jeudi 6 avril 2023

En trahissant... Paul Claudel, Le baiser de Judas

 

Pourquoi Judas, par l’ordre sans doute des Princes des prêtres, marchait-t-il à la tête de cette cohorte qu’ils avaient envoyée pour se saisir de Jésus ? Antecedebat, nous dit saint Luc. Et saint Jean : Judas autem cum accepisset cohortem, il en avais le commandement, c’est lui qui la conduisait.

Mauriac dit qu’il était là pour reconnaître Jésus, et pour le désigner aux exécuteurs. Et il en a conclu que la personne du Sauveur n’avait rien de remarquable, qu’il était facile de Le confondre avec les disciples, barbus sans doute comme lui, qui l’entouraient.

Je ne me range pas à cette opinion. Je ne puis croire qu’il n’y eût dans la personne du Fils de Dieu quelque chose de particulier et de saisissant, qui permît aussitôt de dire : « C’est Lui ! » De plus, il ne manquait pas à Jérusalem, où ces jours dernier Il s’était manifesté aux foules avec éclat, de gens capables de l’identifier. Le saint Suaire de Turin nous a livré la photographie du Sauveur. Ce visage extraordinaire, cette stature au-dessus de la moyenne, caractérisaient une personnalité qui ne pouvait facilement se dissimuler ou se confondre.

Mais alors pourquoi Judas et pourquoi ces paroles que saint Matthieu met dans sa bouche : Quemcumque osculatus fuero, ipse est : tenete eum, saisissez-vous de Lui ?

Je crois que l’idée à demi consciente des Pharisiens était qu’il y eût non seulement livraison du Christ, mais livraison authentifiée par quelqu’un qui eût qualité et pouvoir à cet effet, un apôtre, quelqu’un qui eût reçu du Christ Lui-même autorité pour dire : C’est Lui, ne cherchez pas ailleurs. Un autre apôtre, Pierre, a déclaré, autrefois : Tu es le Christ. Et Judas à son tour dit Ipse est. C’est Lui. Il est bien le Christ. Il est à vous. Mettez la main sur Lui. Ne Le laissez pas échapper.

Car, il ne faut pas l’oublier, antérieurement il était arrivé au Christ d’échapper de la manière la plus surprenante. À Nazareth, il avait passé au milieu de ses ennemis qui voulaient le précipiter. Jésus transiens per medium illorum ibat (Luc 4,30). Tout récemment encore au milieu des Pharisiens exaspérés, ç’avait été la même évasion incompréhensible.

Il fallait donc quelqu’un qui fût au courant, qui eût qualité pour mettre la main sur Lui, pour Le tenir, pour Le stabiliser, pour l’empêcher de passer, pour L’obliger à l’identification. Quelqu’un pour proposer à sa bouche une autre bouche, cette bouche apostolique que Lui-même avait consacrée. Ave Rabbi, dit Judas. Il Le confesse, il Le désigne, il en prend possession par l’haleine, il aspire le Verbe et c’est de ce souffle même qu’il vient de Lui prendre qu’il se sert pour dire : c’est Lui.

Ainsi, une dernière fois dans un contact d’une horreur indicible, la bouche du renégat, lèvres à lèvres, s’est appliquée à celle de son Dieu ! Il Lui apporte la fermeture volontaire de son être, le refus définitif. L’apôtre témoigne de sa source et à la fois il en prend congé pour jamais, ils s’en décolle, c’est fini ! Maintenant, dit-il, prenez-Le, et faites ce que vous voudrez.

Qu’il me baise d’un baiser de sa bouche ! dit le Cantique des Cantiques.

Paul Claudel, in Un Poète regarde la Croix

vendredi 27 janvier 2023

En pensant... Simone Weil, Le contact de l'âme avec la pureté


Il ne dépend pas de nous de croire en Dieu, mais seulement de ne pas accorder notre amour à de faux dieux. Premièrement, ne pas croire que l'avenir soit le lieu du bien capable de combler. L'avenir est fait de la même substance que le présent. On sait bien que ce qu'on a en fait de bien, richesse, pouvoir, considération, connaissances, amour de ceux qu'on aime, prospérité de ceux qu'on aime, et ainsi de suite, ne suffit pas à satisfaire. Mais on croit que le jour où on en aura un peu plus on sera satisfait. On le croit parce qu'on se ment à soi-même. Car si on y pense vraiment quelques instants, on sait que c'est faux. Ou encore, si on souffre du fait de la maladie, de la misère ou du malheur, on croit que le jour où cette souffrance cessera, on sera satisfait. Là encore, on sait que c'est faux ; que dès qu'on s'est habitué à la cessation de la souffrance, on veut autre chose. Deuxièmement, ne pas confondre le besoin avec le bien. Il y a quantité de choses dont on croit avoir besoin pour vivre. Souvent c’est faux, car on survivrait à leur perte. Mais même si c’est vrai, si leur perte peut faire mourir ou du moins détruire l’énergie vitale, elles ne sont pas pour cela des biens. Car personne n’est satisfait de vivre purement et simplement. On veut toujours autre chose. On veut vivre pour quelque chose. Il suffit de ne pas se mentir pour savoir qu'il n'y a rien ici-bas pour quoi on puisse vivre. Il suffit de se représenter tous ses désirs satisfaits. Au bout de quelque temps, on serait insatisfait. On voudrait autre chose, et on serait malheureux de ne pas savoir quoi vouloir. Il dépend de chacun de garder l'attention fixée sur cette vérité. Par exemple les révolutionnaires, s'ils ne se mentaient pas, sauraient que l'accomplissement de la révolution les rendrait malheureux, parce qu'ils y perdraient leur raison de vivre. De même pour tous les désirs. La vie telle qu'elle est faite aux hommes n'est supportable que par le mensonge. Ceux qui refusent le mensonge et préfèrent savoir que la vie est intolérable, sans pourtant se révolter contre le sort, finissent par recevoir du dehors, d'un lieu situé hors du temps, quelque chose qui permet d'accepter la vie telle qu'elle est. Tout le monde sent le mal, en a horreur et voudrait s'en délivrer. Le mal n'est ni la souffrance ni le péché, c'est l'un et l'autre à la fois, quelque chose de commun à l'un et à l'autre ; car ils sont liés, le péché fait souffrir et la souffrance rend mauvais, et ce mélange indissoluble de souffrance et de péché est le mal où nous sommes malgré nous et où nous avons horreur de nous trouver.

Le mal qui est en nous, nous en transportons une partie sur les objets de notre attention et de notre désir. Et ils nous le renvoient comme si ce mal venait d'eux. C'est pour cela que nous prenons en haine et en dégoût les lieux dans lesquels nous nous trouvons submergés par le mal. Il nous semble que ces lieux mêmes nous emprisonnent dans le mal. C'est ainsi que les malades prennent en haine leur chambre et leur entourage, même si cet entourage est fait d'êtres aimés ; que les ouvriers prennent parfois en haine leur usine ; et ainsi de suite. Mais si par l'attention et le désir nous transportons une partie de notre mal sur une chose parfaitement pure, elle ne peut pas en être souillée, elle reste pure, elle ne nous renvoie pas ce mal ; ainsi nous en sommes délivrés.

Nous sommes des êtres finis ; le mal qui est en nous est aussi fini ; ainsi, au cas où la vie humaine durerait assez longtemps, nous serions tout à fait sûrs par ce moyen de finir par être un jour, dans ce monde même, délivrés de tout mal. Les paroles qui composent le Pater sont parfaitement pures. Si on récite le Pater sans aucune autre intention que de porter sur ces paroles mêmes la plénitude de l'attention dont on est capable, on est tout à fait sûr d'être délivré par ce moyen d'une partie, si petite soit-elle, du mal qu'on porte en soi. De même si on regarde le Saint-Sacrement sans aucune autre pensée sinon que le Christ est là ; et ainsi de suite.

Il n'y a pas de pur ici-bas que les objets et les textes sacrés, la beauté de la nature si on la regarde pour elle-même, et non pas pour y loger ses rêveries et, à un degré moindre, les êtres humains en qui Dieu habite, et les œuvres d'art issues d'une inspiration divine. Ce qui est parfaitement pur ne peut pas être autre chose que Dieu présent ici-bas. Si c'était autre chose que Dieu, cela ne serait pas pur. Si Dieu n'était pas présent, nous ne pourrions jamais être sauvés. Dans l'âme où s'est produit un tel contact avec la pureté, toute l'horreur du mal qu'elle porte en soi se change en amour pour la pureté divine. C'est ainsi que Marie-Madeleine et le bon larron ont été des privilégiés de l'amour.

Le seul obstacle à cette transmutation de l'horreur en amour, c'est l'amour-propre qui rend pénible l'opération par laquelle on porte sa souillure au contact de la pureté. On ne peut en triompher que si on a une espèce d'indifférence à l'égard de sa propre souillure, si on est capable d'être heureux, sans retour sur soi-même, à la pensée qu'il existe quelque chose de pur. Le contact avec la pureté produit une transformation dans le mal. Le mélange indissoluble de la souffrance et du péché ne peut être dissocié que par lui. Par ce contact, peu à peu la souffrance cesse d'être mélangée de péché; d'autre part le péché se transforme en simple souffrance. Cette opération surnaturelle est ce qu'on nomme le repentir. Le mal qu’on porte en soi est alors comme éclairé par de la joie.

Il a suffi qu’un être parfaitement pur se trouve présent sur terre pour qu’Il ait été l’agneau divin qui enlève le péché du monde, et pour que la plus grande partie possible du mal diffus autour de Lui se soit concentrée sur Lui sous forme de souffrance.  

Il a laissé comme souvenir de Lui des choses parfaitement pures, c est-a-dire où Il se trouve présent ; car autrement leur pureté s'épuiserait à force d'être au contact du mal. Mais on n'est pas continuellement dans les églises, et il est particulièrement désirable que cette opération surnaturelle du transport du mal hors de soi puisse s'accomplir dans les lieux de la vie quotidienne et particulièrement sur les lieux du travail. Cela n'est possible que par un symbolisme permettant de lire les vérités divines dans les circonstances de la vie quotidienne et du travail comme on lit dans les lettres des phrases écrites qui les expriment. Il faut pour cela que les symboles ne soient pas arbitraires, mais qu'ils se trouvent écrits, par l'effet d'une disposition providentielle, dans la nature même des choses. Les paraboles de l'Évangile donnent l'exemple de ce symbolisme. En fait, il y a analogie entre les rapports mécaniques qui constituent l'ordre du monde sensible et les vérités divines. La pesanteur qui gouverne entièrement sur terre les mouvements de la matière est l'image de l'attachement charnel qui gouverne les tendances de notre âme. La seule puissance capable de vaincre la pesanteur est l'énergie solaire. C'est cette énergie descendue sur terre dans les plantes et reçue par elles qui leur permet de pousser verticalement de bas en haut. Par l’acte de manger, elle pénètre dans les animaux et en nous ; elle seule nous permet de nous tenir debout et de soulever des fardeaux. Toutes les sources d’énergie mécanique, cours d'eau, houille, et très probablement pétrole, viennent d'elle également ; c'est le soleil qui fait tourner nos moteurs, qui soulève nos avions, comme c'est lui aussi qui soulève les oiseaux. Cette énergie solaire, nous ne pouvons pas aller la chercher, nous pouvons seulement la recevoir. C'est elle qui descend. Elle entre dans les plantes, elle est avec la graine ensevelie sous terre, dans les ténèbres, et c'est là qu'elle a la plénitude de la fécondité et suscite le mouvement de bas en  haut qui fait jaillir le blé ou l'arbre. Même dans un arbre mort, dans une poutre, c'est elle encore qui maintient la ligne verticale ; avec elle nous bâtissons nos demeures. Elle est l'image de la grâce, qui descend s'ensevelir dans les ténèbres de nos âmes mauvaises et y constitue la seule source d'énergie qui fasse contrepoids à la pesanteur morale, à la tendance au mal. Le travail du cultivateur ne consiste pas à aller chercher l'énergie solaire, ni même à la capter, mais à tout aménager de manière que les plantes capables de la capter et de nous la transmettre la reçoivent dans les meilleures conditions possibles. L'effort qu'il fournit dans ce travail ne vient pas de lui, mais de l'énergie qu'a mise en lui la nourriture, c'est-à-dire cette même énergie solaire enfermée dans les plantes et la chair des animaux nourris de plantes. De même que de disposer notre âme à recevoir la grâce, et l'énergie nécessaire à cet effort nous est fournie par la grâce. Un cultivateur est perpétuellement comme un acteur qui jouerait un rôle dans un drame sacré représentant les rapports de Dieu et de la création. Ce n'est pas seulement la source de l'énergie solaire qui est inaccessible à l'homme, mais aussi le pouvoir qui transforme cette énergie en nourriture. La science moderne regarde la substance végétale qu'on nomme chlorophylle comme étant le siège de ce pouvoir ; l'antiquité disait sève au lieu de chlorophylle, ce qui revient au même. Comme le soleil est image de Dieu, de même la sève végétale qui capte l'énergie solaire, qui fait monter les plantes et les arbres tout droit contre la pesanteur, qui s'offre à nous pour être broyée et détruite en nous et entretenir notre vie, cette sève est une image du Fils, du Médiateur. Tout le travail du cultivateur consiste à saisir cette image. Il faut qu'une telle poésie entoure le travail des champs d'une lumière d'éternité. Autrement, il est d'une monotonie qui conduirait facilement à l'abrutissement, au désespoir ou à la recherche des satisfactions les plus grossières ; car le manque de finalité qui est le malheur de toute condition humaine s'y montre trop visiblement. L'homme s'épuise au travail pour manger, il mange pour avoir la force de travailler, et après un an de peine tout est exactement comme au point de départ. Il travaille en cercle. La monotonie n'est supportable à l'homme que par un éclairage divin. Mais par cette raison même une vie monotone est bien plus favorable au salut.


Simone Weil, in Pensées sans ordre concernant l'amour de Dieu

dimanche 1 janvier 2023

En homéliant... Monseigneur Charles, Marie Theotokos


Huit jours après Noël, le nouveau calendrier propose très justement aux chrétiens une fête spéciale pour vénérer celle qui nous a donné Jésus. Profitons-en pour nous demander le rôle qu'elle a joué dans l'élaboration de ce chef-d'œuvre de l'humanité qu'est le Cœur de Jésus. Certes, le Saint-Esprit en est le premier responsable, comme le manifeste le caractère surhumain de ce cœur humain ; mais cela n'empêche pas qu'en cette maternité la mère n'ait communiqué à son enfant ce qu'elle avait de meilleur et qu'elle tenait elle-même de Dieu. On trouvera ici quelques-uns des traits communs à la mère et au Fils. On en pourrait donner beaucoup d'autres.

A-t-on remarqué comme Marie est curieuse de savoir, au meilleur sens du mot ? Elle ne s'en laisse pas conter facilement. Sa question à l'ange au jour de l'Annonciation le prouve : Comment cela pourra-t-il se faire ?

Cette curiosité, elle la transmet à Jésus. Bien que le Christ puisse tout connaître lorsque son intelligence humaine rejoint sa science divine, Il aime à interroger les hommes : Combien avez-vous de pains ? Depuis combien de temps es-tu là ? De quoi parlez-vous ? et surtout : Que dit-on de moi ? Procédé pédagogique sans doute, et même peut-être parfois procédé littéraire de la part des évangélistes, mais aussi disposition d'un cœur avide d'explorer les pensées et les sentiments des hommes dont Il est venu résoudre les problèmes.

Marie est audacieuse, c'est-à-dire qu'elle se jette dans l'action sans s'arrêter devant le danger. L'épisode où elle se compromet avec sa parenté et relance Jésus, sans doute pour l'arracher à l'hostilité provoquée par sa prédication, comportait un risque, celui de déplaire à son fils. Elle l'a accepté par amour pour lui et de ce fait a encouru sa réprimande. Ce cœur audacieux, le Christ l'a hérité de sa mère. Qu'on se souvienne de la façon dont Il n'hésite pas à se mettre à dos les Pharisiens, les vendeurs du Temple ! Rien ne l'arrête quand il s'agit de remplir sa mission.

Marie, si discrète aux heures de triomphe de son fils, le rejoint au pied de la Croix. Sa vaillance est exemplaire. Son fils tient d'elle. Non seulement, Il monte volontairement à Jérusalem, conscient des périls qui l'y attendent, mais à l'heure de son arrestation Il s'avance pour protéger ses apôtres et demande à ses adversaires : Qui cherchez-vous ? Sa question est dite sur un tel ton qu'ils en reculent épouvantés.

L'initiative que prend Marie aux noces de Cana est touchante. Elle n'attend pas que les époux s'inquiètent du manque de vin ; elle s'aperçoit avant eux du désagrément et  s'efforce d'y porter remède spontanément. Cette charité prévenante à l'égard des hommes est passée au cœur de Jésus. Il fait plusieurs de ses miracles sans que personne ne lui demande rien : la multiplication des pains parce qu'Il s'est aperçu le premier que ses auditeurs avaient faim : Naïm où Il rend un fils à sa mère ; Béthesda où Il guérit un paralysé qui avait perdu tout espoir.

En vraie fille d'Israël, Marie a la vocation religieuse de son peuple, elle pense selon les formules de l'Ancien Testament, et le Magnificat nous apporte bien l'écho de son espérance messianique. Elle a sans doute bercé l'enfant des textes inspirés, car le cœur de Jésus a d'abord le souci des brebis perdues de la maison d'Israël ; Il veut réaliser les prophéties ; et c'est très souvent qu'Il suggère à sa bouche les mots de la Bible.

Il est dit de Marie qu'elle gardait tous les souvenirs de la naissance et de l'enfance du Christ et les méditait sans cesse dans son cœur. Ce goût du recueillement et de la prière solitaire se retrouve dans le cœur du Christ. De son temps, on s'adressait à Dieu surtout avec des psaumes et au cours des cérémonies liturgiques. Il est bien remarquable que Jésus ajoute à ce mode de prière les heures silencieuses de la nuit dont sans doute sa mère lui avait appris à utiliser la paix pour se mettre plus consciemment en relation avec son père.

La Vierge a une expérience unique du Saint-Esprit. C'est par l'action de cette personne divine que l'enfant est conçu dans son sein. Tout naturellement, elle rejoindra les apôtres dans leur retraite d'attente du Saint-Esprit après l'Ascension et le recevra de nouveau avec eux au jour de la Pentecôte. Le même évangéliste Luc qui nous raconte ces choses sera aussi très attentif à signaler l'action de ce même Esprit sur le cœur humain de Jésus qui pense, parle, agit sous son impulsion, comme si l'Esprit était passé de Marie en Jésus pour y continuer son œuvre.

Mais c'est à l'heure suprême des décisions que le cœur de Jésus réagit comme le cœur de sa mère. Au cours de l'agonie à Gethsémani, le Christ en son cœur troublé trouve pour donner son assentiment à la Rédemption douloureuse le même mot que celui par lequel Marie avait donné son consentement à l'Incarnation : Fiat, qu'il soit fait... selon ta parole... Que ta volonté soit faite et non la mienne. Et c'est ce même mouvement du cœur qu'Il propose à tout homme qui veut prier avec lui, puisqu'Il en a inséré la formule dans le Notre Père.

Souvenons-nous, en découvrant les richesses du cœur de Jésus enfant, adolescent et adulte, qu'elles viennent de sa mère. Adorons les premières, admirons les secondes et en rendant grâce pour tant de beauté morale et spirituelle, disons : « Vierge bénie entre toutes les femmes, mère de Dieu entre toutes les mères, donne-nous ton fils... Donne-nous ton fils ! »

Monseigneur Charles, in Ephata

 

vendredi 9 décembre 2022

En éclairant, Stanislas Fumet, Rediviniser Dieu

 

Pourquoi ce malaise dans le monde chrétien à l'heure actuelle, dont je m'étonne qu'il n'inquiète pas davantage les croyants ? Sont-ils les seuls à ne pas sentir qu'il s'est produit dans leur monde, qu'il s'est produit dans leur univers, puisque c'est tout un univers qui s'en trouve affecté, comme un changement de lumière ? On n'a pas éteint, car on n'a pas renoncé à voir, mais on a installé un autre système d'éclairage, sous lequel plus rien n'est tout à fait ce qu'il était avant. Il est des éclairages qui tuent les valeurs, ainsi qu'il est des tons de voix décourageants qui affadissent le plus beau langage des poètes. Nous en sommes là, j'ai le regret de le constater, avec le christianisme moderne.

Je parlais de ces éclairages qui tuent les valeurs ; c'est une image de peintres. Si nous devenions boursiers, nous écririons que les mêmes valeurs sont lourdes, sinon qu'elles sont tombées. Je ne veux pas dire qu'en réalité le christianisme soit en baisse, mais les valeurs qu'il jette sur le marché sont dépréciées ; et le fait est d'autant plus inadmissible que ces valeurs ne sont pas proprement humaines – j'entends qu'elles ne sont pas naturellement humaines, qu'elles sont puisées en Dieu, dans la nature même de Dieu, qu'elles sont, en un mot, surnaturelles. Or, on passe devant les valeurs chrétiennes sans même avoir envie de retirer son chapeau, comme si elles n'avaient rien d'extraordinaire, comme si elles étaient dépouillées de tout prestige et de toute majesté, comme si l'on était de plain-pied avec elles. La Divinité incarnée, on est de sa famille. Dieu, « de sa race nous sommes ». Les valeurs chrétiennes ? Ces déesses, après tout, sont nos tantes. Il n'y a plus de fossé infranchissable entre les valeurs chrétiennes et les valeurs naturelles. Oui, notre christianisme est admirable, c'est d'accord, on lui fait un petit salut de la main à l'occasion, ou pas de salut du tout, et l'on n'a point le sentiment de commettre une impertinence excessive.

— Attention que je n'ai en vue, pour le moment, que les croyants, car c'est de leur attitude à eux qu'il s'agit, non de celle des incroyants, qui est tout autre. Les incroyants ne sont même pas forcés de tenir compte des valeurs chrétiennes ; celles-ci peuvent très bien leur échapper, surtout aujourd'hui où l'on fait tout ce qui est humainement possible pour leur prouver qu'il n'y a pas de différence notable entre l'ordre présumé de Dieu et l'ordre contrôlé des professeurs, des ingénieurs et des médecins.

L'incroyant cependant n'a pas absolument confiance en la sincérité des chrétiens quand ils minimisent leurs trésors. Quelque chose de plus profond que l'assurance des catholiques modernes lui fait appréhender une vérité : il doit y avoir dans les valeurs chrétiennes un élément spécial, inconnu, inassimilable et peut-être dangereux. Les catholiques modernes ont beau lui déballer leur marchandise et lui expliquer qu'elle est à la portée de toutes les bourses, l'incroyant fronce le sourcil, hoche la tête et, bien que ça ne l'engage à rien, comme on s'évertue si débonnairement à l'en persuader, l'incroyant poursuit son chemin, il se méfie, il n'achète pas.

Mais qu'est-il donc arrivé ? Le christianisme de notre époque a fait mille sacrifices pour plaire à la nature, et voilà que la nature le boude. On nous objectera qu'avec un catholicisme désurnaturé  (je ne dis tout de même pas désurnaturalisé, car on ne désurnaturalise vraiment pas le christianisme qui conserve les sacrements, mais je dis catholicisme désurnaturé comme les pharmaciens disent alcool dénaturé) vous pouvez atteindre les masses. Or nul n'ignore que tel est le grand souci de notre époque : aller aux masses, parler aux masses, éduquer les masses, convaincre les masses, soulever les masses, utiliser les masses, etc. Il faut donc s'adresser à la peau, aux tripes. La philosophie thomiste, comme l'Évangile, se contentait de s'adresser aux sens, au cœur. Mais notre éclairage veut que les sens ne soient pas encore distincts, que le cœur ne soit pas encore isolé du reste du ventre. Le christianisme moderne prend tellement au sérieux les découvertes de la psychophysiologie qu'il ne voudrait pas se singulariser en respectant les acquisitions de l'antique sagesse. On consent bien à l'humanisme, pourvu que l'homme ne soit pas plus détachable de l'animalité primitive que son cœur – d'où montent depuis toujours des pensées si étranges – ne l'est de la tripaille.

Loin de moi l'intention de condamner chez les chrétiens ces généreuses préoccupations du sort matériel des hommes, qui ne seront jamais trop hardies, et ce désir qu'ont les meilleurs d'entre eux de réformer la société suivant les préceptes du Christ. Il y a une large part de vérité dans l'inclination du christianisme contemporain vers les besoins les plus humbles d'une humanité que les sept péchés capitaux retiennent dans un indéracinable esclavage. Que l'on ait saisi qu'il fallait nourrir les bouches des affamés avant même de faire entendre raison aux cœurs, et qu'il s'agissait d'appliquer la justice avant même d'en appeler à la charité (qui cependant est la seule qui comprenne toute la justice et soit à même de la prévoir jusque dans sa surabondance, car : « si votre justice n'abonde pas plus que celle des scribes et des pharisiens, vous n'entrerez pas dans le royaume des cieux ») ; que les chrétiens aient enfin pensé à mettre un peu la terre sous l'influence de ce royaume des cieux, et à ne pas rejeter comme par un fait exprès toute la lettre de l'Évangile, ce n'est évidemment point cela qui désurnaturalisera le christianisme. Ce qui le désurnature, en revanche, c'est de l'incarner par des moyens humains ; c'est d'oublier que l'Incarnation est l'œuvre du Saint-Esprit et non point l'ouvrage de l'homme, cet homme fût-il le plus juste et le plus digne, fût-il au milieu des temps le sublime charpentier Joseph. — Ce qui est déposé en votre sein, Marie, n'est point ouvrage d'homme... Et l'incarnation qu'on veut nous faire, dans de trop bonnes intentions, est avant tout ouvrage d'homme, ouvrage d'honnête homme, ouvrage de brave homme ; ouvrage de créature limitée, bénie sans doute, mais pas du tout œuvre personnelle de Dieu. La créature humaine, Adam, c'était déjà merveilleusement beau. Et, du côté de l'animalité, c'était déjà suffisamment magnifique ; et du côté de la grâce, sous le spiraculum vitae originel, avant le péché, c'était déjà indescriptiblement ravissant. Mais enfin il y a ici plus que Salomon, vers lequel s'en venait, transpercée de désirs, la reine du Midi. Il y a ici plus que toutes les beautés de la création. Il y a ici Jésus-Christ, Fils de Dieu, Verbe fait chair et Dieu fait homme. Il y a ici la seconde œuvre de Dieu, où Dieu ne met pas que la trace de son Esprit, où Dieu ne met pas que la forme de son idée et l'empreinte de son pouce, où, comme écrivait saint Jean de la Croix,

Mille grâces répandant
Il a passé en hâte par ces forêts
et tour à tour les regardant
par Son seul visage
les a revêtues de Sa beauté...

mais où Dieu s'engage lui-même tout entier, avec sa Nature à lui. Car, le surnaturel, ce n'est pas moins que cela. Dieu n'est pas qu'intéressé au surnaturel : Il est fixé dedans. Il est crucifié dedans. Et la contemplation du Verbe reste libre dedans. Et le Fils de l'homme y meurt, au cœur du surnaturel, et Il y est enseveli, et Il y descend aux enfers, et Il y ressuscite, et Il y est glorifié.

Mais tous ces miracles se voient-ils ? Non, car ce qui est divin n'est pas préhensible aux sens et ne se découvre pas au regard naturel. Et, entre le saint chrétien, qui le plus souvent ne dispose pas de la palette des mystiques musulmans ou des swami hindous pour dépeindre l'état surnaturel de son âme, et le bon type qui trouve dans le meilleur de sa nature finie des ressources morales remarquables, on ne surprend pas, à l'œil nu, cette différence vertigineuse que la métaphysique catholique a le front de proclamer. Ceci est vrai. La bonté naturelle, qui est première œuvre de Dieu, n'est pas absolument différente de la bonté du saint, mû par tout le ciel de la charité. Mais l'acte de bonté du second diffère dans sa substance même de l'acte analogue du premier et, branché sur Dieu pour ainsi dire, extrait du cœur de Dieu, il se trouve, sans y être de soi pour rien, avoir une valeur infinie.

Or cette valeur infinie des actes chrétiens tend à disparaître dans la présentation que l'on nous en offre à l'heure actuelle. Les chrétiens ne sont pas moins bons aujourd'hui qu'hier ; il peut y en avoir un plus grand nombre qui soient bons. Et dans un sens on n'a jamais autant voulu, chez les catholiques, être chrétiens. On s'agite énormément pour témoigner au nom du Christ, on est toujours prêt à manifester sa foi, on a le sentiment qu'on porte Dieu partout, on n'aspire qu'à rayonner. — On déclare même, ingénument, qu'on rayonne. — Mais en réalité les valeurs dont on est si fier ont perdu leur éclat profond. Les valeurs chrétiennes, à force de s'extérioriser dans l'humain, de viser à devenir quotidiennes et familières, ces valeurs, au lieu de rapprocher Dieu de l'homme, sembleraient l'en éloigner. Ou bien le Dieu que l'on véhicule à si peu de frais n'est plus tout à fait Dieu. C'est cela que je voulais dire. C'est ce danger que je me permets de dénoncer.

Dieu n'est pas Dieu aussi facilement que les chrétiens modernes le croient. Il n'est que de se pencher sur les gouffres des âmes en état de purification, des âmes qui acceptent Dieu tel qu'Il est, pour s'en convaincre. Dieu ne parvient pas à être Dieu dans la nature humaine, que le péché a bouleversée, sans reconstruire un monde nouveau sur les ruines de l'ancien, – encore, je ne l'ignore pas, que les matériaux de l'un doivent resservir à l'édification de l'autre. Une âme surnaturalisée serait donc une âme à travers laquelle Dieu se retrouve Dieu. C'est le jeu même de l'expérience spirituelle. Ô mystère de cette reconnaissance ! Ô privilège de l'âme qui se laisse entièrement pénétrer par la grâce, livre à Dieu toutes les voies, en elle, de communication, tous les réduits secrets, tous les placards, toutes les arrière-pensées, tous les arrière-désirs ! Mais il faut une vie de saint pour atteindre à ce Consummatum est ! à la vérité. C'est d'après le Christ et les saints que l'on peut juger des valeurs chrétiennes. Sans la sainteté du Christ et la sainteté de son Corps mystique, il y aurait d'autres valeurs louables, il n'y aurait pas de valeurs intrinsèquement chrétiennes.

Le monde catholique ne rêve que d'un Dieu à promener dehors. Il est excité par l'action, qu'il appelait hier les œuvres. Sans doute lui faut-il réagir contre plusieurs siècles de dévotion privée et de tant de négligence à l'égard de ce Corps mystique qui doit perpétuer le Corps du Seigneur. Le chrétien, depuis la Révolution française et surtout depuis le début de notre siècle, a ouvert les yeux. Longtemps il les avait tenus soigneusement fermés, craignant de perdre son cœur dans de troublantes inquiétudes et des divertissements périlleux. Il avait abusé de cette réclusion qui, le coupant du reste de l'humanité, lui faisait prendre pour diabolique toute participation spontanée à la vie naturelle. Non point qu'il évitât mieux le péché, car la nature humaine déviée depuis l'Éden sécrète elle-même, jusque dans l'enceinte la mieux préservée, tous les accessoires dont l'homme a besoin pour commettre le mal et offenser Dieu. Il est trop facile aux psychologues de nous le rappeler et de nous prouver que jamais les énergies refoulées ne se tiennent complètement pour battues. Au vrai, le catholicisme avait grand besoin de sortir et de se retremper à l'air de la nature. Ce n'est pas le retour à la nature qu'il faut blâmer dans notre catholicisme moderne ; ce dont je l'accuserais, c'est d'avoir profité de cette libération pour se vider de toute une part de sa substance.

Quelle est cette part ? Il est difficile de le déterminer sans se montrer injuste. Mais il n'est pas douteux que ce soit du côté du divin que se cache la lézarde. On a tellement voulu humaniser Dieu que l'on a faussé le sens de l'humanité du Christ. On a tellement voulu, par le Christ, réduire Dieu à l'homme, qu'il ne reste plus de Dieu, à la fin, qu'un homme comme nous — en mieux. La sainte humanité du Christ, cette absolue fidélité au Père, on nous l'a métamorphosée en une bonne, en une brave humanité comme la nôtre. Partant d'en bas, partant de nous, homme, nous avons refait Dieu à notre ressemblance, avec ce coup de pouce idéaliste qui est la marque du mauvais artiste chrétien. Naguère, c'était l'homme, dans la sainteté, qui tirait sa forme de l'Esprit de Dieu ; aujourd'hui, c'est Dieu qui tirera la sienne de l'esprit humain. On branchait l'homme sur Dieu ; on branchera Dieu sur l'homme.

Et voilà pourquoi les chrétiens ne pensent plus qu'à ajouter à Dieu. Ils s'appuient volontiers sur une parole inouïe de saint Paul, exprimant qu'il veut être à Dieu une humanité de surcroît, ou de complément. Mais il ne s'agit là que d'une humanité qui prolonge, en quelque sorte, à l'intérieur du Corps mystique, l'humanité de Jésus-Christ. Ce n'est pas seulement cela qu'ils conçoivent. Ils croient avoir comme l'intuition que l'on peut ajouter à Dieu, que l'on enrichit Dieu avec les trésors du monde, que l'idée de Dieu est une abstraction qu'il faut meubler. « Ce que le Christ ajoute à Dieu », a dit l'un des leurs, et l'on voit la suite. Aussi est-on transporté d'enthousiasme quand on s'aperçoit qu'il faut se distraire de Dieu pour mieux le louer et le servir. On est concret avant tout, ce qui dans la sainteté ferait la plus belle vertu, mais on est concret théoriquement, on intellectualise le concret et le mot, trop en vedette, finit par se substituer à la chose. Le concret, pour de jeunes hommes facilement actifs et que caractérise une grande paresse d'esprit, le concret, c'est l'évasion de cet unique nécessaire qui ne suffisait peut-être pas à Marthe non plus, s'agitant à la cuisine avant que Jésus la convertît à la stabilité de l'église. On fuit Dieu à travers les biens secondaires et l'on cherche sa religion dans un accidentel qui avait été jadis trop méprisé, sans doute, qui avait trop vulgairement passé pour du profane, mais qui, s'il peut et doit en effet se relier à Dieu, n'est pas essentiel au culte. Nous voyons des âmes sacerdotales pleines de mérite s'évertuer à rajeunir la messe, où il est clair que les chrétiens s'ennuient et où ils s'ennuieront de plus en plus s'ils cherchent l'évasion de l'âme dans un concret qui ne sera jamais trop extériorisé. Elles ajoutent à Dieu tout ce qu'elles peuvent, ne demandant qu'à faire entrer dans le temple refroidi le cinéma, le phonographe, la conférence, les lectures explicatives et tout ce qu'on peut se permettre d'emprunter au dehors pour rendre plus vivant, hélas ! le dedans. C'est ici que je m'aperçois que le christianisme est très malade : il recourt à la médiocrité du monde pour ajouter à Dieu. Naguère, nous avions déjà les plaisirs du bruit, la chanteuse et le violoniste, les mauvaises musiques d'opéra : c'était la part de l'art ; aujourd'hui, nous avons la science et le commentaire, durant la messe, des saints mystères qui ont lieu sous nos yeux. Explications, effusions sentimentales et crécelles intellectuelles : que de richesses humaines dont Dieu manquait ! Nous sauvons Dieu du silence, nous lui expliquons bêtement tout ce qu'il fait. Et le chrétien se relève de son prie-Dieu, la messe finie, avec de l'agacement et de la déception. Dieu, il était permis de croire que c'était plus que cela.

Eh bien, on veut que Dieu, pour nous être présent, ne soit pas plus que cela. On entend qu'Il s'incarne à hauteur d'homme, ce qui est légitime, ce qui est historique, ce qui est providentiel ; mais on tient à ce que cette humanité qu'Il a prise pour nous racheter n'ait pas d'autre ambition que de nous réfléchir. Jadis, on avait conscience d'être Ses bourreaux. Aujourd'hui, on est Ses camarades. Le Christ est un chef – on a la hantise du chef, mais un chef avec qui l'on est en confiance (la foi), un chef qui vous relève le moral quand il est bas (l'espérance), un chef qui vous apprend les devoirs de l'amour en tant de leçons (la charité). Ceci encore ne doit pas être condamné, mais la transcendance de Dieu, dont le cœur du chrétien est affamé tout comme son intelligence en est éprise, la transcendance de Dieu n'a plus grand'chose à voir, pour tout dire, en cette religion si étroitement humaine.

Tout dans la religion d'aujourd'hui penche à l'immanentisme – et je sais bien que le Dieu de l'Incarnation ne se présente à nous que sous des espèces assimilables ; mais, quand la transcendance vient à tomber, à quoi donc se réduit l'immanence ? Il est très beau d'aimer Dieu, mais encore faut-il s'assurer que ce Dieu soit Dieu. Pour Le rendre acceptable, j'ai peur que l'on ait tendance à Le dédiviniser. Illusion ? peut-être, mais je ne sais pourquoi toute exposition du christianisme moderne, jusque dans ses prétentions révolutionnaires, m'inspire cette défiance. Plus on ajoute à Dieu, et plus je sens qu'on Le limite ; plus on Le nomme, et plus je Le vois qui s'efface, un doigt sur les lèvres ; plus on le dit régnant, et plus je Le vois qui meurt. Plus on Le rend condescendant, et plus je constate qu'Il est terrible. Plus on Le veut humain, et plus je m'aperçois qu'Il ne saurait l'être de cette humanité-là.

Quand un jeune curé, souffrant de la déchristianisation de son peuple, introduit dans sa messe à l'offertoire, pour la rendre plus sensible aux cœurs des mamans, des papas, comme ils disent, et de leurs chers enfants, des accessoires de ménage, la soupière et la brosse à habit, le fer à repasser et tout ce dont nous sommes obligés de nous servir à la maison, pour les faire participer au sacrifice de l'Agneau, et que ces témoins de notre intéressante vie quotidienne sont conviés à l'église pour rappeler à la mère de famille qu'ici elle est encore chez elle, de même que le râteau, la bêche, la scie, l'établi, la varlope et, demain, la lampe à souder, la clé anglaise, l'écrou et le bouchon de radiateur, par leur présence devant l'autel, désennuieront des mystères de la liturgie l'infatigable travailleur – et pourquoi pas le cheval de bois pour l'enfant, l'ours en peluche, l'avion mécanique et le baby en carton ? – je ne demande pas mieux que de comprendre, mais l'initiative, pour généreuse qu'elle soit, me laisse rêveur. Non que je trouve le moins du monde sacrilège l'introduction des outils et des ustensiles de ménage dans le temple de Dieu comme symboles de l'humble vie des gens, ou que rien me semble fait pour rester exclu de la prière des mortels, certes ; mais, enfin, pourquoi retenir l'imagination dans ces choses fabriquées dont il n'est pas si mauvais de s'abstraire à l'église, où l'âme a surtout besoin de quiétude et de vacuité ? Je sais bien que tout peut avoir sa place à l'église, à condition de ne s'y faire pas remarquer plus qu'il ne convient. Les béquilles accrochées au mur en ex-voto, dans la pénombre, ont leur grâce, mais elles nous embarrasseraient beaucoup entassées sur les marches de l'autel au moment où le prêtre les gravit pour dire sa messe. La vérité est que nous nous efforçons d'ajouter à la simplicité de Dieu dans l'espoir de rendre Dieu plus attrayant en Le décorant de nos préoccupations individuelles. Nous sommes déjà trop enclins à alourdir l'esprit avec la matière. Ce n'est pas en allant à Dieu qu'il faut s'encombrer. Ce n'est qu'en revenant de Dieu que l'on trouve la casserole et le rabot spiritualisés. Ici la poésie divine commence. L'erreur, en effet, est de penser que les choses de la terre qui contribuent à notre existence sont hors de Dieu, alors qu'elles sont déjà bel et bien en Lui, dans la mesure où elles nous servent à vivre. Il était admirable d'apporter l'offrande toutes sortes de présents destinés aux indigents, les fruits de la terre ou des pièces de métal, en les faisant passer par Dieu pour les bénir. Mais c'était spontané, il n'y avait rien là de didactique et, comme toujours, à notre époque, de voulu et de sentimental. C'est en Dieu qu'il faut que le chrétien s'habitue à chercher les grandes raisons d'émotion et non dans les seules difficultés de la vie ingrate qu'il doit subir. S'il en est autrement, l'art, avec ses évasions fallacieuses, aura bien plus de succès que la religion. « Par la pureté on va à Dieu », prophétisait Rimbaud dans un instant de singulière lucidité. Et la pureté est faite pour tous, aussi bien pour les petits que pour ceux qui ont l'air grands. Or il n'y a pas de pureté sans mystère. Le jour où d'exécrables adaptations modernes de l’Évangile, comme il en circule maintenant, à l'usage des paroisses populaires, se verront substituées aux traductions dans lesquelles nous avons appris Dieu jusqu'en ces derniers temps, le jour où à ces étonnantes images, qui ont la grandeur humaine de l'antiquité et où l'humanisme trouvait sa couronne, on préférera les platitudes que des âmes bien intentionnées nous donnent pour des équivalences, il y aura peut-être moins d'obscurités dans les paroles du Christ pour l'entendement des ouvriers des villes, mais aussi combien moins de lumière !

Nous revenons à notre changement d'éclairage, à cette pseudo-humanisation du divin qui éteint les lampes d'en haut pour n'allumer que celles d'en bas. Si la méthode s'accentue encore, elle finira par supprimer de l'Incarnation CE qui est incarné.

Chrétiens, pour récupérer notre place dans le monde, une place que les impies ont déclarée vacante, il faut de toute urgence que Dieu soit redivinisé. Tout est là. Ce n'est pas en rendant le Saint-Esprit comparable aux esprits des mortels que l'on touchera le peuple jusqu'au fond de l'âme — et Dieu sait si les chrétiens modernes ont raison de penser que le peuple pour son bonheur a besoin d'être évangélisé ! — mais en faisant valoir combien le christianisme est différent de tout ce qui n'est pas lui, à quel point il est surnaturel et comment, s'il ressemble par quelque côté aux autres doctrines, il les devance d'un infini.

Stanislas Fumet, in Défense de Dieu

Février 1944