jeudi 30 juin 2022

En tremblant... Père François Potez, La grave allégresse

 

C'était la veille de mon ordination. Je rentrais de ma retraite et je trouve dans mon casier une énorme pile de courrier. Des tas d'amis qui voulaient me dire leur affection et m'assurer de leur prière. Désireux de demeurer dans le recueillement et dans le silence intérieur jusqu'au lendemain, je laisse tout cela avec l'intention de ne l'ouvrir qu'après le jour J. Une enveloppe toutefois attire mon attention : l'écriture m'est familière et très aimée. C'est une religieuse, une des nombreuses mères qui ont profondément marqué ma vie. Celle-là, je décide de l'ouvrir.

Dedans, une carte avec une phrase, une seule : « François, soyez dans une grave allégresse ».

Cette phrase est devenue pour moi comme une maxime, une devise. Elle domine et oriente tout mon sacerdoce. Toute ma vie.

La juxtaposition de ces deux mots est étonnante, mais tellement significative. Cette grave allégresse est comme une joie particulière, au sommet de toutes les autres formes de joie — tellement plus grande et plus profonde, celle-là, que toute autre forme de joie.

Il y a l'optimisme ou la gaîté, mais c'est une affaire de tempérament. Il y a la joie sensible, émotion passagère qui salue quelque chose qui nous fait plaisir, qui nous fait du bien. Il y a encore la joie partagée, celle que l'on éprouve à donner, à se donner, à pardonner : c'est évidemment beaucoup plus grand et plus fort, mais encore difficilement compatible avec la souffrance ou la tristesse.

Et puis, il y a cette joie spirituelle, joie chrétienne par excellence 1 — cette joie surnaturelle, au sens où elle vient d'En Haut 2. Elle est comme une vertu, une véritable structure de l'âme. Elle caractérise vraiment le chrétien en tant que tel. Saint Paul en fait d'ailleurs un devoir 3. Et je pense que ce devoir est encore plus grave pour nous qui sommes prêtres.

Je trouve que l'expression « grave allégresse » dit admirablement cette joie.

C'est vraiment une allégresse. L'allégresse qui chante la victoire de la résurrection, la victoire de l'amour sur la haine, de la vie sur la mort, de la vérité sur le mensonge. Cette allégresse est entretenue par la foi et l'espérance théologales 4. C'est l'allégresse de Marie, déjà, lors de la Visitation : « Mon esprit exulte en mon Dieu ».

Cher Benoît, oublie cette allégresse, et les difficultés de la vie te feront rapidement retomber dans le découragement, dans l'angoisse d'une vie qui n'a plus de sens, puisqu'elle est dominée par la mort — angoisse et découragement qui n'auront plus rien de chrétien. Peut-être même connaîtras-tu le désespoir, comme beaucoup de nos contemporains. Pour échapper à l'angoisse et au désespoir, beaucoup se noient dans des plaisirs sensibles et faciles : on boit pour oublier qu'on a soif... Mais plus on boit, et plus on a soif, sans connaître l'origine de cette soif ! C'est un cercle infernal. En te disant cela, je pense à des prêtres qui souffrent terriblement de solitude et d'ennui. Qui allument le soir la télé pour tuer le temps. Ou qui s'en vont flâner sur YouTube... Quel malheur et quelle souffrance !

Cette allégresse est grave aussi parce qu'elle n'oublie jamais le poids du péché et de ses conséquences. Elle n'oublie jamais le poids de la souffrance du monde. Elle n'oublie pas que Jésus est mort avant de ressusciter. Et cette histoire est grave. Elle pèse son poids ! Cette gravité est entretenue par la charité, qui nous inspire de nous unir aux souffrances du Christ 5. Oublie cette gravité, et ton allégresse deviendra rapidement simple exubérance. Elle ne sera plus chrétienne. C’est d’ailleurs une grande tentation, très actuelle chez beaucoup de chrétiens, ou dans de nombreuses communautés : on chante la louange, mais on voudrait exclure la croix. Alors, on commence à planer. « Si nous ne confessons pas Jésus Christ, disait le pape François au lendemain de son élection sur le siège de Pierre, nous deviendrons une ONG humanitaire, mais non l’Église ».

Cette joie-là, cette grave allégresse, est donc compatible avec la souffrance, et même avec la tristesse et les larmes. Elle traverse les plus grandes épreuves et surmonte les difficultés avec une force qui soulève les montagnes. Puissante et légère, elle est un vrai repos de l’âme et lui donne une grande stabilité.

J’ose aller plus loin, même si c’est en tremblant : c’est du fond de l’abîme de la détresse que monte le cantique de cette joie-là. Sur la croix, Jésus descend jusqu’aux tréfonds de l’abîme, jusqu’à ressentir l’abandon de son Père, mais il vit aussi déjà de la joie de sa vie donnée pour nous sauver, de sa vie offerte pour que nous vivions de sa vie. N’y a-t-il pas, tout au bout du cri de douleur que Jésus exprime de tout son être, « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? », la révélation d’un chant de victoire et de joie ? Il faut lire et prier jusqu’au bout le psaume 21, jusqu’aux derniers versets : « À vous, toujours, la vie et la joie ! »

J’en suis intimement persuadé, et de plus en plus : Marie n’a jamais chanté plus parfaitement son Magnificat qu’au pied de la croix. Elle aussi vit la souffrance, à des profondeurs qu’aucun être humain ne pourra jamais sonder. Mais elle vit déjà la joie de la victoire de la vie. « Dans les douleurs et la torture d’un enfantement », ne vit-elle pas déjà la joie de la vie recouvrée par le Bon Larron réconcilié ? Oui, vraiment, la joie de Marie, c’est la grave allégresse.

Tu vois, Benoît, je crois que l’on attend du prêtre qu’il soit particulièrement témoin de ce mystère. Encore une fois, je le dis en tremblant. Mais profondément convaincu.

Père François Potez, in La grave allégresse

 

 

1. Je voudrais renvoyer ici à un livre magnifique, Le Prodigieux mystère de la joie, du père Matthieu DAUCHEZ (Artège, 2014). Au service des enfants des rues à Manille depuis une quinzaine d'années, il s'interroge sur la joie extraordinaire, dont il est tous les jours le témoin émerveillé, chez ces enfants qui vivent pourtant dans une misère indicible.

2. « Comme le Père m'a aimé, moi aussi je vous ai aimés. Demeurez dans mon amour. Si vous gardez mes commandements, vous demeurerez dans mon amour, comme moi, j'ai gardé les commandements de mon Père, et je demeure dans son amour. Je vous ai dit cela pour que ma joie soit en vous, et que votre joie soit parfaite » (Jean 15, 9-11).

3. « Soyez toujours dans la joie, priez sans relâche, rendez grâce en toute circonstance : c'est la volonté de Dieu à votre égard dans le Christ Jésus » (1 Thessaloniciens 5, 16-18).

4. « La foi est une façon de posséder ce que l'on espère, un moyen de connaître des réalités qu'on ne voit pas » (Hébreux 11, 1).

5. « Maintenant je trouve la joie dans les souffrances que je supporte pour vous ; ce qui reste à souffrir des épreuves du Christ dans ma propre chair, je l'accomplis pour son corps qui est l'Église » (Colossiens 1, 24).