mercredi 30 juillet 2014

En lisant, en écrivant... Julien Gracq, Œuvre et souvenir


« Je frémis à songer que, plus tard, quelque Taine jugera notre société d'après les pièces de Bernstein et de Bataille, d'après les procès de Malvy, Steinheil, etc. » (Gide, Journal).
Mais non ! il la jugera plutôt d'après Gide, Proust et Valéry, et selon le miséricordieux principe « De mortuis nil nisi bonum ». Et même s'il en pense du mal, reste que la médiocrité du moins s'évacue de toute époque devenue historique, comme la lie d'un vin qu'on laisse reposer — reste que, couleur de l'ivresse ou couleur du poison, il s'établit dans toute période qui n'a plus pour éclairage que l'éclairage du souvenir une transparence étrange. Ne serait-ce que par l'élision automatique de tout ce qui fait la trivialité d'une époque : du quotidien, de tous les éléments de répétition par lesquels le vécu grisaille. Toute cette érosion de la matière interstitielle et conjonctive qui fait du Temps le poète des événements.
Médiocre valeur du coup d'œil rétrospectif que l'écrivain jette sur ses livres : leur contenu, trop remâché en cours de confection, ne lui est plus de rien ; s'aiguise au contraire chez lui exagérément au fil des années la sensibilité aux mutations de la forme (« Je n'écrirais plus ainsi aujourd'hui »). Tous les signes de mûrissement, ou de vieillissement, qu'apporte un simple intervalle de quelques années, sont perçus, enregistrés par lui avec une subtilité en alerte.
Le lecteur, lui, a une tendance inverse à ramener les parties successives de l'œuvre sous un éclairage uniforme et intemporel ; sa préférence va au constat réitéré de l'identité, acquiesce avec délectation à la tyrannie unificatrice de la signature (« c'est bien de lui ! »). L'écrivain, devant ses livres, est sensible surtout à son évolution, le lecteur à ses constantes. Un auteur est toujours, il me semble, naïvement surpris quand il constate l'aisance d'un lecteur sans expérience critique particulière à le détecter derrière un fragment de quelques lignes pris au hasard dans ses livres. Il ne se savait pas si ressemblant à lui même, parce que ses propres livres n'ont jamais pu vraiment lui tendre un miroir ; s'il les rouvre, il voit bien en eux ce qui les embue, les raye ou les écaille, non ce qu'ils réfléchissent d'indéformable.
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La mythomanie de Malraux me glace, moins parce qu'elle est mythomanie que parce qu'elle est gravité calculée, et quelquefois spéculation payante parce qu’il a tiré sur elle bien d'autres traites que des traites littéraires : songeons à l'incroyable bluff chinois, auquel même Trotsky se laisse prendre, et qui lui permet de traiter avec le Russe de pair à compagnon ! (chez Chateaubriand, même quand il raconte sa fausse visite à Washington, la mythomanie reste toujours bon enfant et cligne de l’œil au lecteur, mais, hélas ! Malraux lorsqu'il fabule ne s'amuse que bien rarement).
Quand je réagis contre mon irritation, je m'accuse de mesquinerie biographique, et je me dis qu'en somme Malraux n'a fait qu'étoffer sa vie des addenda qui lui semblaient dus, qui la prolongeaient organiquement, et dont seul le cadre trop étriqué d'une existence individuelle au vingtième siècle l'élaguait. L'Orient l'a fasciné, comme il a fasciné Napoléon, non parce que l'Europe est devenue une taupinière, mais parce que l'Asie demeure le continent où, contrairement à notre civilisation archiviste, l'histoire devient légende à peine l'événement consommé (toujours Alexandre ! comme le tombeau de Bucéphale, et les cavaleries de bronze verdissant dans les steppes touraniennes l'ont envoûté ! comme il est bizarre qu'il ait pu mouler un moment sur les schémas marxistes abstraits son projet de vie, qui était plutôt celui du Macédonien devant le tombeau d'Achille !). Pourquoi l'histoire personnelle (l'éloignement dans l'espace remplaçant le recul dans le temps) ne deviendrait-elle pas légende elle-même avant de finir ? Le flou artistique des fonds des Antimémoires marque à la fin de sa vie le rejet formel de l'état-civil et du matricule, un rejet plus systématique que dans les Mémoires d'Outre-Tombe, où Chateaubriand retouche seulement le détail de sa biographie, tandis que Malraux dans ses écrits traite hardiment sa vie entière comme une structure gonflable, capable d'expansion indéfinie, mais toujours selon sa forme empreinte. Pourquoi lui reprocher, après tout, d'avoir introduit, et en somme avec succès, un peu de jeu, et plus libre, entre l'existence telle qu'elle est vécue intimement, c'est-à-dire à demi conduite, à demi rêvée, et le curriculum vitae trivial qui lui correspond dans les fiches d'état civil et les sommiers de police ? Il proteste à sa manière, qui n'est pas illégitime, contre une réduction de l'homme-corseté dans une armature de données objectives étouffante — que le vingtième siècle rend insupportable à tous ceux que l'imagination surtout fait vivre. Il y eut un temps, qui n'est pas si éloigné de nous, où la représentation que l'homme avait de sa vie, chronologiquement, flottait dans l'indéterminé autant par la date de sa naissance que par celle de sa mort, et, spatialement, n'était bornée que par les limites, élastiques et déplaçables, de la mémoire à éclipses et de la fantaisie individuelles. Il était moins difficile alors de satisfaire — et plus d'une fois on lui faisait droit sans façons pour soi-même — à la parole de Rimbaud : « A chaque être, plusieurs autres vies me semblaient dues ».
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Les plaisirs dont on est redevable à l'art, c'est, pour les neuf dixièmes, au cours d'une vie, non le contact direct avec l'œuvre qui en est le véhicule, mais son seul souvenir. Comme on s'est peu préoccupé pourtant de la nature différente, de la fidélité différente, de l'intensité différente des formes que revêt ce souvenir, selon qu'il s'agit d'un tableau, d'une musique, ou d'un poème ! Pour ce dernier seul, le souvenir est présence absolue, résurrection intégrale, et peut-être même — c'est assez singulier — davantage encore : seul contact véritablement authentique, puisque l'aptitude à la mémorisation entre comme constituant essentiel dans le poème, par l'entremise du mètre et de la rime, lesquels font que, même entendu pour la première fois, réglé qu'il est sur un rythme et des retours de sonorité de nature mnémotechnique, il revêt déjà la tonalité propre au ressouvenir : c'est en quoi toute poésie, seule des productions des muses, peut être dite fille de mémoire. Le souvenir d’un tableau est le souvenir d’une émotion, d'une surprise, ou d’un plaisir sensuel, rapporté mécaniquement, mais non lié affectivement, à la persistance dans la mémoire d'une vague répartition des masses et des couleurs à l'intérieur d'un cadre. En somme, aussi privé de vie, ou peu s'en faut, que le souvenir qu'on garde de l'ameublement d'une pièce. Le souvenir musical a presque la précision du souvenir d'un poème, mais ne conserve ni le volume et l'intensité sonore, ni la vigueur des timbres instrumentaux ou vocaux inséparables de la seule exécution.
Il est singulier qu'un art existe, la poésie, dont la substance est soluble tout entière dans la mémoire, et ne réside véritablement qu'en elle, auquel aucune réalisation, aucune exécution, aucune matérialisation ne peut ajouter quoi que ce soit. Car le poème, dont la lecture par un acteur sur une scène de théâtre a quelque chose, nécessairement, de grossier, et même de caricatural, parce que de superflu (lire un poème, c'est déjà à demi le mimer, c'est sortir entièrement du medium qui lui est propre), le poème, qui déjà s'épure et gagne en puissance de suggestion s'il sort de la bouche d'ombre anonyme de la radio, n'atteint à toute sa plénitude expressive que lorsqu'il remonte à la conscience porté par la voix même pas murmurante, même pas silencieusement mimée par la gorge, mais abstraite et comme dépouillée de toute sujétion charnelle du seul souvenir.
Il y a des conséquences à cette inégalité des différents arts devant la mémorisation. Elle retire toute consistance réelle à une culture qui prendrait pour base les seules œuvres plastiques. Une culture purement musicale, au contraire, apparaît possible, sans grandes fenêtres sur l'extérieur, étroitement bornée et liée à une imagination de l'oreille très rarement dispensée de là la clôture presque complète à l'égard du profane des véritables cercles de musiciens. La dominante littéraire, fondamentale dans toutes les cultures modernes de type occidental, tient sans doute certes à ce que la langue s'est constituée le véhicule privilégié de la pensée, mais presque autant peut-être au caractère éminemment intériorisé et entièrement portatif de sa production de base, qui a été d'abord la poésie lyrique, épique, ou gnomique, apprise par cœur.

Julien Gracq, in En lisant, en écrivant

vendredi 25 juillet 2014

En soixante ans... Robert Rouquette, Y a-t-il trop de prêtres en France ?

À M. le chanoine Boulard, l'Église de France devait déjà un grand bienfait : son livre Problèmes missionnaires de la France rurale est un classique de l'apostolat, à côté des œuvres maîtresses des abbés Godin et Daniel et de M. Michonneau. Voici qu'aujourd'hui M. Boulard nous donne un livre préparé depuis de longues années sous l'impulsion du cardinal Suhard ; pour tous ceux qui sont saisis par l'angoisse apostolique, ce sera un bréviaire de l'action réfléchie et lucide, une source jaillissante de méditations : Essor ou Déclin du Clergé français ? 1
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D'abord une étude statistique très précise des mouvements démographiques de notre clergé.
Une première constatation paradoxale : la France déchristianisée est un des pays catholiques où les prêtres sont le plus nombreux par rapport au chiffre total de la population : 51.000 prêtres pour 42 millions de Français (dont 35 millions de baptisés « non apostats »), soit 1 prêtre pour 686 catholiques et 137 non-catholiques. Il n'est de moyenne supérieure, en Europe, que pour la Belgique, l'Irlande et le Luxembourg. L'Italie est à peu près à égalité avec nous. Mais les autres pays d'Europe, y compris la Pologne d'avant guerre et l'Espagne, viennent loin derrière nous. En Amérique latine, la moyenne est infiniment moindre : 1 prêtre pour 6.600 catholiques au Brésil, 1 pour 28.000 au Guatemala...
Cependant le recrutement du clergé a diminué depuis le début du siècle. La crise anticléricale autour de 1905 a eu pour résultat une baisse énorme des vocations : en 1900-1904, sur 10.000 jeunes Français de vingt-cinq à vingt-neuf ans, il y avait 52 prêtres, 30 seulement en 1909-1913. Les années 1934-1938 marquent une nette reprise : 38 prêtres pour 10.000 ; presque 50 en 1940-1947. Depuis, la courbe descend et tend à retomber au niveau de 1913.
Le nombre de prêtres en activité n'évolue pas cependant au même rythme ; il est en régression continue : 13,5 pour 10.000 habitants en 1904, 9,7 en 1946. Mais la situation est loin d'être catastrophique : l'âge moyen de notre clergé est relativement jeune : 35 p. 100 de sexagénaires seulement, ce qui est d'autant plus remarquable que la longévité moyenne du clergé est supérieure à celle de la population mâle correspondante.
C'est l'avenir immédiat qui est inquiétant : depuis 1946, les entrées au séminaire diminuent, surtout dans les diocèses jusqu'ici riches en vocations (avec l'exception d'une forte rentrée, due à des causes accidentelles, en 1949) : 25 p. 100 de baisse dans 35 diocèses. Et il faut compter sur une quinzaine d'années pauvres en ordinations : peu d'enfants nés entre 1933 et 1945, peu d'ordinations de 1957 à 1970. Ensuite, s'il n'y a pas d'ici là de grands fléaux démographiques, on peut attendre une forte relève issue des actuels jeunes foyers chrétiens.
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Il est possible d'établir des relations constantes entre le mouvement des vocations et les grands phénomènes sociologiques et historiques contemporains. La grâce divine et la liberté humaine s'insèrent en effet dans le jeu des déterminismes.
Il appert ainsi que l'attitude des pouvoirs publics envers l'Église, et plus généralement le climat politique de la nation, influent sur le nombre des vocations. La crise anticléricale des années 1905 a provoqué une chute brusque. La raison qu'en donne M. Boulard c'est, que, dans de telles circonstances, le sacerdoce cesse d'être un moyen d'ascension sociale pour les classes les moins favorisées ; les parents, dès lors, font obstacle aux vocations. Depuis la Révolution, la majeure partie de nos prêtres venait de la paysannerie. En 1905, ce recrutement rural s'effondre. Les pères de famille ne veulent pas d'un métier de misère pour leurs fils. Désormais, c'est par l'école normale publique que s'opère l'ascension du petit paysan ; du moins jusqu'en 1940, où commence la grande révolution sociologique qui fait de la paysannerie une classe en brusque croissance économique et sociale.
En même temps, la population rurale de la France diminue. Elle n'est plus que de 35 p. 100 aujourd'hui. La base de recrutement du clergé diminue donc d'autant.
Cependant, heureux phénomène de compensation, à partir de 1913, le recrutement urbain augmente lentement ; il arrive souvent que dans un diocèse les vocations de citadins soient plus nombreuses que celles des ruraux. La plupart de ces vocations viennent de classes moyennes et de familles nombreuses, le plus souvent de familles profondément chrétiennes. Les vocations médiocres, influencées par un désir plus ou moins conscient d'ascension sociale, disparaissent.
Quant à l'origine scolaire, la grande majorité des vocations, du moins en pays de chrétienté, viennent de l'école libre, et surtout des petits séminaires.
Mais, comme le note Mgr Perrin, évêque d'Arras, la famille est plus importante que l'école. Aussi bien constate-t-on que l'enseignement public peut être une source de vocations pourvu qu'un nombre suffisant de prêtres de valeur puissent y exercer un véritable ministère pastoral.
Ainsi, à Paris, sur 1.165 grands séminaristes, 412 viennent d'un petit séminaire, 421 d'un collège libre, 332 de l'enseignement public. Il est caractéristique, ajouterai-je, que les trois jeunes évêques récemment sortis du clergé parisien ont tous trois fait leurs études dans un lycée. Chez les Dominicains de la province de Paris, parmi les étudiants d'origine parisienne, 52 p. 100 viennent de l'enseignement public et 31 p. 100 de l'enseignement libre.
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À s'en tenir aux statistiques, la situation de notre clergé n'est donc pas mauvaise. Cependant, il y a crise, grave crise de vocations.
C'est que, d'abord, le clergé est très inégalement réparti. Nous en sommes restés à un particularisme diocésain qui est un héritage de la féodalité médiévale. D'autre part, le ministère paroissial est encore lié à des structures géographiques et sociologiques qui datent des temps mérovingiens et qui alourdissent jusqu'à la rendre inhumaine la tâche du clergé.
Le plus inquiétant c'est que cette situation provoque une crise de « mentalité » : une dépréciation du sacerdoce, par les fidèles, voire par les prêtres eux-mêmes...
Les conditions dans lesquelles s'exerce le ministère deviennent inhumaines, surtout à la campagne. Or, sur 38.200 prêtres paroissiaux, 21.000 sont affectés au ministère rural, 7.200 seulement au ministère urbain.
Paroisses multiples et minuscules, sept ou huit parfois pour un seul curé. Vie matérielle absolument misérable, d'une misère qui n'est pas seulement pauvreté, mais qui fait du prêtre un sous-prolétaire et qui rend impossible un minimum de vie intellectuelle. Ministère des pays déchristianisés où le prêtre n'est plus qu'un « meuble » inutile, selon le mot terrible du cardinal Suhard. Isolement total ; souvent pas même de journal. Catéchismes multiples, hâtifs et essoufflants. Apostolat éparpillé et décevant.
Bien des prêtres, avoue M. Boulard, en viennent à se faire un cas de conscience d'orienter un jeune vers le sacerdoce dans ces conditions. Bien des jeunes hommes, je l'ai constaté moi-même dans les séminaires, hésitent à entrer dans un pastorat où ils sentent que leur vocation, leur enthousiasme apostolique, leur vie intérieure sont menacés.
Il faudrait ajouter à tout cela, d'après l'enquête faite par M. Boulard, une méfiance qui irait se généralisant chez les chrétiens militants envers les petits et grands séminaires, trop coupés de la vie et qui formeraient des êtres dociles plus que des hommes virils capables de parler à des hommes et de comprendre des problèmes humains. Les prêtres seraient aujourd'hui moins cultivés, moins ouverts aux problèmes actuels que l'instituteur du village. Je ne prends pas à mon compte ces jugements trop hâtifs ; avec M. Boulard je ne les rapporte que comme les signes d'une mentalité qui se généralise.
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Dans ces conditions, estime M. Boulard, avant d'intensifier la « prospection » des vocations, il y a des réformes à entreprendre. Ces réformes, certes, ne peuvent être introduites que par la hiérarchie, qui les étudie avec une attention apostolique très effective. Mais de telles réformes ne sont pratiquement possibles que si elles sont désirées et portées par un mouvement général d'opinion, qu'il faut susciter.
D'abord, envisager le problème dans sa dimension nationale. Il est urgent que les diocèses riches en vocations aident les diocèses pauvres et en y envoyant des sujets de première valeur. Et cela d'autant plus que les vocations issues de milieux déchristianisés sont moins sûres que celles qui sortent de vieilles souches chrétiennes. Le séminaire de Lisieux est un premier pas dans cet établissement d'une base nationale du recrutement sacerdotal.
Une péréquation des finances de l'Église de France serait également bien utile.
Dans le même sens, M. Boulard souhaite une coordination plus grande de l'action du clergé et du clergé régulier 2.
En second lieu, intensifier la constitution du clergé en communautés, sinon de vie ; mais du moins de pensée, de prière et d'action. De telles communautés naissent un peu partout, sous diverses formes, dans le cadre des doyennés. Elles pourraient s'élargir et tendre à une fraternité du clergé dans le diocèse autour de l'évêque-père, avec une « maison du clergé » au siège épiscopal.
En troisième lieu, il faudrait de plus en plus mettre le clergé « en état de mission ». Notre organisation pastorale est encore celle d'un régime de chrétienté, trop lourde pour un pays où la masse ouvrière et une large part des masses paysannes sont déchristianisées. Pour cette adaptation à la fonction missionnaire, M. Boulard, avec tous ceux qui pensent les problèmes de pastorale aujourd'hui, propose un allégement des cérémonies (en particulier des enterrements), des œuvres, des servitudes administratives ; un assouplissement du système d'avancement ; une évolution de la « paroisse-bénéfice » conçue sous l'Ancien Régime pour défendre les « droits » du bas clergé contre un épiscopat de grands seigneurs ; une adaptation du ministère au « milieu sociologique » de travail souvent dissocié du lieu géographique d'habitat. Autant de buts à poursuivre avec une prudente hardiesse.
Plus nouvelle, plus originale, plus essentielle peut-être, est une dernière réforme que préconise avec énergie M. Boulard : le regroupement des trop petits lieux de culte.
Un double phénomène, en effet, s'est produit en France depuis un siècle. Au dix-neuvième siècle, l'Église de France a, assez imprudemment, multiplié les lieux de culte : 13.000 nouveaux de 1814 à 1870, un tiers du total. Or, depuis cent ans, les campagnes se dépeuplent : 16.700 communes de moins de 500 habitants en 1866, 23.650 (62 p. 100) en 1946. Un prêtre, aujourd'hui, n'a pas plus d'âmes à sa charge qu'il y a cinquante ans, mais ces fidèles sont répartis en deux, cinq, voire huit communes, lesquelles d'ailleurs cessent d'être des unités sociales. Seul est possible le maintien épuisant d'un culte hâtif et extérieur ; l'évangélisation cesse ; le clergé se décourage et les vocations disparaissent.
M. Boulard propose, comme un remède urgent, de regrouper les paroisses, voire les communes, autour d'un « village-centre », celui dans lequel spontanément se sont réunis les services communs à plusieurs villages : médecins, poste, artisanat, commerce, syndicats. Le culte aurait lieu seulement dans ce village. Les facilités de transport, l'habitude prise par les ruraux de se déplacer pour aller au marché ou aux loisirs devraient rendre possible le petit voyage dominical de quelques kilomètres pour aller au culte, à un culte vivant moins désespérément squelettique, où pourrait être donné le témoignage d'une vraie prédication évangélique.
Vraie révolution certes, et qui consiste à modifier des cadres de vie rurale qui datent du haut moyen âge... Certes, c'est par étapes qu'une telle révolution doit s'opérer. Sagement, M. Boulard préconise un travail préliminaire : faire l'opinion, d'abord celle du clergé, ce qui ne sera peut-être pas trop facile, puis, par le clergé, celle des fidèles.
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Ces mesures permettraient sans doute à la France, qui possède plus de prêtres que la plupart des autres pays européens, de refaire des communautés chrétiennes analogues à celles de nations où la proportion du clergé est beaucoup plus faible. Elles permettraient également de remédier à une très anormale répartition du clergé : 21.000 prêtres pour les 43 p. 100 de population rurale, 7.200 pour les 57 p. 100 de population urbaine ; elles mettraient à même de diminuer l'énorme disproportion qui existe entre les prêtres qui exercent leur ministère dans l'école libre et ceux qui portent le Christ dans l'école publique. En rendant moins inhumaine la fonction pastorale, moins héroïque le maintien d'une vie intérieure, elles empêcheraient le découragement et la baisse correspondante des vocations.
Si de telles réformes étaient facilitées à la hiérarchie par la constitution d'une opinion publique en leur faveur, les jeunes foyers chrétiens issus de l’action catholique, gloire vivante de l'Église de France, deviendraient demain des sources abondantes de vocations engendrées par un christianisme profond vécu dans toute la vie.
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Que ces réformes puissent être envisagées, calmement, sagement, après de très objectifs examens de conscience, c'est un signe de la jeunesse de notre christianisme, un témoin de cette vie de l'Église que saluait naguère Pie XII dans son discours du 29 avril 1949 au séminaire d'Anagni :
S'il est vrai qu'ils sont dans l'erreur ceux qui, poussés par un désir puéril et immodéré de nouveauté, lèsent par leurs doctrines, par leurs actes, par leur agitation, l'immutabilité de l'Église, il n'est pas moins certain qu'ils se tromperaient aussi, ceux qui chercheraient, sciemment ou non, à la raidir dans une stérile immobilité.
Le corps mystique du Christ, à l'instar des membres physiques qui le composent, ne vit pas et ne se meut pas dans l'abstrait en dehors de conditions constamment changeantes de temps et de lieu ; il n'est et ne peut être séparé du monde qui l'entoure, il est toujours de son siècle, il avance avec lui, jour après jour, d'heure en heure, en adaptant continuellement ses manières et son attitude à celles de la société au milieu de laquelle il doit agir...
Robert Rouquette, in Études (avril 1951)

1. F. Boulard, Essor ou Déclin du Clergé français ? Préface de S. Exc. Mgr Feltin, archevêque de Paris. Éditions du Cerf (Collection "Rencontres", n°34). 1950. In-12, 479 pages.
2. D'après M. Boulard, de nombreux jeunes hommes se détourneraient du ministère paroissial pour entrer dans les Ordres religieux. Le cardinal Suhard parlait naguère d'un « exode massif vers les congrégations religieuses ». D'aucuns voient là un danger et une anomalie.
Je ne veux pas traiter hâtivement de ce problème délicat. Je me contente de faire remarquer qu'avant tout il faudrait une sérieuse étude statistique. De telles affirmations ne sont appuyées sur aucune donnée positive sûre. Les grands Ordres connaissent les mêmes crises de vocations que les séminaires diocésains.
Pour autant il faudrait que les Ordres religieux apostoliques fissent sur leur action, sur leur finalité et leur esprit le même examen de conscience courageux que le clergé séculier.
Par ailleurs, il est clair qu'une plus grande coordination de l'action des deux clergés est souhaitable. Évitons cependant tout ce qui ressemblerait à ces querelles entre séculiers et réguliers qui ont été la plaie de l'Ancien Régime.
Est-il permis d'ajouter que si, avec M. Boulard, il est plus que légitime de souhaiter une plus grande coordination du clergé régulier à l'action de l'A.C.A., il serait équitable aussi que les supérieurs majeurs des Ordres religieux soient associés en quelque façon aux réunions des évêques ; de même que les supérieurs généraux font de droit partie des conciles œcuméniques (cf. c. 223).

jeudi 24 juillet 2014

En accomplissant... Karl Rahner, Du martyre

Du martyre comme signe (ou sacrement)
Le martyre appartient à l'essence de l'Église. Il y a sans cesse des martyrs dans l'Église et il ne peut pas en être autrement. Car l'Église ne peut pas se contenter de vivre son témoignage au Christ crucifié, elle doit manifester aussi ce témoignage vécu. Il ne lui suffit pas de célébrer la mort du Christ et de la rendre présente dans le seul mystère sacramentel de la messe. Elle doit vivre cette mort en toute vérité. Et elle la vit en tous ceux qui portent la croix du Christ dans les ténèbres de ce monde, en tous ceux qui portent sur eux-mêmes les stigmates du Christ, cachés sous les apparences banales de la commune humanité. Mais si l'Église ne se contente pas d'être intérieurement la réalité de la grâce, mais doit être aussi dans le monde le sacrement visible, le signe sacré de cette réalité intérieure, il faut alors que la crucifixion de l'Église soit sans cesse rendue visible jusqu'à la fin. Et le moyen le plus clair et le plus frappant de se publier ainsi jusqu'à la fin lui est offert dans le martyre.
L'on comprend dès lors que la Tradition ait attribué au martyre, depuis l'époque la plus reculée, la même valeur justifiante qu'au baptême. Il ne suffit pas de dire que le martyre possède ce pouvoir parce que, comme tout acte de foi et de charité, il justifie avant même la réception du baptême. Il s'agit bien plutôt d'un pouvoir justifiant qui, d'une certaine manière, participe à la nature du sacrement : il est la révélation d'une réalité qui est grâce, la manifestation d'un don de la grâce divine à l'homme. Si l'on ne peut tout simplement l'appeler un sacrement au sens commun du terme, c'est d'abord qu'il ne peut pas être compté au nombre des signes sacrés du Christ, qui sont quotidiens et donc d'une dispensation normale. Car une telle mort reste toujours un cas extraordinaire. La seconde raison en est que c'est seulement dans cette mort qu'atteint à sa perfection ce qui dans le signe sacramentel du baptême est déjà exprimé et rendu présent : la mort et le baptême dans la mort du Christ.
Dénier au martyre le titre de sacrement, au sens usuel du terme, n'implique pas qu'il soit moins qu'un sacrement, mais au contraire qu'il est davantage. Car si les sacrements ordinaires ont un caractère objectif d'opus operatum que Dieu dans sa puissance opère en offrant objectivement la grâce, une brisure n'en peut pas moins se produire entre le geste rituel et l'appropriation subjective, de sorte que ce qui est manifesté dans le signe objectif manque à se produire vraiment et que, en dépit de toute apparence, l'homme ne reçoit pas réellement la grâce. Or, ce qui se manifeste dans le martyre est incompatible avec cette pure apparence sans contenu : là où la mort du martyre est célébrée dans le sang, là triomphe vraiment la grâce de Dieu, au plus profond de la réalité.
On pourrait presque affirmer que le martyre est le seul super-sacrement dans lequel il ne peut plus être question d'une absence de disposition de celui qui le reçoit. En lui le sacrement valide porte toujours ses fruits de vie éternelle. Si l'on se demande où trouver, dans la vie de l'homme, le point où l'apparence a une vérité absolue et la vérité une apparence absolue, le centre où tout devient un, l'action et la passion, le plus ordinaire et l'incompréhensible, la mort et la vie, la liberté et la violence, le plus humain et le plus divin, l'obscure malice du monde et la grâce de Dieu qui l'investit de sa miséricorde, le culte et la réalité, une réponse s'impose : dans le martyre. Ici et nulle part ailleurs.
Toutefois ce qui se manifeste ici existe aussi ailleurs et doit exister en nous, puisque nous devons être les rachetés, les sanctifiés, nous qui sommes morts avec le Christ et ressuscités à une vie nouvelle. Mais ici se manifeste ce que nous devons être, ce que nous sommes en espérance, mais dont sans cela nous ne saurions jamais s'il existe vraiment. Et ce qui se manifeste ici le fait d'une manière telle qu'il existe vraiment aussi : le signe emporte ici avec lui vraiment et infailliblement le signifié ; il triomphe même de ce caractère ambigu et problématique qui affecte encore les sacrements, dont l'homme peut toujours s'approcher indignement. Ce sacrement du sang, on ne peut le recevoir que dignement, sous peine de ne pas le recevoir du tout.
Du martyre comme triomphe du Seigneur
Nous avons donc dans le martyre, attestée par l'ordonnance même de la grâce divine, l'indissociable unité du témoignage et de la chose attestée. Ici s'accomplit avec une absolue validité et perfection ce qui est attesté : l'existence chrétienne comme victoire de la grâce divine. Le témoignage rend présente la réalité attestée et celle-ci se rend à elle-même un témoignage qui ne peut tromper. La parole et la chose s'unifient ici et sont saisies dans leur indissociable unité. Non pas qu'en soi, d'un point de vue humain, on ne puisse trouver ici aussi une chose sans parole ou un discours sans contenu, comme s'il ne pouvait s'agir ici encore, de ce point de vue purement humain (comme l'attestent parfois d'autres genres de mort librement subie), une démonstration sans objet ou une réalité dissimulée. Mais l'action de Dieu, dont la grâce ici triomphe, prévient cette rupture et rend témoignage à l'achèvement de l'homme, afin de se rendre témoignage à elle-même, selon son avènement dans la chair, qui ne peut plus être abrogé.
L'Église et le martyre se rendent l'un à l'autre témoignage. Le témoignage de la parole que l'Église rend à la victoire eschatologique de la grâce nous offre la plus profonde interprétation du martyre : il est vraiment ce qu'il paraît être, œuvre vraiment englobante de la grâce qui vainc le monde, achèvement de l'homme. Le martyre témoigne pour l'Église. Qu'elle se produise dans l'Église en un tel nombre et à toutes les époques, cette mort du sacrifice radical, sans fanatisme, d'une grandeur vraie et sans pose théâtrale, cette mort qu'inflige avec une violence démoniaque la haine des ennemis, que cette mort soit aimée de ceux qui ne haïssent pas le monde, tout cela, pour celui qui sait voir avec les yeux de la grâce divine, atteste l'origine supra-terrestre de l'Église, indépendamment de l'interprétation plus profonde du martyre, laquelle d'ailleurs ne reconnaît celui-ci que dans le témoignage de l'Église. L'Église et l'œuvre solitaire de la plus personnelle des responsabilités, la parole et la mort sans voix, la haine du monde et l'amour de Dieu, la mort et la vie sont ici unis. Si le sacrifice de la messe célèbre mystiquement la mort du Seigneur et en celle-ci la nôtre, permettant ainsi à l'Église de réaliser son achèvement cultuel, il en va de même du martyre chrétien, dans lequel le Seigneur continue, jusqu'à la fin des temps, de souffrir et de triompher pragmatiquement, ainsi que s'exprimait Eutychius, il y a près de 1 500 ans.
Du martyre comme motif de foi
Données courantes de théologie fondamentale
Avant de clore cet ensemble de réflexions, il nous faut considérer d'un peu plus près une question que nous nous sommes contenté jusqu'ici de toucher sommairement, faute de pouvoir la traiter avec toute l'ampleur souhaitable. Nous avons observé que l'essence de l'Église, comme manifestation triomphante de la grâce eschatologique de Dieu dans le monde et dans l'histoire, nous atteste que la mort du martyre ne comporte plus cette rupture entre la valeur subjective de l'action et la valeur objective de son objet, entre la chose et son apparence, entre la « grâce du sacrement » et le « sacrement » lui-même.
Nous avons dit que l'Église est le lieu où s'identifient sainteté objective et sainteté subjective. Mais c'est là, d'abord, un donné de foi et non d'expérience. En d'autres termes, il n'est pas possible à l'observateur extérieur de reconnaître d'emblée au martyre cette qualité d'événement de salut pleinement déterminé et non plus dialectique. S'il sait qu'il en est ainsi, c'est parce qu'il croit à cette sainte Église de la fin des temps et à cette victoire de la grâce, qui ici font irruption.
Nous avons dit aussi que la mort du martyre est un témoignage, que son existence fournit à la foi en l'Église un fondement et un motif, au lieu de constituer pour cette foi déjà possédée un objet seulement et un élément constitutif. Mais pour pouvoir être ainsi un motif de foi et un témoignage convaincant, la mort du martyre ne doit-elle pas porter en soi, même empiriquement, la qualité d'un témoignage divin ? Sans nous attarder à considérer formellement cette question, nous nous sommes contenté jusqu'ici d'observer que par le nombre considérable des martyrs, par leur patience et leur manque de fanatisme en face de cette haine du monde qui trahit sa malice et son origine diabolique, par les autres circonstances de ce genre (qu'il n'est pas nécessaire d'analyser davantage ici), le martyre se présente, dans l'Église, comme un prodige de la grâce de Dieu. Nous entendons par là que quiconque considère dans l'Église le martyre tel qu'il est, peut le distinguer nettement de toute autre mort volontairement subie pour une idée, une vision-du-monde, etc. Celui-là peut reconnaître (avant même toute interprétation inspirée par la foi proprement dite) que le martyre chrétien est bien autre chose qu'un de ces cas, si fréquents dans l'histoire, où l'on « défend ses convictions jusqu'à la mort ». Si l'on dégageait plus nettement ces différences (il nous faut y renoncer ici), si l'on observait surtout qu'il s'agit dans le martyre chrétien de l'acceptation, dans la foi et en pleine liberté, de la mort elle-même et non seulement d'une conséquence du combat, comme chez le guerrier courageux qui recherche la victoire et non la mort, l'on comprendrait déjà mieux la signification du martyre pour la théologie fondamentale et l'apologétique. Mais c'est là un autre point sur lequel nous devons nous contenter d'attirer l'attention.
Il faudrait observer encore que même les raisons et les témoignages les plus objectifs, qui fournissent à la foi son fondement rationnel et moral et qui en soi demeurent rationnellement discernables, ne réussissent en fait à s'imposer comme fondement de la foi que pour celui qui, assisté par la grâce de Dieu, les considère pour ce qu'ils sont vraiment : un fondement de crédibilité et de libre option, et non seulement un quelconque savoir et une connaissance qui ne seraient plus une option morale et l'acte d'une liberté ouverte et confiante.
Mais on est peut-être justifié de se demander si ces données courantes de théologie fondamentale épuisent vraiment tout ce que l'on peut dire du martyre comme témoignage et comme motif de foi.
Pour cerner de plus près cette question, il peut être utile de s'en poser une autre : comment se réalise cette identité entre la valeur objective de la mort et la valeur subjective de l'attitude dans laquelle elle est acceptée, identité telle qu'elle ne peut en aucun cas être rompue ? Évidemment, on peut et on doit répondre : par la grâce de Dieu, qui a voulu précisément que ce symbole de la mort où elle remporte elle-même une victoire définitive ne soit jamais réduit à n'être plus qu'une apparence sans contenu. Mais la question n'en demeure pas moins : comment la grâce opère-t-elle cette identité entre la réalité et sa manifestation ? Est-il possible de rien dire de plus ? Y a-t-il dans l'essence même de la mort quelque chose qui la prédispose à ce rôle de manifestation qui ne trompe pas ?
Toute mort librement acceptée n'est pas moralement bonne
On ne peut pas affirmer que toute mort volontaire, quels qu'en soient le mode et la raison, est nécessairement une mort moralement bonne. À cela s'oppose la doctrine chrétienne, qui condamne le suicide comme objectivement faux. Peut-on dire du moins que la mort nullement provoquée mais infligée par un autre et librement acceptée est toujours eo ipso une juste mort ? Cela non plus n'est pas toujours vrai. Car jamais la conscience chrétienne n'attribuera tout simplement à la mort de l'hérétique et du fanatique la même valeur qu'au martyre accepté pour la foi chrétienne ; elle ne peut admettre que le contenu objectif d'une conviction morale soit, pour le triomphe de cette conviction, totalement et absolument indifférent, que deux actions dont le contenu objectif s'oppose diamétralement puissent non seulement être accomplies de fait avec la même conviction morale (ce qui est sans doute possible), mais comportent en soi, nécessairement et inévitablement, la même conviction.
Si toute mort librement acceptée était eo ipso une mort moralement bonne, elle serait alors (parce que mort, c'est-à-dire achèvement total de l'existence humain), toujours et dans tous les cas, l'action morale suprême de la vie humaine. Mais alors le motif même de la mort librement acceptée perdrait toute signification morale, non seulement en fait et dans quelques cas, mais en principe et dans tous les cas. On voit ce qui s'ensuivrait pour l'agir moral en général. La conviction deviendrait indépendante de toute exigence objective. Il faut donc éviter de canoniser d'emblée et sans réflexion toute mort volontaire. Mais ce n'est encore là qu'un aspect de la question. Car, répétons-le, la mort volontaire n'est pas une action moralement neutre, qui n'acquiert son sens qu'en vertu d'un motif déterminé, extérieur à elle et n'ayant comme tel rien à voir avec elle.
L'homme éprouve devant toute mort volontaire et qui aurait pu être évitée un respect profond d'un caractère tout à fait unique et sui generis. Mais comment cela peut-il se justifier, en dépit des réserves que nous avons dû apporter ? D'abord, là où l'on meurt librement, la vie tout entière est présente. Et cette présence concentrée de toute la vie, de l'esprit et de la liberté tout entière provoque le respect, incomparablement plus que toute autre action humaine. Ensuite, la mort refusée et contrainte de l'incroyance et du désespoir diffère, dans son essence formelle elle-même, de la mort libre et volontaire de la foi.
1 [Liberté bonne et liberté mauvaise
Il faut se garder de ne considérer la bonne et la mauvaise liberté que comme la manifestation d'une même liberté s'exerçant en deux directions opposées et sur deux objets distincts. Puissance intentionnelle, la liberté est spécifiée par son objet. Or, cet objet la spécifie vraiment en elle-même : elle devient en elle-même autre, selon l'objet vers lequel elle tend. Et l'on peut reconnaître en elle cette différence intrinsèque, sans avoir à se demander si l'on a aussi suffisamment décrit l'action de l'objet intentionnel (le motif) sur l'acte considéré du côté subjectif. Mais si l'on peut, en le considérant de ce pôle subjectif, apprécier (au moins partiellement) l'acte libre, selon ce caractère distinct que lui confère sa bonté ou sa malice, on peut aussi, à partir de cette qualité même, reconnaître selon les circonstances si l'objet intentionnel de cet acte est vraiment bon ou mauvais. Il n'y a d'ailleurs pas à s'en étonner outre mesure. Car il doit régner entre la droiture subjective de l'acte et son contenu objectif une harmonie préétablie par Dieu : l'acte objectivement bon ne peut pas, en définitive, être subjectivement mauvais, et inversement. C'est, à proprement parler, sur ce présupposé fondamental que repose, par exemple, toute la doctrine du discernement des esprits chez saint Ignace de Loyola 2.
La distinction intentionnelle de l'acte détermine aussi (pour le redire en termes scolastiques) une distinction entitative et l'acte intentionnellement faux ne peut pas concourir, aussi efficacement que l'acte intentionnellement bon, à l'être et au mieux-être de la puissance entitative et à l'être du sujet total. Cela est peut-être difficilement observable dans des actes sans grande signification, surtout s'ils restent d'ordre sensible plutôt qu'intellectuel (un mal de tête peut provenir tout aussi bien d'un calcul bien fait que d'une mauvaise addition). Mais quand il s'agit d'actes fondamentaux et de l'achèvement total de l'homme, cette différence doit pouvoir être observée.
La liberté moralement bonne est la liberté la plus forte, la liberté dans laquelle se livre vraiment le tout de l'homme, la liberté dégagée qui s'épanouit, qui jaillit de source. La liberté mauvaise est la liberté qui se refuse, qui veut trop peu, qui succombe à l'angoisse devant l'abandon pur et dégagé, qui reste tourmentée, qui calcule et y regarde de près, qui se méfie et recule devant la souffrance purifiante. Contrairement à la liberté moralement bonne, la liberté mauvaise manifeste toujours en elle-même, subjectivement, une perte, une moindre valeur pour l'être et la personnalité. Cela vaut surtout, naturellement, pour la liberté totale, qui se réalise dans la mort, pour la mort libre.
La bonne mort et la mauvaise mort
Aussi y a-t-il dans la mort un dynamisme qui la porte vers l'acte humain le plus élevé et le plus fort, vers la liberté achevée. Elle est, là où on l'accueille dans toute sa pureté et en sa réalité totale, la bonne mort — car il faut bien reconnaître qu'il peut exister aussi une mauvaise mort. Quiconque le nierait, admettrait implicitement que l'acte bon et l'acte mauvais sont, ontologiquement et donc pour la personne, d'égale valeur. Mais dans une éthique ontologique de type scolastique une telle position n'est pas acceptable.
La mauvaise mort est nécessairement une mort manquée, un avorton de mort, une chute fatale que provoque l'angoisse devant la chute infinie dans la liberté de Dieu. Une mort qu'on ne cherche pas à éviter mais qu'on accepte comme telle, une mort qui non seulement survient (encore que pleinement reconnue), mais qu'on accueille en pleine liberté, ne peut donc être qu'une mort bonne. Il arrivera, dans des cas particuliers, qu'on ne pourra pas l'établir avec une absolue précision et qu'on continuera à se demander s'il s'agit, dans tel cas, d'une bonne ou d'une mauvaise mort, celles-ci se distinguant, de la manière que nous avons dite, non seulement par l'objet qui leur sert de motif (quand il s'agit d'une mort librement acceptée), mais par la manière dont elles sont affrontées. Mais en soi cette différence qualitative essentielle peut être discernée.
Là où l'on meurt avec humilité et résignation ; là où la mort elle-même est vue et acceptée ; là où elle fait plus que survenir au moment où l'on poursuit quelque chose de tout à fait différent (cherchant, par exemple, à échapper au déshonneur ou poursuivant avec acharnement un bien quelconque, etc.) avec un zèle aveugle qui empêche en quelque sorte de regarder la mort bien en face ; là où c'est la mort elle-même qu'on aime et dont on fait le thème de son action ; il ne peut s'agir que de la bonne mort. Là où on l'accepte en pleine liberté comme le décret absolu sur soi-même, elle est la bonne mort.
Et cette qualité peut certainement s'observer dans une mesure suffisante. Peut-être n'avons-nous pas décrit avec assez de précision la subjectivité de la mort qui ne peut pas ne pas être bonne. Peut-être pourrait-on en fournir une description beaucoup plus adéquate. Il n'en reste pas moins que cette subjectivité elle-même, qui atteste la bonté de la mort (son sang-froid, sa patience, sa gravité résolue et calme, sa liberté, etc.) est, en principe, objet d'observation. Et celle-ci n'en demeure pas moins valable, si elle est associée à des impressions que, selon les circonstances, on ne réussit pas à analyser adéquatement.
La libre mort est le fait du christianisme
Il faut observer aussi que dans le martyre chrétien c'est la mort elle-même qui est visée. Elle est beaucoup plus qu'une conséquence obstinément acceptée dans la poursuite opiniâtre d'un but déterminé : elle est en elle-même objet d'amour, participation à la mort du Seigneur, accès béni à la vie éternelle. Autant le persécuteur n'est pas justifié de faire mourir le martyr, autant celui-ci considère la mort (et cela par sa foi même, pour laquelle il meurt), non pas comme ce à quoi il provoque l'autre (quitte alors à se demander, comme l'observait Kierkegaard, si, pour un peu de vérité, son geste est justifié), mais comme ce à quoi le dispose son existence tout entière.
On peut se demander si un tel fait historiquement observable s'est vraiment produit à un moment quelconque de l'histoire spirituelle de l'homme. Bien sûr, on peut répondre que non. Il y aurait cependant lieu de s'en étonner. Car la mort est manifestement une réalité dont on doit pouvoir tirer quelque chose et sur laquelle le regard direct de l'homme, qui (à la différence de l'animal) sait qui il est, devrait pouvoir se porter. Mais une telle attitude ne se rencontre de fait que dans le christianisme. Cela, à cause de la correspondance (dont l'existence n'est peut-être qu'une question de fait, mais qui cependant ne se rencontre nulle part ailleurs) qui règne entre le devoir du chrétien et sa foi : il doit (comme homme déjà) mourir de la libre mort, ce que personne ne fait en dehors de lui (et nous nous garderons bien d'exclure par là les chrétiens anonymes qui, dans un tel acte, ne se réclament de rien qui serait opposé au christianisme) et il croit (comme chrétien) à la valeur proprement rédemptrice de la mort du Christ. Il croit donc, très précisément, en cela même qui constitue au fond la totalité de son être.
C'est la façon de mourir qui prouve que l'on admet et que l'on accepte la mort. Et cela, au plus profond de la personne spirituelle, où l'on atteint, non pas qu'un idéal abstrait, expressément formulé, mais l'homme dans sa réalité même. C'est là que la mort est acceptée. Par un homme dont la conviction théorique — celle même pour laquelle il meurt — affirme aussi théoriquement le geste même qu'il pose.
On pourra peut-être objecter que ce qui est ainsi affirmé, théoriquement à la fois et existentiellement, selon cette association où l'un devient le motif de l'autre, ne comporte rien de spécifiquement chrétien, puisqu'une éthique purement naturelle recommande et permet d'affronter une telle mort. Il faut pourtant observer, d'une part, que cette unité ne se rencontre nulle part ailleurs dans l'histoire (car où observe-t-on que la mort est accueillie comme l'accès à la vie et non comme un simple coup du destin ou l'abîme d'un secret désespoir ?) et, d'autre part, que la doctrine et l'acte de la juste mort ne sont pas qu'un élément accessoire dans la religion de celui qui meurt sur la croix. Cet accord secret n'existe nulle part ailleurs. Rien d'étonnant dès lors que, à considérer les choses dans leur ensemble et d'un point de vue historique exigeant pour ainsi dire une quantité observable, cette libre mort ne se rencontre que dans le christianisme.
La libre mort, acte suprême de la foi
Nous pouvons donc affirmer ceci : si une telle mort se manifeste elle-même comme une bonne mort, comme la mort d'une liberté épanouie et heureuse, et non comme celle d'une liberté qui se dérobe, d'une liberté ontologiquement et personnellement affaiblie ; si cette mort est affrontée de fait dans la foi chrétienne, à cause d'elle et, comme on peut l'observer directement, en accord avec son contenu ; si cela ne se produit nulle part ailleurs (du moins dans de telles proportions), un tel fait ne trouve son explication nécessaire que si cette bonne mort d'une liberté heureuse reçoit sa force de celui même pour qui elle est affrontée, c'est-à-dire si elle n'est une bonne mort que parce qu'elle est acceptée à cause du crucifié.
La bonne mort devient le témoignage rendu à la bonne cause. Elle témoigne réellement de la vérité. Il peut y avoir une mort dont la qualité subjective atteste (devant Dieu et au plus profond de l'homme) qu'elle est supérieure à la cause concrète pour laquelle elle est acceptée ; il existe ainsi une sorte de désaccord entre son aspect objectif (l'objet proposé comme motif) et son aspect subjectif (ce que la personne même réalise dans la mort). On ne peut cependant, pour les raisons que nous avons dites, prétendre qu'il en soit ainsi du martyre, tel qu'il se présente de fait dans l'histoire du christianisme. Il nous suffira d'avoir attiré l'attention sur cet aspect.
Il faudrait sans doute établir plus explicitement plusieurs de nos assertions. D'autant que, éloignés de la mort, étrangers à la force directe de conviction d'une mort librement acceptée, il nous faut prouver en détail ce que la mort dirait d'elle-même très simplement et sans paroles. Il ne faut d'ailleurs jamais oublier (qu'on nous permette d'y insister) que tout témoignage en faveur de la foi, tout motif de crédibilité veut précisément être un motif de crédibilité, mais non une démonstration qui, sans égard pour la libre option, cherche à triompher de façon mécanique et à forcer l'assentiment, comme une démonstration de type mathématique ou physique. Et pourtant l'on comprendra peut-être, après ce qui vient d'être dit, pourquoi la mort tend, selon une affinité particulière, à devenir le point où les valeurs subjectives et objectives ne peuvent plus être dissociées ; pourquoi elle est dans la personne (naturellement et par son essence même) puissance obédientielle à l'égard du témoignage de foi, parce qu'elle est l'acte suprême de la foi, que seule celle-ci suffit à expliquer adéquatement.
Le motif de foi, fondement de la foi
On peut se représenter d'une manière plus formelle la structure fondamentale de nos réflexions. Dans une considération abstraite de l'univers, l'essence des choses et des actes immédiatement accessibles à notre expérience se présente (surtout en ce qui concerne l'homme) dans des conditions diverses et des étapes variées de réalisation. Comme réalités « naturelles » (physiques ou personnelles), ces choses elles-mêmes ne témoignent d'aucune manière que Dieu œuvre en elles. Concrètement toutefois, elles peuvent être engagées dans une constellation, dans un donné total qui postule un principe explicatif et porte une signification que la seule nature ne suffit plus à fournir. Si l'on observe, par exemple, qu'elles ne se présentent de fait, à leur état d'achèvement, que liées à une autre réalité, celle-ci se trouve par le fait même attestée. Si, par exemple, l'essence de la mort ne se manifeste dans toute sa pureté que là où l'on meurt chrétiennement, la réalité chrétienne, dont cette mort procède et dans laquelle elle se projette, s'en trouve attestée.
On aura sans doute noté, dès le départ, une difficulté (d'ordre existentiel et non théorique) immanente à la structure de ces réflexions : seul pourra observer effectivement ici l'achèvement lumineux et pur et formellement attesté d'une humaine nature, celui dont l'attitude intérieure est (inconsciemment peut-être) connaturelle à ce fait lui-même, celui par conséquent qui est déjà chrétien. Car comment reconnaître dans la mort d'un martyr une mort pure et bonne, si au fond de soi-même on n'accomplit pas intérieurement cette mort et si on ne reste pas disposé à accepter librement cette mort elle-même, avec foi et confiance ?
Et pourtant, un tel événement n'en est pas moins un motif de foi. Car on peut, en dernière analyse, le reconnaître naturellement ; il demeure une réalité naturelle et expérimentale. Tout homme possède, aussi longtemps qu'il n'a pas rejeté définitivement toute possibilité de développement (ce qui ne se produit que dans la mauvaise mort), une capacité de comprendre suffisante pour lui permettre — s'il y est provoqué d'une manière ou d'une autre par l'événement dont nous parlons — de parvenir jusqu'à cette intelligence. Ce n'est donc pas un mauvais paradoxe d'affirmer (en considérant l'homme de manière dynamique et non pas statique) que, s'il faut croire déjà pour comprendre le motif de foi, celui-ci n'en reste pas moins un fondement de la foi. Cette foi croît parallèlement à l'intelligence du motif de foi. Ce qui est ici présupposé, comme possibilité réelle quoique non encore exercée existentiellement, c'est l'essence de l'homme, qui ne peut pas être asservie même à la plus mauvaise de ses options, et la grâce de Dieu, qui déjà donne de commencer à voir, là même où, à proprement parler, loin de chercher à voir, on reste plutôt disposé à repousser et à refuser cette vision qui tente de s'imposer.]
Dans l’infinie liberté de Dieu
Fermons ici cette parenthèse et reprenons nos réflexions sur le martyre. Il est, avons-nous dit, l'événement personnel suprême dans la vie du chrétien, parce que, issu de la foi et constituant lui-même un témoignage de la foi, il est, indissociablement (et d'une manière qu'il faudrait presque qualifier de supra-sacramentelle), l'unité de l'action humaine la plus élevée et de sa divulgation historique à la face de l'Église et du monde.
Il n'y a donc pas à s'étonner qu'il y ait toujours eu, tout au long de l'histoire de l'Église, des chrétiens pour désirer le martyre et en demander à Dieu la grâce insigne. Il n'y a pas à s'étonner que les martyrs aient été les premiers saints de l'Église, non seulement temporellement, par un hasard historique et parce que la primitive Église fut ordinairement en butte à la persécution, mais aussi objectivement, parce que nulle part autant que dans le martyre n'apparaît aussi manifestement et concentrée en un événement unique l'inviolable synthèse du corps et de l'esprit, du sacrement et de la grâce, de Dieu et du monde, qui constitue l'essence de l'Église comme Église des derniers temps. Il n'y a pas à s'étonner que dans les procès de canonisation des martyrs l'Église puisse renoncer aux miracles (CJC, can. 2116 §2). C'est leur mort elle-même qui constitue pour ces hommes le témoignage divin. Il n'y a pas à s'étonner que le martyre, par sa fréquence et le caractère qu'il revêt dans l'Église et en elle seule, ait toujours témoigné en faveur de la puissance triomphante de la grâce de Dieu et attesté ainsi l'origine divine de l'Église.
La mort de l'homme n'est pas toujours la même au cours de l'histoire humaine. On a pu parler justement de l'existence de divers styles de mort. Il y a aussi divers styles de martyre, que l'Esprit de Dieu, à l'œuvre dans l'Église et dans l'histoire du monde, suscite selon son bon plaisir. On ne s'est pas encore arrêté suffisamment à considérer ce fait. On recule peut-être devant ce que nous révélerait cette étude bouleversante. Quelle différence n'y a-t-il pas entre le titanesque désir d'un Ignace d'Antioche ou l'enthousiasme héroïque et rempli de l'Esprit qui anima les martyrs d'Extrême-Orient aux seizième et dix-septième siècles et cet évanouissement anonyme et sans regard qui souvent caractérise le martyre du vingtième siècle ! Mais peut-être le martyre de l'angoisse et de la faiblesse, où l'on est détruit avant de mourir, où le raffinement diabolique de la technique actuelle de la mort permet de tuer la personne avant le corps, de la dissoudre et de l'aliéner, peut-être ce genre de mort est-il, plus que tout autre martyre où éclate l'héroïsme, participation à la mort du Christ. Si l'on voit dans le Christ lui-même le prototype du martyr, ne faut-il pas reconnaître que le martyr de notre époque, plus encore que ceux des temps passés, ressemble étroitement au Seigneur ? Il est le martyr gisant sur le sol, écrasé dans sa faiblesse mortelle, le martyr qui expérimente l'abandon divin, le martyr suspendu entre d'authentiques criminels dont on réussit à peine à le distinguer, le martyr qui est presque convaincu de ne pas l'être, le martyr qui n'en peut plus et qui pourtant accomplit ce pourquoi il ne trouve en lui-même aucune force, le martyr qui peut être « damnatus ad metalla » à perpétuité et mourir ainsi, selon toutes les apparences extérieures, d'une mort de condamné civil, les mines pouvant être de nos jours, non plus un endroit isolé, mais tout simplement la prison dans un pays où triomphe une tyrannie sans Dieu.
On peut presque affirmer que l'on ne comprend la vie chrétienne que si l'on comprend la mort chrétienne authentique, le martyre. Et l'on sera peut-être enclin à reconnaître avec épouvante la pauvreté et l'inconsistance de notre être-chrétien au peu d'ardeur qui nous anime en face d'une telle vocation. Il nous faut donc fixer les yeux sur le chef de notre foi, qui la mène à sa perfection, Jésus-Christ, qui au lieu de la joie qui lui était proposée, souffrit une croix dont il méprisa l'infamie (Héb. 12, 2). Il nous faut affermir notre cœur (nous devons demander cette grâce d'un cœur confiant) en fixant le regard sur ceux qui, en toute vérité et notoriété, nous ont précédés marqués du signe de la foi, sur ces témoins des jours anciens et des jours nouveaux de l'Église.
Aujourd'hui même, au moment où nous nous contentons de parler, des chrétiens innombrables souffrent pour le nom de Jésus, avec foi et résignation, sans renom et sans gloire, expiant notre lâche indifférence, la faiblesse de notre foi et notre médiocrité avide de plaisirs. Ils sont l'offrande dont nous vivons, ils sont engagés sur la voie qui peut devenir soudain, pour nous aussi, l'unique voie qui conduit à la vie, ils font l'expérience de la vocation qui, au plus profond de la réalité, est aussi la nôtre depuis que nous avons été baptisés dans la mort du Christ et que nous recevons, dans le sacrement de l'autel, le corps qui a été pour nous livré à la mort. Ils sont les authentiques imitateurs du Christ, à l'image du véritable amour, comme l'observait déjà Polycarpe.
On peut dire aujourd'hui encore et ici même ce que le grand Origène affirmait autrefois dans sa communauté :
« Je ne doute pas qu'il y ait dans cette assemblée un certain nombre de chrétiens — Dieu seul les connaît — qui sont devant lui et par le témoignage de leur conscience des martyrs déjà, disposés, dès qu'on le leur demandera, à répandre leur sang pour le nom du Seigneur Jésus-Christ. Je ne doute pas qu'il y en ait parmi vous qui ont déjà pris sur eux la croix et qui le suivent » (Hom. in. Num., 10, 2 ; GCS 30, 72). « Dos aima kaï labe pneuma », dit un apophtegme monastique. Cela reste vrai aujourd'hui encore. Si l'esprit et l'eau de la vie éternelle s'écoulent du cœur transpercé du Seigneur, alors l'Esprit, dans l'Église, dépend sans cesse de la présence en elle d'hommes disposés à accepter le martyre. Et comme l'Esprit, dans sa puissance victorieuse au sein même de la faiblesse et de la misère de l'homme, veille à ne pas laisser étouffer sa présence dans l'Église par l'inertie et la lâcheté des hommes, il veille aussi à ce que, dans cette même Église, surgisse sans cesse cette mort terrible et riche en grâces, qui rend à l'homme ce beau témoignage : il demeure le libre croyant, qui par cet acte où brille, dans la grâce, la totale liberté de la foi, pénètre dans l'infinie liberté de Dieu.
Karl Rahner, in Le chrétien et la mort (Foi Vivante)

1. Le long passage entre crochets est un peu plus abstrait. On pourra le passer, et aller directement au paragraphe Dans l’infinie liberté de Dieu. [ndvi]
2. Cf. K. RAHNER, Die ignatianische Logik der existentiellen Erkenntnis. Über einige theologische Probleme in den Wahlregeln der Exerzitien des heiligen Ignatius, dans F. WuLF, Ignatius von Loyola. Seine geistliche Gestalt und sein Vermächtnis, Wurzburg 1956, pp. 345-405.

lundi 21 juillet 2014

En méditant... Bernard Bro, Le pouvoir du mal

En face du problème du mal, deux possibilités se sont toujours offertes à la réflexion.
— Le mal serait une partie de l'univers. Il est et il serait une chose parmi les autres. On devrait le considérer comme une pièce du scénario destinée à mieux faire apparaître le triomphe de l'ordre et du bien. C'est ce qu'on peut appeler la voie de l'apaisement, qu'elle relève des philosophes, tel Leibniz, de certaines théologies chrétiennes ou de la dialectique marxiste. Dans les trois cas, c'est la même intuition, à la limite épouvantable, on aurait besoin du mal pour expliquer l'ordre de l'univers.
— L'autre solution considère le mal comme une négation, absurde, inclassable. Tout serait pourri et mangé par sa présence. On ne peut que rejeter cet univers et s'enfuir du cycle infernal. C'est la voie de la révolte. Dieu n'est plus l'horloger de l'univers, mais un monstre qu'il faut éliminer. Après bien d'autres, c'est l'hypothèse de Jean-Paul Sartre. Ne reste que l'absurde et le suicide.
C'est pour éviter d'enfermer l'esprit dans ces deux seules voies que la pensée chrétienne propose un autre chemin. Le mal n'est ni du même ordre que les choses, ni non plus une pure négation qui ne laisserait place qu'à l'absurde.
Entre le néant, l'absence totale de tout, et l'état achevé, plénier, parfait des choses, il y a l'état d'inachèvement, de devenir, de marche vers la plénitude qui laisse possibles des moments de privation, d'absence de ce qu'on devrait avoir pour être soi-même pleinement. D'où la conclusion de la théologie : le mal n'a pas de consistance isolée. Bien sûr il existe, mais il n'est pas comme sont les choses. Il n'existe que sous ce statut très spécial de privation. La privation de ce qui est dû à une réalité pour qu'elle soit elle-même. Ne voyons pas ici un jeu de mots alors qu'il s'agit au contraire d'une des plus extraordinaires capacités de discernement de l'esprit humain. Finalement très simple à comprendre. Prenons l'exemple de la santé et de la maladie. Il y a erreur fatale à les imaginer de consistance identique comme deux routes parallèles, comme deux branches d'un même tronc. En effet la santé est l'état normal, plénier de l'être existant, tandis que la maladie n'est que la privation, l'absence – tragique – de ce qui est dû à cet être. On ne peut pas les penser de la même manière.
Le mal n'est pas une chose parmi les choses, ou une qualité comme la couleur ou la température, mais une certaine absence. Certes n'importe quelle absence, n'importe quel manque même, n'est pas un mal car nous pouvons tout désirer, voire l'impossible. Il n'y a aucune commune mesure entre le mal dont souffre la mère au lit de mort de son enfant et celui dont peut se plaindre un riche propriétaire parce qu'il n'a pu acquérir le terrain qui aurait arrondi son domaine, voire à un autre degré le pilote d'une compagnie d'aviation qui mobilise les syndicats et gèle les transports pour maintenir un salaire privilégié. Le mal n'est pas une pure absence. Il est déperdition ou, il faut le redire inlassablement après saint Augustin, désertion du meilleur. L'homme n'est pas mauvais parce qu'il n'a pas l'agilité de la chèvre ou la force du lion. Le mal est absence de ce qui soutient avec un être un certain rapport pour que cet être soit pleinement lui-même. La cécité est un mal pour l'homme, elle ne l'est pas pour la taupe.
On a régulièrement caricaturé de bien des manières cette idée de privation. C'est facile. Elle serait, en effet, insupportable, elle n'a aucun sens si on ne tient pas compte en même temps, de l' idée complémentaire d'appel, d'achèvement, d' ébranlement, d' inspiration vers un plus inscrit en toute chose.
Impossible de s'en sortir en face du problème du mal, si l'on ne cherche pas à penser le bien dans son ordre propre. Il n'est pas une chose parmi d' autres.
Comment préciser le mécanisme propre selon lequel opère le bien ? Il est bon de revenir ici à l'intuition géniale d'Aristote lorsqu'il distingue les quatre causes.
Le bien n'agit pas comme la cause matérielle. Le rôle de la matière est d'être support du réel visible et quantifiable.
Le bien n'agit pas comme une idée, une forme ou un exemple. Le rôle de la forme est d'offrir à chaque réalité l'héritage qui lui revient.
Le bien n'agit pas comme une cause efficiente, un fabricateur ou un producteur qui provoque à l'existence, et impulse et propulse le mouvement et l'être. Ainsi pour qu'une statue existe il faut de la matière (bois, glaise ou marbre) ; il faut une forme, une intuition directrice (comme dit Aristote en regardant un bloc de marbre : « Sera-t-il miroir, table ou cuvette ? ») ; enfin, il faut un sculpteur, une cause efficace.
Reste à préciser une quatrième cause : comment joue le but, la fin, le bien au nom duquel on fait la statue ?
Or, il y a une originalité propre à la manière dont le bien exerce son influence, son rôle, qui est trop souvent méconnue et ramenée à l'une des trois autres voies.
Le bien agit par attirance. C'est la séduction qui seule permet de préciser — un peu — le mode, irréductible à tout autre, selon lequel le bien est le bien et agit comme bien. Il provoque un ébranlement, une blessure, une soif, une attente, un appétit, une attirance. À côté des trois autres causes qui permettent de comprendre le réel (la cause matérielle, la cause formelle, la cause efficace), c'est l'attirance vers la plénitude qui est irréductiblement propre à la cause finale, présente en tout être dans la mesure où il comporte du bien. Si l'on n'a pas discerné cette particularité du bien, toute parole qui voudrait respecter le problème du bien et du mal est à l'avance caduque et impossible.
Il y a du mal pour l'homme parce qu'il est capable de résister à l'attirance du meilleur. L'homme peut dire non. On sait comment lors du déplacement de frontières entre l'Allemagne de l'Est et la Pologne, des conflits éclatèrent entre populations sur la ligne Oder-Neisse. Même des religieux capucins en vinrent aux mains entre couvents du même ordre, mais d'origines ethniques différentes. Bien sûr derrière cette agressivité, il y avait l'excuse de cent cinquante ans de spoliation de la Pologne par les Allemands et par les Russes. Les mêmes drames se produisent au Rwanda, au Burundi, au Zaïre, de manière encore plus terrible. L'horreur à l'état inimaginable en Bosnie, en Angola, au Cambodge, au Soudan, en Algérie. Comment oser parler et penser ? Et pourtant il le faut bien.
On peut tous rompre ou déserter la séduction d'un plus qui mènerait peut-être là où l'on ne serait plus son seul maître. Parfois on préfère se replier sur un moindre bien. Le propre de la liberté humaine est de pouvoir dire non. C'est la seule lumière qui permette de pressentir l'unique porte de sortie pour la pensée en face de l'énigme du mal. On peut toujours refuser ou sortir de la lumière qui conduirait vers un davantage (ou plutôt ne pas entrer dans l'attirance de cette lumière). Le vin ne donne que l'extase du vin. Et en choisissant cette extase, il est impossible de ne pas avoir conscience — au moins vaguement — qu'on ne choisit que ce plaisir-là. Du même coup, on perd ce qui donne tout son prix à la liberté : le pouvoir d'être ouvert à un certain infini. L'homme n'est pas ligoté à une seule attirance. C'est sa grandeur. Et sa misère est de se savoir capable de résister à la séduction du meilleur. Contre tout objectant, il faudra toujours maintenir que la dignité (et la misère) de l'homme est sa capacité de dire oui ou non à une attirance qui le conduit au-delà de lui-même pour son propre bonheur ou son propre malheur. Le péché n'est pas d'abord le fait de sortir du code de la route, ni d'aller à droite au lieu d'aller à gauche ou d'aller à gauche au lieu d'aller à droite, mais de repousser l'idée d'entrer dans le code de la route.
La redoutable menace du péché vient de ce que l'intelligence de l'homme peut refuser son laissez-passer à la volonté. La passion de l'homme peut se bloquer sur un appétit inférieur — nous avons donné l'exemple de celui du vin — pour interdire ainsi à l'esprit humain d'entrer dans une lumière plus large. Suivre le code de la route n'est pas du tout brimer notre bonheur ou notre plaisir par de l'arbitraire, mais simplement respecter la hiérarchie des différents biens. Or la liberté a le pouvoir de mettre en haut de la pyramide du bien autre chose que ce qui doit y être. Et pour ce faire l'habileté est aussi indéfinie que les tentations de saint Antoine.
Le procès Papon a reposé une fois de plus à la conscience — au moins française — la question : quand faut-il dire non ? Depuis le procès de Nuremberg, on redit toujours la même chose : « Je ne faisais qu'obéir aux ordres » ou bien « Je ne savais pas ».
Quand ils ont arrêté des communistes
Je ne me suis pas inquiété
Je me suis dit :
"Un ou deux communistes de plus ou de moins..."
Quand ils ont arrêté des Juifs
Je ne me suis pas inquiété
Je me suis dit :
"Un ou deux juifs de plus ou de moins…"
Quand ils ont arrêté des catholiques
Je ne me suis pas inquiété
Je me suis dit :
"Un ou deux catholiques de plus ou de moins..."
Quand ils ont frappé à ma porte
… Il n'y avait plus personne pour s'inquiéter.
(Bertolt Brecht)
J'ai déjà cité ce fait, mais l'actualité oblige à l'évoquer de nouveau tellement il est réel, non seulement pour les autres, mais pour chacun de nous. Un avocat, au procès des bourreaux de Treblinka, demande à Globke, qui fut conseiller au ministère de l'Intérieur du IIIe Reich, avant d'être secrétaire d'État d'Adenauer, s'il avait essayé de connaître la vérité au sujet de l'extermination des Juifs.
Globke répondit : « Non, cela ne relevait pas de ma juridiction. — Qu'auriez-vous fait, enchaîna l'avocat, si vous en aviez eu conscience officiellement ? — Eh bien, j'aurais dit, cela regarde un tel et un tel, voyez-le à ce sujet ».
On imagine les hommes qui menacent, qui brutalisent, qui hurlent. Mais un tel est occupé, un tel n'est pas là. Il ne reste qu'une abstraction portée par des papiers et des coups de téléphone. « On est venu », « on a emmené ». On : tout le monde et personne.
Qui donc est coupable ?
* * *
Plus le rapport est étroit entre un être et sa tension vers la plénitude, plus le mal est mal. Le mal est le manque de ce qui devrait être ; ce n'est plus seulement le vide de ce qui pourrait être, nous l'avons dit, ce n'est ni une pièce du scénario de l'univers (solution de Lénine aussi bien que de certains théologiens), ni une négation pure et simple (solution de l'absurde de Sartre), mais une « privation », et une privation de plus en plus forte à mesure que se trouve davantage atteint ce qui constitue l'intégrité des êtres et de leurs activités.
Bien sûr, il y a privation et privation. Il n'y a pas de commune mesure entre ce qui atteint l'existence même et les caprices de nos fantasmes. La différence de réactions en face de ce que nous ressentons comme nos manques permet de juger de notre santé mentale ou vertueuse. Le rêveur le plus utopique réagira peut-être autrement en face d'une maladie grave, d'une mutilation sérieuse, de la perte d'un ami, voire de sa fortune, qu'en face d'un souhait qui flatterait son ambition. Il pressentira parfois une certaine disproportion entre ses chimères, ses rêves et les atteintes mettant en péril les réalités premières. Ce n'est pas la même chose d'être inquiet devant le risque de maladie pour son enfant ou d'être provisoirement privé de son permis de conduire ou d'être déçu d'avoir encore à attendre la prochaine promotion pour l'espoir d'une décoration. Le mal, au sens propre, est, dans un être, privation d'une des virtualités de ce qu'il devrait ou pourrait avoir, pour être pleinement lui-même. Il concerne les biens qui, plus ou moins essentiellement, représentent la plénitude et l'intégrité des êtres à qui ils manquent. Plus la privation entame profondément la structure essentielle de notre être, plus le mal lui-même est profond, plus nous en souffrons. Cela revient à dire que le mal, dans notre monde, se glisse dans l'intervalle qui toujours sépare les êtres de ce qu'ils sont et de ce qu'ils peuvent et doivent devenir. Seul Dieu est tout de suite à son terme ; seule la Trinité Sainte est parfaite et peut se suffire à elle-même, alors que tout être limité est dépendant de ce qui lui manque pour devenir ce qu'il peut et doit être. C'est dans la mesure où un être n'est pas arrivé à sa perfection, ou encore dans le cas où il peut perdre celle qu'il possède déjà, que le mal peut l'atteindre, l'empêchant de parvenir à son état plénier ou le faisant déchoir de celle qu'il a réalisée. C'est dire que la possibilité du mal est liée à un inachèvement radical et à une certaine fragilité qui demeurent sous-jacents à toute réalité créée. La menace d'une mutilation plane sur tout être limité du fait qu'il n'est pas l'infini, purement, simplement et parfaitement ; ni même dès le point de départ ce qu'il pourrait être (un caillou peut toujours devenir sculpture). Lorsqu'il s'agit d'un esprit, il peut de plus accepter ou refuser l'attirance de la plénitude. Même dans les cas ultimes, demeure encore une faible lueur qui permet à la conscience de se laisser prendre ou de sortir de cette attirance.
Derrière la révolte, il y a l'idée que le monde pourrait être mieux fait et le reproche qu'il ne soit pas meilleur. Tout commence ici. Il est simple et en même temps difficile d'admettre que l'idée du « meilleur des mondes possibles » est stupide, nulle, erronée, fausse et qu'elle n'est même pas une idée. En effet, pour peu qu'on l'examine, elle ne tient pas. C'est une contradiction : comme le serait par exemple l'idée de la plus grande vitesse possible. Il pourra toujours y avoir une vitesse plus grande. À la question : le monde actuel est-il le meilleur possible ? On ne peut que répondre en même temps : « Non », il pourrait toujours exister un monde plus proche de Dieu ; et « Oui », c'est le meilleur possible, mais cela dépend désormais de nous.
À la limite on ne peut que constater : ou bien il n'y a que Dieu — parfait et rien d'autre (le meilleur monde possible ne pouvant être que Dieu) ; ou bien il y a Dieu et notre monde, et ce monde trouve un sens en acceptant d'être, à l'intérieur même de ses limites, appelé à devenir Dieu. Il dépend alors de notre liberté de nous construire nous-mêmes et de nous préparer à nous unir à Dieu. Un monde statique, de cristaux parfaits, n'aurait aucun intérêt. Encore une fois, il pourrait exister des cristaux encore plus beaux, le seul cristal pleinement et absolument parfait ne restant au terme que Dieu lui-même ! Singulière perfection que celle de la solitude du cristal infini.
* * *
Le jeu de mots de l'empereur Auguste, quand on lui annonce la nouvelle de l'exécution des deux fils d'Hérode, est historique : « En somme, à la cour d'Hérode, il vaut mieux être un uon qu'un uios [c'est-à-dire son cochon plutôt que son fils], car au moins on y respecte l'interdiction de manger du porc ». Ce même Hérode avait demandé que l'on désigne ceux que l'on devrait faire périr à Jéricho au moment de sa mort afin d'être assuré qu'il y ait des pleurs lors de son enterrement. Sur ses neuf épouses, il en aura déjà fait tuer six.
Au mois de juin 1942, un officier allemand s'avance vers un jeune homme et lui dit : « Pardon, monsieur, où se trouve la place de l'Étoile ? » Le jeune homme désigne le côté gauche de sa poitrine...
Saint Augustin a raison quand il se demande en pensant au mystère de Dieu : « Que peut-il dire, celui qui parle de Vous ? Et pourtant malheur à ceux qui se taisent de Vous, car en parlant, ils sont muets ». On doit exactement dire la même chose en pensant au problème du mal.
Des trois voies proposées à l'homme telles que nous les avons évoquées, l'apaisement, la révolte ou la fuite, il ne reste finalement que deux issues : la révolte, qui multiplie le mal au carré, ou la confiance, qui reconnaît les limites de tout raisonnement et accepte de se mettre à genoux en entrant dans l'interrogation suppliante.
Le chemin poursuivi conduit alors à quatre étapes, oserions-nous dire, à quatre débrayages dont le dernier n'est pas de même nature que les précédents. Si les trois premières peuvent être admises par tout homme, croyant ou non, la dernière étape appelle et suppose la foi.
Il faut en premier lieu reconnaître qu'il n'y aura jamais un meilleur des mondes possibles, car qui dit création, nature, cosmos, univers, dit forcément « limites ».
Deuxièmement, entrer, aussi modestement que ce soit, dans l'expérience de la liberté, donnée aux humains pour remédier à cette limite des choses.
Troisièmement, reconnaître que si personne ne vit au sommet de sa propre liberté de création du bien, d'autres y suppléent à notre place. À chaque génération, il y a des Vincent de Paul ou des Mère Teresa. Cela s'appelle pour certains la solidarité, pour d'autres la communion des saints. Quelle que soit la croyance, c'est un fait que, dans l'univers tel qu'il est et malgré le pouvoir du mal, l'équilibre penche secrètement, quand même, davantage vers le bien.
Quatrièmement, cela laisse entière la question du pari de la création. « Pourquoi Seigneur ? » On ne peut ici que rejoindre la question posée par le Christ et pressentir qu'entre la révolte et la confiance mieux vaut continuer à suivre l'amour parce qu'on est entré dans l'amour qui n'a pas permis à Dieu de demeurer seul. Alors peut naître en nous le pressentiment de ce qui fut la lumière du Christ à Pâques. Le calvaire du Vendredi saint ne sera toujours, comme le désigne la liturgie catholique à la suite du rituel juif, que l'oblation du Vendredi des Préparatifs. C'est la plénitude de la vie divine qui, dès l'offertoire du Jeudi saint, consumait l'humanité du Christ. Cette humanité était habitée de Dieu et c'est cela qui, depuis la crèche, la préparait à l'explosion et à la consommation du matin de Pâques : le pourquoi de la création n'aurait aucune réponse si ce n'était pas pour se terminer dans le don infini, fou, absolu d'une vie divine. Sinon, Ivan Karamazov aurait raison en voulant rendre son ticket d'entrée dans ce monde.
Au problème posé par Luther de l'impuissance humaine en face de l'angoisse du mal, angoisse qui devrait normalement conduire au désespoir, y a-t-il réponse plus juste, plus forte, plus concise que cette réflexion de Thérèse de Lisieux ? « Quand je pense à cette parole du Seigneur : "Je viendrai bientôt et je porte ma récompense avec moi, pour rendre à chacun selon ses œuvres", je me dis qu'Il sera bien embarrassé pour moi : je n'ai pas d'œuvres. Eh bien, Il me rendra selon ses œuvres à Lui ».
Dieu mérite-t-il d'être puni ?
Un cri monte qui rejette Dieu, non seulement comme inutile, mais comme coupable. Nous n'en sommes plus à Prométhée qui a envie de dérober le feu du ciel mais à Sisyphe, homme révolté, qui chaque matin doit reprendre son rocher pour le remonter au sommet de la colline alors que le rocher redescend chaque nuit. « S'il y a quelqu'un au-dessus de nous, il mériterait d'être puni... » Cette ouvrière de la banlieue parisienne résume le rejet implicite de Dieu présent à toute civilisation, ne serait-ce que sous forme de peur.
On est ici en face d'un athéisme qui se veut « moral ». Le défi est fantastique. C'est le cri de Camus : « Comment pourrais-je chanter les louanges de l'Auteur d'une création dans laquelle tant d'enfants innocents sont immolés ? »
Quand on offre au monde l'affirmation que Dieu est amour, ce qu'on porte n'est pas seulement la foi, mais la possibilité — compte tenu de cette connaissance de l'abominable dans la création — que l'amour soit croyable, quand même. Nous ne sommes pas seulement des philosophes qui auraient à proposer quelque système de pensée. Notre mission est terrible : faire que, dans une humanité contrainte à la lucidité, cette affirmation « Dieu est Père », soit croyable... encore.
Chrétiens, on va vous dire : « Dieu l'Éternel nous demande essentiellement de répéter : "Notre Père" ».
Mais quel est donc alors le Père qui, le pouvant, resterait avec cette patience, illimitée semble-t-il dans le temps, devant une pareille torture de ses enfants ? et d'une telle multitude incalculable de ses enfants ?
Il faut récuser toutes les réponses, fussent-elles bien pensantes, qui ne seraient que des réponses en paroles, toute réponse qui ne relèverait que de la pensée, fût-elle philosophique, théologique, dialectique ou politique. Il n'y a pas ici de réponse avec des mots.
Qu'est-ce que peut nous faire la splendeur de la Nature, la nécessité de l'Univers ou la marche de l'Histoire tant qu'il y a cette injustice qui semble laisser le Tout-Puissant indifférent ? La mère qui pleure la mort de son enfant répondra éternellement que peu lui importe la machine de l'univers, l'histoire du monde, ou la dialectique du progrès, mais qu'on lui rende son enfant ! Et elle aura raison, car ces questions-là ne se résolvent pas par la machine du monde ou la dialectique.
En excluant toutes les autres réponses, on maintient un scandale. Le scandale des scandales. Les chrétiens le renforcent, dans la mesure où ils affirment qu'il n'y a du mal que s'il y a du bien, dans la mesure où ils proclament non seulement que Dieu est bon, mais que le monde, ce monde-ci où le mal apparaît, répond à une intention de Dieu qui a dit de ce monde : « J'ai vu que cela était bon ». Les saints ont accepté le risque de ce blasphème.
Mais ils ont toujours en même temps maintenu ces deux vérités.
— La quantité de mal est telle qu'il n'y a pas de réponse humaine uniquement notionnelle, abstraite, intellectuelle, à la question : « Pourquoi, pourquoi, Seigneur ? »
— C'est alors d'autant plus grave de soutenir que Dieu a voulu ce monde, ce monde-ci dans lequel existent toutes ces horreurs. Dieu a voulu ce monde. Et c'est pourquoi la réponse ne relève ni du pouvoir de la dialectique, ni des princes de l'esprit, ni de la science, ni du raisonnement.
Dans ses Derniers Entretiens, Thérèse de Lisieux est allée jusqu'au bout de l'inévitable dialogue de l'homme avec sa liberté et sa souffrance : « Bientôt viendra le jour. C'est alors qu'Il dira : "Maintenant mon tour. Tu m'as donné sur la terre le seul asile auquel tout cœur humain ne veut pas renoncer, c'est-à-dire toi-même, et maintenant je te donne pour demeure ma substance éternelle, c'est-à-dire : Moi-même. Voilà ta maison pour l'éternité" ».
Optimistes et pessimistes
On tombe régulièrement, même avec bonté, dans le piège de classer les gens en catégories, dans le besoin d'établir des différences entre personnes, de laisser jouer des préférences et de signifier ainsi certaines lignes de démarcation. Il faudrait se rappeler constamment ce que dit Pascal : « Vus de l'infini, tous les finis sont égaux ». Était-ce ce qui avait motivé le pseudonyme d'Hubert Beuve-Méry lorsqu'il signait ses éditoriaux dans le journal Le Monde par le titre de Sirius ? Je ne sais. J'aurais dû le lui demander dans nos amicales conversations. En tout cas je suis sûr que la principale ligne de démarcation ne passe pas sur terre entre croyants et incroyants, mais plutôt entre ceux qui, ayant le courage d'avoir peur, acceptent comme Abraham et saint Pierre, de témoigner de l'espérance, contre toute espérance et refusent d'en rester aux critiques et aux soupçons. Il ne s'agit pas d'être optimiste ou pessimiste, mais de ne pas se mettre en dehors de l'espoir d'une part, et de l'angoisse de l'autre, pour dire que c'est l'espoir qui a raison. Car c'est de l'intérieur même du fait d'espérer en face du mal que l'angoisse n'a pas le dernier mot. On n'a pas d'autre façon de le dire. Et cette façon existe puisqu'il y a des hommes qui espèrent. On ne peut prouver que la confiance et l'espérance ont raison autrement qu'en espérant soi-même. Mais il n'y a de réponse acceptable que pour celui qui n'attend pas la réponse pour espérer.
Quelques semaines avant sa mort, Thérèse de Lisieux porte le fer au rouge en confiant : « Cette parole de Job : "Quand bien même Dieu me tuerait, j'espérerais encore en Lui", m'a ravie dès mon enfance. Mais j'ai été longtemps avant de m'établir à ce degré de confiance et d'abandon. Maintenant, j'y suis ; le Bon Dieu m'y a mise, il m'a prise dans ses bras et m'a posée là ».
Au même moment, du vivant de Thérèse de Lisieux, Mikhaïl Alexandrovitch Bakounine, théoricien de l'athéisme révolutionnaire, ne s'est pas trompé dans son livre Dieu et l'État : « Le christianisme est la religion par excellence, parce qu'il expose et manifeste, dans sa plénitude, la nature, la propre essence de tout système religieux, qui est l'appauvrissement, l'asservissement et l'anéantissement de l'humanité au profit de la divinité ».
En face du mal et de tout risque de blasphème qu'il peut entraîner, je n'ai pas d'autre réponse que de reprendre l'aveu de Job. La foi qu'on imagine être la vraie foi est celle qui tient tant que le fardeau n'est pas trop lourd. Mais cette foi, admirable, apparemment parfaite, ne fait pas le poids en face de l'épreuve totale. Il y a un moment où même cette attitude authentique, édifiante, exaspérante peut-être, est en danger d'éclater si elle ne se transforme pas radicalement.
Que peut-on dire de plus, au nom de la foi elle-même, que ce que Job exprime ? Pouvait-il y avoir attitude plus parfaite : « Dieu a donné, Dieu a retiré. Que le nom du Seigneur soit béni ». « Il n'a pas son pareil sur terre ». Et pourtant nous constatons que même cette confiance, cette foi apparemment parfaite ne suffisent pas et ne tiennent que jusqu'à un certain point seulement.
« Ils n'ont pas connu le vrai malheur », mais : « Qu'ils en soient préservés… » C'est la prière, c'est la supplique de tout homme pour son frère, de tout père pour son fils, de tous ceux qui sont revenus de quelque enfer que ce soit : « Qu'ils en soient préservés… »
Et voici que nous sommes ici affrontés à nouveau au visage du Christ. Au moment même où l'on tremble de ne pas tenir, au moment même où l'on espère de toutes ses forces être dispensé des ruines et du malheur, on découvre dans la bouche même du Christ à l'égard de ses apôtres la demande, la même demande qui ouvrait l'histoire de Job.
Au dernier moment, avant l'arrestation et le Calvaire, une dernière fois le Christ répète à ses apôtres qu'ils ne seront pas dispensés du risque de faire naufrage devant la profondeur du mal : « Simon, Simon, voici que Satan va vous cribler comme le froment... » Mais Simon-Pierre ne veut pas encore imaginer que sa foi puisse trahir.
C'est le parallèle exact de Job. C'est la même, l'éternelle histoire, la nôtre qui recommence.
Ici ne venez pas, vous, amis de Job, nous présenter une foi améliorée, une foi devenue si subtile, raffinée ou adulte qu'elle soit dispensée de soutenir le choc du mal. Sous les prétextes d'ouverture à l'incroyance, d'écoute du monde, d'adaptation, on nous présente trop souvent une foi effectivement devenue si discrète et subtile qu'elle ne connaît plus le risque de faire naufrage, car elle a déjà fait naufrage avant même d'être criblée.
Il y a ici un sophisme terrible, c'est-à-dire un faux-semblant de vérité, justement parce qu'on frôle la vérité. Sous prétexte de ne pas se couper des incroyants, au nom d'un idéal de fraternité, pour arranger les choses, et avec toutes les justifications apparentes de la théologie, certains osent le prétendre : la foi véritable serait ce qui reste de la foi au moment où on l'aurait perdue parce qu'à ce moment-là, elle serait enfin purifiée de toutes ses illusions, de sa naïveté et de ses mythes. La déroute de la foi serait comme un progrès qui aurait l'avantage supplémentaire de communier à l'incrédulité moderne, donc d'être plus évangélique... Et pour aller jusqu'au bout des exigences de cette purification, il ne faudrait plus accorder trop d'importance, il ne faudrait pas prendre avec trop de sérieux ces affirmations sur le réalisme de la Résurrection, la Présence eucharistique, sur le péché, le jugement, l'au-delà, voire sur la divinité du Christ, car elles ne seraient que d'illusoires consolations.
À confondre la perte de la foi avec l'épreuve de la foi, on tombe dans une erreur tragique. On a trop facilement parlé d'athéisme purificateur. C'est l'affrontement avec le mal au risque de défaillir qui est purificateur. Ce n'est pas l'athéisme. C'est la foi exposée qui est victorieuse, mais la foi exposée au choc de l'iniquité, non pas la foi qui s'aligne sur l'incroyance.
Ne serait-ce pas à Thérèse de Lisieux que pensait Bernanos lorsqu'il écrivait : « J'ai vu mourir un saint, moi qui vous parle, et ce n'est pas ce qu'on imagine. Il faut tenir ferme là-devant : on sent craquer l'armure de l'âme ».

Bernard Bro, op, in Aime et tu sauras tout