un objet commun
étudié par les premiers à la lumière de l'expérience et par les seconds à la
lumière de la foi. L'idéal, évidemment, serait qu'un théologien fût un grand
savant et réciproquement. Le domaine de la connaissance est si étendu, si
varie, que seul un super-cerveau pourrait réaliser cet idéal.
Et voici que mon rêve se précise et
commence à devenir dangereux. Je m'abrite derrière l'autorité du R.P. Gillet,
actuellement Mgr l'archevêque Gillet. Eh bien ! oui, le R.P.
Gillet, alors Maître général de l'Ordre des Frères Prêcheurs, m'a dit avoir
tenu ce langage à ces religieux : « Pourquoi ne ferions-nous, ne
préparerions-nous pas des équipes de savants dans tous les ordres de la
connaissance ? »
Le savant meurt, les équipes ne
meurent pas. Il y a continuité dans le travail. Les Ordres religieux me
permettront-ils de leur suggérer que la place reste encore libre ? Je me
suis laissé dire qu'un Ordre religieux tentait un essai timide en ce sens. Il
ne s'agit pas d'entrer seulement en contact avec les savants catholiques, mais
aussi avec les savants incroyants qui sont des maîtres dans l'art de la
recherche et de s'enquérir auprès d'eux des conclusions certaines des sciences
qu'ils représentent. Serait-il téméraire de songer que même dans les Instituts
catholiques il pourrait y avoir entre les professeurs d'autres contacts que des
contacts de courtoisie et de bonne amitié ?
C'est nécessaire pour éviter les
fluctuations et les hésitations de la pensée chrétienne. Que l'évolution soit
un fait, que la vie soit montante, que l'évolution soit une façon de penser qui
s'impose, on ne peut pas actuellement le nier. À sa manière, la science est une
révélation de Dieu. L'univers aux investigations de son seigneur et maître :
l'homme.
Notre univers apparaît de plus en
plus comme un univers orienté. La matière et les énergies qu'elle contient se
révèlent à nous toujours plus fécondes. Rien ne peut faire que pour la pensée
chrétienne les choses ne soient fondamentalement autant de vestiges de Dieu,
comme les traces laissées par l'action créatrice sur son passage.
Toutes choses, disait Pascal,
couvrent quelque mystère : « toutes choses sont des voiles qui
couvrent Dieu ».
Le reproche que je fais aux
communistes n'est pas d'être matérialistes, c'est de n'être que matérialistes.
Je le disais il y a un instant,
pardonnez-moi d'y revenir : qu'il y ait dans l'univers un élan, une
orientation, une attraction, cela paraît évident. L'univers va quelque part. Il
a une histoire. Peu à peu, la science le découvre. Nous ne savons pas ce qu'est
la matière, et en quoi elle diffère — si même elle diffère — de la vie, de l'esprit.
Serait-ce en vain que la pensée chrétienne insiste sur la valeur, la dignité et
la perpétuité du corps humain ? Saint Bonaventure, saint Thomas, Duns
Scot, je dirai même saint François d'Assise, sont des hommes qui ont chéri la
matière, respecté leurs corps, célébré sa haute destinée et n'ont jamais voulu
séparer sa destinée de celle de leur âme.
L'homme n'est pas le corps. L'homme
n'est pas l'âme. L'homme est l'union de l'âme et du corps. L'Histoire a un
sens. Le christianisme est dans le sens de l'Histoire. L'Histoire n'a de sens
que par rapport à lui.
Avec saint Augustin et Pascal on peut
dire que le genre humain tout entier, dont la vie ressemble à celle de l'homme
unique, passe par une série d'états successifs, vieillit selon une suite d'âges
au cours desquels la somme de ses connaissances naturelles et surnaturelles ne
cesse de s'accroître, jusqu'à l'âge de sa perfection qui sera celui de sa
gloire future.
Pour la pensée chrétienne l'histoire
du monde n'est pas celle d'une décadence continue, puisque au contraire elle
affirme la réalité d'un progrès collectif et régulier de l'humanité comme
telle, ni celle d'un progrès indéfini, puisqu'elle affirme au contraire que le
progrès tend vers sa perfection, comme vers une fin ; elle est bien plutôt
l'histoire d'un progrès orienté vers un certain terme.
Le terme, nous le connaissons.
Le thème en était familier aux
premiers chrétiens : des cieux nouveaux, un univers nouveau, un homme
nouveau. En route vers ce terme, l'univers racheté chante la gloire de Dieu. La
science nous fait entendre ce chant. Il appartient à l'homme de ne pas en faire
un chant de guerre, mais un chant de paix. Nous sommes en guerre depuis 1914,
il est temps que cela finisse.
Vive la paix !
Adveniat regnum tuum !
Jules-Géraud, cardinal Saliège (1947)