Pourquoi ce
malaise dans le monde chrétien à l'heure actuelle, dont je m'étonne qu'il
n'inquiète pas davantage les croyants ? Sont-ils les seuls à ne pas sentir
qu'il s'est produit dans leur monde, qu'il s'est produit dans leur univers, puisque
c'est tout un univers qui s'en trouve affecté, comme un changement de lumière ?
On n'a pas éteint, car on n'a pas renoncé à voir, mais on a installé un autre
système d'éclairage, sous lequel plus rien n'est tout à fait ce qu'il était
avant. Il est des éclairages qui tuent les valeurs, ainsi qu'il est des tons de
voix décourageants qui affadissent le plus beau langage des poètes. Nous en
sommes là, j'ai le regret de le constater, avec le christianisme moderne.
Je parlais de
ces éclairages qui tuent les valeurs ; c'est une image de peintres. Si
nous devenions boursiers, nous écririons que les mêmes valeurs sont lourdes,
sinon qu'elles sont tombées. Je ne veux pas dire qu'en réalité le christianisme
soit en baisse, mais les valeurs qu'il jette sur le marché sont dépréciées ;
et le fait est d'autant plus inadmissible que ces valeurs ne sont pas
proprement humaines – j'entends qu'elles ne sont pas naturellement humaines,
qu'elles sont puisées en Dieu, dans la nature même de Dieu, qu'elles sont, en
un mot, surnaturelles. Or, on passe devant les valeurs chrétiennes sans même
avoir envie de retirer son chapeau, comme si elles n'avaient rien d'extraordinaire,
comme si elles étaient dépouillées de tout prestige et de toute majesté, comme
si l'on était de plain-pied avec elles. La Divinité incarnée, on est de sa
famille. Dieu, « de sa race nous sommes ». Les valeurs chrétiennes ?
Ces déesses, après tout, sont nos tantes. Il n'y a plus de fossé
infranchissable entre les valeurs chrétiennes et les valeurs naturelles. Oui,
notre christianisme est admirable, c'est d'accord, on lui fait un petit salut
de la main à l'occasion, ou pas de salut du tout, et l'on n'a point le
sentiment de commettre une impertinence excessive.
— Attention que
je n'ai en vue, pour le moment, que les croyants, car c'est de leur attitude à
eux qu'il s'agit, non de celle des incroyants, qui est tout autre. Les
incroyants ne sont même pas forcés de tenir compte des valeurs chrétiennes ;
celles-ci peuvent très bien leur échapper, surtout aujourd'hui où l'on fait
tout ce qui est humainement possible pour leur prouver qu'il n'y a pas de
différence notable entre l'ordre présumé de Dieu et l'ordre contrôlé des
professeurs, des ingénieurs et des médecins.
L'incroyant
cependant n'a pas absolument confiance en la sincérité des chrétiens quand ils
minimisent leurs trésors. Quelque chose de plus profond que l'assurance des
catholiques modernes lui fait appréhender une vérité : il doit y avoir
dans les valeurs chrétiennes un élément spécial, inconnu, inassimilable et
peut-être dangereux. Les catholiques modernes ont beau lui déballer leur marchandise
et lui expliquer qu'elle est à la portée de toutes les bourses, l'incroyant
fronce le sourcil, hoche la tête et, bien que ça ne l'engage à rien, comme on
s'évertue si débonnairement à l'en persuader, l'incroyant poursuit son chemin,
il se méfie, il n'achète pas.
Mais qu'est-il
donc arrivé ? Le christianisme de notre époque a fait mille sacrifices
pour plaire à la nature, et voilà que la nature le boude. On nous objectera
qu'avec un catholicisme désurnaturé (je
ne dis tout de même pas désurnaturalisé, car on ne désurnaturalise
vraiment pas le christianisme qui conserve les sacrements, mais je dis
catholicisme désurnaturé comme les pharmaciens disent alcool dénaturé) vous
pouvez atteindre les masses. Or nul n'ignore que tel est le grand souci de notre
époque : aller aux masses, parler aux masses, éduquer les masses,
convaincre les masses, soulever les masses, utiliser les masses, etc. Il faut
donc s'adresser à la peau, aux tripes. La philosophie thomiste, comme
l'Évangile, se contentait de s'adresser aux sens, au cœur. Mais notre éclairage
veut que les sens ne soient pas encore distincts, que le cœur ne soit pas
encore isolé du reste du ventre. Le christianisme moderne prend tellement au
sérieux les découvertes de la psychophysiologie qu'il ne voudrait pas se
singulariser en respectant les acquisitions de l'antique sagesse. On consent
bien à l'humanisme, pourvu que l'homme ne soit pas plus détachable de
l'animalité primitive que son cœur – d'où montent depuis toujours des pensées
si étranges – ne l'est de la tripaille.
Loin de moi
l'intention de condamner chez les chrétiens ces généreuses préoccupations du
sort matériel des hommes, qui ne seront jamais trop hardies, et ce désir qu'ont
les meilleurs d'entre eux de réformer la société suivant les préceptes du
Christ. Il y a une large part de vérité dans l'inclination du christianisme
contemporain vers les besoins les plus humbles d'une humanité que les sept
péchés capitaux retiennent dans un indéracinable esclavage. Que l'on ait saisi
qu'il fallait nourrir les bouches des affamés avant même de faire entendre
raison aux cœurs, et qu'il s'agissait d'appliquer la justice avant même d'en
appeler à la charité (qui cependant est la seule qui comprenne toute la justice
et soit à même de la prévoir jusque dans sa surabondance,
car : « si votre justice n'abonde pas plus que celle des
scribes et des pharisiens, vous n'entrerez pas dans le royaume des cieux ») ;
que les chrétiens aient enfin pensé à mettre un peu la terre sous l'influence
de ce royaume des cieux, et à ne pas rejeter comme par un fait exprès toute la
lettre de l'Évangile, ce n'est évidemment point cela qui désurnaturalisera le
christianisme. Ce qui le désurnature, en revanche, c'est de l'incarner par des
moyens humains ; c'est d'oublier que l'Incarnation est l'œuvre du
Saint-Esprit et non point l'ouvrage de l'homme, cet homme fût-il le plus juste
et le plus digne, fût-il au milieu des temps le sublime charpentier Joseph. —
Ce qui est déposé en votre sein, Marie, n'est point ouvrage d'homme... Et
l'incarnation qu'on veut nous faire, dans de trop bonnes intentions, est avant
tout ouvrage d'homme, ouvrage d'honnête homme, ouvrage de brave homme ;
ouvrage de créature limitée, bénie sans doute, mais pas du tout œuvre
personnelle de Dieu. La créature humaine, Adam, c'était déjà merveilleusement
beau. Et, du côté de l'animalité, c'était déjà suffisamment magnifique ;
et du côté de la grâce, sous le spiraculum vitae originel, avant
le péché, c'était déjà indescriptiblement ravissant. Mais enfin il y a ici plus
que Salomon, vers lequel s'en venait, transpercée de désirs, la reine du Midi.
Il y a ici plus que toutes les beautés de la création. Il y a ici Jésus-Christ,
Fils de Dieu, Verbe fait chair et Dieu fait homme. Il y a ici la seconde œuvre
de Dieu, où Dieu ne met pas que la trace de son Esprit, où Dieu ne met pas que
la forme de son idée et l'empreinte de son pouce, où, comme écrivait saint Jean
de la Croix,
Mille grâces
répandant
Il a passé en hâte par ces forêts
et tour à tour les regardant
par Son seul visage
les a revêtues de Sa beauté...
mais où Dieu
s'engage lui-même tout entier, avec sa Nature à lui. Car, le surnaturel, ce
n'est pas moins que cela. Dieu n'est pas qu'intéressé au surnaturel : Il
est fixé dedans. Il est crucifié dedans. Et la contemplation du Verbe reste
libre dedans. Et le Fils de l'homme y meurt, au cœur du surnaturel, et Il y est
enseveli, et Il y descend aux enfers, et Il y ressuscite, et Il y est glorifié.
Mais tous ces
miracles se voient-ils ? Non, car ce qui est divin n'est pas préhensible
aux sens et ne se découvre pas au regard naturel. Et, entre le saint chrétien,
qui le plus souvent ne dispose pas de la palette des mystiques musulmans ou des
swami hindous pour dépeindre l'état surnaturel de son âme, et le bon type qui trouve dans le meilleur de
sa nature finie des ressources morales remarquables, on ne surprend pas, à l'œil
nu, cette différence vertigineuse que la métaphysique catholique a le front de
proclamer. Ceci est vrai. La bonté naturelle, qui est première œuvre de Dieu,
n'est pas absolument différente de la bonté du saint, mû par tout le ciel de la
charité. Mais l'acte de bonté du second diffère dans sa substance même de
l'acte analogue du premier et, branché sur Dieu pour ainsi dire, extrait du cœur
de Dieu, il se trouve, sans y être de soi pour rien, avoir une valeur infinie.
Or cette valeur
infinie des actes chrétiens tend à disparaître dans la présentation que l'on
nous en offre à l'heure actuelle. Les chrétiens ne sont pas moins bons
aujourd'hui qu'hier ; il peut y en avoir un plus grand nombre qui soient
bons. Et dans un sens on n'a jamais autant voulu, chez les catholiques, être chrétiens. On s'agite énormément pour
témoigner au nom du Christ, on est toujours prêt à manifester sa foi, on a le
sentiment qu'on porte Dieu partout, on n'aspire qu'à rayonner. — On déclare même, ingénument, qu'on rayonne. — Mais en réalité les valeurs dont on est si fier ont
perdu leur éclat profond. Les valeurs chrétiennes, à force de s'extérioriser
dans l'humain, de viser à devenir quotidiennes et familières, ces valeurs, au
lieu de rapprocher Dieu de l'homme, sembleraient l'en éloigner. Ou bien le Dieu
que l'on véhicule à si peu de frais n'est plus tout à fait Dieu. C'est cela que
je voulais dire. C'est ce danger que je me permets de dénoncer.
Dieu n'est pas
Dieu aussi facilement que les chrétiens modernes le croient. Il n'est que de se
pencher sur les gouffres des âmes en état de purification, des âmes qui
acceptent Dieu tel qu'Il est, pour s'en convaincre. Dieu ne parvient pas à être
Dieu dans la nature humaine, que le péché a bouleversée, sans reconstruire un
monde nouveau sur les ruines de l'ancien, – encore, je ne l'ignore pas, que les
matériaux de l'un doivent resservir à l'édification de l'autre. Une âme
surnaturalisée serait donc une âme à travers laquelle Dieu se retrouve Dieu.
C'est le jeu même de l'expérience spirituelle. Ô mystère de cette reconnaissance ! Ô privilège de
l'âme qui se laisse entièrement pénétrer par la grâce, livre à Dieu toutes les
voies, en elle, de communication, tous les réduits secrets, tous les placards,
toutes les arrière-pensées, tous les arrière-désirs ! Mais il faut une vie
de saint pour atteindre à ce Consummatum est ! à la vérité. C'est d'après le Christ et les saints que l'on
peut juger des valeurs chrétiennes. Sans la sainteté du Christ et la sainteté
de son Corps mystique, il y aurait d'autres valeurs louables, il n'y aurait pas
de valeurs intrinsèquement chrétiennes.
Le monde
catholique ne rêve que d'un Dieu à promener dehors. Il est excité par l'action,
qu'il appelait hier les œuvres. Sans
doute lui faut-il réagir contre plusieurs siècles de dévotion privée et de tant
de négligence à l'égard de ce Corps mystique qui doit perpétuer le Corps du
Seigneur. Le chrétien, depuis la Révolution française et surtout depuis le
début de notre siècle, a ouvert les yeux. Longtemps il les avait tenus
soigneusement fermés, craignant de perdre son cœur dans de troublantes inquiétudes
et des divertissements périlleux. Il avait abusé de cette réclusion qui, le
coupant du reste de l'humanité, lui faisait prendre pour diabolique toute
participation spontanée à la vie naturelle. Non point qu'il évitât mieux le péché,
car la nature humaine déviée depuis l'Éden sécrète elle-même, jusque dans
l'enceinte la mieux préservée, tous les accessoires dont l'homme a besoin pour
commettre le mal et offenser Dieu. Il est trop facile aux psychologues de nous
le rappeler et de nous prouver que jamais les énergies refoulées ne se tiennent
complètement pour battues. Au vrai, le catholicisme avait grand besoin de
sortir et de se retremper à l'air de la nature. Ce n'est pas le retour à la
nature qu'il faut blâmer dans notre catholicisme moderne ; ce dont je
l'accuserais, c'est d'avoir profité de cette libération pour se vider de toute
une part de sa substance.
Quelle est cette
part ? Il est difficile de le déterminer sans se montrer injuste. Mais il
n'est pas douteux que ce soit du côté du divin que se cache la lézarde. On a
tellement voulu humaniser Dieu que l'on a faussé le sens de l'humanité du
Christ. On a tellement voulu, par le Christ, réduire Dieu à l'homme, qu'il ne
reste plus de Dieu, à la fin, qu'un homme comme nous — en mieux. La sainte humanité
du Christ, cette absolue fidélité au Père, on nous l'a métamorphosée en une
bonne, en une brave humanité comme la nôtre. Partant d'en bas, partant de nous,
homme, nous avons refait Dieu à notre ressemblance, avec ce coup de pouce
idéaliste qui est la marque du mauvais artiste chrétien. Naguère, c'était
l'homme, dans la sainteté, qui tirait sa forme de l'Esprit de Dieu ;
aujourd'hui, c'est Dieu qui tirera la sienne de l'esprit humain. On branchait
l'homme sur Dieu ; on branchera Dieu sur l'homme.
Et voilà
pourquoi les chrétiens ne pensent plus qu'à ajouter à Dieu. Ils s'appuient volontiers
sur une parole inouïe de saint Paul, exprimant qu'il veut être à Dieu une
humanité de surcroît, ou de complément.
Mais il ne s'agit là que d'une humanité
qui prolonge, en quelque sorte, à l'intérieur du Corps mystique, l'humanité de
Jésus-Christ. Ce n'est pas seulement cela qu'ils conçoivent. Ils croient avoir
comme l'intuition que l'on peut ajouter à Dieu, que l'on enrichit Dieu avec les
trésors du monde, que l'idée de Dieu est une abstraction qu'il faut meubler. « Ce
que le Christ ajoute à Dieu », a dit l'un des leurs, et l'on voit la
suite. Aussi est-on transporté d'enthousiasme quand on s'aperçoit qu'il faut se
distraire de Dieu pour mieux le louer et le servir. On est concret avant tout, ce qui dans la sainteté ferait la plus belle
vertu, mais on est concret
théoriquement, on intellectualise le concret
et le mot, trop en vedette, finit par se substituer à la chose. Le concret, pour de jeunes hommes
facilement actifs et que caractérise une grande paresse d'esprit, le concret, c'est l'évasion de cet unique
nécessaire qui ne suffisait peut-être pas à Marthe non plus, s'agitant à la
cuisine avant que Jésus la convertît à la stabilité de l'église. On fuit Dieu à
travers les biens secondaires et l'on cherche sa religion dans un accidentel
qui avait été jadis trop méprisé, sans doute, qui avait trop vulgairement passé
pour du profane, mais qui, s'il peut et doit en effet se relier à Dieu, n'est pas
essentiel au culte. Nous voyons des âmes sacerdotales pleines de mérite
s'évertuer à rajeunir la messe, où il est clair que les chrétiens s'ennuient et
où ils s'ennuieront de plus en plus s'ils cherchent l'évasion de l'âme dans un concret qui ne sera jamais trop extériorisé.
Elles ajoutent à Dieu tout ce qu'elles peuvent, ne demandant qu'à faire entrer
dans le temple refroidi le cinéma, le phonographe, la conférence, les lectures
explicatives et tout ce qu'on peut se permettre d'emprunter au dehors pour
rendre plus vivant, hélas ! le dedans. C'est ici que je m'aperçois que le
christianisme est très malade : il recourt à la médiocrité du monde pour
ajouter à Dieu. Naguère, nous avions déjà les plaisirs du bruit, la chanteuse
et le violoniste, les mauvaises musiques d'opéra : c'était la part de
l'art ; aujourd'hui, nous avons la science et le commentaire, durant la
messe, des saints mystères qui ont lieu sous nos yeux. Explications, effusions
sentimentales et crécelles intellectuelles : que de richesses humaines
dont Dieu manquait ! Nous sauvons Dieu du silence, nous lui expliquons
bêtement tout ce qu'il fait. Et le chrétien se relève de son prie-Dieu, la messe
finie, avec de l'agacement et de la déception. Dieu, il était permis de croire
que c'était plus que cela.
Eh bien, on veut
que Dieu, pour nous être présent, ne soit pas plus que cela. On entend qu'Il
s'incarne à hauteur d'homme, ce qui est légitime, ce qui est historique, ce qui
est providentiel ; mais on tient à ce que cette humanité qu'Il a prise
pour nous racheter n'ait pas d'autre ambition que de nous réfléchir. Jadis, on
avait conscience d'être Ses bourreaux. Aujourd'hui, on est Ses camarades. Le
Christ est un chef – on a la hantise du chef, mais un chef avec qui l'on est en
confiance (la foi), un chef qui vous relève
le moral quand il est bas (l'espérance), un chef qui vous apprend les
devoirs de l'amour en tant de leçons (la charité). Ceci encore ne doit pas être
condamné, mais la transcendance de Dieu, dont le cœur du chrétien est affamé
tout comme son intelligence en est éprise, la transcendance de Dieu n'a plus
grand'chose à voir, pour tout dire, en cette religion si étroitement humaine.
Tout dans la
religion d'aujourd'hui penche à l'immanentisme – et je sais bien que le Dieu de
l'Incarnation ne se présente à nous que sous des espèces assimilables ;
mais, quand la transcendance vient à tomber, à quoi donc se réduit l'immanence ?
Il est très beau d'aimer Dieu, mais encore faut-il s'assurer que ce Dieu soit
Dieu. Pour Le rendre acceptable, j'ai peur que l'on ait tendance à Le
dédiviniser. Illusion ? peut-être, mais je ne sais pourquoi toute
exposition du christianisme moderne, jusque dans ses prétentions
révolutionnaires, m'inspire cette défiance. Plus on ajoute à Dieu, et plus je
sens qu'on Le limite ; plus on Le
nomme, et plus je Le vois qui s'efface, un doigt sur les lèvres ; plus on
le dit régnant, et plus je Le vois qui meurt. Plus on Le rend condescendant, et
plus je constate qu'Il est terrible. Plus on Le veut humain, et plus je
m'aperçois qu'Il ne saurait l'être de cette humanité-là.
Quand un jeune
curé, souffrant de la déchristianisation de son peuple, introduit dans sa messe
à l'offertoire, pour la rendre plus sensible aux cœurs des mamans, des papas,
comme ils disent, et de leurs chers enfants, des accessoires de ménage, la
soupière et la brosse à habit, le fer à repasser et tout ce dont nous sommes obligés
de nous servir à la maison, pour les faire participer au sacrifice de l'Agneau,
et que ces témoins de notre intéressante vie quotidienne sont conviés à
l'église pour rappeler à la mère de famille qu'ici elle est encore chez elle,
de même que le râteau, la bêche, la scie, l'établi, la varlope et, demain, la
lampe à souder, la clé anglaise, l'écrou et le bouchon de radiateur, par leur
présence devant l'autel, désennuieront des mystères de la liturgie
l'infatigable travailleur – et pourquoi pas le cheval de bois pour l'enfant,
l'ours en peluche, l'avion mécanique et le baby en carton ? – je ne
demande pas mieux que de comprendre, mais l'initiative, pour généreuse qu'elle
soit, me laisse rêveur. Non que je trouve le moins du monde sacrilège
l'introduction des outils et des ustensiles de ménage dans le temple de Dieu
comme symboles de l'humble vie des gens, ou que rien me semble fait pour rester
exclu de la prière des mortels, certes ; mais, enfin, pourquoi retenir
l'imagination dans ces choses fabriquées dont il n'est pas si mauvais de
s'abstraire à l'église, où l'âme a surtout besoin de quiétude et de vacuité ?
Je sais bien que tout peut avoir sa place à l'église, à condition de ne s'y
faire pas remarquer plus qu'il ne convient. Les béquilles accrochées au mur en
ex-voto, dans la pénombre, ont leur grâce, mais elles nous embarrasseraient
beaucoup entassées sur les marches de l'autel au moment où le prêtre les gravit
pour dire sa messe. La vérité est que nous nous efforçons d'ajouter à la
simplicité de Dieu dans l'espoir de rendre Dieu plus attrayant en Le décorant
de nos préoccupations individuelles. Nous sommes déjà trop enclins à alourdir
l'esprit avec la matière. Ce n'est pas en allant à Dieu qu'il faut s'encombrer.
Ce n'est qu'en revenant de Dieu que l'on trouve la casserole et le rabot
spiritualisés. Ici la poésie divine commence. L'erreur, en effet, est de penser
que les choses de la terre qui contribuent à notre existence sont hors de Dieu,
alors qu'elles sont déjà bel et bien en Lui, dans la mesure où elles nous
servent à vivre. Il était admirable d'apporter l'offrande toutes sortes de présents
destinés aux indigents, les fruits de la terre ou des pièces de métal, en les
faisant passer par Dieu pour les bénir. Mais c'était spontané, il n'y avait rien
là de didactique et, comme toujours, à notre époque, de voulu et de sentimental. C'est en Dieu qu'il faut que le chrétien
s'habitue à chercher les grandes raisons d'émotion et non dans les seules
difficultés de la vie ingrate qu'il doit subir. S'il en est autrement, l'art,
avec ses évasions fallacieuses, aura bien plus de succès que la religion. « Par
la pureté on va à Dieu », prophétisait Rimbaud dans un instant de
singulière lucidité. Et la pureté est faite pour tous, aussi bien pour les
petits que pour ceux qui ont l'air grands. Or il n'y a pas de pureté sans
mystère. Le jour où d'exécrables adaptations modernes de l’Évangile, comme il
en circule maintenant, à l'usage des paroisses populaires, se verront
substituées aux traductions dans lesquelles nous avons appris Dieu jusqu'en ces
derniers temps, le jour où à ces étonnantes images, qui ont la grandeur humaine
de l'antiquité et où l'humanisme trouvait sa couronne, on préférera les
platitudes que des âmes bien intentionnées nous donnent pour des équivalences,
il y aura peut-être moins d'obscurités dans les paroles du Christ pour
l'entendement des ouvriers des villes, mais aussi combien moins de lumière !
Nous revenons à
notre changement d'éclairage, à cette pseudo-humanisation du divin qui éteint
les lampes d'en haut pour n'allumer que celles d'en bas. Si la méthode
s'accentue encore, elle finira par supprimer de l'Incarnation CE qui est incarné.
Chrétiens, pour
récupérer notre place dans le monde, une place que les impies ont déclarée
vacante, il faut de toute urgence que Dieu soit redivinisé. Tout est là. Ce
n'est pas en rendant le Saint-Esprit comparable aux esprits des mortels que
l'on touchera le peuple jusqu'au fond de l'âme — et Dieu sait si les chrétiens
modernes ont raison de penser que le peuple pour son bonheur a besoin d'être
évangélisé ! — mais en faisant valoir combien le christianisme est
différent de tout ce qui n'est pas lui, à quel point il est surnaturel et
comment, s'il ressemble par quelque côté aux autres doctrines, il les devance
d'un infini.
Stanislas Fumet,
in Défense de Dieu
Février 1944