Dans la
retraite des monastères
et dans la solitude des cellules,
patiemment et silencieusement,
les chartreux tissent
la robe nuptiale de l'Église.
et dans la solitude des cellules,
patiemment et silencieusement,
les chartreux tissent
la robe nuptiale de l'Église.
Saint Jean-Paul II, Lettre aux
chartreux, à l'occasion du neuvième centenaire
de la mort de saint Bruno
de la mort de saint Bruno
« Notre application principale
et notre vocation sont de vaquer au silence et à la solitude de la cellule.
Elle est la terre sainte, le lieu où Dieu et son serviteur entretiennent de fréquents
colloques, comme il se fait entre amis. Là, souvent l'âme fidèle s'unit au
Verbe de Dieu, l'épouse à l'époux, la terre au ciel, l'humain au divin. Mais
longue est la route, arides et desséchés sont les chemins qu'il faut suivre
jusqu'à la source, au pays de la promesse.
L'habitant de la cellule doit donc
veiller avec le plus grand soin à ne pas forger ou accepter des occasions de sortir, hormis celles
que prévoit la règle : il estimera plutôt la cellule aussi indispensable à
son salut et à sa vie que l'eau aux poissons et le bercail aux brebis. S'il
s'accoutume à la quitter fréquemment, pour des motifs frivoles, elle lui
deviendra vite insupportable, car, dit saint Augustin, aux amis du monde il
n'est pire labeur que de demeurer sans labeur. Au contraire, plus il aura
séjourné en cellule, plus il y demeurera volontiers, à condition de s'y occuper
avec ordre et avec fruit, par la lecture, l'écriture, la psalmodie, la prière,
la méditation, la contemplation et le travail. Durant ce temps, qu'il prenne
l'habitude d'une écoute tranquille du cœur, qui permette à Dieu d'y pénétrer
par tous les chemins et tous les accès. Il évitera ainsi, Dieu aidant, le
danger qui souvent guette le solitaire, de céder en cellule à la facilité, et
d'être finalement compté au nombre des médiocres.
Seul connaît les fruits du silence
celui qui en a fait l'expérience. Au commencement, il faut un effort pour se
taire ; mais si nous y sommes fidèles, peu à peu, de notre silence même
naît quelque chose en nous qui nous attire à plus de silence. C'est pour y
parvenir qu'il est prescrit de ne point parler entre nous sans permission du
supérieur.
Le premier acte de charité envers nos
frères est de respecter leur solitude. Si nous sommes autorisés à parler pour
quelque affaire, soyons brefs, autant que possible.
Les personnes qui n'appartiennent pas
à l'Ordre et n'aspirent pas à y entrer ne peuvent être hébergées dans nos
cellules.
Tous les ans, pendant huit jours,
chaque moine du cloître se consacre plus totalement à la paix de la cellule et
au recueillement. Selon la coutume, l'anniversaire de profession est l'occasion
favorable pour faire cette retraite.
Dieu nous a menés au désert pour
parler à notre cœur. Que notre cœur soit donc comme un vivant autel d'où
s'élève sans cesse vers le Seigneur une prière pure ; et que celle-ci
imprègne toutes nos actions ».
Statuts
de l'Ordre des Chartreux
I, IV
« La garde de la cellule et du
silence »
« Dieu a mené son serviteur au
désert pour parler à son cœur ; mais seul qui se tient à l'écoute dans le
silence perçoit le souffle de la brise légère où le Seigneur se manifeste. Au
commencement il faut un effort pour se taire ; mais si nous y sommes
fidèles, peu à peu, de notre silence même naît quelque chose en nous qui nous
attire à plus de silence.
Il n'est donc pas permis à chacun de
parler à sa guise de ce qui lui plaît, à qui lui plaît, ni tant qu'il veut. Les
frères peuvent parler de ce qui est utile à leur travail, mais en quelques mots
brefs et sans hausser la voix. Hors ces cas, il faut une permission pour parler
aux autres moines ou aux étrangers.
La garde du silence étant d'une
importance primordiale dans la vie des frères, ils doivent observer ces règles
avec grand soin. Cependant, dans les cas douteux, non prévus par les Statuts,
chacun jugera avec sagesse, selon sa conscience et selon les besoins, s'il
lui est permis de parler et dans quelle mesure.
Les frères, quand ils seront
autorisés à parler, modéreront le nombre et l'étendue de leurs paroles, par respect pour le Saint-Esprit qui
habite en eux et par charité pour leurs compagnons. On peut croire en effet
qu'une conversation prolongée inutilement contriste davantage l'Esprit et cause
plus de dissipation que peu de mots, dits sans permission mais vite
interrompus. Souvent une conversation utile en ses débuts devient rapidement
inutile et finit par être coupable.
Les dimanches, solennités et jours de
retraite, ils observent un silence plus strict, et gardent davantage la
cellule. Tous les jours, entre l'Angélus du soir et Prime, un silence absolu
doit régner dans toute la maison et nous ne pouvons le rompre que pour une
nécessité vraiment urgente. Car la nuit, d'après les exemples de l'Écriture et
le sentiment des anciens moines, est spécialement favorable au recueillement et
à la rencontre de Dieu.
Les frères ne se permettront pas non
plus de parler ou bavarder sans permission avec les séculiers : si
quelqu'un les croise ou les aborde, ils lui rendront son salut, répondront
brièvement à ses questions, et s'excuseront de ne pas avoir permission de lui
parler davantage.
La garde du silence et le
recueillement spirituel demandent une vigilance particulière aux frères qui ont
maintes occasions de parler. Ils ne seront parfaits sur ce point que s'ils
s'efforcent de vivre en présence de Dieu ».
Statuts
de l'Ordre des Chartreux II, XIV, Le
silence
Nicolas Diat : Pourquoi
rechercher le silence ? Dans une lettre à ses frères chartreux, saint
Bruno écrit : « Réjouissez-vous donc, mes frères très chers, pour
votre bienheureux sort et pour les largesses de grâce divine répandues sur
vous. Réjouissez-vous d'avoir échappé aux flots agités de ce monde, où se
multiplient les périls et les naufrages. Réjouissez-vous d'avoir gagné le repos
tranquille et la sécurité d'un port caché ; beaucoup désirent s'y rendre,
beaucoup font même un effort pour l'atteindre et n'y parviennent point.
Beaucoup même, après en avoir joui, en ont été rejetés, parce que aucun d'eux
n'en avait reçu la grâce d'en haut ».
Le premier
chartreux appelait souvent à « quitter les ombres fugitives du
siècle », ces bruits qui détournaient déjà les esprits et les cœurs des
hommes du XIe siècle. Au début de cet entretien exceptionnel qui
nous réunit à la Grande Chartreuse, pouvons-nous revenir sur les origines du
désir de silence ?
Cardinal Robert Sarah : La véritable recherche du silence, c'est la quête d'un
Dieu silencieux et celle de l'intériorité. C'est la quête d'un Dieu qui se
révèle dans les profondeurs de notre être. Les moines connaissent bien cette
réalité lorsqu'ils décident de quitter le monde et « cette génération
mauvaise et adultère » (Luc 12,
29-32 ; Matthieu 12, 39).
Nul mieux que saint Augustin ne fit
avancer la connaissance de l'homme dans sa réalité la plus essentielle. Il jeta
sur son passé un regard d'une admirable précision. Augustin voulait faire
découvrir, au plus intime
de l'être humain, l'absence de Dieu dans le péché, le besoin de Dieu dans
l'inquiétude, la venue de Dieu dans le salut, la présence de Dieu dans la vie
de la grâce. Pour lui, la connaissance de l'homme conduit à l'Être, à un Dieu
plus intime que le plus intime de soi-même.
Dans toute son œuvre, l'auteur de la
fameuse phrase « Noverim me, noverim te » (Soliloquia 2, 1) proclame que la
connaissance de soi et la connaissance de Dieu sont étroitement solidaires.
Aller à la recherche de Dieu, ce n'est pas sortir de soi-même pour trouver un
objet dans le monde extérieur ; c'est au contraire se détourner de ce
monde et se replier sur soi-même. « Au lieu d'aller dehors, rentre en
toi-même, c'est au cœur de l'homme qu'habite la vérité » (De vera
religione, 39, 72).
Les
hommes s'en vont admirer la hauteur des montagnes, les vagues géantes de la
mer, les fleuves glissant en larges nappes d'eau, l'ample contour des océans,
les révolutions astrales ; ils se laissent eux-mêmes de côté, ils ne s'émerveillent
pas devant eux-mêmes.
Saint Augustin, Les Confessions
C'est aussi la doctrine spirituelle
de saint Grégoire le Grand :
Reviens
en toi-même, homme, explore la retraite de ton cœur.
Moralia 19, 8
Pour accéder à Dieu, l'homme doit
d'abord se connaître. Dans Moralia, il affirme que pour s'élever jusqu'à
la vision de Dieu, l'âme doit d'abord se concentrer, se ramasser, se replier
sur elle-même.
L'homme ne peut espérer connaître
Dieu sans s'être trouvé, c'est-à-dire sans avoir confessé devant les autres
hommes ses actions bonnes et mauvaises à la louange de Dieu. Comment ne pas
admirer la fulgurance d'Augustin :
Toi
tu étais devant moi mais moi j'étais parti loin de moi. Je ne pouvais plus me
trouver moi-même : combien moins encore pouvais-je te trouver
toi-même ?
Le silence est un élément hautement
nécessaire dans la vie de chaque homme. Il permet le recueillement de l'âme. Il
protège l'âme contre la perte de son identité. Il prévient l'âme contre la
tentation de se détourner d'elle-même pour vaquer au-dehors, loin de Dieu.
Si l'être humain veut se retrancher
dans le fond de son cœur, dans ce beau sanctuaire intérieur, pour s'examiner et
vérifier la Présence en lui de Dieu, s'il veut connaître et comprendre son
identité, il a besoin de faire silence et de gagner son intériorité.
Comment pourrait-il être possible de
se découvrir dans le bruit ? La clairvoyance et la lucidité d'un homme sur
lui-même ne peuvent éclore que dans la solitude et le silence. L'homme
silencieux est d'autant plus apte à écouter et à se tenir devant Dieu. L'homme
silencieux trouve Dieu au-dedans de lui. Pour toute prière et toute vie
intérieure, nous avons besoin du silence, d'un enfouissement et d'une
discrétion qui invitent à ne pas penser à soi. Le silence, dans les moments
importants de la vie, devient une nécessité vitale. Mais nous ne cherchons pas
le silence pour lui-même, comme s'il était notre but. Nous cherchons le silence
parce que nous cherchons Dieu. Et nous le trouverons si nous faisons silence au
plus profond de notre cœur.
Dom Dysmas de Lassus : Les hommes considèrent le
silence comme une simple absence de bruit et de paroles, mais la réalité est
beaucoup plus complexe.
Le silence d'un couple qui dîne en
tête à tête peut exprimer la profondeur d'une communion qui n'a plus besoin de
paroles ; à l'inverse, ils peuvent ne plus être capables de se parler. Le
premier silence est un silence de communion, et le deuxième un silence de
rupture. Ces deux formes opposées portent chacune un message très fort ;
le premier dit : je t'aime. Le deuxième : c'en est fini de notre
amour.
Comment ce message est-il
transmis ? Par le regard, par les gestes, et par le cœur. Regard d'amour,
dans le premier cas, regard baissé dans le deuxième, l'un exprimant le désir
d'une rencontre plus profonde, l'autre l'échec de la relation.
Dans cet entretien, il va de soi que
nous voulons parler du silence de communion et de la richesse dont il est
porteur. Pourtant, même à l'intérieur de ce silence, la diversité est grande.
L'homme peut se taire pour écouter, et pour recevoir tout ce dont le silence de
l'autre est porteur. Il peut se taire pour dire autrement ce qui n'appartient
pas au langage des mots, ou parce qu'il est devant une réalité trop imposante
pour pouvoir dire quelque chose.
N'y a-t-il pas un dialogue silencieux
entre une mère et l'enfant qu'elle porte ? Parfois elle lui parle,
peut-être lui a-t-elle déjà donné un nom, mais le plus souvent elle le sent
simplement. Je me souviens, lors d'une visite annuelle de ma famille au
monastère, ma sœur était enceinte et soudain, au milieu d'une conversation,
elle eut un beau sourire. Comme le contexte ne l'expliquait pas, je lui ai
demandé : « Irène, pourquoi souris-tu ? » Elle me répondit
alors : « Il bouge ». Il n'était pas nécessaire de demander qui
était il.
J'aime cette image de la femme
enceinte car elle représente bien la question de l'intériorité. Il n'est pas besoin
de beaucoup de paroles ; Il est
là, cela suffit. Quand Il signifie Dieu, la prière est proche
car adoration et silence sont frère et sœur.
Cardinal Robert Sarah : Oui. De même, comment un prêtre peut-il vivre en dehors
du silence ? En raison du grand mystère de l'Eucharistie qu'il célèbre
quotidiennement, il doit consacrer une grande part de sa vie au silence, d'où
le Canon devrait émerger, lourd de puissance et de sens. La sainte messe est ce
qu'il possède de plus sacré et de plus divin. Elle doit être entourée de
dignité, de silence, de sacralité. L'office nous y prépare. Toutes les
créatures sont muettes, sauf le prêtre qui a le pouvoir de parler pour tous et
au nom de tous devant la Majesté divine. Le prêtre unit les hommes à Dieu en
quelques phrases simples qui sont des paroles divines. Il place l'humanité en
face de Dieu par les paroles de la consécration dans lesquelles il prononce le
Verbe même du Père — il détermine la présence du Verbe dans le temps, dans un
état spécial, incarné et sacrifié.
Le prêtre doit savoir quand il faut
se taire et quand il faut parler. Il importe de prier sept fois par jour, pour
louer Dieu, et le confesser à la Sainte Messe devant les hommes. La dignité sacerdotale impose de rendre
compte de la portée de nos paroles. Tout en lui, corps et âme, doit proclamer
la Gloire de Dieu. La parole est alors plus importante que la vie ou la
mort : elle ne doit pas nécessairement être forte sur cette terre, pourvu
qu'elle se fasse entendre au ciel. Surtout, pour nourrir cette parole, il est
terriblement important de garder le silence.
Quand ? Presque tout le reste du
temps. Le narcissisme d'une parole surabondante est une tentation de Satan. Il
entraîne une forme d'extériorisation détestable, où l'homme se vautre à la
surface de lui-même, en faisant du bruit pour ne pas écouter Dieu. Il est
essentiel que les prêtres apprennent à garder pour eux les mots et les opinions
qu'ils ne se sont pas donné la peine de méditer, d'intérioriser et de graver au
fond de leur cœur. Nous devons prêcher la Parole de Dieu et certainement pas
nos petites pensées ! Car « annoncer l'Évangile en effet n'est pas
pour moi un titre de gloire ; c'est une nécessité qui m'incombe, écrit
saint Paul aux chrétiens de Corinthe. Oui, malheur à moi si je n'annonçais pas
l'Évangile ! » (1 Corinthiens
9, 16). Or cette prédication implique le silence. Sinon, c'est une perte de
temps, un petit bavardage sentencieux. L'exhibitionnisme spirituel, qui
consiste à extérioriser les trésors de l'âme en les exposant sans pudeur, est
le signe d'une tragique pauvreté humaine et la manifestation de notre
superficialité. Nous parlons souvent parce que nous croyons que les autres
s'attendent à ce que nous le fassions. Il nous arrive de ne plus savoir nous
taire car notre digue intérieure est si fissurée qu'elle ne retient plus les
flots de nos paroles. Le silence de Dieu devrait pourtant nous enseigner qu'il
faut souvent se taire.
Les vrais chercheurs de Dieu passent
toujours par les chambres du silence pour atteindre les territoires qui nous
approchent des demeures divines. La Grande Chartreuse est une de ces chambres.
Cette nuit, pendant l'office dans l'église du monastère, j'ai été profondément
impressionné par le silence. Tandis que le chœur tout entier était plongé dans
les ténèbres et chantait sans la moindre lumière, j'ai pensé que l'obscurité
était une extraordinaire invention de Dieu. Elle simplifie et unifie tout, en
dissimulant les différenciations, les distinctions, les aspérités, les
accidents qui rendent les moines différents les uns des autres, en submergeant
toute distraction dans la nuit. Dans cette obscurité où seule brillait la
lumière tamisée du sanctuaire, symbole de la Présence réelle, je m'étais
assimilé aux chartreux et rien ne me distinguait d'eux. Seul l'œil de Dieu
percevait une tache noire et indigne au milieu de ces âmes pures vêtues de
blanc. Nous nous sentions comme dans la nuit de la veillée pascale. Mais tout
office n'est-il pas une véritable veillée pascale ?
La nuit nous enveloppe pendant tout
l'office, nous écoute chanter les psaumes et les cantiques des trois
enfants :
Et
vous le gel et le froid, bénissez le Seigneur,
Et vous la glace et la neige, bénissez le Seigneur,
Et vous sources et fontaines, bénissez le Seigneur,
Et vous, les nuits et les jours, bénissez le Seigneur,
Et vous, la lumière et les ténèbres, bénissez le Seigneur,
Et vous, montagnes et collines, bénissez le Seigneur.
Et vous la glace et la neige, bénissez le Seigneur,
Et vous sources et fontaines, bénissez le Seigneur,
Et vous, les nuits et les jours, bénissez le Seigneur,
Et vous, la lumière et les ténèbres, bénissez le Seigneur,
Et vous, montagnes et collines, bénissez le Seigneur.
Daniel 3, 69-75
Dans le silence obscur, nous
chantions le cantique d'action de grâces pour la lumière qui va nous être
envoyée. Et voilà que le Christ est là. Il est venu. Il habite parmi nous. Sa
Présence silencieuse brille au fond de l'Église à travers la lampe du sanctuaire,
ce buisson ardent qui brûle sans se consumer par Amour pour nous. Il descend au
fond de la nuit, rassemblant autour de Lui les pauvres, les chercheurs de Dieu,
mais aussi nos Pères dans la foi :
Les
patriarches, les prophètes, les anges, et tous ceux qui viennent de la grande
épreuve ; ils ont lavé leurs robes et les ont blanchies dans le sang de
l'Agneau.
C'est pourquoi ils sont devant le Trône de Dieu, le servant jour et nuit dans son temple.
C'est pourquoi ils sont devant le Trône de Dieu, le servant jour et nuit dans son temple.
Apocalypse 7, 14-15
La nuit est maternelle, délicieuse et
purificatrice. L'obscurité est comme une fontaine d'où les moines sortent lavés
et illuminés, non plus séparés mais unis dans le Christ ressuscité.
Dom Dysmas de Lassus : Oui, la nuit est
purificatrice ; elle est également révélatrice. La nuit, nous sommes plus
conscients du bruit qui nous habite, des pensées qui s'échappent et nous
entraînent un peu partout. Il n'en va pas autrement pendant la journée, mais
cela se voit moins. Garder le silence des lèvres n'est pas difficile, il suffit
de le vouloir ; le silence des pensées est une autre affaire.
Nous aimons chanter dans l'obscurité,
malgré les risques d'erreur que cela comporte. Pourquoi ? Ce n'est pas
facile à exprimer. Lorsque les lumières sont allumées, les livres, les visages,
tout est présent, proche, comme une réalité immédiatement saisissable. Lorsque
les lumières sont éteintes, qu'il ne reste plus que celle du tabernacle, il y a
nos voix, et donc Celui à qui elles s'adressent mais qui reste caché. La nuit
manifeste le mystère. La nuit et le mystère sont frères de sang.
Le mystère est pour nous une réalité
intensément positive. Nous sommes comme des enfants qui contemplent la mer pour
la première fois. Fascinés par ce qu'ils voient, ils devinent pourtant que ce
qui se trouve au-delà dépasse de très loin leur regard et même leur
imagination. Ils peuvent dire à la fois qu'ils ont vu la mer, qu'ils la
connaissent, et que tout leur reste à découvrir. Quand il s'agit de cette mer
dépourvue de rivage, l'infini de Dieu, le mystère offre une ouverture sans fin
vers Celui que nous ne finirons jamais de découvrir. Il y a peu de mots pour
décrire une réalité si fascinante...
Cardinal Robert Sarah : Nous devons humblement reconnaître qu'il est difficile
de parler de Dieu. L'hymne de l'office des Lectures du mercredi de la première
semaine dit :
Ô
Toi, l'au-delà de Tout, n'est-ce pas là tout ce qu'on peut chanter de
Toi ?
Quel hymne te dira, quel langage ? Aucun mot ne t'exprime.
Tu as tous les noms, et comment te nommerai-je, toi le seul qu'on ne peut nommer ?
Quel hymne te dira, quel langage ? Aucun mot ne t'exprime.
Tu as tous les noms, et comment te nommerai-je, toi le seul qu'on ne peut nommer ?
Pourtant, le psalmiste a raison
lorsque, tenaillé par l'ennemi et les difficultés de la vie, il crie de toutes
ses forces :
Vers
toi, Yahvé, j'appelle, mon Rocher, ne sois pas sourd !
Que je ne sois, devant ton silence, comme ceux qui descendent à la fosse.
Que je ne sois, devant ton silence, comme ceux qui descendent à la fosse.
Psaume 28, 1
Tu
as vu, Seigneur, sors de ton silence !
Seigneur, ne sois pas loin de moi !
Réveille-toi, lève-toi, Seigneur mon Dieu,
Pour défendre et juger ma cause.
Seigneur, ne sois pas loin de moi !
Réveille-toi, lève-toi, Seigneur mon Dieu,
Pour défendre et juger ma cause.
Psaume 34, 22-23
Ô
Dieu, ne reste pas muet, plus de repos, plus de silence, ô Dieu !
Voici, tes adversaires grondent, tes ennemis lèvent la tête.
Voici, tes adversaires grondent, tes ennemis lèvent la tête.
Psaume 83, 2-3
Mon
Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ?
Le salut est loin de moi, loin des mots que je rugis.
Mon Dieu, j'appelle tout le jour, et tu ne réponds pas.
Même la nuit, je n'ai pas de repos »
Le salut est loin de moi, loin des mots que je rugis.
Mon Dieu, j'appelle tout le jour, et tu ne réponds pas.
Même la nuit, je n'ai pas de repos »
Psaume 22, 2-3
Lève-toi,
pourquoi dors-tu, Seigneur ?
Réveille-toi, ne rejette pas jusqu'à la fin !
Pourquoi caches-tu ta face ?
Oublies-tu notre oppression, notre misère ?
Réveille-toi, ne rejette pas jusqu'à la fin !
Pourquoi caches-tu ta face ?
Oublies-tu notre oppression, notre misère ?
Psaume 44, 24-25
Effectivement, Dieu semble
silencieux, mais il se révèle et nous parle à travers les merveilles de la
Création. Il suffit d'être attentif comme un enfant aux splendeurs de la
nature. Car la nature nous parle de Dieu. La longue recherche de saint Augustin
passe aussi par le regard qu'il porte sur l'œuvre de la Création, comme en
témoigne ce passage des Confessions :
J'ai
interrogé la terre et elle m'a répondu : « Ton Dieu n'est pas moi ».
Et tout ce qui vit à sa surface m'a fait la même réponse.
J'ai interrogé la mer et ses abysses, et les formes rampantes qui y vivent.
Et ils m'ont répondu : « Ton Dieu n'est pas en nous. Cherche au-dessus de nous ! »
J'ai interrogé les souffles de la brise.
Et le royaume de l'air avec ses habitants m'a dit : « Anaximène se trompe. Je ne suis pas Dieu ».
J'ai interrogé le ciel, le soleil, la lune, les étoiles, et ils m'ont dit : « Nous ne sommes pas non plus le Dieu que tu cherches ».
Et j'ai dit à tous les êtres qui entourent les portes de mes sens : « Parlez-moi de mon Dieu, puisque vous ne l'êtes pas, dites-moi quelque chose de Lui ».
Et ils m'ont crié de leur voix puissante : « C'est Lui qui nous a faits ! »
C'est par ma contemplation même que je les interrogeais.
Écouter leur réponse, c'est voir leur beauté !
Et tout ce qui vit à sa surface m'a fait la même réponse.
J'ai interrogé la mer et ses abysses, et les formes rampantes qui y vivent.
Et ils m'ont répondu : « Ton Dieu n'est pas en nous. Cherche au-dessus de nous ! »
J'ai interrogé les souffles de la brise.
Et le royaume de l'air avec ses habitants m'a dit : « Anaximène se trompe. Je ne suis pas Dieu ».
J'ai interrogé le ciel, le soleil, la lune, les étoiles, et ils m'ont dit : « Nous ne sommes pas non plus le Dieu que tu cherches ».
Et j'ai dit à tous les êtres qui entourent les portes de mes sens : « Parlez-moi de mon Dieu, puisque vous ne l'êtes pas, dites-moi quelque chose de Lui ».
Et ils m'ont crié de leur voix puissante : « C'est Lui qui nous a faits ! »
C'est par ma contemplation même que je les interrogeais.
Écouter leur réponse, c'est voir leur beauté !
La Grande Chartreuse, comment ne pas
admirer ces belles et hautes montagnes couvertes de neige ! Regardez leur
beauté majestueuse ! Elles sont une Parole de Dieu.
L'homme lui-même est comme le visage
de Dieu, car il a été créé à l'image du Père. Le psaume 8 dit :
À
peine l'as-tu voulu un peu moindre qu'un Dieu, le couronnant de gloire et
d'honneur, pour qu'il domine sur l'œuvre de tes mains.
Psaume 8, 6-7
L'homme est une parole incarnée et silencieuse
de Dieu. La lune, les étoiles, le soleil, la mer, le firmament sont la preuve
visible de l'existence et de la toute-puissance de Dieu qui les a créés par pur
amour. Ces créatures sont la voix puissante et mystérieuse de Dieu. Cette nouvelle découverte de Dieu à
travers la Création réveille chez saint Augustin un amour immense.
Je sais que personne n'a jamais vu ni
entendu Dieu, sinon Celui qui vient au nom de Dieu : celui-là a vu le Père
(cf. Jn 6, 46). Mais je sais aussi qu'il me parle chaque jour au plus intime de
moi-même, et je l'entends dans le silence qui suscite écoute réciproque, désir
de communion et d'amour. Dieu est une lumière qui éclaire et irradie sans
bruit. Sa flamme rayonne mais son éclat est silencieux. Dieu brille et rayonne comme
un soleil. Il brûle comme une fournaise mais Il est inaudible. Voilà pourquoi
j'estime qu'il est important de nous laisser inonder par le silence de Dieu qui
est une parole sans voix.
Dom Dysmas de Lassus : Tout est paradoxe dans la
relation à Dieu. Les réalités qui s'opposent en l'homme sont conjointes en Lui.
Présence et absence se recouvrent, comme le poète Rainer Maria Rilke l'a écrit
dans un beau quatrain :
Pour
trouver Dieu il faut être heureux
Car ceux qui par détresse l'inventent
Vont trop vite et cherchent trop peu
L’intimité de son absence ardente.
Car ceux qui par détresse l'inventent
Vont trop vite et cherchent trop peu
L’intimité de son absence ardente.
Parole sans voix ou communion
silencieuse : ces expressions soulignent la réalité toujours mystérieuse
de la rencontre avec Dieu. Comment pourrait-il en être autrement ? Quand
l'infini rencontre le fini, cette rencontre sort de nos cadres habituels.
En chartreuse, nous ne recherchons
pas le silence, mais l'intimité avec Dieu par le moyen du silence. Il est
l'espace privilégié qui va permettre la communion, il est de l'ordre du
langage, mais d'un autre langage.
Ainsi, les Statuts de l'Ordre
commencent par cette phrase fondatrice :
À
la louange de la gloire de Dieu, le Christ, Verbe du Père, depuis toujours a
choisi par l'Esprit-Saint des hommes pour les mener en solitude et se les unir
dans un amour intime.
Répondant à cet appel, maître Bruno, l'an du Seigneur 1084, entra avec six compagnons au désert de Chartreuse et s'y établit.
Répondant à cet appel, maître Bruno, l'an du Seigneur 1084, entra avec six compagnons au désert de Chartreuse et s'y établit.
Statuts
1.1
Il nous faut sans cesse revenir au
mystère de Jésus lui-même. Il y a deux mille ans, Dieu a parlé dans le monde
avec une parole humaine exactement comme la nôtre. Le Christ a vécu
trente-trois ans sur notre terre, et pendant trente ans, sa parole n'a pas
dépassé le cadre d'un village de quelques centaines d'habitants. Voilà le
silence de Dieu. Il est sur la terre, et il reste caché. Pouvons-nous parler
d'un Dieu silencieux ? Je parlerais plus volontiers d'un Dieu caché. Ce
sont deux nuances d'une même réalité, qui portent le même contraste :
c'est la manière de parler de Dieu qui est silencieuse. Il est silencieux quand
il parle. Quand le Verbe se fait chair, il se montre à nos yeux, mais il voile
par le fait même sa divinité. Quand elle parle avec nos mots d'homme, la parole
divine est audible à nos oreilles, et cachée ; la plupart n'entendent que
des mots humains et n'y prêtent pas attention. Le paradoxe est impressionnant : Dieu s'incline
jusqu'à parler notre langue et cela nous rend sourds aux inflexions divines de
cette voix trop terrestre.
Dans sa vie, Jésus a parlé avec des
mots, et il a même parlé une fois avec des cordes. Mais devant le Sanhédrin,
Hérode et Pilate, il se tait. Il expliquera au grand prêtre :
J'ai
parlé au monde ouvertement, je n'ai jamais parlé en cachette.
Ce que je leur ai dit, demande-le à ceux qui m'ont entendu.
Eux savent ce que j'ai dit.
Ce que je leur ai dit, demande-le à ceux qui m'ont entendu.
Eux savent ce que j'ai dit.
Jean 18, 20-21
Cette réponse lui vaudra un
soufflet ; n'est-ce pas exactement la situation actuelle ? La parole
que le Père voulait adresser au monde, Jésus l'a dite. Il a accompli sa mission
jusqu'au bout. Si nous voulons savoir ce qu'il nous dit, nous devons interroger
ceux qui sont ses témoins, ou ceux qu'il a accrédités, c'est-à-dire son Église.
Mais cette réponse ne plaît pas... Le silence de Dieu ne tient pas tellement à
ce qu'il ne parle pas mais à la manière dont il s'exprime, et au peu d'envie
que nous avons de l'entendre.
La vie spirituelle passe par des
alternances où successivement Dieu se montre et se cache, se fait entendre et
se tait. La prière nous apprend les subtilités de la parole divine. Est-ce Dieu
qui est silencieux, ou nous qui ne l'entendons pas, parce que notre oreille
intérieure et notre intelligence ne sont pas accoutumées à son langage ?
Le fruit du silence, c'est d'apprendre à discerner sa voix, même si elle garde
toujours son mystère.
Dans la prière, la voix divine est
puissante en ce qu'elle est capable de nous toucher jusqu'au plus intime, mais
elle se manifeste de façon extrêmement discrète. Les chemins de la vie
spirituelle sont très divers, et certains peuvent passer à travers un désert
qui semble sans fin. Il y a des personnes qui touchent presque du doigt le
silence de Dieu dans leur vie. Cela peut prendre des formes mystiques, comme le
montre l'expérience si douloureuse de Mère Teresa de Calcutta ; après des
années d'intimité profonde avec le Seigneur, la sainte a tout vu s'effacer
progressivement. Les deux dernières années de sa vie, Thérèse de l'Enfant-Jésus
a connu elle aussi cette forme de délaissement. Ce n'est pourtant pas la règle
générale et l'âme contemplative qui a appris le langage de l'Époux divin, si
elle ne l'entend jamais comme on entend une parole humaine, apprend
progressivement à percevoir partout ses traces. Cette âme ressemble alors à une
femme amoureuse qui se sait profondément aimée, attendant de retrouver le soir
celui qu'elle aime. Or pendant toute la journée, elle voit partout des signes
de sa présence sans le rencontrer jamais. Ici un billet d'amour, qui n'est pas
signé mais dont elle connaît trop l'écriture pour pouvoir douter qu'il vienne
de lui. Là un bouquet de fleurs, sans explications, mais dont elle reconnaît à
certains détails que c'est lui qui l'a placé là pour elle. Plus tard, marchant
dans la campagne, elle entend la musique d'une flûte dont on ne saisit pas
exactement la provenance, mais elle sait que c'est lui et que c'est pour elle
qu'il joue, tandis que la personne avec qui elle marche ne se doute de rien. Et
ainsi de suite toute la journée. Elle le sent partout, elle voit partout des
signes non seulement de
sa présence, mais de son attention envers elle, et pour elle il parle sans
cesse même si elle ne le voit nulle part. Il la prépare secrètement à la
rencontre du soir où ils pourront, enfin, parler. Il est là comme un parfum,
insaisissable et pourtant tellement perceptible, partout présent bien qu'on ne
puisse dire d'où il vient.
Je pense que Dieu parle dans le
silence. Je suis toujours frappé par sa discrétion, par ses manières si
délicates, infiniment respectueuses de notre liberté. Nous sommes fragiles
comme le verre, alors Dieu tempère sa puissance et sa parole pour les adapter à
notre faiblesse.
L'amour ne s'impose pas, il ne peut
pas s'imposer. Et parce que Dieu est l'amour infini, son respect et sa
délicatesse nous déroutent. C'est justement parce qu'il est partout présent
qu'il se cache d'autant plus soigneusement pour ne pas s'imposer. Il y a un
commandement de Dieu qui nous demande de l'aimer, mais ce n'est qu'un premier
niveau ; un frère chartreux l'a délicieusement interprété dans un
billet :
Mon
Dieu, c'est extraordinaire que vous nous demandiez de vous aimer.
Étant donné ce que vous êtes et ce que nous sommes, vous devriez nous l'interdire.
Mais si vous nous défendiez de vous aimer, je vous aimerais en cachette.
Étant donné ce que vous êtes et ce que nous sommes, vous devriez nous l'interdire.
Mais si vous nous défendiez de vous aimer, je vous aimerais en cachette.
Cardinal Robert Sarah : L'homme ne cherche pas le silence
pour le silence. Le désir du silence pour lui-même serait une aventure stérile
et une expérience esthétique particulièrement harassante. Au plus profond de
son âme, l'homme veut la présence et la compagnie de Dieu, de la même manière
que le Christ cherchait son Père dans le désert, éloigné des cris et des
passions de la foule. Si nous Le désirons réellement et si nous sommes en sa
Présence, les paroles ne sont plus nécessaires. Seule l'intimité silencieuse
avec Dieu est parole, dialogue et communion.
À la Grande Chartreuse, j'ai le sentiment
que le silence est une échelle dressée sur la terre, dont le sommet atteint le
ciel. Si Jacob avait pu y passer la nuit, je suis certain qu'il se serait
exclamé :
Que
ce lieu est redoutable ! Ce n'est rien de moins qu'une maison de Dieu et
la porte du ciel.
Genèse 28, 17
Nicolas Diat : Si les chartreux s'astreignent
à une telle ascèse silencieuse, est-ce parce que le silence est le moyen
privilégié pour trouver Dieu ?
Dom Dysmas de Lassus : Le silence représente pour
nous une ascèse et un désir. Une ascèse car il faut comprendre que le silence
demande un effort, mais, plus que cela, il nous attire et nous en avons besoin.
Les choses simples sont toujours difficiles à expliquer. Une personne qui
cherche à entendre un chant d'oiseau sera passablement agacée si un avion passe
dans le ciel ; son espace de perception se réduit alors et elle ne peut
plus entendre l'oiseau. Il ne faut pas s'y tromper, le silence n'est pas
recherché pour lui-même mais pour l'espace qu'il donne. Le silence nous permet
de mieux percevoir
et de mieux entendre, il ouvre notre espace intérieur.
Nicolas Diat : Il n'est pas recherché pour lui-même, mais il est
présent à chaque instant...
Dom Dysmas de Lassus : C'est notre vœu le plus cher, mais parvenons-nous à cet
idéal ? Soyons réalistes, le bruit habite aussi les chartreux, nous ne le
savons que trop. Paradoxalement, le silence extérieur et la solitude, qui ont
pour objectif de favoriser le silence intérieur, commencent par révéler tout le
bruit qui nous habite.
Si vous avez dans votre poche une
radio allumée, il est possible que dans le brouhaha d'une ville ou d'une rue,
vous ne vous en rendiez pas compte parce que le bruit qu'elle fait se mêle à
l'environnement. Mais si vous entrez dans une église, vous comprenez subitement
que le bavardage incessant s'échappe de votre poche ; la première chose
que vous ferez, c'est d'essayer de l'éteindre. Hélas, pour diminuer le
bavardage de notre imagination, il n'y a pas de bouton... La première étape
consiste à en prendre conscience, même si ce n'est guère agréable.
Le silence qui règne dans le
monastère ne suffit pas. Pour atteindre la communion dans le silence, il faut
un long travail indéfiniment recommencé. Nous devons prendre patience, et les
efforts à consentir sont difficiles ; lorsque notre imagination accepte
finalement de collaborer et de se calmer, les moments d'intimité profonde avec
Dieu paient largement les efforts qui ont été nécessaires pour Lui donner un
espace.
Mais nous ne pouvons jamais créer
l'intimité avec Dieu ; elle vient toujours d'en haut, et notre
responsabilité est de construire cet écrin où la rencontre peut se faire.
Alors, la solitude nous aide. Le
silence intérieur est beaucoup plus facile à atteindre quand nous sommes seuls.
Avant l'office de nuit à l'église, j'ai toujours aimé le temps de prière
solitaire en cellule. Nous venons de nous lever, au milieu de la nuit, et ce
temps a quelque chose d'unique. Il ne faut pas l'idéaliser ; je ne dis pas
que la paix du cœur est toujours présente au rendez-vous, mais généralement la
communion silencieuse s'épanouit beaucoup plus naturellement. J'aimerais faire
durer ce recueillement pendant l'office au chœur, qui suit immédiatement, mais
je peux rarement retrouver la même qualité de communion parce que la dimension
communautaire de la liturgie met en mouvement les pensées.
Aussi longtemps qu'il y aura des
amoureux sur la terre, ils chercheront à se voir seuls, et dans leur rencontre,
le silence aura sa part. C'est peut-être la façon la plus simple d'expliquer
notre choix de vie. Le silence et la solitude en chartreuse reçoivent leur sens
dans ce grand désir d'intimité avec Dieu. Pour les fils de saint Bruno, le
silence et la solitude sont le lieu parfait du cœur à cœur.
Cardinal Robert Sarah : Oui. La solitude est indispensable
pour créer un espace de silence. Il n'est nul besoin de parole spécifique pour
être avec Dieu. Nous n'avons qu'à nous taire et contempler son Amour. Dans le
silence, nous regardons Dieu et nous le laissons nous regarder.
Dieu nous voit à tout moment, mais
lorsque nous nous livrons à Lui, son regard est plus pénétrant ; nous
percevons la douceur de ses yeux et sa Présence nous illumine, nous pacifie et
nous divinise.
Les Évangiles poussent les hommes à
rechercher non le silence mais le désert afin de trouver la communion avec
Dieu. Dans le Nouveau Testament, il n'est aucun exemple où le Christ recherche
le silence. Au désert, il veut réunir les meilleures conditions de son intimité
avec le Père pour se laisser pénétrer par sa volonté.
Dom Dysmas de Lassus : En parlant de l'oraison,
saint Jean de la Croix dit qu'elle ressemble à
Quelqu'un
qui ouvre les yeux avec un regard d'amour.
Vive Flamme 3, 33
Spontanément, ce regard est
silencieux et émerveillé. Le paysan d'Ars, paroissien de saint Jean-Marie Vianney,
disait avec tant de poésie : « Je l'avise et il m'avise ». Un
échange de regards, quoi de plus parlant quand cela part du cœur et va au
cœur ?
Cardinal Robert Sarah : Le paysan s'exprime peu. Il sonde
de son regard franc et pur cette Présence silencieuse de Jésus qui brûle
d'amour pour nous. Dieu est silencieux. Mais son regard croise le nôtre et il
emplit le cœur humain de sa force et de sa miséricordieuse tendresse.
Dom Dysmas de Lassus : Oui, nous n'entendons pas
Dieu avec nos oreilles car il parle autrement. Dans son livre Les Chemins de
la contemplation, le jésuite Yves Raguin dit :
Ce
qui vient de Dieu peut nous apparaître comme venant des profondeurs de notre
psychisme, mais, dans une lumière venue de plus loin, nous savons que cela
vient de lui.
Il est inutile de vouloir séparer la
part de l'humain de celle du divin, l'une est à l'intérieur de l'autre. Les
retraitants qui aspirent à entrer à la Grande Chartreuse m'ont souvent demandé
comment ils pouvaient être certains que Dieu les appelait au désert. Je leur ai
toujours répondu que je n'en savais rien... Dieu se manifeste de multiples
façons, et je ne peux pas deviner, ni eux non plus, laquelle il prendra pour
eux. Mais le ciel finit toujours par se manifester.
Avec le temps, nous finissons par
connaître le langage de Dieu, un langage différent pour chaque personne. Le
langage qu'il emploie pour moi, je le connais bien, avec sa façon unique de
mêler l'humain et le divin, et je peux témoigner qu'il est merveilleusement
adapté. Plus que des mots, c'est un amour qui s'éveille et je sais qu'il vient
d'ailleurs car il n'a pas sa source en moi.
L'intimité divine... Elle ne nous est
pas toujours donnée, et le désert peut se montrer aride. Quand elle se
manifeste, sa mélodie résonne tellement plus profondément que le bien-être d'un
simple silence avec Dieu.
Dans un texte des Confessions, saint
Augustin utilise le langage des sens intérieurs pour dire combien cette intimité avec Dieu est à la fois
familière, proche, si concrète et en même temps insaisissable pour nos sens
ordinaires :
Ce
qui n'est pas douteux, ce que je sais d'une façon certaine, Seigneur, c'est que
je t'aime.
Mais qu'est-ce que j'aime en t'aimant ?
Ce n'est pas la beauté des corps, ni la clarté de la lumière, ni les douces mélodies des cantilènes de tout rythme, ni l'odeur suave des fleurs, ni la manne, ni le miel, ni les membres faits pour les étreintes charnelles.
Non, ce n'est pas là ce que j'aime quand j'aime mon Dieu.
Et cependant il est une lumière, une voix, un parfum, une nourriture, une étreinte que j'aime, quand j'aime mon Dieu ; c'est la lumière, la voix, le parfum, la nourriture, l'étreinte de l'homme intérieur qui est en moi, là où brille une lumière qu'aucun espace ne borne, où résonne une mélodie que n'emporte pas le temps, où s'exhale un parfum que ne dissipe pas le vent, où se savoure un aliment que n'amoindrit pas la voracité, où se goûte une étreinte que n'interrompt pas la satiété.
Oui, voilà ce que j'aime, quand j'aime mon Dieu.
Mais qu'est-ce que j'aime en t'aimant ?
Ce n'est pas la beauté des corps, ni la clarté de la lumière, ni les douces mélodies des cantilènes de tout rythme, ni l'odeur suave des fleurs, ni la manne, ni le miel, ni les membres faits pour les étreintes charnelles.
Non, ce n'est pas là ce que j'aime quand j'aime mon Dieu.
Et cependant il est une lumière, une voix, un parfum, une nourriture, une étreinte que j'aime, quand j'aime mon Dieu ; c'est la lumière, la voix, le parfum, la nourriture, l'étreinte de l'homme intérieur qui est en moi, là où brille une lumière qu'aucun espace ne borne, où résonne une mélodie que n'emporte pas le temps, où s'exhale un parfum que ne dissipe pas le vent, où se savoure un aliment que n'amoindrit pas la voracité, où se goûte une étreinte que n'interrompt pas la satiété.
Oui, voilà ce que j'aime, quand j'aime mon Dieu.
Nicolas Diat : Le cardinal Sarah parle souvent du silence comme
de Dieu en nous.
Dom Dysmas de Lassus : Oui, nous parlons aussi d'un silence de communion. Je placerais ensemble ces deux dimensions complémentaires :
Dieu en nous, et nous en Dieu, puisque Jésus s'exprime ainsi : « Vous
êtes en moi, et moi en vous » (Jn 14, 20) ; « Père, tu es en
moi, et moi en toi » (Jn 17, 21). Ce sont deux facettes d'une même réalité.
Nous pouvons être plus sensibles à l'une ou à l'autre, mais je ne crois pas
qu'il soit possible de les séparer tout à fait.
Par le baptême, la Trinité elle-même
vient faire en nous sa demeure. Selon saint Paul, nous sommes des temples de
l'Esprit-Saint. Ce même baptême nous fait fils de Dieu. Si seulement nous
pouvions comprendre réellement ces quelques mots ! Un mystère insondable
naît dans la simplicité extrême du sacrement : l'eau et la parole sont là
pour signifier une réalité inimaginable. Je pense à la parole d'un poète
byzantin qui faisait allusion à la théophanie du Sinaï :
Du
tonnerre, des éclairs, la terre tremble.
Mais quand tu descendis dans le sein d'une vierge, ton pas ne fit aucun bruit.
Mais quand tu descendis dans le sein d'une vierge, ton pas ne fit aucun bruit.
Si l'entrée de Dieu en nous se fait
en silence, il est bien normal que la communion avec Lui soit marquée du même
sceau. Nos Statuts citent Basile d'Ancyre :
L'âme
du solitaire sera donc comme un lac tranquille, dont les eaux jaillissent du
fond le plus pur de l'esprit ; aucun bruit de l'extérieur ne vient les
agiter, et, tel un miroir limpide, elles reflètent la seule image du Christ.
De la virginité, PG 30, 765.
Dieu en nous ! Combien ces mots
peuvent laisser rêveur, mais c'est une réalité. Jésus dit :
Si
quelqu'un m'aime, il gardera ma parole ; mon Père l'aimera, nous viendrons
vers lui et, chez lui, nous nous ferons une demeure.
Jean 14, 23
Cette vérité de la foi nous ouvre hic
et nunc à l'intimité la
plus profonde avec Dieu. Elle est le phare de notre vie. Je suis profondément
persuadé que si les chrétiens avaient davantage conscience de cette réalité,
leur vie serait transformée, et le monde aussi.
Il me semble important de garder un
équilibre entre la proximité et la transcendance de Dieu. Dans les Confessions,
saint Augustin a exprimé le problème dans une formule célèbre :
« Intimior intimo meo et superior summo meo ». Tenir l'un sans
l'autre peut conduire à des maladies spirituelles. D'une part, une forme de
familiarité excessive avec un Dieu trop à notre mesure, qui n'est plus vraiment
Dieu, et de l'autre, une distance inquiète, presque janséniste.
Le mystère n'est autre que la
filiation divine qui nous est offerte. Si seulement nous pouvions
comprendre ! Si seulement nous pouvions le vivre davantage ! Plus
rien ne pourrait nous troubler. Les difficultés de la vie ne seraient pas
changées, mais elles ne pourraient plus atteindre le cœur de notre vie. Saint
Paul nous dit :
Dieu
n'a pas épargné son propre Fils, mais il l'a livré pour nous tous :
comment pourrait-il, avec lui, ne pas nous donner tout ?
Romains 8, 32
Si je sais que j'ai tout reçu, rien
ne peut me manquer. Nous parlons du silence : la paix profonde de l'âme
qui se sait aimée au-delà de ses rêves les plus fous, le calme inaltérable qui
l'habite, n'est-ce pas cela le silence intérieur ? Un silence vivant, expressif,
habité. Une attente frémissante dans l'espérance du jour de la grande
rencontre, face à face.
Il est fondamental de rester dans
l'intimité de Dieu, et de son extraordinaire simplicité, je dirais même
familiarité envers nous, mais aussi de comprendre le sens de la transcendance,
cette immensité qui nous dépasse et qui nous appelle dans un même mouvement.
Seul cet équilibre peut donner toute sa profondeur à la relation avec Dieu car
la merveille ineffable de l'intimité divine vient précisément de sa transcendance.
Comment l'infini peut-il non seulement venir à notre rencontre, mais aussi
nouer une relation intime avec le fini, sa créature ?
Cardinal Robert Sarah : Dieu est grand, Dieu est en dehors
des contingences, Dieu est immense. Il est vrai que je n'emploierais pas
spontanément le mot familiarité en
parlant de Dieu. Quand vous êtes familier avec quelqu'un, vous vous permettez
presque tout, et vous soignez moins vos gestes et vos paroles. Il n'est pas
possible de se permettre un tel comportement avec Dieu, même s'il est notre
Père. Dieu est silencieux, Dieu est Amour. Nous approchons de l'Amour comme
vers quelque chose de sacré, avec dignité, respect et adoration. Il me semble
étrange de tenter de créer des rapports sensibles avec le divin qui soient
dépourvus de vénération.
Le silence qui nous rapproche de Dieu
est toujours un silence respectueux, un silence d'adoration, un silence d'amour
filial. Ce n'est jamais un silence banal.
Dieu en nous et nous en Dieu ;
seul l'Amour peut infailliblement réaliser ce plan. Jésus, à plusieurs reprises, confirme que Dieu est une
présence brûlante au fond de nous, une présence réelle, la présence hors de
laquelle on ne peut rencontrer personne : « Qui mange ma chair et
boit mon sang demeure en moi et moi en lui » (Jean 6, 56).
Saint Paul nous livre sa propre
expérience intérieure qui semble traduire cette grâce donnée à l'homme :
Je
suis crucifié avec le Christ ; je vis, mais ce n'est plus moi qui vis,
c'est le Christ qui vit en moi.
Ma vie présente dans la chair, je la vis dans la Foi au Fils de Dieu qui m'a aimé et s'est livré pour moi.
Je n'annule pas le don de Dieu.
Ma vie présente dans la chair, je la vis dans la Foi au Fils de Dieu qui m'a aimé et s'est livré pour moi.
Je n'annule pas le don de Dieu.
Galates 2, 19-21
Après sa conversion, saint Augustin
découvrira lui aussi cette Présence de Dieu caché au plus profond de chaque
homme. Dans les Confessions, il a ces mots magnifiques :
Tard,
je t'ai aimée.
Ô Beauté si ancienne et si nouvelle, tard je t'ai aimée !
Mais quoi, tu étais au-dedans et j'étais, moi, en dehors de moi-même.
Et c'est au-dehors que je te cherchais ; je me ruais, dans ma laideur, sur la grâce de tes créatures.
Tu étais avec moi, et je n'étais pas avec Toi, retenu loin de Toi par ces choses qui ne seraient point, si elles n'étaient en Toi.
Ô Beauté si ancienne et si nouvelle, tard je t'ai aimée !
Mais quoi, tu étais au-dedans et j'étais, moi, en dehors de moi-même.
Et c'est au-dehors que je te cherchais ; je me ruais, dans ma laideur, sur la grâce de tes créatures.
Tu étais avec moi, et je n'étais pas avec Toi, retenu loin de Toi par ces choses qui ne seraient point, si elles n'étaient en Toi.
Dans un livre d'une érudition
parfaite, Saint Grégoire le Grand : culture et expérience chrétiennes, Mgr
Claude Dagens écrit :
En
se convertissant, saint Augustin a donc fait une double découverte. Tout
d'abord, il a compris pourquoi, jusque-là, il avait vécu dans le péché : son
erreur avait consisté à se laisser distraire de lui-même, entraîné par des
convoitises charnelles, dominé par l'extériorité. Cette voie ne pouvait le
mener à Dieu, car — et c'est l'objet de la seconde découverte, complémentaire
de la première — Dieu est une réalité profondément intérieure à l'homme, et,
par conséquent, l'homme ne peut le trouver qu'en évitant de sortir de lui-même,
en ne cédant pas à la fascination de l'extériorité et en se convertissant à
l'intériorité.
Certes saint Grégoire le Grand n'a pas eu du péché ni de la conversion une expérience comparable à celle de saint Augustin. Il est d'autant plus significatif de constater combien sa conception du péché est proche de celle de l'auteur des Confessions : pour l'un et l'autre, l'âme vit dans le péché lorsqu'elle sort d'elle-même, et qu'elle devient la proie des séductions du monde extérieur, de cette génération mauvaise et adultère. Le chemin qui mène à Dieu est celui de l'intériorité.
Certes saint Grégoire le Grand n'a pas eu du péché ni de la conversion une expérience comparable à celle de saint Augustin. Il est d'autant plus significatif de constater combien sa conception du péché est proche de celle de l'auteur des Confessions : pour l'un et l'autre, l'âme vit dans le péché lorsqu'elle sort d'elle-même, et qu'elle devient la proie des séductions du monde extérieur, de cette génération mauvaise et adultère. Le chemin qui mène à Dieu est celui de l'intériorité.
L'apostasie silencieuse dont parlait
saint Jean-Paul II s'est transformée en une apostasie militante. Dans nos
sociétés relativistes personne ne se reconnaît plus pécheur. La faute et le
repentir sont devenus des états d'âme traumatisants dont il faut se libérer
pour pouvoir être en bonne santé spirituelle. Nous nous considérons comme des
victimes de notre hérédité, de notre entourage ou des circonstances. Les hommes
ne veulent plus se voir autrement que comme des personnes fragiles et blessées.
On donne l'impression que le péché n'existe plus ; l'adultère, le divorce,
le concubinage ne sont plus à considérer comme des péchés graves. Ce sont des
insuccès ou des étapes vers un idéal lointain. Qui se préoccupe de l'invasion
de l'hédonisme et du
laxisme moral, du mépris barbare de la femme utilisée comme objet de plaisir
par la pornographie et la prostitution ? Pourtant,
Si
nous disons que nous n'avons pas de péché, nous nous égarons nous-mêmes et la
vérité n'est pas en nous.
Si nous reconnaissons nos péchés, Lui qui est fidèle et juste nous pardonnera nos péchés et nous purifiera de tout ce qui nous oppose à Lui.
Si nous disons que nous ne sommes pas pécheurs, nous faisons de Lui un menteur et sa parole n'est pas en nous.
Si nous reconnaissons nos péchés, Lui qui est fidèle et juste nous pardonnera nos péchés et nous purifiera de tout ce qui nous oppose à Lui.
Si nous disons que nous ne sommes pas pécheurs, nous faisons de Lui un menteur et sa parole n'est pas en nous.
1 Jean 1, 8-10
Pourquoi le monde posthumaniste ne
veut-il plus reconnaître le péché ? Le péché n'est pas une réalité
abstraite ou une tache sur un vêtement. Il est le rejet de la loi de Dieu, une
opposition à Dieu. Le péché est une rupture d'alliance, une dégradation de nos
relations personnelles avec Dieu. Le péché est une autodestruction comparable à
une personne qui s'abîme en consommant un poison ou une drogue. Pourtant, Dieu
ne veut pas que nous détruisions quelque chose d'important en nous-mêmes ou chez
les autres ; le péché lui déplaît et le blesse douloureusement. Dieu nous
invite à la conversion et au rejet radical du péché. Si nous connaissons une
véritable conversion du cœur, à l'image de saint Paul et de saint Augustin,
nous pourrons réellement toucher la présence silencieuse de Dieu dans notre
vie. Dans les Confessions, saint Augustin appelle cette Présence la Vie
de sa vie :
Lorsque
je Te serai uni de tout mon être, il n'y aura plus pour moi de douleur et de
fatigue ; ma vie, toute pleine de Toi, sera alors la véritable vie.
Comment pourrions-nous vivre sans
Dieu ? Sa Présence en nous est terrifiante, déstabilisante, mais
vivifiante, douce et pacifiante en même temps. Elle est lointaine, à cause de
nos péchés, et proche par la miséricorde infinie de Dieu. Elle est effrayante,
car elle nous brûle et nous incendie comme un feu qui calcine, mais elle nous
embrasse tendrement comme un Père.
Nicolas Diat :
Dans une chartreuse, comment les
moines apprennent-ils à apprivoiser le silence, à dépasser les échecs face au
silence qui devient impossible, et simplement à ne pas avoir peur du
silence ?
Dom Dysmas de Lassus : Celui qui a peur du silence
ne restera pas chez nous. L'inquiétude ne vient pas du silence lui-même mais de
ce qu'il révèle. Un retraitant vient en chartreuse pour rencontrer Dieu, et il
commence par rencontrer une personne inattendue : lui-même. La surprise
n'est pas particulièrement agréable.
Supposons que vous possédiez une
chambre plutôt sombre et que vous ne soyez pas un spécialiste du rangement et
du balai. Comme on n'y voit pas grand-chose, cela ne dérange pas trop. Mais
voilà qu'un invité a la malencontreuse idée d'allumer un projecteur très
puissant. Le spectacle devient embarrassant... Lorsqu'un candidat vient faire
une retraite chez nous, de nombreux souvenirs remontent à la surface. Ils
étaient en lui depuis longtemps,
recouverts par les bruits de la vie. Lorsque ces mouvements s'arrêtent, il ne
peut plus s'échapper et il comprend que le silence et la solitude de la cellule
qu'il percevait comme un lieu de repos sont aussi un lieu d'épreuve où il devra
affronter le combat le plus difficile : la bataille avec soi-même.
Il s'agit d'apprivoiser la ménagerie
qui nous habite si nous voulons que ses fauves puissent un jour nous laisser en
silence. Le silence extérieur, celui de la maison elle-même et celui des
lèvres, fait partie de l'itinéraire. Il se trouve consigné dans nos Statuts.
La seule expérience consistant à se taire touche une corde invisible en
nous. Dans le fait de se taire ensemble, il y a une dimension très riche,
l'expression tangible que nous cherchons tous à préserver un dialogue avec
Dieu. Il s'agit de respecter le silence de l'autre. L'apprentissage de ce
niveau extérieur se réalise avec le temps. Nous apprenons à donner un sens au
silence.
Mais le plus difficile est le silence
intérieur. Dans la cellule, durant l'oraison, les grands bruits de l'âme
peuvent se déchaîner. Les jeux mentaux, les pensées et les émotions viennent
allègrement nous distraire de notre prière. Au sens étymologique, c'est un
bruit qui vient nous écarteler et nous séparer. Quelles sont ces
distractions ? Si nous y regardons de près, nous constatons qu'il s'agit
toujours d'un dialogue imaginaire. Nous parlons à des personnes de tel ou tel
sujet...
Le silence des lèvres requiert un peu
de volonté ; l'attention intérieure, dans le silence, à ce qui nous habite
exige un long travail, un véritable apprivoisement, pour reprendre le mot que
vous avez employé.
L'apprentissage du silence demande de
rester en présence du Seigneur. Il ne s'agit pas de lutter contre nos pensées
intérieures mais de revenir incessamment vers Dieu. Les distractions sont
redoutables car nous ne les voyons pas venir et avant que nous nous en rendions
compte, elles nous ont entraînés ! Le mouvement de retour vers Dieu, dès
que nous constatons que nous nous sommes éloignés, manifeste que notre
intention n'a pas changé : être avec Lui. Il y a réellement une part de
travail, indéfiniment recommencé, qui consiste à se laisser attirer. Mais
l'essentiel est apporté par le Seigneur. Nous travaillons une partie du jardin,
mais Dieu donne la vraie germination. La phrase d'Isaac de Ninive est
juste :
Dieu
a mené son serviteur dans le désert pour parler à son cœur ; mais celui-là
seul qui s'y tient à l'écoute dans le silence, perçoit le souffle de la brise
légère où le Seigneur se manifeste. Au commencement, il faut un effort pour se
taire, mais si nous y sommes fidèles, peu à peu, de notre silence naît quelque
chose qui nous attire à plus de silence.
Ce quelque chose, dont je ne saurais définir les contours, nous savons
que c'est Quelqu'un qui nous attire
toujours plus dans son mystère.
Quand le moine entre dans les
profondeurs de la solitude, et que son désir d'être avec Dieu est suffisamment
fort, le silence devient réellement une voie privilégiée.
Cardinal Robert Sarah : Le véritable silence, autrement
dit, le silence extérieur et intérieur, la solitude absolue de l'imagination,
de la mémoire et de la volonté, nous plonge dans un milieu divin. Alors tout
notre être appartient à Dieu.
Il faut pourtant reconnaître que le
silence est difficile. Il nous fait peur. Il provoque en nous une plus grande
conscience de notre impuissance et suscite une certaine crainte de notre
isolement devant le Dieu invisible. Le silence réveille l'angoisse de se
confronter avec les réalités nues qui sont au fond de notre âme. Notre temple
intérieur est souvent si laid que nous préférons demeurer à l'extérieur de
nous-mêmes pour nous dissimuler dans des artifices et des bruits mondains. Mais
les moments de silence conduisent infailliblement à des décisions profondes,
des décisions sans paroles, à un don de mon moi
le plus intime. Les conversions s'effectuent silencieusement, et non dans des
gestes spectaculaires. Le retour à Dieu, l'enfouissement en Lui, ce don total,
ces instants d'intimité avec Dieu sont toujours mystérieux et secrets. Ils
impliquent un silence absolu, une redoutable discrétion. Je pense qu'il faut
réellement s'exercer au silence.
Dans ma vie, j'ai été initié au
silence pendant les années au séminaire. Il existait des moments obligatoires
de silence. Mais il faut y consentir avec joie, les accueillir comme des
moments précieux et privilégiés pour la structuration de notre vie intérieure.
En effet, le prêtre a pour vocation et pour mission de se tenir constamment
face à un Dieu silencieux, mais dont le cœur veille, écoute et nous refaçonne à
sa ressemblance afin que nous puissions « reproduire l'image de son Fils
et qu'ainsi il soit l'aîné d'une multitude de frères » (Romains 8, 29). Pendant cette période de
formation, je me suis rendu compte rapidement que s'il n'y a pas une discipline
très forte qui consiste à vouloir rencontrer Dieu, le silence est difficile et
rien ne pousse à le rechercher avec avidité. En fait, le silence est un
ascenseur qui permet de rencontrer Dieu étage après étage.
Les monastères, et les chartreuses en
particulier, sont des voies silencieuses privilégiées d'accès à Dieu. Mais le
silence doit aussi façonner l'âme des séminaristes et des prêtres.
Nicolas Diat : Pourrions-nous alors parler de spirale du
silence ?
Dom Dysmas de Lassus : L'homme peut percevoir ces
spirales dans toute relation amoureuse qui va un peu loin. Au commencement, la
parole est reine ; il y a tant à découvrir de l'autre. Avec le temps, la
présence silencieuse prend plus de place. Il suffit d'être ensemble, car le
regard exprime plus que les paroles. Le même mouvement se retrouve dans le
rapport à Dieu. Comme toute relation, il a une histoire, il se développe. Isaac
de Ninive, dans le texte que je viens de citer, l'exprimait ainsi :
« Petit à petit, quelque chose nous attire à plus de silence », ce
qui implique en fait un nouveau mode de relation. Tout se passe comme dans un livre : pour
découvrir une nouvelle page, vous devez tourner — et donc cacher et, en quelque
sorte, abandonner — la précédente.
Avec Dieu, ce mouvement n'a pas de
fin puisqu'Il est infini. L'intimité divine qui nous comblait laisse peu à peu
la place à une insatisfaction ; nous entendons comme un appel à aller plus
loin mais sans connaître la direction. Tout se passe comme si le Seigneur n'était
plus au rendez-vous ; ou, plus précisément, c'est nous qui ne sommes plus
au rendez-vous. Nous sommes restés au même endroit alors que Dieu est allé plus
loin. À ce stade, il est nécessaire d'abandonner quelque chose pour nous mettre
à l'écoute des signes qu'Il donne, comme un enfant perdu dans la forêt qui
écoute dans le plus grand silence pour avoir une chance de percevoir une voix
qui lui donnerait une indication sur la direction à prendre.
Dans un beau texte sur la prière du
cœur, dom André Poisson relate comment, avant d'entrer en chartreuse, il avait
trouvé « une petite source qui établissait entre mon cœur et Dieu un lien
infiniment profond et vrai ». Et puis un jour, beaucoup plus tard, il a eu
un doute et il s'est rendu compte que cette petite source n'était pas Dieu
alors que c'était de Lui seul qu'il avait soif. Dom André a compris qu'il
devait abandonner sa chère source pour
trouver
le moyen, l'attitude du cœur par laquelle j'ouvrirais la porte directement à
Celui qui y frappait depuis si longtemps en vain, parce que dans ma prière je m'occupais
d'abord de moi-même.
La petite source de dom André était
certainement bonne et précieuse, mais pour un temps ; il ne fallait pas
qu'il s'y arrête. Comme un promeneur qui découvre un paysage merveilleux ;
il va s'arrêter pour le goûter longuement. À un moment, il est nécessaire de
reprendre la route pour d'autres surprises, plus belles encore.
Telle est la raison de ces
alternances qui se présentent comme une spirale. Pour découvrir une nouvelle
relation, un nouveau langage, celui que nous connaissons doit se taire. Il faut
beaucoup de silence et d'attention pour découvrir la musique nouvelle à
laquelle nous ne sommes pas accoutumés.
Le grand obstacle, en général, vient
de notre tendance à rester sur place aussi longtemps que nous possédons un
système qui fonctionne. Notre cœur, habitué à un certain rapport avec Dieu,
répugne à changer pour entrer dans une nouvelle relation ; pourtant, le
Seigneur est impatient d'avancer. Alors Il part devant pour nous obliger à nous
remettre en chemin.
Nicolas Diat : Le Dieu chrétien est un Dieu caché. C'est un des
grands mystères du gouvernement de la Providence sur le monde. Voilà d'ailleurs
un des aspects de la vie ici-bas qui empêche de croire, ce fameux Deus
absconditus...
Dom Dysmas de Lassus : Il est important de citer la
parole de saint Paul : « La création attend avec impatience la
révélation des fils de Dieu » (Romains
8, 19). Ce que nous sommes,
ce que nous serons, nous ne le savons pas encore.
Dans la marche quotidienne du monde,
le silence de Dieu est un phénomène très impressionnant. Comment comprendre le
sens de cette absence ? Il est certainement plus facile à saisir dans
notre vie personnelle.
L'homme, en tant que créature, est
marqué par un égocentrisme ontologique. Un enfant qui naît n'a conscience que
de lui-même. Dans un premier temps, il perçoit la mère comme une extension de
sa propre personne. Nous avons tous commencé par être solipsistes !
Progressivement, par la frustration, le nourrisson finit par comprendre que sa
mère est une autre personne. Plusieurs étapes et quelques années finiront par
le conduire à un amour d'abord intéressé et finalement donné.
De manière parallèle, dans l'ordre de
la vie spirituelle, nous avons à parcourir un immense chemin. Il faut passer de
l'égocentrisme total à l'amour oblatif, totalement décentré de lui-même, à
l'image du grand amour de Dieu. Voilà la marche de la plus petite créature vers
l'infini céleste... Pour une évolution pareille, il faudrait normalement un temps
extrêmement long. Mais tout se passe comme si Dieu était pressé. Il ne faut
donc pas s'étonner si ce programme accéléré est plutôt rude. La vie est
tellement courte pour réaliser un parcours si important ! Si vous la
regardez du côté de l'éternité, notre vie n'est qu'un court instant. Mais cela
n'empêche pas un sentiment de longueur, surtout si l'on souffre. Gardons à
l'esprit cette différence, elle nous aidera à comprendre. Quand nous serons
passés du côté de Dieu, notre regard sera le même que le sien. Jésus l'a
expliqué :
La
femme qui enfante est dans la peine parce que son heure est arrivée.
Mais, quand l'enfant est né, elle ne se souvient plus de sa souffrance, heureuse qu'un être humain soit venu au monde.
Mais, quand l'enfant est né, elle ne se souvient plus de sa souffrance, heureuse qu'un être humain soit venu au monde.
Jean 16, 21
Sur cette terre, nous avons l'occasion
unique d'aimer Dieu alors qu'il se dérobe à nos yeux et à nos oreilles. La foi
n'est pas donnée dans la lumière car l'éblouissement est réservé à l'éternité.
Mais quand viendra pour Lui le temps de se révéler pleinement, notre joie sera
éternelle de l'avoir ainsi aimé sans le voir. Jésus avait dit à ses
disciples :
Vous,
vous avez tenu bon avec moi dans mes épreuves. Et moi, je dispose pour vous du
Royaume, comme mon Père en a disposé pour moi. Ainsi vous mangerez et boirez à
ma table dans mon Royaume, et vous siégerez sur des trônes pour juger les douze
tribus d'Israël.
Luc 22, 28-30
Et pour lui-même : « Ne
fallait-il pas que le Christ souffrît cela pour entrer dans sa
gloire ? » (Luc 24, 26). Il
en va de même pour les hommes qui sont invités à le suivre en prenant leur
Croix.
Elle peut être lourde et terrible,
mais saint Paul nous rappelle que « Dieu, qui est fidèle, ne permettra pas
que vous soyez tentés au-delà de vos forces » (1 Corinthiens 10, 13).
Restons humbles quand nous parlons de
la souffrance d'autrui. Seul celui qui a vraiment souffert a le droit de
parler. Dans Le Heurtoir, Paul Claudel a écrit :
Dieu
n'est pas venu supprimer la souffrance, il n'est même pas
venu pour l'expliquer.
Il est venu pour la remplir de sa présence.
Il est venu pour la remplir de sa présence.
J'ajouterais : Il est venu pour
la partager et ce mystère, gravé sur le corps ressuscité de Jésus, demeurera
pour toujours une source de joie et d'émerveillement. Le psaume 115 dit :
Comment
rendrai-je au Seigneur tout le bien qu'il m'a fait ?
Cardinal Robert Sarah : Oui. L'amour véritable n'est pas
forcément visible. Dieu est l'Amour véritable. Il est un feu dévorant qui ne
peut s'éteindre tant il nous aime passionnément à travers le mystère de la
Croix. Il est Deus absconditus, Dieu invisible et caché. Mais en même
temps, il s'est rendu visible en son Fils, par qui
Il
a fait les mondes, resplendissement de sa Gloire, effigie de sa substance, lui
qui soutient l'univers par sa parole puissante.
Hébreux 1, 2-3
Il est donc proche de nous. Dans nos
sociétés matérialistes, nous croyons toujours que le vrai doit être tangible et
immédiat. Mais l'amour de Dieu se voile dans le silence, la souffrance, la
mort, dans la chair torturée et abîmée de Jésus qui s'éteint sur la Croix.
Le prophète Élie aurait aimé voir le
visage de Dieu. C'est aussi le désir et l'inquiétude religieuse la plus
profondément ancrée dans le cœur de tout homme. Mais on ne peut voir Dieu sans
mourir de frayeur, de stupeur et d'émerveillement. Dieu ne saurait cependant
nous laisser sans satisfaire un désir humain si profond. Selon l'Épître aux
Hébreux, alors que les temps furent accomplis, Dieu s'est caché derrière le
visage d'un petit enfant. La majesté a choisi la vulnérabilité. L'Infini a
accepté la Croix et la plus grande humiliation, car l'anéantissement est
l'expression de l'amour.
L'homme aimerait posséder une
compréhension immédiate de Dieu. Mais le Père est caché derrière un voile et
nous ne pourrons totalement lever le mystère qu'après notre mort.
Par son silence, Dieu veut nous
donner d'aller au-delà du simple amour humain pour comprendre l'amour divin.
Nicolas Diat : Comment le chartreux peut-il comprendre le mystère insondable du
silence de Dieu devant les atrocités qui sont commises chaque jour devant nos
yeux ? En Irak et en Syrie, des enfants sont mutilés, violés, vendus,
réduits en esclavage, crucifiés, et Dieu ne dit mot ? La politique
d'extermination de l'État islamique se déchaîne contre les chrétiens d'Orient
et le Dieu d'amour semble absent ?
Dom Dysmas de Lassus : Puis-je d'abord ouvrir la
question ? Le génocide actuel des enfants trisomiques en Occident n'est
pas moins dramatique, et je ne suis pas certain qu'il soit moins barbare ;
il est seulement moins visible. En ces circonstances, qui touchent l'Orient
comme l'Occident, je pense que nous devons méditer le livre de Job. Dans sa
certitude d'être dans son droit, Job va jusqu'à provoquer Dieu en jugement.
Quelle est la réponse de Dieu ? Dieu dit simplement à Job qu'il ne peut pas comprendre, mais Il
prend part à sa révolte et lui donne raison. À la fin du livre, Il s'adresse
ainsi à ses amis : « Vous n'avez pas parlé de moi avec droiture,
comme l'a fait mon serviteur Job » (Job
42, 8).
Mais Job ne peut comprendre les plans
de Dieu car la clé essentielle, la vie éternelle, n'a pas encore été donnée.
Les pires choses ont une fin quand nous sommes passés du côté du Royaume de
Dieu. Voyez les migrants : ils sont prêts à affronter des dangers extrêmes
dans le faible espoir de trouver pour quelques années une vie meilleure en
Europe. Mais Dieu notre Père nous prépare une vie infiniment meilleure et sans
limites. Ce qui manque à l'homme, c'est de pouvoir imaginer l'éternité, la
plénitude sans fin donnée par la communion totale avec Dieu, la terre où
prendra corps la justice que les prophètes ont tenté de décrire.
Le silence de Dieu ne peut se
comprendre sans la perspective de la vie éternelle. Le temps de Dieu est
différent du nôtre ; pour Lui, « mille ans sont comme un jour »
(2 Pierre 3, 8). Il nous laisse dans
l'épreuve pour peu de temps, avant de nous sauver pour une vie entière. Qui
oserait se plaindre d'un chirurgien qui, en deux heures d'une opération
douloureuse, guérirait d'une maladie pour toute la vie ? Son cabinet serait
assiégé ! Avant d'entrer au carmel, sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus avait
suivi les conférences sur la vie éternelle de l'abbé Arminjon. Un mot l'avait
frappée : l'abbé disait que lorsque l'âme aurait quitté cette vie, le
Seigneur lui dirait : « Maintenant mon tour ! » Ce qui
signifie : « Durant ta vie terrestre, tu m'as donné tout ce que tu
pouvais par amour, maintenant à mon tour de donner, infiniment et pour une éternité ».
Jésus l'avait dit :
Je
vous le dis en vérité, nul n'aura quitté maison, ou frères, ou sœurs, ou père,
ou mère, ou enfants, ou champs, à cause de moi et à cause de l'Évangile, qui ne
reçoive le centuple maintenant, en ce temps-ci : maisons, frères, sœurs,
mères, enfants et champs, avec des persécutions, et, dans le siècle à venir, la
vie éternelle.
Marc 10, 29-30
Nous devons comprendre de la même
façon le silence de Dieu, qui ne revêt aucun sens définitif. Il se tait pour
quelques heures en laissant le monde entre nos mains. Mais il viendra le jour
où il fera « toutes choses nouvelles » (Apocalypse 21, 5).
Dieu peut tirer le plus grand bien du
mal même. Tout ce que Dieu permet a un sens. À la mystique Julienne de Norwich,
qui aimait parler de la courtoisie, de l'affabilité, de la simplicité, de la
modestie de Dieu, et qui eut une nuit quinze visions sur lesquelles elle médita
toute sa vie, Jésus avait demandé : « Quel est le plus grand péché
qui ait jamais existé dans le monde si ce n'est celui d'Adam ? » Il
ajoutait alors cette parole extraordinaire : « Puisque j'ai réparé le
plus grand mal, tenez pour certain que je réparerai aussi tous ceux qui sont
moindres ». Pour la réconforter, il lui disait : « Tout ira
bien, tu le verras toi-même ». La recluse conclut : « Par ces
mots, Notre Seigneur voulait dire : pour le moment, sois seulement fidèle
et confiante. Un jour viendra où
tu verras cela en toute vérité au sein d'une joie parfaite ».
Finalement, nous sommes un peu comme
Job. Nous savons désormais que la vie éternelle existe, mais nous n'en avons
pas l'expérience. Alors nous continuons à buter sur le mal de cette terre. Avec
Pascal, il faut poser un pari sur l'éternité. Jésus n'a pas dit grand-chose qui
nous permette d'imaginer la vie éternelle, mais nous avons une certitude :
Tout ce qui est vrai et noble, tout
ce qui est juste et pur, tout ce qui est digne d'être aimé et honoré, tout ce
qui s'appelle vertu et qui mérite des éloges.
Philippiens 4, 8
Et aussi tout ce qui est beau, rien
de tout cela ne sera détruit mais au contraire accompli pour trouver sa
plénitude.
Cardinal Robert Sarah : Nous sommes souvent révoltés
devant des événements insoutenables. Dieu semble dormir et ne pas défendre les
plus faibles de ses fils. Il a sa manière de s'occuper des pauvres que nous ne
pouvons pas comprendre. Dieu veut que cette souffrance contribue au salut du
monde comme la mort même du Christ. En réalité, une terre sans Dieu est un
monde d'une grande cruauté qui fait couler des fleuves de sang ; sa
barbarie se répète sous tous les cieux et à toutes les époques de l'histoire.
Souvenons-nous d'Auschwitz. À
l'intérieur du camp de concentration, il y avait une prison horrible, le fameux
bunker de la faim, celui de la mort lente et cynique. Là, dans une cellule
souterraine, saint Maximilien Kolbe est mort après une longue et terrible
agonie. Tout autour de lui il ne trouvait que torture, barbarie, souffrance et
misère. Dehors, il y avait une cour où quelque vingt mille hommes furent
assassinés ; à côté, l'« hôpital » où l'on pratiquait la
vivisection sur des êtres humains et, au bout d'une allée, le four crématoire.
Pourtant, dans le cœur du père Maximilien Kolbe régnait la joie, et cette paix
que le Christ avait promis de donner à ses disciples et à ceux qui suivent son
exemple en mourant sur la Croix, comme Lui, pour que d'autres vivent. Dans des
circonstances analogues, saint Thomas More, emprisonné, puis exécuté, priait,
dans la Tour de Londres :
Des
biens temporels, des amis, de la liberté, de la vie et de tout le reste, la
perte est nulle en considération de la richesse qu'est le Christ.
Je pourrais porter le même regard sur
l'assassinat des sept moines de Tibhirine, en Algérie, en 1996. Leur unique
vocation était la prière et le service de Dieu et de leurs frères. Tous ces
morts participent à la mort du Christ pour le salut du monde.
Nombreux sont ceux, aujourd'hui, qui
endurent un martyre non sanglant, en essayant de vivre leur foi dans un monde
de plus en plus athée, hédoniste, indifférent ou même hostile à Dieu. Nous ne
devons pas avoir peur de l'opposition du monde ; cette haine grandissante
doit plutôt nous réjouir. C'est là ce que Jésus avait promis :
Rappelez-vous
la parole que je vous ai dite : Le serviteur n'est pas plus grand que son
maître. Si l'on m'a persécuté, on vous persécutera, vous aussi. Si l'on a
observé ma parole, on observera aussi la vôtre. Les gens vous traiteront ainsi
à cause de moi, parce qu'ils ne connaissent
pas celui qui m'a envoyé.
Jean 15, 20-21
Lorsque la foi chrétienne est persécutée,
elle devient plus forte.
Certes, nous serons toujours surpris
par les choix de Dieu. L'homme ne peut saisir immédiatement le bien que Dieu
veut pour lui en traversant l'épreuve la plus horrible.
Il n'est que le regard de la foi qui
puisse nous permettre de continuer à avancer vers Dieu. Qui sait si Dieu ne
donnera, au moment qu'il voudra, un magnifique printemps aux chrétiens
d'Orient. Nos yeux d'hommes sont trop faibles et malades pour comprendre
l'économie du ciel.
Dom Dysmas de Lassus : J'aimerais simplement rappeler une
histoire. Un numéro de la revue Cahiers sur l'Oraison rapporte qu'avant
de partir pour la chambre à gaz, sur un petit billet, un Juif écrivit :
Seigneur,
souviens-toi aussi des hommes de mauvaise volonté, mais ne te souviens pas
alors de leurs cruautés.
Souviens-toi des fruits que nous avons portés à cause de ce qu'ils ont fait.
Et fais, Seigneur, que les fruits que nous avons portés soient un jour leur rédemption.
Souviens-toi des fruits que nous avons portés à cause de ce qu'ils ont fait.
Et fais, Seigneur, que les fruits que nous avons portés soient un jour leur rédemption.
Nous devons méditer la grandeur de ce
message qui montre que l'Esprit-Saint était à l'œuvre dans l'horreur des camps.
Dans le livre de Daniel, Dieu n'empêche pas que trois jeunes gens soient jetés
dans la fournaise, mais il les protège car l'ange du Seigneur y descend avec
eux. Cette histoire est symbolique. Dieu ne nous évite pas l'épreuve, mais
comme il nous le dit dans le psaume 90 (15-16) :
Je
suis avec lui dans son épreuve.
Je veux le libérer, le glorifier ;
De longs jours, je veux le rassasier,
Et je ferai qu'il voie mon salut.
Je veux le libérer, le glorifier ;
De longs jours, je veux le rassasier,
Et je ferai qu'il voie mon salut.
Cardinal Robert Sarah : Il est urgent que le monde moderne
retrouve un regard de foi. Sinon l'humanité court à sa perte. L'Église ne peut
se cantonner à une vision purement sociale. La charité a un sens spirituel. La
charité a un rapport intime avec le silence de Dieu.
Dieu possède un plan de salut pour le
monde, et les hommes doivent chercher à toujours mieux comprendre son regard.
Nous devons vouloir le rejoindre dans son silence.
Nicolas Diat : Révérend
Père, en préparant notre entretien, vous me disiez : « Comme toutes
les grandes questions, plus nous réfléchissons au silence, moins nous
comprenons. Qui a jamais compris l'amour ? »
Éminence, souscrivez-vous à cette remarque difficile et pleine d'espérance ?
Éminence, souscrivez-vous à cette remarque difficile et pleine d'espérance ?
Cardinal Robert Sarah : Qui peut comprendre Dieu ?
Qui peut entrer dans le silence pour saisir son mystère et sa fécondité ?
Nous pouvons réfléchir au silence afin de nous rapprocher de Dieu, mais il y a
un moment où notre pensée ne pourra plus progresser. Comme toutes les questions
liées à Dieu, il y a un stade où la recherche ne peut plus avancer. L'unique
chose à faire est de lever les yeux, de tendre les mains vers Dieu, de prier en
silence dans l'attente de l'aurore.
Le silence fait partie de ces
interrogations qui nous montrent qu'il y a un mystère devant le mystère.
Le silence est la condition pour
s'ouvrir aux grandes réponses qui nous seront données après la mort. Nous
aimerions que Dieu parle dès notre passage en ce monde. Mais pour l'heure, nous
vivons dans la nuit en priant en silence. Un jour, nous comprendrons tout.
D'ici là, il faut chercher sans faire de bruit. Je sais combien le silence de
Dieu se heurte constamment à l'impatience de l'homme. Aujourd'hui, plus encore,
l'homme nourrit une forme de rapport compulsif au temps.
Dom Dysmas de Lassus : Quand j'étais au noviciat, le
Père-maître m'a donné en lecture Les Mystères du christianisme de
Matthias Joseph Scheeben. À la fin de chaque chapitre, le théologien prenait
soin de souligner que nous avions compris peu de chose et que la plus grande
part nous échappait encore. Il avait raison : plus on étudie un mystère,
plus on comprend qu'on ne comprend pas, ce qui fait grandir l'admiration.
Il est heureux que tant de problèmes
nous échappent ; il reste un infini à découvrir. Les réalités les plus
familières sont remplies de mystère. Par exemple, plus la science avance et
moins elle comprend la matière. Seul celui qui n'y a pas réfléchi pense qu'il
sait ce qu'est le temps. Comment imaginer que nous puissions résoudre le sens
de l'action de Dieu en ce monde ?
La contemplation se nourrit davantage
de ce que nous ne comprenons pas. Dans la méditation, l'homme cherche à saisir
quelque chose du mystère.
Dans la contemplation, il
s'émerveille et s'abandonne à l'amour de Dieu qui nous dépasse.
« Si tu comprends, ce n'est pas
Dieu », a écrit saint Augustin (Sermon 117). Dans la foi,
l'incompréhension est essentielle et ce n'est pas une frustration, cela permet
de rêver. Un espace béant est ouvert et notre silence vient se glisser dans
cette attente.
Nicolas Diat : Pourquoi
le silence est-il si important pour l'Église ?
Cardinal Robert Sarah : Si l'homme cherche Dieu et qu'il
veut le trouver, s'il désire une vie d'union plus intime avec Lui, le silence
est le chemin le plus direct et le moyen le plus pur pour y parvenir. Le
silence est capital car il permet à l'Église de marcher sur les traces de
Jésus, en imitant les trente années silencieuses à Nazareth, les quarante jours
et les quarante nuits de jeûne et de dialogue intime avec le Père, dans la
solitude et le silence du désert. Comme Jésus placé devant les exigences de la
volonté de son Père, l'Église doit rechercher le silence pour entrer toujours
plus profondément dans le mystère du Christ. L'Église doit être le reflet de la
lumière qui jaillit du Christ. Et la lumière du Christ étincelle, rayonne,
illumine en silence, et ne peut être arrêtée par la nuit assourdissante du
péché, ce qui fait dire à saint Jean :
La
lumière brille dans les ténèbres, et les ténèbres ne l'ont pas arrêtée.
La lumière ne fait pas de bruit. Si
nous voulons approcher de cette source lumineuse, il faut nous mettre dans une
attitude de contemplation et de silence.
Pour refléter l'éclat du Christ, les
chrétiens doivent ressembler au fils de Dieu. Ce jaillissement de lumière est
toujours discret.
La véritable nature de l'Église ne se
trouve pas dans ce qu'elle fait mais dans ce qu'elle témoigne. Là où sont les
choses profondes et mystérieuses, là est le silence. Le Christ nous a demandé
d'être une lumière. Il ne nous a pas enjoint de conquérir le monde mais de
montrer aux hommes le chemin, la vérité et la vie. Il nous a demandé d'être des
témoins silencieux mais convaincants de son Amour.
Le silence est le lieu où nous
accueillons les mystères. Pourquoi la semaine sainte est-elle célébrée dans le
silence ? La réponse est simple : nous devons entrer dans la Passion
pour nous configurer au Christ, être en communion avec ses souffrances, lui
devenir conforme dans sa mort, afin de parvenir à ressusciter d'entre les morts
(cf. Philippiens 3, 10). Le profond
silence du samedi saint n'est pas un jour de tristesse mais un moment de notre
mise au tombeau avec le Christ et de contemplation du mystère que la raison ne
peut pénétrer sans l'aide de Celui qui sonde les cœurs et sait quel est le
désir de l'Esprit (cf. Romains 8,
27). Conduite par l'Esprit-Saint, l'Église a une mission d'éducation au silence
car il n'y a pas de vie dans le silence sans une vie totalement conduite par
l'Esprit.
Comment pourrais-je oublier les
missionnaires spiritains que je voyais prier de longues heures dans le silence
de l'église de mon village d'Ourous ? Ils étaient absolument fidèles aux
enseignements du Christ. Ces prêtres se retiraient dans le désert intérieur de
leur cœur pour être avec Dieu. J'ai eu beaucoup de chance d'avoir de tels
hommes pour modèle.
Les enfants doivent être initiés au
silence. Les jeunes qui vont recevoir le corps du Christ pour la première fois
doivent se préparer en se mettant à l'écart du monde pendant quelques jours,
partir dans un endroit désert où ils se disposent en silence à rencontrer Dieu.
Sans le silence, l'Église manque à sa
vocation. J'ai peur que la réforme de la liturgie, surtout en Afrique, soit
souvent l'occasion de fêtes bruyantes purement humaines qui ne correspondent
guère à la volonté du fils de Dieu exprimée lors de la dernière Cène. Il ne
s'agit pas de repousser la joie des fidèles, mais chaque chose en son temps. La
liturgie n'est pas le lieu des réjouissances humaines, des passions, des
paroles foisonnantes et discordantes, mais de la pure adoration.
Aujourd'hui, le bruit envahit tant
d'aspects de la vie des hommes. L'Église ferait une grave erreur en ajoutant du
bruit au bruit. L'amour n'a pas besoin de paroles.
Dom Dysmas de Lassus : Mon humble expérience de chartreux
m'entraîne à dire que l'Église ne doit pas perdre le sens du sacré. Si nous
abandonnons le mystère, nous perdons l'Infini. Comme disait Qohélet, il y a « un temps pour se taire et un
temps pour parler » (Qohélet 3,
7). L'Église a l'ardente obligation de porter aux hommes le mystère de Dieu. La
parole qui va porter ce message doit avoir pénétré celui qui la dit pour
devenir totalement sienne. La lectio divina, l'écoute de la Parole de
Dieu, qui a toujours été au cœur de la vie monastique, est le temps de la
parole, le temps du cœur qui écoute, qui reçoit, qui se laisse imprégner. Elle
est aussi le temps du silence qui va longuement ruminer pour laisser la Parole
pénétrer jusqu'au fond de l'être, et devenir vraiment nôtre. Si nous passons
trop vite, l'empreinte demeurera superficielle ou s'effacera. Les chartreux
n'ont pas la mission de prêcher et je n'ai donc pas d'expérience en ce domaine,
mais personne ne peut douter qu'une parole qui vient du cœur, et qui a été vécue
en profondeur par celui qui la porte, pénétrera davantage celui qui l'écoute.
Dans un texte célèbre, L'Échelle du cloître, Guigues II,
douzième prieur de la Grande Chartreuse, a illustré les étapes de cette
pénétration. Elle commence par la lecture, et se poursuit par la méditation.
Celle-ci ouvre sur le cœur à cœur avec Dieu et s'épanouira en contemplation.
Quand nous sommes face à un Dieu fait homme, comment ne pas rester
silencieux ? La lecture, l'étude, la rumination, ces premières étapes débouchent
finalement sur le silence ; là, au lieu de travailler nous-mêmes, il
importe de laisser l'Esprit-Saint travailler en nous, pour expliquer le mystère
que notre intelligence ne peut comprendre. L'Esprit a le pouvoir de nous saisir
jusqu'au fond par l'amour qu'il suscite en nous.
Le silence dans la vie de l'Église me
semble lié au mystère et à la délicatesse de la voix divine. Pour l'entendre,
il faut tendre l'oreille car le Saint-Esprit ne parle pas fort, Jésus et son
Père non plus. Lorsque le Verbe s'est fait homme et est venu vivre à Nazareth,
pendant trente ans les Nazaréens n'ont rien vu ! Il faut donc du temps et
du silence pour discerner les voix du ciel, discrètes et infiniment
respectueuses.
Cardinal Robert Sarah : Le mystère, c'est l'Infini qui vient
à la rencontre du fini. Quand nous observons la vie de Jésus, sa discrétion et
son silence sont saisissants. L'Église doit suivre le message et la manière du
Christ. Elle doit témoigner par sa vie et être sobre dans ses paroles. Si nous
ne faisons que remâcher nos propres pensées, nous nous éloignons du mystère. Les
grands saints n'ont guère parlé, et pourtant ils sont les meilleurs messagers
de l'Église. Quand les martyrs étaient attaqués, ils ne se défendaient pas, ils
se taisaient. Ils vivent désormais une vie cachée avec le Christ en Dieu (cf. Colossiens 3, 3). Les succès, les
louanges, les persécutions ou la mort n'ont aucune importance. Dans ce sillage,
saint Bruno est un exemple parfait.
Bien sûr, quand les barbares
s'acharnent et emploient les moyens les plus raffinés pour détruire la morale,
la famille et le mystère, il est nécessaire de parler avec force. En tant
qu'enfants de Dieu, il faut savoir
choisir son temps, ses mots, les armes de la foi et de la charité. Les nobles
combats ont horreur de la vulgarité et des bavardages inutiles. Quelques
phrases suffisent pour dire la vérité. Aujourd'hui, la crise du monde moderne
avec ses sinistres répercussions sur l'Église et ses responsables hiérarchiques
n'empêche pas la vie chrétienne de se développer, la foi de se consolider, de
s'affermir et de se propager. L'Église continue d'évangéliser les peuples
malgré les puissances qui s'acharnent, avec plus de perversité, et tant de
moyens financiers et techniques, toujours plus imposants, pour démolir la
religion, la morale, la famille, le mariage, les valeurs humaines, spirituelles
et éthiques fondamentales. L'Église connaît aujourd'hui des épreuves
extérieures et intérieures sans commune mesure. Il y a comme un tremblement de
terre qui cherche à démolir ses fondements doctrinaux et son enseignement moral
pluriséculaire.
L'humanité elle-même s'est toujours
imposé des règles éthiques exigeantes, des interdits, des lois impératives pour
empêcher l'homme de céder aux pulsions fugaces et l'aider à s'assurer une plus
grande qualité personnelle et sociale. Celle-ci est le résultat d'efforts
nécessairement longs, souvent exigeants et difficiles. L'Église est violemment
secouée par une apostasie générale dans les pays d'ancienne chrétienté. Elle
souffre de l'infidélité des traîtres qui l'abandonnent et la prostituent. Mais
cet ébranlement universel qui affecte le monde, la foi et les croyants doit
être pour l'Église une occasion privilégiée de se prononcer pour Dieu (cf. Matthieu 10, 32-33) avec clarté, vigueur
et fermeté en proclamant l'Évangile de Jésus-Christ. Il faut renforcer, chez
chaque fidèle chrétien, l'amour de Dieu, il faut ranimer la solidité de la foi
catholique, il faut proclamer la cohérence de l'Église au cœur d'un monde en
plein bouleversement et menacé d'effondrement.
Nicolas Diat : Quel lien entretiennent le silence et
l'humilité ?
Dom Dysmas de Lassus : Dès qu'il s'agit de Dieu, le
mystère est partout. L'homme même est mystère car il est à l'image de Dieu. La
création est mystère puisque Dieu est tout et que rien ne peut exister en
dehors de Lui. Nous pouvons affirmer la création du monde par Dieu, selon le
premier verset de la bible, mais nous ne pouvons pas l'expliquer.
Face au mystère, face à ce qui est
trop grand, trop beau pour que nous puissions le saisir, on peut demeurer dans
un silence émerveillé. Dans son livre Face à Dieu : la prière selon un
chartreux, Augustin Guillerand écrivait avec justesse :
Pour
trouver l'humilité, il vaut mieux Le regarder que se regarder.
Je ne peux pas trouver une réponse
plus juste à votre question.
Cardinal Robert Sarah : Devant Dieu, nous ne pouvons
qu'être humbles et silencieux. Il est, en effet, le grand mystère à méditer.
Devant Dieu, nous sommes comme des puisatiers. Nous creusons sans cesse pour
tenter de trouver
l'eau. En descendant vers la source divine, nous trouverons les puits d'où
jaillissent notre dignité et notre propre mystère. Mais nous ne pourrons
pénétrer le secret de nos consciences que dans un état de perfection radicale.
Saint Augustin a fait cette magnifique expérience. Dans les Confessions, il
écrit :
Nous
sommes nous-mêmes dehors, étrangers à nous-mêmes et nous ne pouvons atteindre à
nous-mêmes que dans une ouverture totale à Dieu.
Nous devons approfondir notre quête
du silence en cheminant par les sentiers de l'humilité. Ainsi, saint Pierre
nous exhorte en disant :
Comme
on met un vêtement de travail, revêtez tous l'humilité dans vos rapports avec
Dieu et les uns avec les autres. En effet, Dieu s'oppose aux orgueilleux, aux
humbles il accorde sa grâce. Tenez-vous donc humblement sous la main puissante
de Dieu.
1 Pierre 5, 5-6
L'humilité des chartreux montre que
le silence est une école de douceur, de sagesse et d'abandon. Ils restent
humbles et confiants dans les mains de Dieu. Les fils de saint Bruno sont un
modèle exceptionnel. « Si tu recherches la sagesse comme l'argent, si tu
la creuses comme un chercheur de trésor » (Proverbes 2, 4), alors habille-toi d'humilité et de silence, comme
le puisatier descend dans son puits et comme les mineurs descendent dans la
mine en habit de travail. On ne se trouve qu'en retournant humblement à l'humus
de nos origines. C'est aussi la signification de notre prostration profonde
lorsque jetant par terre les couronnes de notre orgueil et de nos prétentions,
nous tombons à genoux devant le trône de l'Agneau pour adorer (Apocalypse 4, 1-11 ; 5, 6-14 ;
7, 9-17 ; 8, 1-5 ; 11, 15-18 ; 14, 1-5 ; 19, 1-4).
Nicolas Diat : Quelle
place le silence peut-il avoir dans la liturgie ?
Dom Dysmas de Lassus : L'adoration doit être le cœur de
la liturgie. Cette attitude du cœur ne s'exprime guère par des mots mais par
l'attitude, les gestes ou le silence. Une génuflexion parle d'elle-même si elle
est bien faite. Si vous retirez tous les signes expressifs de l'adoration,
l'attitude elle-même va disparaître, puis le sens du sacré. Se mettre à genoux,
baiser le sol, comme nous le faisons en chartreuse pour l'angélus, apporter le
calice à l'offertoire avec le voile huméral — ce qui est propre à notre
liturgie — tous ces gestes portent en eux-mêmes leur signification.
Dans nos monastères, nous avons un
beau signe avec la prosternation. Avant la messe, le prêtre se prosterne au
sanctuaire ; il s'allonge sur le sol, légèrement replié sur lui-même.
Après la consécration, la communauté entière fait de même. Enfin, pour l'action
de grâce qui dure plusieurs minutes, en silence, nous sommes libres de nous
prosterner ou de demeurer assis. Les chartreux montrent ainsi l'entière
soumission de leurs êtres devant les saints mystères.
Pour exprimer la foi dans le mystère
de la présence réelle de Jésus, Verbe Éternel, dans l'Eucharistie, la
prosternation vaut tous les discours.
Cardinal Robert Sarah : Il me semble fondamental que les
chartreux manifestent ce geste magnifique de soumission et de disponibilité à
Dieu, d'humilité et d'adoration silencieuse. Certains cherchent à éliminer par
tous les moyens possibles les gestes de prostration ou de génuflexion devant la
Majesté divine ; pourtant ce sont des gestes chrétiens d'adoration, de
sainte crainte de Dieu, de vénération, et d'amour respectueux. Ce sont les
gestes de la liturgie céleste :
Et
tous les Anges en cercle autour du Trône, des vieillards et des quatre vivants,
se prosternèrent devant le trône, la face contre terre, pour adorer Dieu.
Apocalypse 7, 11
Entrons
dans la Demeure de Dieu, prosternons-nous au pied de son Trône.
Psaume 131, 7
Entrez,
courbons-nous, prosternons-nous ; à genoux devant Yahvé qui nous a faits !
Car c'est Lui notre Dieu.
Psaume 95, 6-7
Dom Dysmas de Lassus : Nous avons conservé le silence
pour la prière eucharistique parce qu'il était en consonance avec notre vie. Le
silence est un signe liturgique. Indépendamment de la vie cartusienne, la
consécration constitue le grand moment du mystère, et le missel romain le
souligne en demandant que les fidèles se mettent à genoux à ce moment précis.
En chartreuse, le long silence qui entoure la consécration nous invite à entrer
dans l'adoration, dont l'expression la plus forte sera la prosternation. Le
silence est pour nous la meilleure manière de toucher à l'indicible.
Oui, le mystère exprime le centre de
la vie humaine et de la foi chrétienne, la rencontre de l'Infini et du fini qui
seule peut combler notre cœur et qui fascine notre esprit. « Voyez quel
grand amour nous a donné le Père pour que nous soyons appelés enfants de Dieu. Et nous le
sommes ! » (1 Jn 3, 1). Dans ces mots : « Et nous le
sommes ! » il y a un émerveillement qui ne finira jamais.
Je ne peux m'empêcher de penser que
cet émerveillement s'est terriblement affadi. J'ai plusieurs fois posé la
question à des retraitants. Avez-vous jamais entendu parler des fins dernières
et de la vie éternelle dans un sermon ? La réponse a toujours été :
« Jamais ». Si j'avais ajouté : « Et de la filiation
divine ? » j'aurais probablement reçu la même réponse. Pourquoi ne
jamais parler de ce qui fait notre espérance ? Bien plus, si nous y
regardons de près, nous comprenons que cette espérance est inscrite au cœur de
tout homme : l'espérance d'un amour sans limites qui ne finira jamais.
Que l'Église rappelle donc sans cesse
l'importance du mystère de la filiation divine. Que les prêtres n'hésitent pas
à parler des fins dernières et de la vie éternelle. Alors l'adoration ne
paraîtra pas à l'homme moderne comme un abaissement, mais comme l'attitude
naturelle de celui qui découvre qu'il a tout reçu. Avec l'adoration, le silence
retrouvera une place naturelle.
Nicolas Diat : Comment caractériser ce que je pourrais appeler les maladies du
bruit ? Vers quel type de problème conduit l'excès de bruit ?
Dom Dysmas de Lassus : Mon expérience de chartreux
influence forcément la manière dont je répondrai à votre question.
Rarement exposé au bruit extérieur,
en particulier à la ville, ne possédant ni téléphone portable, ni télévision,
ni radio — ces deux dernières ont toujours été exclues de nos monastères — ma
parole sera un peu décalée.
S'il existe une maladie du bruit, il
faudrait l'appeler syndrome de l'étouffement. Je le remarque à travers
l'expérience des candidats qui viennent en retraite. Souvenirs, désirs,
blessures, peurs qui gisaient au fond d'eux-mêmes et qu'ils ignoraient
remontent à la surface. Au quotidien, l'afflux incessant de nouvelles, de
rencontres, d'activités diverses vient recouvrir sans cesse ces voix qui sont
au fond de l'être et ne leur laisse pas la possibilité de remonter jusqu'à la
conscience. Le silence et la solitude les révèlent. Comme la découverte n'est
pas toujours agréable et que l'intéressé est assez démuni, il cherche à les
conserver en dehors du champ de la conscience en maintenant le bruit permanent
qui les empêche de se manifester.
Dans ce domaine, jamais l'homme
moderne n'a dû affronter des tentations aussi nombreuses et fortes.
La multiplication de l'offre
d'informations, de sons et d'images depuis moins d'un siècle est stupéfiante.
Le paysage sonore et visuel de l'homme n'a plus rien à voir avec celui de nos
aïeux. J'imagine qu'il doit falloir une certaine force d'âme pour se garder de
cette invasion, non par un rejet massif, mais par une juste ascèse.
Soljenitsyne avait justement remarqué que s'il y a un droit à l'information, il
y a aussi un droit de n'être pas informé.
En tant que prieur de la Grande
Chartreuse, je suis chargé de transmettre à la communauté les informations
importantes concernant la vie de l'Église, de la France et du monde, et je dois
donc lire le journal. Combien de choses intéressantes mais inutiles qui
risquent d'occuper l'imagination et de lui fournir des armes contre le silence
intérieur ! Un tri s'impose, d'autant plus que les journalistes soulignent
surtout les événements exceptionnels. On parle d'un avion qui s'écrase, on ne
va pas faire un article pour dire que tous les avions se sont posés aujourd'hui sans encombre ou que les mères
de famille s'occupent de leurs enfants. Et pourtant, est-ce moins
important ?
Un dernier aspect mérite d'être
souligné : je ne suis pas responsable de la guerre en Syrie et je n'ai
rien à apporter pour résoudre ce drame. Je suis par contre responsable de mon
voisin de palier si j'apprends qu'il est malade ou solitaire. Mais parce que le
premier drame est plus grand que le deuxième, il risque de le voiler à mes
yeux.
Les tentations se sont
multipliées ; le discernement et le renoncement sont devenus plus
nécessaires que jamais. Nous avons choisi de consacrer notre vie à la recherche
de Dieu dans le silence et la solitude. L'un et l'autre doivent être défendus
par des choix clairs, sinon il n'en restera vite plus grand-chose. Notre
vocation est rare, mais tout homme n'a-t-il pas besoin d'un peu de silence et
de solitude s'il veut pouvoir garder le contact avec son cœur ? Nous avons
une clôture et une règle qui nous protègent. Celui qui vit dans le monde doit
trouver sa propre clôture et sa propre règle, ce n'est pas évident !
Finalement, je me demande si la voix
que le monde moderne cherche à étouffer par un bruit et un mouvement incessants
ne serait pas celle qui nous dit :
Souviens-toi
que tu es poussière et que tu retourneras à la poussière.
L'effacement de la mort caractérise
notre société, le fait est connu. On le comprend, sans Dieu, sans la vie
éternelle, sans le Christ, et sans la rédemption, comment supporter la pensée
de la mort ? Mangeons et buvons car demain nous mourrons. Le souvenir de
notre précarité n'est que trop insistant ; alors nous cherchons à le faire
taire.
Les remèdes aux maladies du
bruit ? Ils découlent de ce que je viens de dire. Le grand remède, comme
toujours, sera la découverte de l'amour de Dieu, de son appel à la vie
éternelle, de la victoire du Christ sur la mort qui fait de cette dernière une
amie, la porte qui ouvre sur la Vie. Et la miséricorde divine qui guérit de la
peur du mal que nous trouvons en nous. En un mot : l'espérance.
Cardinal Robert Sarah : Loin de Dieu, le silence est une
confrontation difficile avec son propre moi et avec les réalités peu
reluisantes qui sont au fond de notre âme. Dès lors, l'homme entre dans une
logique qui ressemble à un déni de réalité. Il s'étourdit de tous les bruits
possibles pour oublier qui il est. L'homme postmoderne cherche à anesthésier
son propre athéisme.
Les bruits sont des paravents qui
trahissent une peur du divin, une peur de la vie réelle et de la mort. Mais
Qui
donc peut vivre et ne pas voir la mort ? Qui s'arracherait à l'emprise des
enfers ?
Psaume 88, 49
Le monde occidental en vient à
maquiller la mort afin de la rendre acceptable et joyeuse. L'instant du trépas
devient un moment bruyant où le vrai silence se perd dans des paroles
compassionnelles faibles et inutiles.
L'angoisse de ce qui ne fait pas de
bruit est la manifestation de sociétés liquides qui ont développé des peurs
névrotiques du silence.
Le chrétien ne peut craindre le
silence car il n'est jamais seul. Il est avec Dieu. Il est en Dieu. Il est pour
Dieu. Dans le silence, Dieu me donne ses yeux pour mieux le contempler.
L'espérance chrétienne est le fondement de la vraie recherche silencieuse du
croyant. Le silence n'est pas effrayant ; au contraire, il est l'assurance
de rencontrer Dieu.
Les enfants de Dieu sont appelés à
vivre éternellement avec le Père. Par le silence, ils doivent s'habituer à être
avec Dieu. Ici-bas, la prière silencieuse des citoyens de la terre est un
apprentissage de ce que les citoyens du ciel vivront éternellement. Dans le
silence de l'église d'Ars, le paysan vivait déjà la liturgie céleste :
« Je l'avise et il m'avise ! » Assis silencieusement aux pieds
de Jésus, nous apprenons à prier sans interruption et à devenir des témoins
intrépides de l'Évangile.
Il faut se méfier du vacarme de la
vie contemporaine. Ce bruit imposé est un danger sournois pour l'âme. Les
difficultés rencontrées aujourd'hui pour trouver le silence sont plus fortes
que jamais. Il y a une situation diabolique. Mais le Christ lui-même devait
s'arracher de la foule pour partir au désert. Dans ces immensités, Il vivait le
face-à-face le plus intime et le plus sublime !
Il me revient en mémoire les paroles
fortes de saint Jean-Paul II dans son encyclique Redemptoris missio :
L'élan renouvelé
vers la mission ad gentes demande des saints
missionnaires. Il ne suffit pas de renouveler les méthodes pastorales, ni de
mieux organiser et de mieux coordonner les forces de l'Église, ni d'explorer
avec plus d'acuité les fondements bibliques et théologiques de la foi : il
faut susciter un nouvel élan de sainteté chez les missionnaires et dans toute
la communauté chrétienne, en particulier chez ceux qui sont les plus proches
collaborateurs des missionnaires.
Jean-Paul II concluait :
Le
missionnaire doit être un contemplatif
en action. Le contact avec les
représentants des traditions spirituelles non chrétiennes, en particulier
celles de l'Asie, m'a confirmé que l'avenir de la mission dépend en grande
partie de la contemplation. Le missionnaire, s'il n'est pas un contemplatif, ne
peut annoncer le Christ d'une manière crédible ; il est témoin de
l'expérience de Dieu et doit pouvoir dire comme les Apôtres : ‘Ce que nous
avons entendu, ce que nous avons vu de nos yeux, ce que nous avons contemplé,
ce que nos mains ont touché du Verbe de Vie ; ce que nous avons vu et
entendu, nous vous l'annonçons, afin que vous aussi soyez en communion avec
nous. Quant à notre communion, elle est avec le Père et avec Son
Fils Jésus-Christ’ (1 Jean 1, 1.3).
Aujourd'hui, l'Église a une mission
centrale. Elle consiste à offrir le silence aux prêtres et aux fidèles. Le
monde refuse la solitude avec Dieu de manière répétée et violente. Alors, que
le monde se taise et que le silence revienne...
Nicolas Diat : Quel
pourrait être le lien entre le silence et la prière continuelle ?
Dom Dysmas de Lassus : L'expression prière continuelle ne doit pas tromper : il ne s'agit pas de
dire des prières sans s'arrêter. En fait, cette formule désigne une manière
d'être sans cesse avec Dieu, de se laisser habiter par lui, de vivre
consciemment cette inhabitation. Une femme qui a connu cette expérience
témoigne :
Mon
moi de surface voit mon moi intérieur en adoration. Et si la surface veut s'en mêler et rejoindre par une prière
parlée l'adoration profonde, ça arrête tout. Je ne peux me joindre à ce moi
intérieur que par le silence, regarder
l'adoration en moi et me taire.
Cahiers
sur l'oraison, n°
211, janvier-février 1987
Cette femme vit dans le monde, ce qui
veut dire que cette expérience n'est pas réservée aux religieux.
Peut-on considérer le silence comme
une voie vers la prière continuelle, ou au contraire la prière continuelle
comme une voie vers le silence ? Posée ainsi, la question serait trop
simple car l'un et l'autre sont vrais. Je préférerais mettre ensemble deux aspects
que j'ai déjà évoqués : plus on entre dans le mystère, plus on entre dans
le silence. De même, plus on entre dans l'intimité d'une personne, plus le
silence et le simple regard prennent de place. La prière continuelle contient
l'un et l'autre : une intimité habituelle avec Dieu qui rend son mystère
plus fascinant que jamais. Le moine reçoit alors ce que saint Bruno avait
évoqué : « Une paix que le monde ignore et la joie dans
l'Esprit-Saint ». La joie de l'union intime n'a plus besoin de beaucoup de
paroles. Le silence ne demande plus d'efforts à ce stade, il en faudrait plutôt
pour en sortir.
Un tel état n'est pas habituel. Un
frère chartreux qui a l'expérience de la prière continuelle me disait :
« Nous ne sommes pas maître ». Cela voulait dire que le choix
appartient à l'hôte intérieur, à l'Esprit-Saint qui attire dans un monde où on
ne peut guère que se taire, comme lorsqu'on est pris par une émotion intense.
Dans la vie courante, la prière prendra la forme évoquée à l'instant :
l'activité ordinaire se poursuit, mais quelque chose à l'intérieur demeure
silencieusement uni à celui que nous aimons et qui nous aime, une présence
aimante qui suffit à combler.
Lorsque nous n'habitons plus avec, mais l'un en l'autre, comme le priant n'est pas maître de l'œuvre que Dieu
fait en lui, il s'unit simplement à ce mystère dont il n'a pas besoin de
connaître les contours. Il ne demande pas d'explications. « Je suis à mon
Bien-Aimé et mon Bien-Aimé est à moi », dit le Cantique des Cantiques (6,
3).
Cardinal Robert Sarah : Si notre cœur réussit à s'évader
du monde et de ses séductions pour être avec le Seigneur, nous aurons la grâce
du silence. Tous les bruits les plus dégradants ou les plus vulgaires ne
pourront jamais recouvrir un cœur qui a fait le choix du Christ. Un homme qui
aime vraiment Dieu peut être dans une relation continuelle avec le
Transcendant. Un homme qui vit dans le silence avec Dieu pourra contribuer à
attirer des âmes vers la contemplation du Créateur du monde.
Saint Augustin était fortement attiré
par la vie monastique. Dans De moribus ecclesiae catholicae, il
écrit :
Comment
ne pas admirer, comment ne pas louer ces hommes qui, méprisant et désertant les
séductions de ce monde, se rassemblent pour mener une vie très chaste et très
sainte et passer le temps à prier, à lire et à échanger des idées. Aucun
orgueil ne vient les enfler, aucun acharnement les agiter, aucune envie les
travailler ; mais, modestes, réservés, paisibles, c'est une vie de
parfaite concorde et de perpétuelle contemplation qu'ils offrent spontanément à
Dieu comme un gage de suprême reconnaissance pour la conduite qu'il leur a valu
de pouvoir tenir. Aucun d'eux ne possède quoi que ce soit en propre, aucun
n'est à charge de qui que ce soit. Ils travaillent de leurs mains pour pouvoir
nourrir leurs corps sans que leur esprit en soit pour autant détourné de Dieu.
Plotin lui-même avait clairement
perçu les conditions essentielles de la contemplation. Ainsi pouvait-il
considérer dans les Ennéades :
Pour
s'élever à la contemplation de l'Âme universelle, l'âme doit en être digne par
sa noblesse, s'être affranchie de l'erreur et s'être dérobée aux objets qui
fascinent les regards des âmes vulgaires, être plongée dans un recueillement
profond, faire taire autour d'elle, non seulement l'agitation du corps qui
l'enveloppe et le tumulte des sensations, mais encore tout ce qui l'entoure.
Que tout se taise donc, et la terre et la mer et l'air et le ciel même.
Dom Dysmas de Lassus : Que tout se taise pour que Dieu se
fasse entendre. Et comme vous aimez le dire, Il se fait entendre dans le
silence. Est-ce pour cela que les moines ont toujours aimé la prière de
nuit ? Déjà saint Antoine passait des nuits entières à prier. L'office de
nuit est un temps central de la vie cartusienne que nous n'abandonnerons
jamais.
Au milieu du sommeil, ce temps est
entièrement donné à la prière, ce qui lui donne une dimension
particulière : l'office de nuit est un don gratuit pour Dieu seul.
Veilleurs dans la nuit, nous offrons notre pauvreté, que nous connaissons bien,
en même temps que celle du monde. Cette belle parole de nos Statuts prend
plus que jamais son sens :
Séparés
de tous nous sommes unis à tous car c'est au nom de tous que nous nous tenons
en présence du Dieu vivant.
Statuts 34, 2
J'ai toujours aimé cette parole du
chapitre : « Fonction de notre Ordre dans l'Église ». Alors que
le monde dort, nous choisissons de nous lever pour unir notre louange et notre
intercession à celle du Christ, pour que la prière des hommes, ce lien vital
entre le ciel et la terre, ne cesse pas. Quand nous irons nous coucher, d'autres, bénédictins ou
cisterciens, prendront le relais.
Nicolas Diat : L'office de nuit n'est-il pas l'âme de l'ordre des Chartreux, la prière
qui traverse toute son histoire ?
Dom Dysmas de Lassus : J'hésite à répondre oui, en ce
sens que, par le mystère qui s'y accomplit, l'Eucharistie reste le centre
naturel de nos journées. Et pourtant, nul ne doute que l'office de nuit ait une
place très spéciale dans notre vie. Par sa durée, de deux à trois heures toutes
les nuits, par ce moment très particulier, entre deux sommeils, la prière
nocturne restera toujours un temps irremplaçable. Que nous soyons distraits ou
recueillis, ce moment nous façonne. C'est une prière du corps autant que de
l'esprit, en raison du chant, mais aussi simplement parce que nous sommes là.
Nos pères tenaient tellement à la
prière nocturne que jusqu'à la Révolution française, ils chantaient de mémoire
toute la psalmodie de l'office de nuit dans l'obscurité complète. Celui-ci a
une dynamique particulière. Nous sommes ensemble et nous sommes seuls.
L'équilibre de notre vie, faite de solitude et de vie commune, se trouve
réalisé au cœur de notre prière, dans une unité profonde ; le chant choral
reste une œuvre collective où nous avons besoin les uns des autres. Mais dans
la nuit, le chœur invisible nous laisse seuls dans une atmosphère d'intimité
qui facilite le cœur à cœur avec Dieu. Son mystère semble plus proche et plus
insaisissable.
Nous unissons notre prière à celle du
Christ selon la belle parole de saint Augustin :
En
toute la liturgie, c'est le Christ qui prie pour nous, comme notre Prêtre, et
en nous, comme notre Chef. Ainsi nous reconnaissons en lui nos propres voix, et
en nous la sienne.
Exposés sur les Psaumes, Psaume 85
Seule la lumière du Christ brûle
intensément dans l'église.
L'Eucharistie garde la première
place, elle nous unit à toute l'Église. L'office de nuit marque davantage notre
particularité, nous distinguant des frères qui sont présents à l'office mais généralement
ne chantent pas, priant en silence dans la partie la plus obscure de l'église.
Les équilibres qui caractérisent la vie cartusienne sont ainsi présents :
vie solitaire et œuvre commune, prière silencieuse et prière chorale, moines
convers et moines du cloître et, dois-je ajouter, moines et moniales.
Ce fait est peu connu, mais presque
depuis l'origine, la vocation cartusienne a été vécue au masculin et au
féminin. Nées cinquante ans seulement après la mort de saint Bruno, les
moniales chartreuses restent bien vivantes aujourd'hui, discrètes et effacées,
mais non moins essentielles à la plénitude du charisme de saint Bruno. Elles
aussi prient comme nous au milieu de la nuit.
L'âme de l'ordre, c'est la soif de
Dieu. Nous portons en nous l'attente de l'humanité qui, sans le savoir, a soif de Dieu quand elle aspire à la
paix, à la justice et à l'amour.
Nous voudrions répondre à Dieu, qui
désire tant nouer une relation d'amour avec les hommes. « J'ai
soif », a dit Jésus sur la Croix.
Dans le silence de la nuit, celui de
la cellule et celui du cœur des chartreux, nous Lui présentons la soif
inextinguible des hommes, et, à l'humanité, celle de Dieu, participant ainsi à
l'œuvre de Jésus en qui ces deux élans se sont, pour toujours, rencontrés.
Voilà, depuis deux mille ans, la
grande et humble ambition de la Grande Chartreuse, et de tous les enfants de
saint Bruno.
In La Force du Silence, Fayard