vendredi 10 novembre 2023

En préfaçant... Sylvain Tesson, Raspail, ou le crépuscule de la désolation

 


Lecteurs ! Vous allez embarquer sur un navire étrange, un bâtiment littéraire. Il a largué les amarres il y a cinquante ans, à moins que ce ne fussent cinquante siècles (mais les faire-part de naissance importent-ils, en littérature ?). C'est un vaisseau de légende. L'équipage ? Des hommes inaptes à la vie moderne. Son port d'attache ? La mélancolie ou la lucidité, ce qui revient au même. Sa destination ? Tout horizon perdu.

Vous vous apprêtez à voguer là-bas, au loin, si loin… vers des horizons dissous dans la lumière. Vous croiserez des ciels de pluie, des mers labourées, des steppes sans contours, des forêts harassées. Vous rencontrerez des spectres, errant dans les brumes. Le monde n'a plus besoin de ces hommes. Pour eux, finalement, c'est une chance. Chassés par leurs semblables, ils échappent au pire.

Dans chacun des six volumes de ce recueil, en Patagonie, au bord des toundras septentrionales, dans les confins du silence, la même atmosphère vous enveloppera. Le soleil y sera angoissant, les ciels crépusculaires, la pression étouffante. N'est-ce pas cela le style chez l'écrivain ? Non pas l'art d'enfiler de belles phrases en chapelet, mais la capacité à architecturer un univers propre, un climat, et à les déployer, jusqu'à l'obsession, de livre en livre. « Je fus un homme à idée fixe », avoue Antoine de Tounens, roi autoproclamé de la Patagonie. Que Jean Raspail le sache : lui aussi.

Raspail s'est étourdi de voyages avant d'écrire son premier roman. Il a regardé les nuages  transhumer au-dessus des forêts, les steppes australes, les chenaux et les océans blêmes. Il a vu les vieux peuples, les anciennes cultures tirer leur révérence. Son siècle, le vingtième, le pire de tous, fut celui du nettoyage par le vide. Les dieux s'en sont retirés. « Tout doit disparaître ! » semble avoir été le slogan du Progrès. Et de ce spectacle tragique, à force de scruter le brouillard au cas où s'y cacherait un vestige, Raspail a gardé un stigmate : deux très beaux yeux délavés, couleur bleu Baltique. Ils lui donnent le regard de ceux qui ont croisé les fantômes.

Mais attention ! Nulle part, trace de nostalgie. Une pratique distraite – hostile peut-être ? – des œuvres de Raspail a laissé croire à des lecteurs pressés que l'auteur s'opiniâtrait dans le regret. Il était le grincheux passéiste, l'homme du révolu, cramponné aux mondes disparus. Ne saisissant rien à la marche de son époque, il appelait au vain retour des temps. Devant l'effroyable désagrégation de toute chose sous la roue de l'Histoire, Jean Raspail, au contraire, a inventé un comportement incomparablement plus original que la nostalgie : il a choisi de veiller sur les ruines. De se faire leur serviteur. Il ne s'agit pas là de les réédifier, d'appeler à leur Restauration. Il s'agit de se tenir au chevet de l'agonie, comme une bonne fée penchée sur un mourant. Les Vieux-Russes et les animaux partagent cette attitude devant la mort. Les premiers ont inventé le personnage fort raspailien de la sistra miloserdnaia, à mi-chemin entre l'ange et l'aide-soignante. Les seconds, souvent, bravent le danger pour se tenir près du corps blessé de l'un des leurs. Ils le caressent, ils l'escortent, immobiles, vers le dernier soupir. Hubert Robert, après tout, faisait-il autre chose quand il peignait ses ruines ? Il ne se livrait pas à l'apologie de ce qu'elles n'étaient plus. Il nous conviait plutôt à saluer leur beauté, leur grandeur. Les ruines sont belles parce qu'elles continuent de rayonner, d'exhaler l'atmosphère de ce qu'elles furent. En général elles pourrissent, seules, oubliées. C'est là que Raspail intervient. Il envoie dans les décombres ses escouades de gardiens, sentinelles des royaumes de solitude, à l'affût d'un dernier écho.

D'où écrit-il? Où se situe la géographie de Raspail ? Quelque part dans un désert de Scythes, sur un rivage des Tartares, sous des falaises de marbre, dans un de ces non-lieux de la littérature où les hommes meurent mais le mystère demeure. Les géographes donnent le nom de « zones grises » à ces territoires qui constituent le décor des romans de l'auteur. Ce sont des étendues désolées. L'esprit rationnel tente vainement de s'assujettir leurs confins impalpables. Les tentacules du pouvoir central n'y parviennent plus. L'ordre n'y règne pas. Des conquérants essaient de les soumettre. Ils s'y font anéantir non par les forces d'une armée de résistance ni par l'hostilité de la nature, mais par quelque chose qui leur échappe, un rayonnement, une pulsation mantique. Les héros de Raspail ressemblent à des personnages de Graham Greene chevauchant dans la géographie de Buzzati. Comme le curé de La Puissance et la Gloire traquant son impossible rédemption, ils cherchent une issue où il n'y en a pas. Ils avancent mais les frontières reculent. Ils continuent mais l'horizon s'efface. La voie ferrée de Septentrion disparaît à mesure que le train avance ! Que le lecteur se rassure. Ils s'en moquent, les héros, de ce retrait de toute réalité ! «L'échec est encore plus grand et plus beau que la victoire », dira Antoine de Tounens pour se consoler de la faillite.

Parlons-en, du réel. Les héros de Raspail – et leur auteur avec eux – le tiennent en horreur. Qu'ils soient capitaine des hussards, pilote d'hélicoptère, pêcheur de Patagonie ou conducteur de train fantôme, ils ont contracté le dégoût pour le monde tel qu'il est. Sa lourdeur, sa vulgarité. Sa laideur érigée en horizon limite. Et surtout cette plaie de la modernité : l'impératif imposé aux hommes de se montrer efficaces, utiles, rentables. Pour échapper à ce cauchemar il n'y a pas tellement de choix.

Les uns se mettent en fuite. Ils emportent au profond d'eux-mêmes les débris d'un monde évanoui. Ils font les gestes liturgiques, prononcent les paroles mémorielles, revêtissent les habits consacrés. Ils jouent la farce, entretiennent l'illusion que tout n'est pas oublié. Ce sont des passagers du train qui bat la forêt vers le Septentrion alors que leur ville mère succombe aux forces du mal : le totalitarisme de l'uniformité.

Les autres survivent au bord du précipice. Ils n'en ont plus pour longtemps. Ils s'apprêtent à vaciller : on ne tient pas longtemps, en équilibre, sur les parapets du temps. La vie, effroyable sursis. La modernité va les broyer bientôt. Ils conservent dans le cœur l'éclat d'un astre mort Une lueur brille encore dans leurs yeux et il y a même une flamme, entretenue, à la proue de leur canot. Ce sont les Alakalufs, les errants de la Terre de Feu. Et qui se souvient d'eux ? Raspail.

Les troisièmes préfèrent inventer leur propre monde. Ils brandissent les armes de l'Imaginaire. Ils « rêvent les yeux ouverts ». Ils construisent leur sortie. Ils ne commettent pas cette faute : grandir pour se traîner jusqu'à la mort dans les habits de l'adulte. « Parfois je me demandais si j'étais jamais sorti de l'enfance », dit Antoine de Tounens, petit avoué de province qui se crut roi de la Patagonie et rencontra deux choses le sarcasme de ses compatriotes et l'indifférence de ceux qu'il pensait ses sujets. Au moins celui-là régna-t-il sur son rêve.

Les derniers, on les rencontrera par exemple dans La Miséricorde, ce roman inédit et « inachevé ». Dans ce livre qui clôt le recueil, le héros, prêtre coupable, compte sur la miséricorde, s'appuie sur l'Espérance. En bref, il se replie au ciel. Il se projette hors de sa province aussi triste qu'un décor de Mauriac et hors de sa faute encore plus noire qu'un cauchemar de Bernanos.

Monde perdu, monde halluciné, monde dont on se souvient, monde que l'on emporte, monde que l'on imagine, monde que l'on espère dans le panthéon raspailien, chaque personnage s'enfuit quelque part. On a les portes de secours que l'on peut. Aucun n'hésite à partir. « On ne peut rien contre ceux qui viennent. Sinon s'enfuir encore plus loin » apprend-on de l'un d'eux.

Et chacun dans sa fuite implore un peu de lumière, donnant au voyage le sens d'une quête. Au moins le héros raspailien réussit-il son ratage. « Ce qui ne peut se traduire en termes de mystique ne mérite pas d'être vécu », écrit Cioran dans ses Fluctuations de 1975. Chacun des personnages de Raspail a lu la phrase du vieux fou des Carpates.

mardi 31 octobre 2023

En testant… Louis XVI, Je suis prêt à paraître devant Lui

Au nom de la très Sainte Trinité, du Père, du fils et du Saint Esprit. Aujourd’hui vingt-cinquième de décembre mil sept cent quatre vingt douze. Moi, Louis, XVIe  du nom, Roi de France, étant depuis plus de quatre mois enfermé avec ma famille dans la Tour du Temple à Paris, par ceux qui étaient mes sujets, et privé de toute communication quelconque, même depuis le onze du courant avec ma famille. De plus impliqué dans un Procès dont il est impossible de prévoir l’issue à cause des passions des hommes, et dont on ne trouve aucun prétexte ni moyen dans aucune loi existante, n’ayant que Dieu pour témoin de mes pensées, et auquel je puisse m’adresser. Je déclare ici en sa présence, mes dernières volontés et mes sentiments.

Je laisse mon âme à Dieu mon créateur, et je le prie de la recevoir dans sa miséricorde, de ne pas la juger d’après ses mérites, mais par ceux de Notre Seigneur Jésus Christ qui s’est offert en sacrifice à Dieu son Père, pour nous autres hommes, quelque indignes que nous en fussions, et moi le premier.

Je meurs dans l’union de notre sainte Mère l’Église Catholique, Apostolique et Romaine, qui tient ses pouvoirs par une succession non interrompue de Saint Pierre auquel Jésus-Christ les avait confiés. Je crois fermement et je confesse tout ce qui est contenu dans le Symbole et les commandements de Dieu et de l’Église, les Sacrements et les Mystères tels que l’Église Catholique les enseigne et les a toujours enseignés. Je n’ai jamais prétendu me rendre juge dans les différentes manières d’expliquer les dogmes qui déchirent l’Église de Jésus-Christ, mais je m’en suis rapporté et rapporterai toujours, si Dieu m’accorde vie, aux décisions que les supérieurs Ecclésiastiques unis à la Sainte Église Catholique, donnent et donneront conformément à la discipline de l’Église suivie depuis Jésus-Christ. Je plains de tout mon cœur nos frères qui peuvent être dans l’erreur, mais je ne prétends pas les juger, et je ne les aime pas moins tous en Jésus-Christ suivant ce que la charité Chrétienne nous l’enseigne.

Je prie Dieu de me pardonner tous mes péchés, j’ai cherché à les connaître scrupuleusement, à les détester et à m’humilier en sa présence, ne pouvant me servir du Ministère d’un Prêtre Catholique. Je prie Dieu de recevoir la confession que je lui en ai faite, et surtout le repentir profond que j’ai d’avoir mis mon nom, (quoique cela fut contre ma volonté) à des actes qui peuvent être contraires à la discipline et à la croyance de l’Église Catholique à laquelle je suis toujours resté sincèrement uni de cœur. Je prie Dieu de recevoir la ferme résolution où je suis, s’il m’accorde vie, de me servir aussitôt que je le pourrai du Ministère d’un Prêtre Catholique, pour m’accuser de tous mes péchés, et recevoir le Sacrement de Pénitence.

Je prie tous ceux que je pourrais avoir offensés par inadvertance (car je ne me rappelle pas d’avoir fait sciemment aucune offense à personne), ou à ceux à qui j’aurais pu avoir donné de mauvais exemples ou des scandales, de me pardonner le mal qu’ils croient que je peux leur avoir fait.

Je prie tous ceux qui ont de la Charité d’unir leurs prières aux miennes, pour obtenir de Dieu le pardon de mes péchés.

Je pardonne de tout mon cœur à ceux qui se sont fait mes ennemis sans que je leur en aie donné aucun sujet, et je prie Dieu de leur pardonner, de même que ceux qui par un faux zèle, ou par un zèle mal entendu, m’ont fait beaucoup de mal.

Je recommande à Dieu, ma femme, mes enfants, ma Sœur, mes Tantes, mes Frères, et tous ceux qui me sont attachés par les liens du sang, ou par quelque autre manière que ce puisse être. Je prie Dieu particulièrement de jeter des yeux de miséricorde sur ma femme, mes enfants et ma sœur qui souffrent depuis longtemps avec moi, de les soutenir par sa grâce s’ils viennent à me perdre, et tant qu’ils resteront dans ce monde périssable.

Je recommande mes enfants à ma femme, je n’ai jamais douté de sa tendresse maternelle pour eux ; je lui recommande surtout d’en faire de bons Chrétiens et d’honnêtes hommes, de leur faire regarder les grandeurs de ce monde ci (s’ils sont condamnés à les éprouver) que comme des biens dangereux et périssables, et de tourner leurs regards vers la seule gloire solide et durable de l’Éternité. Je prie ma sœur de vouloir bien continuer sa tendresse à mes enfants, et de leur tenir lieu de mère, s’ils avaient le malheur de perdre la leur.

Je prie ma femme de me pardonner tous les maux qu’elle souffre pour moi, et les chagrins que je pourrais lui avoir donnés dans le cours de notre union, comme elle peut être sûre que je ne garde rien contre elle si elle croyait avoir quelque chose à se reprocher.

Je recommande bien vivement à mes enfants, après ce qu’ils doivent à Dieu qui doit marcher avant tout, de rester toujours unis entre eux, soumis et obéissants à leur mère, et reconnaissants de tous les soins et les peines qu’elle se donne pour eux, et en mémoire de moi. Je les prie de regarder ma sœur comme une seconde mère.

Je recommande à mon fils, lorsqu’il deviendra Roi, de songer qu’il se doit tout entier au bonheur de ses sujets, qu’il doit oublier toute haine et tout ressentiment, et nommément tout ce qui a rapport aux malheurs et aux chagrins que j’éprouve. Qu’il ne peut faire le bonheur des Peuples qu’en régnant suivant les Lois, mais en même temps qu’un Roi ne peut les faire respecter, et faire le bien qui est dans son cœur, qu’autant qu’il a l’autorité nécessaire, et qu’autrement, étant lié dans ses opérations et n’inspirant point de respect, il est plus nuisible qu’utile.

Je recommande à mon fils d’avoir soin de toutes les personnes qui m’étaient attachées, autant que les circonstances où il se trouvera lui en donneront les facultés, de songer que c’est une dette sacrée que j’ai contractée envers les enfants ou les parents de ceux qui ont péri pour moi, et ensuite de ceux qui sont malheureux pour moi. Je sais qu’il y a plusieurs personnes de celles qui m’étaient attachées, qui ne se sont pas conduites envers moi comme elles le devaient, et qui ont même montré de l’ingratitude, mais je leur pardonne, (souvent, dans les moment de troubles et d’effervescence, on n’est pas le maître de soi) et je prie mon fils, s’il en trouve l’occasion, de ne songer qu’à leur malheur.

Je voudrais pouvoir témoigner ici ma reconnaissance à ceux qui m’ont montré un véritable attachement et désintéressé. D’un côté si j’étais sensiblement touché de l’ingratitude et de la déloyauté de gens à qui je n’avais jamais témoigné que des bontés, à eux et à leurs parents ou amis, de l’autre, j’ai eu de la consolation à voir l’attachement et l’intérêt gratuit que beaucoup de personnes m’ont montrés. Je les prie d’en recevoir tous mes remerciements ; dans la situation où sont encore les choses, je craindrais de les compromettre si je parlais plus explicitement, mais je recommande spécialement à mon fils de chercher les occasions de pouvoir les reconnaître. 

Je croirais calomnier cependant les sentiments de la Nation, si je ne recommandais ouvertement à mon fils MM de Chamilly et Hue, que leur véritable attachement pour moi avait portés à s’enfermer avec moi dans ce triste séjour, et qui ont pensé en être les malheureuses victimes. Je lui recommande aussi Cléry des soins duquel j’ai eu tout lieu de me louer depuis qu’il est avec moi. Comme c’est lui qui est resté avec moi jusqu’à la fin, je prie MM de la Commune de lui remettre mes hardes, mes livres, ma montre, ma bourse, et les autres petits effets qui ont été déposés au Conseil de la Commune.

Je pardonne encore très volontiers à ceux qui me gardaient, les mauvais traitements et les gênes dont ils ont cru devoir user envers moi. J’ai trouvé quelques âmes sensibles et compatissantes, que celles-là jouissent dans leur cœur de la tranquillité que doit leur donner leur façon de penser.

Je prie MM de Malesherbes, Tronchet et de Sèze, de recevoir ici tous mes remerciements et l’expression de ma sensibilité pour tous les soins et les peines qu’ils se sont donnés pour moi.

Je finis en déclarant devant Dieu et prêt à paraître devant Lui, que je ne me reproche aucun des crimes qui sont avancés contre moi.

Louis


mardi 17 octobre 2023

En fêtant... Saint Ignace d'Antioche, Lettre aux Romains


Ignace, dit aussi Théophore, à l’Église qui a reçu miséricorde par la magnificence du Père très haut et de Jésus-Christ Son Fils unique, l’Église bien-aimée et illuminée par la volonté de Celui qui a voulu tout ce qui existe, selon la foi et l’amour pour Jésus-Christ notre Dieu ; l’Église qui préside dans la région des Romains, digne de Dieu, digne d’honneur, digne d’être appelée bienheureuse, digne de louange, digne de succès, digne de pureté, qui préside à la charité, qui porte la loi du Christ, qui porte le nom du Père ; je la salue au nom de Jésus-Christ, le Fils du Père ; aux frères qui, de chair et d’esprit, sont unis à tous ses commandements, remplis inébranlablement de la grâce de Dieu, purifiés de toute coloration étrangère, je leur souhaite en Jésus-Christ notre Dieu toute joie irréprochable.

I. Par mes prières j’ai obtenu de Dieu de voir vos saints visages, car j’avais demandé avec insistance de recevoir cette faveur ; enchaîné dans le Christ Jésus, j’espère vous saluer, si du moins c’est la volonté de Dieu que je sois trouvé digne d’aller jusqu’au terme. Le commencement est facile, si du moins j’obtiens la grâce de recevoir sans empêchement la part qui m’est réservée. Mais je crains que votre charité ne me fasse tort. Car à vous il est facile de faire ce que vous voulez, mais à moi il est difficile d’atteindre Dieu, si vous ne m’épargnez pas.

II. Je ne veux pas que vous plaisiez aux hommes, mais que vous plaisiez à Dieu ; comme, en fait, vous lui plaisez. Pour moi, jamais je n’aurai une telle occasion d’atteindre Dieu ; et vous, si vous gardez le silence, vous ne pouvez souscrire à une œuvre meilleure. Si vous gardez le silence à mon sujet, je serai à Dieu ; mais si vous aimez ma chair, il me faudra de nouveau courir. Ne me procurez rien de plus que d’être offert en libation à Dieu 1, tandis que l’autel est encore prêt, afin que, réunis en chœur dans la charité, vous chantiez au Père dans le Christ Jésus, parce que Dieu a daigné faire que l’évêque de Syrie fût trouvé en Lui , l’ayant fait venir du levant au couchant. Il est bon de se coucher loin du monde vers Dieu, pour se lever en Lui.

III. Jamais vous n’avez jalousé personne, vous avez enseigné les autres. Je veux, moi, que ce que vous commandez aux autres par vos leçons garde sa force. Ne demandez pour moi que la force intérieure et extérieure, pour que non seulement je parle, mais que je veuille ; pour que non seulement on me dise chrétien, mais que je le sois trouvé de fait. Si je le suis de fait, je pourrai me dire tel, et être un vrai croyant, quand je ne serai plus visible au monde. Rien de ce qui est visible n’est bon. Car notre Dieu, Jésus-Christ, étant en son Père, se fait voir davantage. Car ce n’est pas une œuvre de persuasion que le christianisme, mais une œuvre de puissance, quand il est haï par le monde.

IV. Moi, j’écris à toutes les Églises, et je mande à tous que moi c’est de bon cœur que je vais mourir pour Dieu, si du moins vous vous ne m’en empêchez pas. Je vous en supplie, n’ayez pas pour moi une bienveillance inopportune. Laissez-moi être la pâture des bêtes, par lesquelles il me sera possible de trouver Dieu. Je suis le froment de Dieu, et je suis moulu par la dent des bêtes, pour être trouvé un pur pain du Christ. Flattez plutôt les bêtes, pour qu’elles soient mon tombeau, et qu’elles ne laissent rien de mon corps, pour que, dans mon dernier sommeil, je ne sois à charge à personne. C’est alors que je serai vraiment disciple de Jésus-Christ, quand le monde ne verra même plus mon corps. Implorez le Christ pour moi, pour que, par l’instrument des bêtes, je sois une victime offerte à Dieu. Je ne vous donne pas des ordres comme Pierre et Paul : eux, ils étaient libres, et moi jusqu’à présent un esclave 2. Mais si je souffre, je serai un affranchi de Jésus-Christ 3, et je renaîtrai en lui, libre. Maintenant enchaîné, j’apprends à ne rien désirer.

V. Depuis la Syrie jusqu’à Rome, je combats contre les bêtes 4, sur terre et sur mer, nuit et jour, enchaîné à dix léopards, c’est-à-dire à un détachement de soldats ; quand on leur fait du bien, ils en deviennent pires. Mais, par leurs mauvais traitements, je deviens davantage un disciple, mais  je n’en suis pas pour autant justifié 5. Puissé-je jouir des bêtes qui me sont préparées. Je souhaite qu’elles soient promptes pour moi. Et je les flatterai, pour qu’elles me dévorent promptement, non comme certains dont elles ont eu peur, et qu’elles n’ont pas touchés. Et, si par mauvaise volonté elles refusent, moi, je les forcerai. Pardonnez-moi ; ce qu’il me faut, je le sais, moi. C’est maintenant que je commence à être un disciple. Que rien, des êtres visibles et invisibles, ne m’empêche par jalousie, de trouver le Christ. Feu et croix, troupeaux de bêtes, lacérations, écartèlements, dislocation des os, mutilation des membres, mouture de tout le corps, que les pires fléaux du diable tombent sur moi, pourvu seulement que je trouve Jésus-Christ.

VI. Rien ne me servira des charmes du monde ni des royaumes de ce siècle. Il est bon pour moi de mourir 6 pour m’unir au Christ Jésus, plus que de régner sur les extrémités de la terre. C’est lui que je cherche, qui est mort pour nous ; lui que je veux, qui est ressuscité pour nous. Mon enfantement approche. Pardonnez-moi, frères ; ne m’empêchez pas de vivre, ne veuillez pas que je meure. Celui qui veut être à Dieu, ne le livrez pas au monde, ne le séduisez pas par la matière. Laissez-moi recevoir la pure lumière ; quand je serai arrivé là, je serai un homme. Permettez-moi d’être un imitateur de la passion de mon Dieu. Si quelqu’un a Dieu en lui, qu’il comprenne ce que je veux, et qu’il ait compassion de moi, connaissant ce qui m’étreint 7.

VII. Le prince de ce monde veut m’arracher, et corrompre les sentiments que j’ai pour Dieu. Que personne donc, parmi vous qui êtes là, ne lui porte secours ; plutôt soyez pour moi, c’est-à-dire pour Dieu. N’allez pas parler de Jésus-Christ, et désirer le monde. Que la jalousie n’habite pas en vous. Et si, quand je serai près de vous, je vous implore, ne me croyez pas. Croyez plutôt à ce que je vous écris. C’est bien vivant que je vous écris, désirant de mourir. Mon désir terrestre a été crucifié, et il n’y a plus en moi de feu pour aimer la matière, mais en moi une eau vive 8 qui murmure et qui dit au-dedans de moi : Viens vers le Père 9. Je ne me plais plus à une nourriture de corruption ni aux plaisirs de cette vie ; c’est le pain de Dieu que je veux, qui est la chair de Jésus-Christ, de la race de David 10, et pour boisson je veux son sang, qui est l’amour incorruptible.

VIII. Je ne veux plus vivre selon les hommes. Cela sera, si vous le voulez. Veuillez-le, pour que vous aussi, vous obteniez le bon vouloir de Dieu. Je vous le demande en peu de mots : croyez-moi, Jésus-Christ vous fera voir que je dis vrai, Il est la bouche sans mensonge par laquelle le Père a parlé en vérité. Demandez pour moi que je l’obtienne. Ce n’est pas selon la chair que je vous écris, mais selon la pensée de Dieu. Si je souffre, vous m’aurez montré de la bienveillance ; si je suis écarté, de la haine.

IX. Souvenez-vous dans votre prière de l’Église de Syrie, qui, en ma place, a Dieu pour pasteur. Seul Jésus Christ sera son évêque, et votre charité. Pour moi, je rougis d’être compté parmi eux, car je n’en suis pas digne, étant le dernier d’entre eux, et un avorton 11. Mais j’ai reçu la miséricorde d’être quelqu’un, si j’obtiens Dieu. Mon esprit vous salue, et la charité des Églises qui m’ont reçu, au nom de Jésus-Christ 12, non comme un simple passant. Et celles-là mêmes qui n’étaient pas sur ma route selon la chair, allaient au-devant de moi de ville en ville.

X. Je vous écris ceci de Smyrne par l’intermédiaire d’Éphésiens dignes d’être appelés bienheureux. Il y a aussi avec moi, en même temps que beaucoup d’autres, Crocus, dont le nom m’est si cher. Quant à ceux qui m’ont précédé de Syrie jusqu’à Rome pour la gloire de Dieu, je crois que vous les connaissez maintenant : faites-leur savoir que je suis proche. Tous sont dignes de Dieu et de vous, et il convient que vous les soulagiez en toutes choses. Je vous écris ceci le neuf d’avant les calendes de septembre. Portez-vous bien jusqu’à la fin dans l’attente de Jésus-Christ.

Saint Ignace d'Antioche, Lettre aux Romains

1. Philippiens 2, 17; 2 Timothée 4, 6.
2. 1 Corinthiens 9, 1.
3. 1 Corinthiens 7, 22.
4. 1 Corinthiens 15, 32.
5. 1 Corinthiens 4, 4.
6. 1 Corinthiens 9, 15.
7. Philippiens 1, 23.
8. Jean 4, 10 ; 7, 38 ; Apocalypse 14, 25.
9. Jean 14, 12, etc.
10. Jean 7, 42 ; Romains 1, 3.
11. 1 Corinthiens 14, 8-9.
12. Matthieu 18, 40-41.

jeudi 14 septembre 2023

En montant... Michel Quoist, Ma plus belle invention, c'est ma mère

 


MA PLUS BELLE INVENTION, C'EST MA MÈRE

La Vierge Marie est montée au Ciel avec son corps. C'est le mystère de son Assomption. À notre époque revient la gloire et la joie d'avoir entendu la proclamation de ce Dogme. Nous avons quelqu'un de notre race, un frère qui est Dieu. Nous avons une femme de chez nous, une sœur qui est mère de Dieu. Et l'un et l'autre, réunis, corps et âme, nous regardent, nous aiment et nous attendent dans la Joie Éternelle.

L'ange entra chez elle et lui dit : « Salut, pleine de grâce, le Seigneur est avec toi ». (Luc, 1, 28.)

Marie dit alors : « Mon âme exalte le Seigneur et mon esprit tressaille de joie en Dieu, mon Sauveur, parce qu'Il a jeté les yeux sur la bassesse de Sa servante. Oui, désormais toutes les générations me diront bienheureuse, car le Tout-Puissant a fait pour moi de grandes choses. Saint est Son nom ». (Luc, 1, 46-49.)

Ma plus belle invention, dit Dieu, c'est Ma Mère. Il Me manquait une Maman, et Je l'ai faite. J'ai fait Ma Mère avant qu'elle ne Me fasse. C'était plus sûr. Maintenant, je suis vraiment un Homme comme tous les hommes. Je n'ai plus rien à leur envier, car J'ai une Maman. Une vraie. Ça Me manquait.

Ma Mère, elle s'appelle Marie, dit Dieu. Son âme est absolument pure et pleine de grâce. Son corps est vierge et habité d'une telle lumière que sur terre Je ne Me suis jamais lassé de la regarder, de l'écouter, de l'admirer. Elle est belle Ma Mère, tellement, que laissant les splendeurs du Ciel, Je ne Me suis pas trouvé dépaysé près d'elle.

Pourtant, Je sais ce que c'est, dit Dieu, que d'être porté par les anges ; eh bien, ça ne vaut pas les bras d'une Maman, croyez-Moi. Ma Mère Marie est morte, dit Dieu. Depuis que J'étais remonté vers le Ciel, elle Me manquait, Je lui manquais. Elle M'a rejoint, avec son âme, avec son corps, directement. Je ne pouvais pas faire autrement. Ça se devait. C'était plus convenable.

Les doigts qui ont touché Dieu ne pouvaient pas s'immobiliser. Les yeux qui ont contemplé Dieu ne pouvaient rester clos. Les lèvres qui ont embrassé Dieu ne pouvaient se figer. Ce corps très pur qui avait donné un corps à Dieu ne pouvait pourrir, mêlé à la terre.

Je n'ai pas pu, ce n'était pas possible, ça M'aurait trop coûté. J'ai beau être Dieu, Je suis son Fils, et c'est Moi qui commande. Et puis, dit Dieu, c'est encore pour Mes frères les hommes que J'ai fait cela. Pour qu'ils aient une Maman au Ciel. Une vraie, une de chez eux, corps et âme. La Mienne.

C'est fait. Elle est avec Moi, depuis l'instant de sa mort. Son Assomption, comme disent les hommes. La Mère a retrouvé son Fils et le Fils sa Mère. Corps et âme, l'Un à côté de l'Autre, éternellement. Si les hommes devinaient la beauté de ce mystère !

Ils l'ont enfin reconnu officiellement. Mon représentant sur terre, le Pape, l'a proclamé solennellement. Ça fait plaisir, dit Dieu, de voir apprécier ses dons. Depuis le temps que le peuple chrétien avait pressenti ce grand mystère de Mon amour filial et fraternel.

Maintenant, qu'ils l'utilisent davantage, dit Dieu ! Au Ciel ils ont une Maman qui les suit des yeux, avec ses yeux de chair. Au Ciel ils ont une Maman qui les aime à plein cœur, avec son cœur de chair. Et cette Maman, c'est la Mienne, qui Me regarde avec les mêmes yeux, qui M'aime avec le même cœur. Si les hommes étaient malins, ils en profiteraient, ils devraient bien se douter que Je ne peux rien lui refuser... Que voulez-vous, c'est Ma Maman. Je l'ai voulu. Je ne M'en plains pas.

L'un en face de l'Autre, Corps et Âme, Mère et Fils, Eternellement Mère et Fils…

Michel Quoist, in Prières (1954)

jeudi 6 avril 2023

En trahissant... Paul Claudel, Le baiser de Judas

 

Pourquoi Judas, par l’ordre sans doute des Princes des prêtres, marchait-t-il à la tête de cette cohorte qu’ils avaient envoyée pour se saisir de Jésus ? Antecedebat, nous dit saint Luc. Et saint Jean : Judas autem cum accepisset cohortem, il en avais le commandement, c’est lui qui la conduisait.

Mauriac dit qu’il était là pour reconnaître Jésus, et pour le désigner aux exécuteurs. Et il en a conclu que la personne du Sauveur n’avait rien de remarquable, qu’il était facile de Le confondre avec les disciples, barbus sans doute comme lui, qui l’entouraient.

Je ne me range pas à cette opinion. Je ne puis croire qu’il n’y eût dans la personne du Fils de Dieu quelque chose de particulier et de saisissant, qui permît aussitôt de dire : « C’est Lui ! » De plus, il ne manquait pas à Jérusalem, où ces jours dernier Il s’était manifesté aux foules avec éclat, de gens capables de l’identifier. Le saint Suaire de Turin nous a livré la photographie du Sauveur. Ce visage extraordinaire, cette stature au-dessus de la moyenne, caractérisaient une personnalité qui ne pouvait facilement se dissimuler ou se confondre.

Mais alors pourquoi Judas et pourquoi ces paroles que saint Matthieu met dans sa bouche : Quemcumque osculatus fuero, ipse est : tenete eum, saisissez-vous de Lui ?

Je crois que l’idée à demi consciente des Pharisiens était qu’il y eût non seulement livraison du Christ, mais livraison authentifiée par quelqu’un qui eût qualité et pouvoir à cet effet, un apôtre, quelqu’un qui eût reçu du Christ Lui-même autorité pour dire : C’est Lui, ne cherchez pas ailleurs. Un autre apôtre, Pierre, a déclaré, autrefois : Tu es le Christ. Et Judas à son tour dit Ipse est. C’est Lui. Il est bien le Christ. Il est à vous. Mettez la main sur Lui. Ne Le laissez pas échapper.

Car, il ne faut pas l’oublier, antérieurement il était arrivé au Christ d’échapper de la manière la plus surprenante. À Nazareth, il avait passé au milieu de ses ennemis qui voulaient le précipiter. Jésus transiens per medium illorum ibat (Luc 4,30). Tout récemment encore au milieu des Pharisiens exaspérés, ç’avait été la même évasion incompréhensible.

Il fallait donc quelqu’un qui fût au courant, qui eût qualité pour mettre la main sur Lui, pour Le tenir, pour Le stabiliser, pour l’empêcher de passer, pour L’obliger à l’identification. Quelqu’un pour proposer à sa bouche une autre bouche, cette bouche apostolique que Lui-même avait consacrée. Ave Rabbi, dit Judas. Il Le confesse, il Le désigne, il en prend possession par l’haleine, il aspire le Verbe et c’est de ce souffle même qu’il vient de Lui prendre qu’il se sert pour dire : c’est Lui.

Ainsi, une dernière fois dans un contact d’une horreur indicible, la bouche du renégat, lèvres à lèvres, s’est appliquée à celle de son Dieu ! Il Lui apporte la fermeture volontaire de son être, le refus définitif. L’apôtre témoigne de sa source et à la fois il en prend congé pour jamais, ils s’en décolle, c’est fini ! Maintenant, dit-il, prenez-Le, et faites ce que vous voudrez.

Qu’il me baise d’un baiser de sa bouche ! dit le Cantique des Cantiques.

Paul Claudel, in Un Poète regarde la Croix

vendredi 27 janvier 2023

En pensant... Simone Weil, Le contact de l'âme avec la pureté


Il ne dépend pas de nous de croire en Dieu, mais seulement de ne pas accorder notre amour à de faux dieux. Premièrement, ne pas croire que l'avenir soit le lieu du bien capable de combler. L'avenir est fait de la même substance que le présent. On sait bien que ce qu'on a en fait de bien, richesse, pouvoir, considération, connaissances, amour de ceux qu'on aime, prospérité de ceux qu'on aime, et ainsi de suite, ne suffit pas à satisfaire. Mais on croit que le jour où on en aura un peu plus on sera satisfait. On le croit parce qu'on se ment à soi-même. Car si on y pense vraiment quelques instants, on sait que c'est faux. Ou encore, si on souffre du fait de la maladie, de la misère ou du malheur, on croit que le jour où cette souffrance cessera, on sera satisfait. Là encore, on sait que c'est faux ; que dès qu'on s'est habitué à la cessation de la souffrance, on veut autre chose. Deuxièmement, ne pas confondre le besoin avec le bien. Il y a quantité de choses dont on croit avoir besoin pour vivre. Souvent c’est faux, car on survivrait à leur perte. Mais même si c’est vrai, si leur perte peut faire mourir ou du moins détruire l’énergie vitale, elles ne sont pas pour cela des biens. Car personne n’est satisfait de vivre purement et simplement. On veut toujours autre chose. On veut vivre pour quelque chose. Il suffit de ne pas se mentir pour savoir qu'il n'y a rien ici-bas pour quoi on puisse vivre. Il suffit de se représenter tous ses désirs satisfaits. Au bout de quelque temps, on serait insatisfait. On voudrait autre chose, et on serait malheureux de ne pas savoir quoi vouloir. Il dépend de chacun de garder l'attention fixée sur cette vérité. Par exemple les révolutionnaires, s'ils ne se mentaient pas, sauraient que l'accomplissement de la révolution les rendrait malheureux, parce qu'ils y perdraient leur raison de vivre. De même pour tous les désirs. La vie telle qu'elle est faite aux hommes n'est supportable que par le mensonge. Ceux qui refusent le mensonge et préfèrent savoir que la vie est intolérable, sans pourtant se révolter contre le sort, finissent par recevoir du dehors, d'un lieu situé hors du temps, quelque chose qui permet d'accepter la vie telle qu'elle est. Tout le monde sent le mal, en a horreur et voudrait s'en délivrer. Le mal n'est ni la souffrance ni le péché, c'est l'un et l'autre à la fois, quelque chose de commun à l'un et à l'autre ; car ils sont liés, le péché fait souffrir et la souffrance rend mauvais, et ce mélange indissoluble de souffrance et de péché est le mal où nous sommes malgré nous et où nous avons horreur de nous trouver.

Le mal qui est en nous, nous en transportons une partie sur les objets de notre attention et de notre désir. Et ils nous le renvoient comme si ce mal venait d'eux. C'est pour cela que nous prenons en haine et en dégoût les lieux dans lesquels nous nous trouvons submergés par le mal. Il nous semble que ces lieux mêmes nous emprisonnent dans le mal. C'est ainsi que les malades prennent en haine leur chambre et leur entourage, même si cet entourage est fait d'êtres aimés ; que les ouvriers prennent parfois en haine leur usine ; et ainsi de suite. Mais si par l'attention et le désir nous transportons une partie de notre mal sur une chose parfaitement pure, elle ne peut pas en être souillée, elle reste pure, elle ne nous renvoie pas ce mal ; ainsi nous en sommes délivrés.

Nous sommes des êtres finis ; le mal qui est en nous est aussi fini ; ainsi, au cas où la vie humaine durerait assez longtemps, nous serions tout à fait sûrs par ce moyen de finir par être un jour, dans ce monde même, délivrés de tout mal. Les paroles qui composent le Pater sont parfaitement pures. Si on récite le Pater sans aucune autre intention que de porter sur ces paroles mêmes la plénitude de l'attention dont on est capable, on est tout à fait sûr d'être délivré par ce moyen d'une partie, si petite soit-elle, du mal qu'on porte en soi. De même si on regarde le Saint-Sacrement sans aucune autre pensée sinon que le Christ est là ; et ainsi de suite.

Il n'y a pas de pur ici-bas que les objets et les textes sacrés, la beauté de la nature si on la regarde pour elle-même, et non pas pour y loger ses rêveries et, à un degré moindre, les êtres humains en qui Dieu habite, et les œuvres d'art issues d'une inspiration divine. Ce qui est parfaitement pur ne peut pas être autre chose que Dieu présent ici-bas. Si c'était autre chose que Dieu, cela ne serait pas pur. Si Dieu n'était pas présent, nous ne pourrions jamais être sauvés. Dans l'âme où s'est produit un tel contact avec la pureté, toute l'horreur du mal qu'elle porte en soi se change en amour pour la pureté divine. C'est ainsi que Marie-Madeleine et le bon larron ont été des privilégiés de l'amour.

Le seul obstacle à cette transmutation de l'horreur en amour, c'est l'amour-propre qui rend pénible l'opération par laquelle on porte sa souillure au contact de la pureté. On ne peut en triompher que si on a une espèce d'indifférence à l'égard de sa propre souillure, si on est capable d'être heureux, sans retour sur soi-même, à la pensée qu'il existe quelque chose de pur. Le contact avec la pureté produit une transformation dans le mal. Le mélange indissoluble de la souffrance et du péché ne peut être dissocié que par lui. Par ce contact, peu à peu la souffrance cesse d'être mélangée de péché; d'autre part le péché se transforme en simple souffrance. Cette opération surnaturelle est ce qu'on nomme le repentir. Le mal qu’on porte en soi est alors comme éclairé par de la joie.

Il a suffi qu’un être parfaitement pur se trouve présent sur terre pour qu’Il ait été l’agneau divin qui enlève le péché du monde, et pour que la plus grande partie possible du mal diffus autour de Lui se soit concentrée sur Lui sous forme de souffrance.  

Il a laissé comme souvenir de Lui des choses parfaitement pures, c est-a-dire où Il se trouve présent ; car autrement leur pureté s'épuiserait à force d'être au contact du mal. Mais on n'est pas continuellement dans les églises, et il est particulièrement désirable que cette opération surnaturelle du transport du mal hors de soi puisse s'accomplir dans les lieux de la vie quotidienne et particulièrement sur les lieux du travail. Cela n'est possible que par un symbolisme permettant de lire les vérités divines dans les circonstances de la vie quotidienne et du travail comme on lit dans les lettres des phrases écrites qui les expriment. Il faut pour cela que les symboles ne soient pas arbitraires, mais qu'ils se trouvent écrits, par l'effet d'une disposition providentielle, dans la nature même des choses. Les paraboles de l'Évangile donnent l'exemple de ce symbolisme. En fait, il y a analogie entre les rapports mécaniques qui constituent l'ordre du monde sensible et les vérités divines. La pesanteur qui gouverne entièrement sur terre les mouvements de la matière est l'image de l'attachement charnel qui gouverne les tendances de notre âme. La seule puissance capable de vaincre la pesanteur est l'énergie solaire. C'est cette énergie descendue sur terre dans les plantes et reçue par elles qui leur permet de pousser verticalement de bas en haut. Par l’acte de manger, elle pénètre dans les animaux et en nous ; elle seule nous permet de nous tenir debout et de soulever des fardeaux. Toutes les sources d’énergie mécanique, cours d'eau, houille, et très probablement pétrole, viennent d'elle également ; c'est le soleil qui fait tourner nos moteurs, qui soulève nos avions, comme c'est lui aussi qui soulève les oiseaux. Cette énergie solaire, nous ne pouvons pas aller la chercher, nous pouvons seulement la recevoir. C'est elle qui descend. Elle entre dans les plantes, elle est avec la graine ensevelie sous terre, dans les ténèbres, et c'est là qu'elle a la plénitude de la fécondité et suscite le mouvement de bas en  haut qui fait jaillir le blé ou l'arbre. Même dans un arbre mort, dans une poutre, c'est elle encore qui maintient la ligne verticale ; avec elle nous bâtissons nos demeures. Elle est l'image de la grâce, qui descend s'ensevelir dans les ténèbres de nos âmes mauvaises et y constitue la seule source d'énergie qui fasse contrepoids à la pesanteur morale, à la tendance au mal. Le travail du cultivateur ne consiste pas à aller chercher l'énergie solaire, ni même à la capter, mais à tout aménager de manière que les plantes capables de la capter et de nous la transmettre la reçoivent dans les meilleures conditions possibles. L'effort qu'il fournit dans ce travail ne vient pas de lui, mais de l'énergie qu'a mise en lui la nourriture, c'est-à-dire cette même énergie solaire enfermée dans les plantes et la chair des animaux nourris de plantes. De même que de disposer notre âme à recevoir la grâce, et l'énergie nécessaire à cet effort nous est fournie par la grâce. Un cultivateur est perpétuellement comme un acteur qui jouerait un rôle dans un drame sacré représentant les rapports de Dieu et de la création. Ce n'est pas seulement la source de l'énergie solaire qui est inaccessible à l'homme, mais aussi le pouvoir qui transforme cette énergie en nourriture. La science moderne regarde la substance végétale qu'on nomme chlorophylle comme étant le siège de ce pouvoir ; l'antiquité disait sève au lieu de chlorophylle, ce qui revient au même. Comme le soleil est image de Dieu, de même la sève végétale qui capte l'énergie solaire, qui fait monter les plantes et les arbres tout droit contre la pesanteur, qui s'offre à nous pour être broyée et détruite en nous et entretenir notre vie, cette sève est une image du Fils, du Médiateur. Tout le travail du cultivateur consiste à saisir cette image. Il faut qu'une telle poésie entoure le travail des champs d'une lumière d'éternité. Autrement, il est d'une monotonie qui conduirait facilement à l'abrutissement, au désespoir ou à la recherche des satisfactions les plus grossières ; car le manque de finalité qui est le malheur de toute condition humaine s'y montre trop visiblement. L'homme s'épuise au travail pour manger, il mange pour avoir la force de travailler, et après un an de peine tout est exactement comme au point de départ. Il travaille en cercle. La monotonie n'est supportable à l'homme que par un éclairage divin. Mais par cette raison même une vie monotone est bien plus favorable au salut.


Simone Weil, in Pensées sans ordre concernant l'amour de Dieu