vendredi 31 janvier 2014

En s'émerveillant... Charles Péguy, L'enfant qui s'endort

Pour moi, dit Dieu, je ne connais rien d'aussi beau dans tout le monde
Qu'un gamin d'enfant qui cause avec le bon Dieu
Dans le fond d'un jardin ;
Et qui fait les demandes et les réponses (c'est plus sûr) ;
Un petit homme qui raconte ses peines au bon Dieu
Le plus sérieusement du monde,
Et qui se fait lui-même les consolations du bon Dieu
Or, je vous le dis, ces consolations qu'il se fait,
Elles viennent directement et proprement de moi.


Je ne connais rien d'aussi beau dans tout le monde, dit Dieu.
Qu'un petit joufflu d'enfant, hardi comme un page,
Timide comme un ange,
Qui dit vingt fois bonjour, vingt fois bonsoir, en sautant
Et en riant et en (se) jouant.
Une fois ne lui suffit pas. Il s'en faut. Il n'y a pas de danger.
Il leur en faut, de dire bonjour et bonsoir. Ils n'en ont jamais assez.
C'est que pour eux la vingtième fois est comme la première. Ils comptent comme moi.
C'est ainsi que je compte les heures.


Et c'est pour cela que toute l'éternité et que tout le temps
Est (comme) un instant dans le creux de ma main.


Rien n'est beau comme un enfant qui s'endort en faisant sa prière, dit Dieu.
Je vous le dis, rien n'est aussi beau dans le monde.
Je n'ai jamais rien vu d'aussi beau dans le monde.
Et pourtant j'en ai vu des beautés dans le monde
Et je m'y connais. Ma création regorge de beautés.
Ma création regorge de merveilles.
Il y en a tant qu'on ne sait pas où les mettre.
J'ai vu des millions et des millions d'astres rouler sous mes pieds comme les sables de la mer.
J'ai vu des journées ardentes comme des flammes,
Des jours d'été de juin, de juillet et d'août.
J'ai vu des soirs d'hiver posés comme un manteau.
J'ai vu des soirs d'été calmes et doux comme une tombée de paradis,
Tout constellés d'étoiles.
J'ai vu ces coteaux de la Meuse et ces églises qui sont mes propres maisons,
Et Paris et Reims et Rouen et des cathédrales qui sont mes propres palais et mes propres châteaux,
Si beaux que je les garderai dans le ciel.
J'ai vu la capitale du royaume et Rome capitale de la chrétienté.
J'ai entendu chanter la messe et les triomphantes vêpres.
Et j'ai vu ces plaines et ces vallonnements de France
Qui sont plus beaux que tout.
J'ai vu la profonde mer, et la forêt profonde, et le cœur profond de l'homme.
J'ai vu des cœurs dévorés d'amour
Pendant des vies entières,
Perdus de charité,
Brûlant comme des flammes.
J'ai vu des martyrs si animés de foi
Tenir comme un roc sur le chevalet,
Sous les dents de fer
(Comme un soldat qui tiendrait bon tout seul toute une vie,
Par foi,
Pour son général (apparemment) absent).
J'ai vu des martyrs flamber comme des torches,
Se préparant ainsi les palmes toujours vertes.
Et j'ai vu perler sous les griffes de fer
Des gouttes de sang qui resplendissaient comme des diamants.
El j'ai vu perler des larmes d'amour
Qui dureront plus longtemps que les étoiles
du ciel.
Et j'ai
vu des regards de prière, des regards de tendresse,
Perdus de charité,
Qui brilleront éternellement dans les nuits et les nuits.
Et j'ai vu des vies tout entières de la naissance à la mort,
Du baptême au viatique,
Se dérouler comme un bel écheveau de laine.
Or je le dis, dit Dieu, je ne connais rien d'aussi beau dans tout le monde
Qu'un petit enfant qui s'endort en faisant sa prière
Sous l'aile de son ange gardien
Et qui rit aux anges en commençant de s'endormir ;
Et qui déjà mêle tout ça ensemble et qui n'y comprend plus rien ;
Et qui fourre les paroles du Notre Père à tort et à travers pêle-mêle dans les paroles du Je vous salue, Marie
Pendant qu'un voile déjà descend sur ses paupières,
Le voile de la nuit sur son regard et sur sa voix.
J'ai vu les plus grands saints, dit Dieu. Eh bien je vous le dis,
Je n'ai jamais rien vu de si drôle et par conséquent je ne connais rien de si beau dans le monde
Que cet enfant qui s'endort en faisant sa prière
(Que ce petit être qui s'endort de confiance)
Et qui mélange son Notre Père avec son Je vous salue, Marie.
Rien n'est aussi beau et c'est même un point
la Sainte Vierge est de mon avis
Là-dessus.
Et je peux bien dire que c'est le seul point où nous soyons du même avis. Car généralement nous sommes d'un avis contraire,
Parce qu'elle est pour la miséricorde
Et moi il faut bien que je sois pour la justice.
Charles Péguy, in Le Mystère des Saints Innocents


jeudi 30 janvier 2014

En discernant... Fabrice Hadjadj, Jour de colère

Colère et talon d'Achille
Beaucoup, tel Luc-Edmond, n'ont d'autre défaut que celui de la cuirasse. Que ce soit en stoïcien ou en Érinye, par hérissement ou par indifférence, ou, plus souvent, dans l'alternance des deux, cette exclusive préoccupation pour leur armure atteste malgré eux que rien ne les obsède et ne les accapare plus que l'ennemi. Ils passent leur temps à le huer ; ils trahissent ainsi leur fascination. Ils le déchirent sans cesse à belles dents parce qu'ils ont honte de l'embrasser comme tout le monde. Ces mordillements, au final, loin de les en affranchir, les cloîtrent avec lui pour de fébriles privautés.
La colère d'Achille est aussi son talon. Il a beau refuser à Hector les honneurs funèbres, et traîner son cadavre douze jours autour du tombeau de Patrocle, ce couronnement de son héroïsme est l'abdication de sa grandeur, et suggère à nos yeux, derrière son triomphe trop braillard, la victoire morale de sa victime. Son point faible se trouve dans cette furie. Elle le maintient au niveau de l'effervescence et du grouillement des affaires vulgaires. Elle le met hors de lui ; non pas dans l'extase qui l'ouvrît au singulier, mais à la superficie tortillante et nerveuse de son être. Elle contredit la vie contemplative, laquelle permet cette plongée dans le repos du cœur qui seul nous élance en vérité vers autrui en tant qu'absolument autre, en tant qu'image de Dieu.
On saisit pourquoi Jean Climaque voit dans l'absence de colère et la douceur le huitième degré de l'Échelle Sainte (le dernier étant la charité). Mais il s'agit de bien comprendre cette absence. L'higoumène du Mont Sinaï déplore le comportement de ceux qui, après avoir pris connaissance de ses instructions, se mettent en colère contre eux-mêmes d'avoir été sujets à la colère. À certains solitaires qu'il entend se battre tout seuls dans leur cellule, comme perdrix en cage, « nourrissant leur ressentiment sous couvert du silence », il conseille d'aller vers leur prochain ; à des hommes affables, sensuels, affectueux, en connivence insinuante avec tous, il recommande la claustration monacale. Cette pensée ascétique multiplie les fines nuances et va jusqu'à accorder, paradoxalement, une place à certaine fureur délirante : « Nous savons que la colère engendre de nombreux et détestables rejetons. Je n'en connais qu'un seul qui, né d'elle malgré elle, n'en est pas moins utile, quoique bâtard. J'ai vu des gens prendre feu d'une manière insensée et vomir ainsi une rancune depuis longtemps accumulée ; par leur passion même, ils furent délivrés de leur passion, donnant lieu à leur adversaire, soit de leur témoigner son regret, soit de tirer au clair ce qui les attristait depuis longtemps »1.
Passion qui d'éclater s'éclipse. Étrange bâtard du courroux, enfant vomi de la rogne que le saint ne craint pas de reconnaître. Ce passage induit-il une contradiction avec la douceur et l'impassibilité précédemment revendiquées ? Non pas. C'est qu'ici se distingue l'ascèse chrétienne de la stoïcienne. Le repos intime y est ordonné à l'acte pur de l'amour de Dieu et du prochain. Si cette dilection exige l'emportement pour l'emporter, on ne saurait l'esquiver au profit du matelas multispire de sa citadelle intérieure.
Cette semblance de contrariété se retrouve dans l'Écriture. D'une part on lit : Quiconque se fâche contre son frère en répondra au tribunal. La colère de l'homme n'accomplit pas la justice de Dieu. De l'autre : Face aux impies la fureur me prend, car ils abandonnent ta loi. Ou encore, plus significatif : La fureur des hommes te rend gloire quand les survivants te font cortège.2 Et l'on rebondit sur ce dilemme : avec une fureur débordante, on court à l'iniquité ; sans colère aucune, on glisse vers l'indifférence. À moins que cette bénignité ne se fonde sur une malveillance des plus teigneuses. Terrible serait l'homme toujours sourire, toujours clément devant les offenses qui se commettent sous ses yeux : il sait bien que les offenseurs se ruinent et encourent le Jugement, aussi les épargne-t-il pour mieux les attraire au tribunal sans recours, il les excuse pour les livrer davantage à leurs démons, il ne se fâche pas afin de les exposer au dies irae, cruellement. Son calme melliflu dissimule la plus féroce méchanceté. Il vous regarde avec une paupière aqueuse : il vous rêve déjà parmi les flammes de la géhenne.
Comment cette vision rafraîchissante ne l'apaiserait-il point ? Et vous, naïfs dans vos fautes, vous ne vous méfiez pas de cette eau dormante. Il sied désormais de redouter l'aménité de certains au moins autant que les bourrasques d'autres.
Si le Créateur a pourvu notre âme d'une partie irascible, et que le Verbe de Dieu, de surcroît, se soit uni l'intégralité de notre nature, il faut se raccorder à ce verset du quatrième psaume dans la version de Jérôme, lequel Joseph de Maistre aimait à redire : Irascimini et nolite pecare, — Irritez-vous et ne péchez pas.
Ici, de nouveau, la colère, peccamineuse lorsqu'elle provient de notre orgueil agacé, et cherche à nuire, devient bonne quand, par Jésus-Christ, elle s'exprime pour le bien du prochain. La maîtrise des passions doit libérer la compassion, et non conduire à l'apathie. « Les citoyens de la cité de Dieu vivant selon Dieu dans le pèlerinage de cette vie, craignent et désirent, souffrent et se réjouissent ; et la rectitude de leur amour fait la rectitude de leur affection »3Selon l'adage classique : Tout ce qui a été assumé est sauvé. Nos entrailles sont promises à la gloire. Notre foie, ici d'humeur bilieuse, va là-bas vers sa métamorphose spirituelle, selon notre foi. Le Seigneur ayant assumé notre sensibilité, notre charnure, notre carcasse entière, toutes nos inclinations naturelles peuvent être ressaisies et transfigurées par la grâce. Ainsi de la colère.
Les foudres tombent soudain avec précision, consumant l'erreur, illuminant la nuit. Et l'orage arrose la terre asséchée. Que soupe au lait nourrisse celui dont le cœur a faim, tel est l'objectif, car il ne saurait être question de gâcher si fortifiant breuvage.
« Pour punir le mal, écrit Grégoire le Grand, la colère doit suivre la raison, non la précéder : elle est la servante de la justice ». Si, comme l'atteste Jacques le mineur, elle n'accomplit pas la justice de Dieu, elle peut néanmoins la servir. Jolie servante, au reste, avec de la barbe, des épaules carrées, des cuisses de cyclistes et des biceps d'hercule.
Thomas d'Aquin relève l'objection selon quoi le courroux trouble la raison. Comment dès lors pourrait-il être à son service ? C'est qu'il doit, répète Thomas à la suite de Grégoire, se déclarer après la délibération rationnelle, et non avant. L'obscurcissement par lui produit, de là, loin de la contrarier, vient au contraire la soutenir une fois la décision prise. Consécutif il devient conséquent. Le courroux ressemble alors à la brute nigaude mais docile qui obéit au juge perspicace mais gringalet. Il intervient au moment de l'exécution, et lui confère la robustesse d'appliquer la sentence, pareil au marteau sans intelligence qui prolonge et sert d'autant mieux la main lucide de l'artisan pour venir à bout des matériaux coriaces. Le trouble de la colère avive ainsi l'éclair de la décision. Sans quoi l'on pourrait bien se perdre en délibérés, en chicanes, en disputailleries voire en excuses, et finir par transiger avec l'infâme, qui lui, au moins, dispose de la force têtue de son imbécillité. Mais on ne raisonne pas un rhinocéros à la charge. On n'entame pas de pourparlers avec un synode de piranhas.
Bec et ongles de la colombe
Que l'ire obéisse à la vigilance, que les passions s'épurent pour s'accomplir dans la compassion, que, chez la créature renouvelée par la grâce, les flammes les plus furieuses soient toujours celles de la charité, voilà ce que la Parole condense en une inénarrable locution qui désigne ensemble le Seigneur et le juste : lent à la colère. Non pas sans colère, mais lent pour elle, d'une sûreté de pachyderme. D'une patience de tortue. Une telle lenteur caractérise la promptitude de l'esprit. Nul homme plus rapide que la vieille dame à genoux, suppliante. Et rien de plus mou, au fond, que le coureur susceptible, le lièvre inquiet de fanatiser son public. Similaires, dans la conversation, certains fulgurent par une répartie agressive : ils ne démontrent, en vérité, que l'inertie de leur intelligence, incapable d'écoute. La précipitation est un engourdissement de la conscience. Qui prend la mouche rate le coche. Mais qui ne verrait jamais rouge, mépriserait la couleur pascale. Aussi, jaguar de la miséricorde, fusée de la paix, bolide du pardon, faut-il être lent, lent à la colère.
Cette colère lente et sainte, encensée par les Pères, conforme à la droite raison, se qualifie de colère par zèle, ira per zelum. Elle anime essentielle la quinte de nos poètes, même si quelques fois rares, par sautes, ils basculèrent, comme le pneumatique Claudel, dans une aigreur jupitérienne, ou comme le limpide Hello, dans une amertume de désespérance. Lorsque Barbey sabre, lorsque Dostoïevski bouillonne, lorsque Bernanos foudroie, si vives soient leurs invectives, ils ne démordent point, la plupart du temps, de la plus amoureuse intention. À écriture fine, pointe plus acérée. Leur plume taillée et taillante, comme celle d'un Amos ou d'un Isaïe, possède un fond de ductilité prophétique, d'extrême souci pour leurs frères. Leurs gifles recomposent sur le visage du goujat une sensibilité qui le rendra peut-être capable d'éprouver enfin une caresse. Leurs coups de botte pieusement administrés dans le derrière de l'imbécile espèrent atteindre, d'après leur connaissance fine de l'anatomie et des étranges connexions nerveuses d'icelui, les plus nobles parties de son cerveau, et délivrer sa pensée. Quand Léon Bloy propose de rétablir le supplice du pal pour l'engeance bourgeoise, c'est, comme il l'indique lui-même, dans la mesure où il ne voit pas de moyen plus charitable pour lui réapprendre la verticalité des spirituelles élévations : « La profonde idée de ce genre de châtiment, plus auguste qu'on ne suppose, c'est qu'il faut que l'homme endure debout et qu'il meure de bas en haut. C'est une manière de restitution pénale de l'originelle attitude contemplative, chantée, il y a deux mille ans, par le poussiéreux Ovide... Le coup de pied au derrière, l'un des mouvements les plus nobles de la colère occidentale, n'est qu'un vague reflet presque éteint de la vénérable tradition du Pal »4.
Ces pratiques verbales, embrochant de queue en barbe les imposteurs publics, demeurent bien faibles, toutefois, et se dissolvent dans le fracas mondial. Le pal n'a même plus l'effet d'un coton tige. Il ne débouche pas les oreilles obstruées du cérumen de l'« info », de l'informe. Il disparaît dans la gigantesque marée audiovisuelle, dont l'appareillage porte d'ailleurs clairement le nom de système pal. Les consoles de jeux fonctionnent en pal, les téléviseurs anglo-saxons aussi. Mais on ne s'en rend plus compte. Nos enfants apprécient ce supplice, et nous les regardons avec plaisir, du moins sans trop de scrupule, en train de l'endurer.
Comment devant une telle obturation générale la colère ne s'imposerait-elle pas ? L'absence de cette fureur serait un crime contre le prochain. Saint Jean Chrysostome y insiste dans sa onzième homélie sur L'Évangile selon Matthieu : « Celui qui ne se met pas en colère, quand il y a une cause pour le faire, commet un péché. En effet la patience déraisonnable sème les vices, entretient la négligence, et invite à mal faire non seulement les méchants, mais les bons eux-mêmes ».
Et saint Thomas d'Aquin conclut dans sa théologique Somme que, dans les cas où la prudence et la charité y obligent, « l'absence de la colère est le signe de l'absence de la raison »5. Selon le docteur angélique, celui qui, au titre d'une gluante guimauverie fraternelle, ne tempêterait pas contre la turpitude et les arrogances du monde, ni ne réclamerait de tous ses vœux le feu purificateur de l'Apocalypse, ni ne dirait avec ferveur, sans papelardise, Que ton règne vienne, ne serait pas un chrétien, pas même un homme mais un décérébré.
Bien entendu, cette chaste colère n'est point fielleuse ni amère ni de rancune, puisque la rectitude de la dilection l'inspire. Elle appartient à la colombe. Colombe, pour sûr, à ne pas confondre avec l'oiseau lilial que les États rôtissent lors de leurs conférences onusiennes pour la paix. Celui-là n'est qu'un pigeon blanchi. Il méconnaît cette vérité connue par l'autre : Quand les hommes se diront : Paix et sécurité ! c'est alors que tout d'un coup fondra sur eux la perdition.6
Paroles que roucoule notre chère Colombe. Car elle représente le baiser où s'unissent comme deux ailes les respirations du Père et du Fils. Elle évoque le gémissement ineffable de l'Amour divin. Elle symbolise le Défenseur. Saint Augustin, sous sa motion, lui ôtant la mièvrerie dont on la bafoue, la redécouvre signe, non pas d'un pacifisme lénifiant, mais du plus saint courroux : « La colombe n'a pas de fiel, pourtant elle lutte à coups de bec et de plumes pour défendre son nid, elle frappe sans amertume »7. Frapper sans amertume, frapper pour se corriger soi comme son prochain, frapper pour le Bien, le pur amour l'exige. Défendre son nid, dans ce contexte, ne revient pas, propriétaire avare, à préserver son cocon. Ce nid nous arrache plutôt à tous les palais et fausses demeures du siècle. Ce nid, c'est le cœur de l'autre. De l'homme que l'on ne frappe que pour le défendre.
Il faut néanmoins nous garder de ce que cette colère, à se déchaîner, nous enchaîne. Trop d'apologistes, tel Luc-Edmond, gaspillent leur temps à tirer sur des ombres. Ils s'escriment à écorcher des baudruches qui doivent crever d'elles-mêmes. Ils s'ingèrent de casser le bloc de glace et brisent vainement dessus leur épée, alors que la saison suivante, à l'évidence, va le fondre tout seul. Ils ont cet absurde empressement des coquettes qui, dénichant bouton sur leur frimousse, lequel se fût de soi résorbé demain, le grattent, le creusent en égratignure, l'approfondissent d'égratignure en estafilade croûteuse, puis, d'arracher ce coagulum à chaque fois redurci, le muent en plaie purulente, et achèvent de se défigurer pour longtemps de crainte d'avoir été un instant enlaidies. Voilà le comportement de ceux qui, face à de certaines fautes, s'enragent à les extirper au point de se vautrer dans une faute plus lourde, au grand plaisir du Tentateur, qui use bien souvent de ce stratagème, — notre inquiétude excessive, — pour « pêcher en eau trouble »8.
Enfin, ils font des pieds et des mains pour que tombe le soufflé au fromage. Ils lui jettent des sorts, invoquent les éléments, dans leur impatience sautent à cloche-pied autour de la table en hululant des insultes. Et ils gesticulent tant qu'ils chutent avant lui.
Puis le soufflé tombe quand même. Malgré eux.
Fabrice Hadjadj, in Et les violents s’en emparent
(Les provinciales)
1. Saint Jean Climaque, L'échelle sainte, huitième degré, traduction du Père Placide Deseille, Abbaye de Bellefontaine, 1987.
2. Respectivement Mt V, 22. Je I, 20. Ps CXVIII, 53. Ps LXXV, 11.
3. Saint Augustin, La cité de Dieu, Livre quatorze, chapitre neuf.
4. Le Pal, Œuvres complètes, tome quatre, Paris, 1965.
5. Somme théologique, IIa-IIae, question cent cinquante-huit, article huit, ad tertium. Plusieurs des citations précédentes sont extraites de la question sur la colère dans le traité de la tempérance.
6. 1 Th V, 3.
7. Commentaire de la première épître de saint Jean, traité sept, chapitre onzième.
8. Cf saint François de Sales, Introduction à la vie dévote, chapitre onzième, « De l'inquiétude ».




dimanche 26 janvier 2014

En Thérèsant... Conrad de Meester, La découverte de la petite voie

14 septembre 1894. Céline entre à son tour dans la communauté des carmélites de Lisieux... Thérèse voit bien à cela l'un ou l'autre inconvénient, mais c'est la joie qui prédomine. Dans les bagages de Céline, il y a un petit carnet qui va jouer un grand rôle. C'est un petit florilège de beaux textes de l'Ancien Testament copiés par Céline. En effet, il n'était pas permis en ce temps-là à une jeune carmélite de lire en son entier cet étrange Ancien Testament. Aussi est-ce une belle provision que Céline apporte avec elle ! Thérèse, amateur avide de l'Ecriture, s'empare du livret.
Peu après, certainement avant la fin de 1895, au cours de cette lecture se produit un événement de toute première importance. Thérèse trouve enfin sa petite voie ! Plutôt que fondée sur une analyse exégétique objective de ces textes d'Écriture, la réponse qu'elle y trouve est une lecture « en profondeur ». Une illumination intérieure de l'Esprit lui fait lire les textes en les « comprenant avec le cœur », comme dit Jésus à la suite d'Isaïe (Mt 13, 15). À travers la couche superficielle du texte, elle perçoit les courants de fond de la Révélation — et offre à leur invasion le champ entier de sa propre vie pour qu'ils imprègnent tout.
Quelques mois à peine avant la mort de Thérèse, le récit de la découverte sera noté par écrit. La rédaction porte déjà des traces d'une formulation enrichie du donné originel.
Nous pouvons distinguer nettement cinq points principaux dans le récit (Ms C, 2v°-3r°).
1/ Thérèse y parle d'abord d'un désir ancien : « J'ai toujours désiré d'être une sainte ». Cela, nous le savons déjà. La nouvelle ligne de conduite qu'elle va suivre révèle donc dès le début son caractère fonctionnel. La petite voie (c'est l'expression même de Thérèse) n'est pas une fin en soi. C'est un instrument, une médiation, un stade intermédiaire, c'est par nature quelque chose qui conduit vers un but. Ce but, c'est la sainteté, la pleine floraison de toutes les possibilités d'amour chez l'homme.
2/ Côte à côte avec ce désir, il y a la vieille constatation de l'impuissance personnelle. Nous avons vu lutter ces deux éléments dans toute la vie de Thérèse. Le combat désespéré de Jacob avec l'ange de Yahvé, à la suite duquel l'homme reste marqué pour la vie (Gn 32), s'est reproduit chez la jeune sœur cloîtrée. « J'ai toujours désiré [...], mais hélas ! j'ai toujours constaté, lorsque je me suis comparée aux saints, qu'il y a entre eux et moi la même différence qui existe entre une montagne dont le sommet se perd dans les cieux et le grain de sable obscur foulé sous les pieds des passants ». Devant une telle déclaration, on peut évidemment argumenter à partir de données objectives, et alors aussi bien relativiser la sainteté gigantesque des autres que relever l'humble estimation de soi de Thérèse. Mais cela ne sert à rien ici. Ce qui compte, c'est le sentiment subjectif de Thérèse. C'est à partir de là qu'elle conçoit le projet de sa voie. Sa doctrine n'est pas une leçon théorique, mais la réponse existentielle à un pressant problème de vie.
Et c'est parce qu'il y va d'une question vitale que tant d'hommes peuvent reconnaître ici leur propre expérience et que la réponse de la carmélite de Lisieux a pu trouver un écho si universel dans l'Église.
3/ Ensuite il y a le réflexe de quelqu'un qui depuis longtemps déjà vit dans la lumière de Dieu. Une certitude intime lui interdit de se laisser aller au désarroi et de renoncer : « Au lieu de me décourager, je me suis dit : Le Bon Dieu ne saurait inspirer des désirs irréalisables, je puis donc malgré ma petitesse aspirer à la sainteté ». Il est de la plus haute probabilité qu'au moment même de la découverte, Thérèse n'a pas du tout raisonné explicitement sur tout cela. Mais ces choses vivaient en elle. Elles étaient devenues des constantes : par moi-même je n'y arrive pas et pourtant tout me dit dans mon cœur que je ne peux pas renoncer. « Me grandir, c'est impossible, je dois me supporter telle que je suis avec toutes mes imperfections ».
4/ Consciente de son inévitable petitesse, après avoir tout essayé et avoir été obligée de confesser l'impuissance de l'amour, elle se met en quête d'une solution dans l'Ecriture. L'abandon de 1893 n'était manifestement pas quelque chose d'assez fort et lumineux pour la contenter. Dans sa description Thérèse emploie l'image de l'ascenseur. (C'était alors une nouveauté ! Maintenant elle parlerait peut-être d'escalier roulant ou de vaisseau spatial). À l'ascenseur qui sans effort vous conduit au sommet, elle oppose l'escalier que l'on monte laborieusement. Comparé à l'escalier sinueux, l'ascenseur est a une petite voie bien droite, bien courte ».
Une hypothèse vraiment sérieuse autorise à affirmer que le symbole de l'ascenseur ne remonte qu'à l'époque du récit, et par suite n'était aucunement dans l'esprit de Thérèse au moment où elle cherchait à concilier la hauteur de l'idéal et la petitesse de ses forces disproportionnées. Ceci illustre bien comment parfois une expérience peut n'être revêtue que beaucoup plus tard d'une figuration symbolique qui s'ajuste à elle. Il faut regarder le contenu d'une expérience plutôt que son expression symbolique. Un symbole peut recouvrir des réalités différentes. En étudiant la doctrine de Thérèse, on s'est souvent mépris en tirant des conclusions hâtives dès qu'on apercevait la présence d'un symbole déterminé. Lorsque par exemple on rencontre, dans les premières années de vie religieuse de Thérèse, des symboles comme les bras de Dieu, être porté, enfant, être petit, il est imprudent d'introduire dans ce langage imagé le contenu d'expériences ou de réflexions de ses dernières années. Il faut distinguer forme et contenu, et contrôler d'après l'expérience vivante quel degré de richesse représente alors et maintenant tel ou tel symbole.
5/ Finalement Thérèse trouve dans l'Ecriture la réponse libératrice. Elle lit en Proverbes 9,4 : « Si quelqu'un est TOUT PETIT, qu'il vienne à moi ». Petit, voilà justement le problème avec lequel Thérèse est aux prises. La petite sœur Thérèse se sent ici personnellement interpellée, cette parole lui est adressée à elle, elle doit venir à Dieu, il veut lui dire quelque chose. Pleine de confiance, elle s'approche, c'est-à-dire qu'avec un cœur plein d'espérance et tout réceptif, elle continue de chercher ce que Dieu va lui révéler sur lui-même et sur le problème de sa sainteté à elle. Elle lit Isaïe, 66,12-13 : « Comme une mère caresse son enfant, ainsi je vous consolerai, je vous porterai sur mon sein et je vous balancerai sur mes genoux ».
Nous avons cité ici les textes tels que Thérèse les a rencontrés, sous la forme où Dieu s'en est servi pour l'illuminer. La Bible de Jérusalem porte : « Qui est simple ? Qu'il passe par ici ». La formule « tout petit » n'apparaît pas ici textuellement, ni la tournure personnelle « à moi ». Dans cette version, Thérèse aurait probablement parcouru simplement le texte et n'y aurait pas aperçu la lumière qu'elle y a vue briller effectivement. Ceci montre comment la grâce de Dieu vient souvent à nous à travers des facteurs occasionnels. Mais quand le Seigneur le veut, il donne malgré tout sa lumière à qui il veut, au moment et par les chemins qu'il choisit, Lui. Chez Thérèse tout était mûr, elle était au maximum d'ouverture, et elle aurait bien trouvé un autre jour et par une autre voie ce qu'elle vient de trouver !
Quelle lumière saisissante lui apporte donc le texte d'Isaïe qui lui tombe sous les yeux ? « Ah ! jamais paroles plus tendres, plus mélodieuses, ne sont venues réjouir mon âme, l'ascenseur qui doit m'élever jusqu'au Ciel, ce sont vos bras, ô Jésus ! »
De nouveau donc un langage symbolique : les bras de Jésus. Thérèse veut signifier par là que c'est Dieu lui-même qui va rendre l'homme saint, et non l'homme lui-même. Mais à quelle condition ? « Pour cela je n'ai pas besoin de grandir, au contraire, il faut que je reste petite, que je le devienne de plus en plus ! » Et cette vérité déclenche en son cœur un chant de jubilation : « Ô mon Dieu, vous avez dépassé mon attente, et moi je veux chanter vos miséricordes ! »
Continuons nos sondages à la recherche du contenu conceptuel de ce récit imagé. Dieu est décrit ici comme celui qui aime le petit, l'invite à s'approcher et qui, si l'homme répond, l'attire près de lui et le comble d'amour tendre, communicatif, unissant. Ce qui passe ici au premier plan, c'est la réalité miséricorde, car Dieu est décrit comme un amour qui se penche sur le petit, sur l'homme impuissant.
De son côté, l'homme doit accepter à fond sa pauvreté, ce qui implique une profonde humilité. Pour appartenir au nombre des invités, il doit se reconnaître comme tout petit. Il doit aussi « venir à Dieu ». C'est confesser que l'on est indigent, et reconnaître Dieu comme Celui qui avec miséricorde vient à notre aide, c'est croire en lui et se confier à lui avec une confiance aveugle — cet aveuglement est la plus grande lucidité de l'amoureux abandon —, c'est se remettre entre les mains de Dieu, s'abandonner-à.
Voilà le noyau. Pour Thérèse, l'intuition est encore à l'état d'embryon. Elle devra assimiler parfaitement, dans les années qui viennent, cette nouvelle prise de conscience, apprendre à mettre promptement en œuvre dans la pratique de la vie quotidienne les réflexes de la confiance totale, approfondir encore son intuition et finalement la formuler pour d'autres personnes.
Maintenant la vie est tout de même changée ! Quelque chose de fondamental a percé, une lumière qui libère l'élan vers la sainteté. La route est là ouverte et claire. Une joie chante en Thérèse : Jésus veut me rendre sainte. Je ferai de mon mieux, je vais collaborer, je vais essayer, je vais faire ce que je peux, mais ce n'est pas moi qui le ferai, c'est lui qui le fera en moi. Il ajoutera tout le reste. Peut-être déjà en cette vie, petit à petit ou dans une puissante éclosion. Ou au moment de la rencontre définitive, lorsque nous vivrons d'une façon plénière ! — Elle le sait maintenant : c'est cela ma voie, c'est celle qui me reste à suivre. Si je la suis logiquement, elle débouchera là où Dieu veut la voir déboucher : dans la plénitude de participation à la propre vie d'amour de Dieu, celle qu'il a déterminée pour chaque homme en particulier. Dieu me donnera l'amour que je ne pouvais atteindre toute seule par moi-même, et donnera aussi à cet amour le langage et les signes de l'amour.
L'Évangile raconte qu'un jour on présentait à Jésus des enfants pour qu'il les touchât. Les disciples s'en irritèrent. À son tour Jésus s'indigna et dit aux disciples : « Laissez venir à moi les petits enfants, ne les empêchez pas ». Et ceci pour les grandes personnes : « Car c'est à leurs pareils qu'appartient le Royaume de Dieu. En vérité je vous le dis : quiconque n'accueille pas le Royaume de Dieu en petit enfant, n'y entrera pas » (Mc 10, 13-15).
C'est dans cette perspective que Thérèse maintenant projette de rester petite, de le « devenir de plus en plus » jusqu'à être enfin toute petite. Alors elle pourra accueillir en toute pureté le Royaume. Il est typique de voir comment, chaque fois qu'elle cite Proverbes 9,4, elle met en relief les mots tout petit. Cela est devenu maintenant son programme de vie, son slogan, son leitmotiv. Là elle voit tout ce que contient la dynamique de l'humble et amoureuse confiance en la bonté miséricordieuse de Dieu. En outre elle souligne ces mots comme elle fait souvent pour indiquer les citations, c'est encore une manière de renvoyer implicitement aux grands textes d'Écriture qui ont déclenché tant de choses en elle.
Nous pouvons encore attirer l'attention sur un autre travail révélateur. C'est l'usage du mot même de miséricorde. Thérèse a lu souvent ce mot dans les psaumes, mais il ne semble pas avoir suscité un grand écho dans son âme avant la découverte de 1894. Il n'éveillait pas de résonances. Dans tous ses écrits antérieurs à cette date — trois cent cinquante pages de lettres, poésies, pièces de théâtre — le mot n'apparaît qu'une fois, et l'adjectif miséricordieux une autre fois. Après la découverte de la miséricorde de Dieu comme centre à partir duquel l'homme qui se confie en elle devient saint, nous trouvons une vingtaine de fois le mot miséricorde dès le premier manuscrit autobiographique (environ deux cents pages imprimées). On le comprend : Thérèse en est remplie. La bouche parle de l'abondance du cœur.
Et lorsque, en cette froide soirée d'hiver de janvier 1895, la petite sœur Thérèse se remet à écrire le prologue de son autobiographie à la lumière fumeuse de sa petite lampe à pétrole, c'est un chant méditatif de louange à cette miséricorde de Dieu, qu'elle voit plus clairement que jamais courir comme un fil d'or à travers le tissu de son histoire. Ce fil, elle va le tenir. Comme une riche promesse, son avenir y est suspendu : les trente-deux mois qui lui restent à vivre sur la terre.
Conrad de Meester, in Les mains vides, le message de Thérèse de Lisieux
(Foi Vivante 1973)

mardi 21 janvier 2014

En philosophant... Vladimir Jankélévitch, L'Amour, la Liberté, Dieu sont plus forts que la mort. Et réciproquement !

Un débat infini oppose donc, comme deux absolus, la pensée de la mort et la mort de l'être pensant. La même ambiguïté se retrouverait dans toutes les manières que nous avons de protester contre le scandale de l'anéantissement, de combler le vide de l'au-delà, de fonder en dépit de la mort la perpétuité de notre être. Ainsi l'amour, selon la Diotime du Banquet et selon les Troubadours, pourrait tenir tête victorieusement à la mort, non parce que, comme la pensée, il en est la surconscience englobante, mais parce qu'il lui oppose son énergie drastique et son dynamisme. « Si tu as l'amour fou, si tu aimes insensément, si tu aimes absolument, la mort s'éloigne », dit Ionesco 1. L'amour est « celui qui dit oui », et en premier lieu celui qui répond non au non de la mort, ensuite qui répond oui au oui, répond affirmativement à l'affirmation et vitalement à la vie, fait écho à la positivité de l'être. Le Créateur, étant le Faire-être absolu, dit Fiat à l'être qui n'est pas encore, et il s'affirme en cela comme la position la plus miraculeuse de la positivité la plus totale. L'amour, qui est simplement recréateur, répond oui à la continuation d'un être préexistant : son improvisation, si l'on peut dire, est donc moins géniale. Certes l'amour est bien fondateur à sa manière, car sa fonction est d'inaugurer et d'instaurer ; il préside à la naissance et à la génération ; s'il ne crée pas un monde, il « fonde » une famille. Mais nous préférons dire : s'il ne garantit pas la continuation de l'être, il assure la perpétuation de l'espèce et la reconduction de la vie : car l'amour, en fait, est surtout une réponse, et plutôt un recommencement qu'un commencement ; il exprime que rien n'est jamais fini, et que tout recommence au contraire, comme le jour du renouveau, et rebondit pour un nouveau départ, et un nouvel été, et une seconde naissance. L'amour est la promesse d'un futur, que ce soit l'éphémère et médiocre futur de l'aventure galante ou le vaste avenir du mariage. Consentant à la futurition, l'amour délie la durée enrayée et favorise l'actualisation des possibles ; accélérant l'advenue d'un avenir, l'amour va dans le même sens que le devenir, et il abonde dans ce sens, et il en ratifie la vocation ; grâce à l'amour l'homme expérimentera des aventures, explorera des virtualités romanesques, improvisera une vie intense dont jamais il n'aurait eu l'idée sans cela ; l'amour dégèle l'avènement de quelque chose — car il accepte que quelque chose advienne, et stimule à fond la succession passionnante des événements. Ce sont ces événements que nous promet la fécondation : la fécondation implique que le commencement aura une suite et le maintenant un après, et l'actualité une postérité, que l'instant est gros de l'intervalle, que la rencontre amorce toutes sortes de conséquences échelonnées dans le cours de l'évolution ; l'instant fertilisant mobilise les transformations biologiques — germination, éclosion, floraison, fructification — grâce auxquelles le même devient toujours un autre ; en un mot l'amour anime et active l'altération du même et remet en marche l'être qui s'endort ; principe d'échange et de circulation vitale, l'amour donne une chance supplémentaire d'accomplissement et de réalisation à la conscience stoppée. Le thème de la femme stérile, si obsédant chez Lorca, sert peut-être d'alibi à l'obsession de la mort : cette malédiction de la femme qui, ayant vainement attendu l'amour, ne réussit pas à s'accomplir ni à mûrir ses possibles et se flétrit sans avoir enfanté, c'est un avant-goût de la mort ; la mort, dès cette vie, dessèche la futurition et tue la fécondité du oui vital. La progéniture est en effet l'œuvre 2 durable par laquelle l'instant se survit à lui-même. C'est pourquoi Diotime, dans le Banquet, dit que l'amour est désir d'immortalité 3 : par l'enfantement, la nature mortelle veut se perpétuer 4 ; en procréant, grâce à cette « pédogonie », une autre créature qui la relayera, elle aspire à exister par personne interposée dans sa propre postérité, et ceci pour tout le temps à venir 5. Mais comme la progéniture à son tour devra procréer pour sauver quelque chose du néant de sa mortalité, on peut conclure : c'est la génération elle-même qui est sempiternelle 6. Et ce n'est pas tout ! Non seulement l'amour dit non au non de la mort, mais il est capable, par amour, de dire oui à ce non. Non seulement l'amant survit en ses survivants par prolongation continue, mais parfois, il revit et renaît en eux après le hiatus béant de la mort-propre : l'individu meurt en donnant la vie à sa progéniture et rebondit lui-même du néant à l'être ; la mort nihilise la personne, mais la vitalité de l'espèce surmonte la mort : dans la mort de Snegourotchka, la fée des neiges, anéantie par le premier soleil du printemps, c'est le renouveau qui affirme son impérissable jeunesse. Le sacrifice biologique est à peine un sacrifice, car il n'est pas expressément voulu. Mais il arrive aussi que l'amant, par amour, consente délibérément à la mort. Ironie du paradoxe hyperbolique ! Extrême contradiction et suprême défi ! L'absurdité même du sacrifice tue la mort (tel est du moins notre espoir insensé) et fait vivre le héros par delà cette mort qu'il affronte et qui semble plus forte que lui. Le mourir-pour-l'autre dont parle Platon 7 n'évoque-t-il pas l'idée d'une miraculeuse homœopathie ? L'obstacle, selon les poètes, est magiquement transfiguré en moyen : par l'effet d'un renversement quasi-dialectique, la mort, qui est l'empêchement absolu, sert à nihiliser l'obstacle de notre finitude ; l'abnégation, lorsqu'elle renonce à la vie par amour pour l'autre, est littéralement la négation de toutes négations ; en sorte que l'immortalité résulte de l'excès même du mal ! Le mortel croit neutraliser sa mort quand il va au devant de cette mort, quand il la prévient et la choisit. Ce sacrifice est la mort de la mort. L'Alceste d'Euripide, mourant pour Admète, accède à une vie impérissable. La conscience moderne, qui découvre le romanesque, l'amour-passion et l'existence irréductible de l'autre, ajoutera ceci : l'amant retrouve dans la mort cet aimé dont la vie le sépara, la mort réunit ceux que la vie a retenus loin l'un de l'autre. L'homme s'enivre de ce néant, qui lui promet l'exaucement de ses vœux. « Viens, ma petite mort chérie, ma petite hôtesse désirée, conduis-moi dans la ville d'or où se repose mon fiancé » : ainsi parle la Fevronia de Kitiège qui achève son pèlerinage sur terre et s'abîme dans l'extase de la mort d'amour avant de rejoindre la Ville invisible, la Kitiège pleine de cloches où l'attend le prince Vsevolod. Ce qui est ici-bas empêchement deviendrait dans l'au-delà accomplissement : Ivan Iliitch, à la fin du roman de Tolstoï, se convertit soudain à la mort et, là où était la nuit, aperçoit une grande clarté ; c'est ainsi que l'âme de la morte, selon les paroles de Charles van Lerberghe 8, renaît en chant de lumière. Le jeune « Jasager » de Kurt Weill dit oui à la mort au nom d'un idéal absurde et gratuit : mais par son acceptation héroïque il donne un sens à l'injustice révoltante de cette mort. C'est pourtant la transfiguration par l'amour qui apparaît aux mystiques comme la plus miraculeuse : la mort cesserait d'être obstacle insurmontable et barrière infranchissable pour devenir transparente et unitive. Le oui d'amour, dès cette vie, rouvre la porte fermée, ou maintient la porte entr'ouverte en état d'ouverture. Mais notre espérance exige plus encore : nous voulons que l'amour s'engouffre dans le vide de la mort et reconstitue par delà ce vide un horizon infini en remplissant soudain l'éternel néant où les ténèbres ont failli régner. L'amour est, dans nos croyances, comme une passerelle jetée sur le précipice et sur la discontinuité vertigineuse qui bâille entre Ici-bas et Au-delà. C'est surtout l'amour qui donnerait aux hommes l'envie de s'écrier, avec l'apôtre Paul : où est-elle, mort, ta victoire ? — Tout cela est bel et bon. Mais outre que la survivance de la progéniture est pour le condamné à mort une compensation toute relative et une consolation très approximative, l'efficacité anti-mortelle de l'amour se réduit peut-être à une manière poétique de parler. L'amour ne vainc pas littéralement la mort-propre, et en ce sens le Banquet n'ajoute nullement au Phédon une nouvelle preuve de l'immortalité : l'amour surmonte seulement la mort de l'espèce, l'amour perpétue la vitalité en général. Surtout l'amour qui aime jusqu'au sacrifice total, l'amour qui aime à en mourir, l'amour hyperbolique ne triomphe pas de la mort physiquement, mais pneumatiquement et symboliquement ; l'immortalisation par la mort d'amour est à cet égard une belle métaphore et un prolongement magique de nos vœux. On compare quelquefois, comme si elles étaient sur le même plan, l'invincibilité de la mort et l'irrésistibilité de l'amour : mais l'amour est irrésistible comme l'Aphrodite mythologique, au sens figuré, tandis que la mort est invincible au sens propre. Le Cantique des cantiques 9 dit que l'amour est fort comme la mort : il ne dit pas que l'amour est plus fort — car rien en ce sens n'est plus fort que la mort, ni plus puissant que la toute-puissante. À la fin de l'admirable suite des Goyescas 10 que Goya inspira à Granados, la Ballade de l'Amour et de la Mort se termine par la mort du « majo » ; et tout s'achève sur la Sérénade du Spectre, qui disparaît en pinçant les cordes de sa guitare... En vérité l'amour est à la fois plus fort et moins fort que la mort, il est donc aussi fort qu'elle. Ou plutôt c'est la conscience qui est forte comme la mort : car la conscience survole la mort, au lieu que l'amour proteste contre elle. Dans le combat indécis d'Amour vainqueur et de la Mort triomphante, la victoire de l'amour est souvent la victoire d'un vaincu. L'amant est parfois fidèle jusqu'à la mort inclusivement : mais il meurt. Et en ce sens au moins, le Toujours de l'amant ne tient pas parole. Il n'y a que la mort qui tienne toujours parole. Pourquoi se griser avec cette ambroisie de l'amour ?
La liberté, à son tour, est une protestation contre le scandale incompréhensible et dérisoire de l'anéantissement. Kant parle de trois « postulats » de la raison pratique, qui seraient la liberté, l'existence de Dieu et l'immortalité de l'âme : dans notre langage, Dieu et la liberté seraient plutôt, comme l'amour lui-même, des garanties d'immortalité ; des assurances contre le non-être. Car il y a pour l'homme trois façons de remplir le vide du néant. Contrecarrant la terminaison mortelle, la liberté pose le commencement : ses décisions sont inaugurales et instauratrices ; la liberté elle aussi est « archée » ou principe puisqu'elle détient, dans tout travail et dans toute entreprise, l'initiative volontaire de l'action, puisqu'elle pose la première pierre. Elle est comme l'aurore perpétuelle d'un jour sans fin ou la nativité continuée d'une existence interminable. Et non seulement la liberté est inchoative, mais en outre elle assure, dans la continuation d'intervalle, la relance perpétuelle, et le rebondissement infatigable, et la reconduction indéfinie de nos actes ; source inépuisable d'événements innombrables, la liberté parie contre la mort. La mort est l'impasse et le cul-de-sac. Au désespoir de la situation sans issue, la liberté oppose le principe de la mobilité infinie — car elle est le pouvoir d'aller toujours plus loin, d'être toujours au delà. En outre le vouloir possède la toute-puissance presque infinie, l'omnipotence quasi-surnaturelle qui lui permet d'éterniser une promesse, un refus ou un renoncement. Inexpugnable, selon Epictète 11 est la citadelle de la volonté autocratique ; une volonté hégémonique qui s'enferme dans la chambre forte de la restriction mentale ne peut être forcée. « Qui pourrait triompher d'une de nos volontés, sinon notre volonté elle-même ? » Zeus nous a donné cette volonté, Zeus ne peut révoquer ce don. À la tentation irrésistible, la volonté oppose sa résistance infinie ; aussi le tortionnaire n'extorquera-t-il pas son secret au vouloir qui s'y refuse et qui dit désespérément non, non jusqu'à la mort. Nunquam ! à aucun prix, sous aucune forme. Epictète semble déjà parler pour ces héros de la Résistance qui gardaient le silence dans les tortures les plus atroces, et sont morts sans avoir parlé — Cette volonté forte comme la mort est-elle plus forte que la mort ? Il serait beau de pouvoir dire que la mort résulte d'un faiblissement de la « causa sui », d'un consentement de notre pouvoir discrétionnaire... Hélas ! Le héros a vaincu le bourreau, puisqu'il n'a pas cédé, mais il est mort. Le héros tient héroïquement parole, et il meurt, hélas ! Vouloir, c'est en effet pouvoir. Mais je ne veux pas mourir, et je ne peux pas survivre. Le Toujours de nos serments, de nos vœux, de notre fidélité peut s'obstiner « usque ad mortem », le Jamais du veto moral peut résister à l'épreuve suprême : le Toujours de la volonté ne survit en aucun cas au Jamais de la mort ! Et d'autre part, pas plus que Dieu et l'amour, la liberté n'est à la lettre un remède contre la mort ou un élixir de longévité. Dieu, mystère essentiellement équivoque, ne peut être du même ordre ni sur le même plan matériel que le désastre tristement incontestable dont il est censé nous protéger. Et quant à l'amour, qui est, lui, tout entier d'ici-bas, qui est charnel et sensible au cœur, sa vertu immortalisante est un vœu et une chimère de notre espérance : l'immortalisation par l'amour est sans doute une métaphore comme sont des métaphores l'immortalité qu'on doit à l'art et celle qu'on doit à la renommée. Et il n'en va pas différemment de la liberté. Certes la liberté est plus qu'un espoir platonique, un vœu magique ou une ivresse lyrique : mais elle est bien moins aussi qu'une action efficace ; la mort tue l'homme libre, et le défi que l'homme libre lance à la mort est un défi désespéré. C'est ce qu'exprime l'idée même de protestation : contre le fait brutal et incompréhensible de la mort, contre une nihilisation inévitable autant qu'injustifiable, l'homme libre ne peut que protester. Protester : c'est tout ce que l'on peut faire quand le destin est à la fois absurde et inflexible.
Dieu enfin serait pour l'être en danger de mort une possibilité de rallonge ou de prolongation indéfinie par delà le naufrage. Angelus Silesius oppose Dieu qui dit Oui et le Diable qui dit Non 12. Car Dieu affirme ce que l'amour confirme ! Créant l'être et posant l'essence, cette affirmation nie secondairement le non-sens et le non-être. Si Dieu peut être pour notre raison une garantie contre la nihilisation maligne des vérités éternelles, a fortiori peut-il être pour notre vie une assurance de reconduction. Dans l'hypothèse d'un instant continué, Dieu nous garantit la continuation et la pérennité du temps. L'espoir fondamental espère essentiellement la continuation de l'être, si misérable que soit cet être ; et par conséquent l'« espoir en Dieu » est avant tout un espoir de sursis et une confiance dans l'ajournement de la « cessation ». Telle est peut-être la vocation de la grande et belle espérance dont parle à maintes reprises le Phédon. Certes Platon nous promet dans le langage de la mythologie la félicité ultérieure. Mais avant d'espérer les récompenses célestes, le luxe d'un mieux-être, l'être fini espère tout simplement que la fin n'est pas la fin et que la mort n'interrompt pas définitivement la continuation. Puissent les bons être rémunérés dans l'au-delà, mais avant tout puisse-t-il y avoir quelque chose en général, τι, n'importe quoi, mais quelque chose : ce « quelque chose » ne représente-t-il pas le minimum élémentaire et littéralement vital d'une espérance « evelpidienne » ? C'est peut-être en ce sens qu'il est dit dans le Deutéronome : l'Eternel est ta vie et la longueur de tes jours. Et le prophète Isaïe s'exclame : ce sont les vivants qui te louent, et non pas les habitants de l'Enfer 14. Le Christ, et surtout selon saint Jean, dit de lui-même qu'il est la vie et le pain de vie ou, dans notre langage, le pain de la continuation. Le pain de la quotidienneté. Platon compare le Bien au soleil, et cette métaphore elle-même laisse entendre que le divin est plénitude vitale et que l'éternité est un autre nom pour cette parfaite plénitude sans éclipses. La Déité, dit Angelus Silesius, est la sève qui fait verdoyer et fleurir le vivant. L'infinité positive de Dieu nous paraît seule capable de compenser l'infinité négative du néant : sans Dieu, le néant serait incompensable. Dieu seul assure notre sauvetage. Et d'autre part il est le milieu commun à l'Ici-bas et à l'Au-delà, il relationne l'homme naturel et l'homme surnaturel. — Hélas ! appeler Dieu à l'aide pour conjurer le néant, n'est-ce pas donner un nom de baptême à notre incertitude ? Nous savons, dit Pascal, qu'il y a un Dieu, et nous ne savons pas ce qu'il est ; Dieu serait donc, comme la mort, certain dans sa quoddité et incertain dans ses déterminations. Mais d'abord la seule espérance qui demeure entrebâillée dans notre désespoir, c'est précisément l'indétermination du quando de la mort. Espérance certes bien négative et indirecte ! espoir de pauvre, si l'on veut ! Pourtant ce n'est pas à Dieu, mais à l'Hora incerta elle-même que nous devons notre seule ouverture vers l'avenir. Ensuite il s'en faut de beaucoup que la quoddité de Dieu soit aussi évidente que la certitude de devoir mourir. Nous avons de bonnes raisons de croire à la nécessité de la mort, et n'en avons aucune de conclure à l'existence d'un Dieu irrémédiablement caché : cette existence est l'objet d'une très douteuse entrevision. La mort est une triste certitude tandis que Dieu est un beau pari. La mort, nécessité biologique et physiquement inéluctable, est l'événement le plus réel du monde, tandis que Dieu est obstinément ambigu, déroutant, invisible : nul vivant n'a jamais entendu sa voix ni vu son visage 14. Dieu n'est ni une évidence, ni une certitude apodictique, ni un fait constatable ; Dieu n'est ni démontrable ni vérifiable. On peut contester. Le sauveteur n'est donc pas du même ordre que le naufrage. Mais justement pour cette raison la plénitude suprasensible qui nous sert à combler le néant de l'au-delà mérite de s'appeler un avenir : de l'avenir elle a en effet la nature équivoque, aléatoire et chanceuse. Dieu est passionnément espéré, ardemment souhaité, inlassablement invoqué et d'autant plus que notre avenir est plus douteux : faute d'assurances précises nous alléguons je ne sais quelles promesses et supplions sa bonté d'allonger la vie brève, de perpétuer l'être à travers le non-être, de remplir le rien posthume par lequel tout finira. Dieu... ou rien — à cette alternative se ramène en somme le pari de Pascal. C'est quand on cesse de croire en Dieu que la mort redevient ce qu'elle est littéralement, obstacle absolu et mur infranchissable : le futur sombre alors dans le néant, et le désespoir de continuer prend possession de l'homme. Et inversement c'est quand on recommence à croire en Dieu que la possibilité de tous les possibles fait à nouveau battre le cœur et tient l'homme en suspens : nous ne tomberons pas dans le lac obscur ; décidément il y aura quelque chose, quand il pouvait ne rien y avoir... Non les cloches de Pâques de la joie jamais ne carillonneront assez fort pour annoncer cette bonne nouvelle !
Vladimir Jankélévitch, in La Mort

1. Ionesco, Le Roi se meurt (Marie, au roi).
2. Έργον : le mot est dans le Banquet, 209 e.
3. 207 a.
4. 207 d.
5. 208 e. Cf. c : ές τόν άεί χρόνον.
6. 206 e.
7. Banquet, 207 b, 208 cl. Cf. 179 b, 180 a. Sur les morts d'amour : saint François de SALES, Traité de l'amour de Dieu, VII, 9-14.
8. Inscription sur le sable (Entrevisions : Jeux et songes).
9. Cant., 86.
10. Goyescas, 2e partie de « Los Majos Enamorados » : V, El Amor y la Muerte.
11. Entretiens, IV, 1.
12. Le Pèlerin chérubique, éd. Susini, II, 4 (cf. 249), et la note d'E. Susini.
13. Cf. Is., 25, 8.
14. Jean, 537, 1, 18. I Ep., Jean, 4, 12. Cf. I Tim. 6, 16 ; Jean, 6, 46 ; Exode, 33, 20.


dimanche 12 janvier 2014

En méditant... Antoine Redier, Le devoir et la gloire dans les tranchées

Je n'ai jamais entendu dire ni dit moi-même autant de paroles vaines, dans toute mon existence, que depuis mon séjour dans la tranchée. Nous avons, à cause du péril extrême, besoin de beaucoup de divertissement et nous ne cessons, en effet, de nous divertir. Il me semble que ma cervelle est devenue légère, légère. Par moments, je prends ma tête avec effroi dans mes deux mains et je pense : que fais-je ici, si je ne m'améliore pas ?
Je sers mon pays. Je suis à mon poste, à ma vraie place. C'est bien. Si je suis tué, j'aurai fait tout mon devoir. Mais si je dois survivre, aurai-je donc traversé, sans profit pour mon âme, ces heures solennelles de l'histoire du monde ? Nous sommes les témoins, les acteurs d'un des grands drames de l'humanité. On nous enviera plus tard.
Et peut-être passerons-nous pour des géants. Cependant, ces champs de carnage, qu'on viendra visiter pieusement dans le cours des siècles, nous les foulons sans respect. Nous continuons notre chanson, comme les alouettes, nos voisines, qui n'ont pas vu que c'était la guerre. Nous baissons parfois un peu la voix, si l'ennemi, qui veille en face de nous, est assez proche pour nous entendre. C'est notre seule concession au malheur des temps.
Des gens diront que cette insouciance en face du péril est la marque de l'héroïsme. Ce n'est pas vrai. Nous avons la faculté de nous laisser distraire : nous ne pourrions pas supporter l'existence sans ce don précieux d'oublier. Mais il faut savoir tantôt fermer les yeux et tantôt regarder. Nous regarderons en face de nous quand nous nous trouverons de nouveau, comme aux premiers mois de la guerre, entraînés dans des actions violentes. Aujourd'hui, nos corps sont malheureusement immobilisés dans la boue, et nos âmes, si nous n'y prenons garde, vont s'endormir.
J'ai voulu, cette nuit, pendant mes heures de quart, secouer la mienne. J'ai médité sur la mort et, de là, sur le devoir. J'aurais pu méditer sur la gloire. Mais je n'ai pas voulu me payer de mots et je suis allé au fait. Nous sommes exposés ici, à toute minute, à une mort glorieuse, mais enfin à la mort ; et si mon être, après la guerre, conserve une empreinte, c'est d'abord cette menace tragique qui l'y aura mise.
Qu'est-ce que mourir au champ d'honneur ?
Hier, un pauvre homme, blessé sous mes yeux, a rendu l'âme à l'ambulance. La veille, à l'officier qui, l'ayant pansé, l'interrogeait doucement, il avait répondu, avec son accent des campagnes flamandes ;
Min vinte, mon lieutenant
— Qu'est-ce qu'il a, ton ventre
— J'ai du mal à min vinte.
Cette voix plaintive, cet accent enfantin resteront toujours dans ma mémoire. Que la mort de cet homme de près de quarante ans, père de famille, a été triste ! Les siens, qui sont en pays occupé, apprendront leur malheur plus tard, quand on aura le moyen et le temps de les avertir. Lui-même, en s'en allant, n'a pas songé qu'il était un héros, mais un pauvre diable. Il n'a pas fait la guerre pour la gloire : perdu dans la masse, n'ayant point ou guère vu, de ses yeux, l'ennemi, il a vécu, depuis des mois, dans l'attente passive d'une fin obscure. Son héroïsme a consisté à accepter avec résignation son destin.
Nous sommes tous pareils à cet homme. La mort, sur les champs de bataille, est toujours une horrible aventure. Ceux qui sont en campagne depuis le début l'ont vue de trop près pour courir légèrement à elle avec le joyeux aveuglement du mois d'août. On aperçoit, devant les tranchées, trop de cadavres couchés sur le dos ou la face contre terre. Nous avons perdu trop de bons camarades, dont les restes n'ont pas eu, n'auront jamais de sépulture. Et nous savons trop de foyers désolés et ruinés.
J'ignore ce qui se passe dans l'âme des Japonais, dans celle des Serbes, dont on assure qu'ils méprisent la mort. Nous ne sommes pas faits ainsi : peut-être la vie française est-elle trop douce. Et je ne conçois pas qu'on aille volontiers au martyre. Les plus grands saints ont souffert et ne l'ont pas caché. Ils appelaient le ciel au secours de leur faiblesse et leur cœur était cependant d'une qualité supérieure à la plupart des nôtres. Si encore la patrie offrait, comme Dieu, une compensation immédiate et radieuse au sacrifice que lui fait un soldat en mourant pour elle !
Les embusqués, qui se terrent dans les dépôts ou dans les emplois de l'arrière, sont hantés par l'effroi de la mort impitoyable qu'on trouve au champ d'honneur. Et les autres, ceux qui sont partis volontairement ou parce que c'était leur tour, se bandent les yeux. Leur chair tremble quand, à certaines minutes, ils entrevoient la fin cruelle. Cependant ils vont vers elle, en héros : que cherchent-ils ?
Est-ce la gloire ? Je ne le crois pas. J'en connais bien un, qui s'offre pour elle. Il a vingt ans. Il est le petit-fils d'un des plus fameux soldats de France. L'autre jour, nous rendions visite à des camarades. Il était là, au fond de la petite caverne, où nous nous pressions, joyeux de nous voir un peu et de causer. Après avoir parlé et ri, il fallut chanter. Je ne répéterai pas ici les couplets très français qui nous mirent en joie. Un moment, l'un de nous entonna tout bas le Wacht am Rhein. Nous nous regardâmes avec émoi. Certes, la complainte qu'on chante en face de nous tous les soirs, dans les tranchées allemandes, est grave et mélodieuse. Mais quelle tristesse ! Et comme la race qui rêve et gémit ainsi semble loin de la nôtre, si alerte et si franche ! Le tour du plus jeune arriva. J'oubliais de dire que ce soldat, petit-fils, fils, neveu, filleul de soldats et de marins illustres, était à Saint-Cyr à la déclaration de guerre. Il avait choisi la cavalerie. Dès les premières batailles, il vit que, cette fois, les chevaux risquaient de rester quelque temps à l'arrière. Il demanda et obtint de quitter l'arme de son goût pour l'infanterie, et le voilà qui vit maintenant parmi nous, dans un trou, attendant l'heure de se dévouer. Nous l'avions un peu effarouché. Il hésitait. Je regardai son beau visage d'adolescent. Oh ! c'est un homme, et fièrement campé. Son grand corps souple est celui d'un soldat ; mais ses joues savent encore rougir. Ses yeux gardent une limpidité de source et, quand il chante certain poème à la gloire, il a beau tirailler nerveusement le duvet épars sur sa lèvre, ce n'est pas un guerrier comme les autres qui émerveille nos regards, mais un jeune dieu, qu'une vision céleste a transfiguré 1.
Je ne sais qui a écrit le sonnet qu'on va lire et que connaissent, sans doute, tous les élèves de Saint-Cyr. Nous retenions notre souffle en entendant ce beau fils de France le chanter dévotement, les yeux agrandis, le front pâli par l'émotion.
LA GLOIRE
Voulant voir si l'École était bien digne d'elle,
La Gloire, un jour, du ciel descendit à Saint-Cyr.
On l'y connaissait bien ! Ce fut avec plaisir
Que les Saints-Cyriens reçurent l'Immortelle.
Elle les trouva forts. Ils la trouvèrent belle.
Après un jour de fête, avant de repartir,
La Gloire, à tous voulant laisser un souvenir,
Fixa sur leur schako des plumes de son aile.
Et l'on porta longtemps le plumet radieux.
Mais un soir de combat, près de fermer les yeux,
Un Saint-Cyrien mourant le mit sur sa blessure
Pour lui donner aussi le baptême du sang.
Et depuis, nous portons, admirable parure,
Sur notre schako bleu, le plumet rouge et blanc.
Celui qui chantait ainsi n'aurait que faire de s'inquiéter de la mort. Il aime la gloire pour elle-même et lui voue délibérément sa jeune existence. Il ne sait pas, il ne veut pas savoir si le sacrifice que la patrie demande à ses fils est sans merci. Il est à l'âge des premiers regards sur la destinée humaine : alors on la domine, on la brave, bonne ou mauvaise ; et, n'ayant pas encore engagé sa vie, on peut l'offrir. Le sang, dont j'ai senti mes mains couvertes quand nous relevions des blessés ou assistions des mourants, ce sang cruel, qui ne cessera jamais de m'épouvanter, il y baigne avec exaltation son panache. C'est le sang vermeil, dont lui ont parlé les poètes et les héros. Pour moi, c'est le sang des tristes plaies que j'ai vues.
Je ne peux pas aimer la gloire comme lui. Je sers la gloire française de toutes mes forces. Je ne suis pas ici pour m'occuper de la mienne.
Que fais-je donc à la guerre ? Mon devoir.
Sauf exception, nous n'allons vaillamment à la mort ni parce que nous la méprisons, ni pour les lauriers qu'on jettera sur nos tombes, mais en esprit de discipline. Le premier fruit de cette tuerie aura été de nous rendre la connaissance et le goût, depuis longtemps perdus, de nos devoirs : voilà le grand miracle attendu de nous tous dans les années anxieuses qui ont précédé la guerre.
L'autre jour, un adjudant entra brusquement dans notre cave, poussant deux soldats, dont l'un tamponnait avec un mouchoir son visage ensanglanté. Nous dressâmes vivement la tête.
— Blessé ?
— Pensez-vous, mon capitaine ! Ça s'est disputé. Je les amène au poste pour s'expliquer.
Trois curieuses figures. Le battu est ce qu'on appelle un avocat de village. Il racontait que les Boches valaient bien les Français. L'autre avait sauté sur lui. Les voilà devant leurs chefs. L'assaillant reste immobile. Il se repent, mais son coup, qui a bien porté, fait honneur à son bras. Il sent vaguement qu'à la guerre la force est d'un grand prix. Il avoue son crime et dit seulement pour sa défense :
— Il nous agaçait avec ses théories. J'ai voulu le corriger. Je ne pensais pas lui faire tant de mal d'un seul coup de poing.
— Alors tu comptais lui en donner plusieurs ?
— Je voulais le faire taire, mon capitaine. À ces mots, l'autre s'avance et riposte :
— Me faire taire ?
Qu'il est drôle ainsi ! Il porte, au bas d'une figure maigre, déjà ravagée par l'âge, de grandes moustaches fauves, tombant à la gauloise. Le dos voûté, l'air humble et finaud, tout le corps assez frêle et peu martial, la voix chevrotante, avec des liaisons savantes et des quantités de mots abstraits, il gesticule et prononce des sentences :
— Alors on n'a plus ses droits, ici ?
— Tu as le droit de tuer des Boches, vieux bavard.
— Vous, faites silence ! Vous l'avez frappé : laissez-le parler.
— Mon capitaine, reprend l'autre, si on laisse faire cette jeunesse, ça va-t-être la révolution dans les gourbis. Moi, je comprends qu'on ne devrait pas se batailler, vu qu'on est tous ici pour la misère....
— On est ici pour la France, lui crie l'adjudant, en roulant des yeux terribles.
— Allons ! fait le capitaine, pressé de clore sur ce mot l'incident, serrez-vous la main et sauvez-vous.
Je considère avec curiosité, tandis que s'en vont les hommes, ce sous-officier qui ne permet pas qu'on parle de misère ici.
— Tu as été dur pour le vieux, lui dit l'un de nous.
— C'est sa faute. Ces phraseurs, ça se plaint toujours. Ils ont à tout propos leurs droits en tête, jamais leurs devoirs...
Il nous brosse alors un tableau de la société française, à la ville et aux champs, avant la guerre : peinture violente, mais fidèle. Pour un humble, car il tient modestement boutique, en temps de paix, sur la grand'place de quelque chef-lieu de canton, il voit juste. Les derniers détenteurs de la sagesse se trouvent ainsi chez les gens du peuple. Leur morale, quand ils ont évité les embûches de la vie, tient dans ces vieux souvenirs du catéchisme, où aboutissent, après de savants détours, toutes les spéculations des philosophes.
Il va nous dire le cas que faisaient de leur devoir dans le civil ces héros, qui, d'un cœur ferme, acceptent aujourd'hui de mourir pour lui. Je ne donnerai pas, pour cause, ses mots mêmes, mais sa pensée.
Il commence par les ouvriers. Bien connaître son métier, pour l'exercer avec plaisir ; avoir des goûts simples, afin de les satisfaire pleinement élever à son foyer de beaux enfants, dans l'amitié de qui on se réfugie aux grandes heures de la vie : voilà, nous explique-t-il ; un programme d'honnête homme. Nos citoyens ont trouvé mieux : travailler le moins possible, parce que c'est fatigant ; exiger le plus gros salaire, parce qu'il est agréable de sentir des écus dans sa poche ; dépenser son gain pour soi seul et, par conséquent, n'avoir pas d'enfants. Droit de vivre sa vie, droit de jouir, droit de flâner, droit de tout saboter, son travail, soi-même, ses proches et son pays : quant au devoir, inconnu.
Voici les paysans. Ceux-là sont encore économes et laborieux comme leurs pères, mais avec une rapacité qui leur tient lieu de toute vertu. Incapables de travailler pour les enfants de leurs enfants, comme les vrais amis de la terre, ils ne sauraient planter un arbre : le profit est trop lointain. Ils abattent ceux des aïeux, pour avoir de l'or, que leurs fils dépensent à la ville. Point de religion. Point de respect pour les femmes, Jamais de vrai repos près de l'âtre : ce sont des bêtes de somme. Et si vous leur parlez de devoir, ces esclaves-nés, qui acceptent par goût les plus viles servitudes, vous disent, en ricanant, qu'ils sont des hommes libres et ne veulent pas de lois morales.
Des gens de la classe riche, notre censeur, devant ses officiers, n'ose rien dire. Mais je continue sans effort sa pensée. Nobles, bourgeois, gens en place, nous tous qu'on appelle arbitrairement les dirigeants, que valons-nous ? La plupart des hommes sont des jouisseurs, exercés à jouer des coudes, et les femmes des poupées. Les premiers gagnent, n'importe comment, un argent fou, que leurs compagnes font sauter en l'air.
S'il s'agit du bien public, à l'égard de qui les devoirs sont plus sacrés, parce que les intérêts en jeu sont plus gros, vous trouvez l'indifférence ou de bas calculs. Jamais les hommes en masse n'ont porté au pouvoir le plus sage, c'est entendu. Mais, chez nous, on choisit volontiers le moins digne, afin de le tenir à sa merci : ainsi on a un domestique, et c'est la France qui paie.
Venez avec moi dans la tranchée. Ils sont là, sous nos yeux, un fusil à la main, de la boue jusqu'à la ceinture, ces ouvriers, ces paysans, ces bourgeois, ces électeurs. Que se passe-t-il sous leurs crânes tondus ? Quels projets ruminent-ils pour la paix, tandis qu'ils grognent dans leur barbe ? Les voilà au devoir, cette fois, et tous ensemble. Qu'en pensent-ils ? La guerre les a changés. Elle en a fait sans peine des soldats braves : sont-ils devenus, du même coup, des braves gens pour toujours ?
L'adjudant n'en doute pas : il exagère. Non, nous ne serons pas nécessairement meilleurs quand nous rentrerons dans nos maisons. Mais je pense que nous serons en état de devenir meilleurs et c'est l'important. La notion du devoir, restaurée par la force, ne nous aura pas donné l'habitude définitive de bien faire, mais nous laissera aptes à suivre, si on nous les montre, des directions nouvelles. Si, aux docteurs révolutionnaires, prophètes des droits souverains de l'individu, d'autres docteurs s'opposent, annonciateurs des vérités éternelles, les amis du vrai droit seront écoutés. Ces maîtres intellectuels d'une France plus sage existent, mais ils professaient à peu près dans le désert. La guerre aura décuplé le courage et la puissance de ceux d'entre eux qui lui survivront. Ma pensée va vers eux, ce soir, du fond de mon souterrain et j'aperçois l'ère où ils trouveront, non seulement parmi l'élite intellectuelle, dont une notable partie leur appartient depuis longtemps, mais jusqu'au cœur de nos derniers villages, des oreilles complaisantes pour les entendre.
Pour corriger les peuples, comme les enfants, il ne suffit pas de leur enseigner le bon chemin : il faut les y conduire par la main. Les préceptes sans l'épreuve sont vains. Nous aurons, dans cette guerre, fait de dures expériences, après lesquelles les leçons des justes seront comprises.
Nous aurons spécialement pesé deux mots de valeur très inégale. On écrivait le nom du Devoir avec une majuscule et l'on s'en tenait là : c'était une belle abstraction. Par contre, nous revendiquions des droits en foule. À la guerre, on est bien forcé de renverser les nombres. Je crois au Droit, notre sauvegarde à tous, et je vois, s'imposant à moi chaque jour, à chaque heure, des devoirs innombrables.
Les droits et les devoirs, si l'on pouvait négliger la réalité, c'est-à-dire la faiblesse et la folie des hommes, mériteraient d'ailleurs d'être pareillement honorés, car ils se répondent, se lient naturellement. En fait, il y a des mots dangereux, qu'il ne faut pas livrer à la foule : ici, les droits, mots tentateurs, mots perfides, s'envolent au souffle des obus.
Il n'y a pas une formule révolutionnaire, génératrice de désordre et de douleur, qui ne soit contredite chaque jour dans nos tranchées. Aimez-vous l'égalité, ce droit fameux d'être pareil aux autres et, pour y atteindre, de tout envier, de tout haïr, de tout détruire ? En fait d'égalité, nous connaissons, en campagne, notre misère commune devant la mort, qui frappe sans cesse et sur n'importe qui. Si vous êtes jaloux de vos semblables, si vous prétendez jouir de tous leurs avantages, approchez-vous de cette première ligne, où l'injustice est inconnue, où personne n'est exempt de se coller à terre quand passe un projectile, où chacun ne peut offrir que son front, sa poitrine, quelques centimètres de chair mortelle à la mitraille allemande. Égaux sous les coups, certes. Mais, pour le reste, un rang différent à chacun, suivant son mérite. Il faut une patrouille ce soir. Où sont les volontaires ? Voici dix hommes qui se présentent. Ils apparaissent, dès cette minute, supérieurs aux autres qui s'inclinent. Inégalité, respect : deux notions nouvelles pour nos gens. Ils s'y habitueront.
Dans le civil, l'argent donnait tous les droits. On n'en a que faire dans nos trous. Le prestige de la gloire a remplacé celui de l'or. Et l'envie, qui salit les âmes, a disparu devant l'admiration, qui les élève. La valeur personnelle, l'intelligence, la force physique, le dévouement, la bravoure, l'héroïsme : ayez un peu de tout cela ou beaucoup et, suivant le degré, vous recueillerez, à la guerre, les honneurs et des joies divines, aux applaudissements des camarades.
Car les mêmes hommes, qui, en démocratie, se conduisent en mauvais frères et s'entre-dévorent, deviennent ici camarades de combat. La fraternité d'armes a rétabli entre eux la loyauté, la bonne humeur et la confiance. Le rire, signe de santé physique et morale, règne, comme on dit au régiment, à tous les degrés de la hiérarchie. Les haines tombent et la religion même recueille les hommages qui lui sont dus.
On dirait qu'une baguette magique a remis chaque chose à sa vraie place. Nous nous gavions de jouissances et nous usions nos forces à la poursuite du bien-être. Voici je ne sais combien de mois qu'en fait de confortable nous couchons sur la terre nue ou sur la paille, avec des souris. Il nous fallait mille douceurs et le plus clair de nos loisirs se passe, qu'il pleuve ou que le soleil brûle, à creuser des fossés, avec cette consolation que nous pouvons, suivant nos préférences, choisir la pioche qui abat la terre, ou la pelle qui la jette au dehors. Nous faisons cela en sifflant et, l'heure du repos venue, nous avons des sommeils triomphants.
D'autre part, l'ennemi, en ravivant des haines séculaires, a uni nos vivants et nos morts ; et la tradition, qu'on bafouait, a pris à tous les regards une grandeur et une beauté nouvelles : des ministres de la République, pour qui la France datait de 1793, ont évoqué solennellement les noms de saint Louis, de Du Guesclin, de Jeanne d'Arc. On bafouait aussi l'autorité, l'ordre, la discipline ; maintenant, nos étourdis voient que c'est en l’absence de toutes ces vieilles choses que l'Allemagne a failli nous battre.
Enfin, nous accomplissons ici un devoir et, rare bienfait, un devoir clair. Nous savourons la douceur de connaître notre chemin. De ce devoir, qui s'impose avec éclat, nous tirons de telles joies que nous avons besoin de nous en flatter et de le crier à tous les vents. Que dirons-nous dans nos foyers, après la guerre ? Les fanfarons seront désagréables. Les autres montreront de la modestie, mais aimeront cependant qu'on apprécie à sa vraie mesure l'épreuve vaillamment subie et que personne ne conteste le caractère et la beauté de leur sacrifice. Ils voudront qu'on professe autour d'eux, à leur exemple, que rien ne vaut le dévouement à la Patrie. Ils ne demanderont pas tous des louanges pour eux-mêmes : tous en exigeront pour les vertus qu'ils auront pratiquées. Et cela fera, dans nos villages et dans nos villes, deux ou trois millions de prophètes intéressés du devoir.
Ainsi nous tous, qui regardons la mort en face et qui nous efforçons, parce que c'est notre loi présente, de ne pas même battre la paupière devant sa redoutable figure, nous reviendrons du champ d'honneur avec l'habitude et l'orgueil de servir.
Les devoirs ne seront assurément pas aussi simples dans la paix qu'à la guerre. Nous les trouverons souvent plus pénibles, à cause de leur obscurité même. Les souvenirs éclatants de nos jours de gloire nous soutiendront alors. Accepter la mort, demeurer jour et nuit, pendant des mois, sous sa menace tapageuse ou crispante, puis, dans des heures violentes, faire mieux que de l'attendre, courir à elle en chantant, la saluer avec exaltation, non pour la gloire, mais parce que c'est ainsi qu'on doit tomber : tous n'auront pas choisi de bon gré ce métier de héros. Qu'importe, puisqu'ils auront tous fait, avec une allégresse plus ou moins chargée de résignation, leur sacrifice ?
Je me souviens qu'un jour, au mois de septembre, peu après la Marne, un général vint inspecter, dans une région où je me trouvais alors, le dépôt d'un régiment de l'armée territoriale. Il avait pour mission d'examiner particulièrement les gradés et de se rendre compte de leur état d'esprit. Promu le matin même, il avait quitté, quelques heures plus tôt, le champ de bataille et sentait encore la poudre. Il passa devant les sous-officiers alignés dans la cour du quartier et, à chacun, posa cette question :
— Demandez-vous à partir au feu ?
— Je partirai à mon tour, mon général, répondirent invariablement ces guerriers.
— Eh ! conclut le grand chef, vous parlez comme des poltrons !
Le scandale fut beau parmi ces pauvres hères. Du devoir, de l'occasion qu'on leur offrait de participer au salut national, ils n'avaient cure. Leur tour, leur droit : voilà les grands mots.
Peu à peu, ces mêmes hommes ont quitté le dépôt. Ils servent aujourd'hui dans les tranchées et s'y conduisent bien. Ils y ont enduré, plus d'une fois, des souffrances sans nom, mais gaiement. Ils vont où on leur a dit qu'était leur place et ne réfléchissent pas plus avant. Est-il absolument besoin que la loi soit comprise, du moment qu'elle est connue et obéie ? Ils sont la foule et suivent l'élite.
Dans l'élite, je vois deux types. D'abord le soldat passionné, que meut l'amour de la France. Il connaît la hiérarchie des obligations et, si tendrement qu'il chérisse son foyer, sa patrie passe d'abord. Cela implique toute une forme d'esprit : un homme ainsi fait sert toujours l'intérêt public avant le sien, même lorsqu'il ne s'agit point, comme ici, d'un cas où le devoir est criant. Avec cette mentalité, on ne peut manquer d'être un fervent de l'histoire et de la politique. On connaît le passé de son pays et l'on révère toutes ses gloires. On ne se désintéresse point de sa destinée présente, ni de ceux qui en ont pris la garde. Et, si la guerre éclate, on y court, sans examen, comme à une affaire personnelle, J'aime ce type, d'ailleurs répandu, et c'est vers lui que, par nature, je tends volontiers pour ma part. Je n'ai aucun mérite à faire mon devoir de soldat, mais je sens que j'en aurais un extrême, si je n'avais devant les yeux cette admirable figure de la France, qui me soutient, m'anime et d'où je tire ma force. J'avoue que je ressens une joie profonde, quand j'entends parler de la frontière du Rhin il me semble que c'est à moi-même qu'elle sera rendue. Soutenu par de pareilles pensées, je n'ai aucune peine à offrir mon âme et, quand il le faudra, je donnerai mon sang.
L'autre type est-il plus rare ? Je le trouve, en tout cas, infiniment séduisant. J'en ai ici, dans mon voisinage, un exemplaire charmant. Imaginez un grand jeune homme déambulant dans la tranchée, la capote ouverte, un vieux képi sur une touffe soyeuse de cheveux blonds, des brodequins massifs, le geste brusque, l'allure gamine. On dirait un mauvais sujet, qui ne passera jamais caporal. Il croise des hommes et je ne sais ce qu'il leur conte, mais ils ont tous, après l'avoir regardé et entendu, un bon rire à larges éclats. L'un d'eux s'écrie :
Mon lieutenant, vous dites toujours des blagues !
Car il est lieutenant, ce jeune soldat, si haut de taille, si mince et si gai. Il commande sa compagnie depuis quelque triste jour de septembre 1914, où fut tué son capitaine. Il a la figure la plus franche, des yeux clairs, le grand nez du roi Henri IV, la bouche fine, un menu duvet sur la lèvre, des rougeurs de jeune fille, une voix ardente, des colères qui tombent à plat, des coups de poing dans tous les sens et des rires qui n'en finissent pas. Que fait-il à la guerre ? Les affaires du pays, sans doute, et de bon cœur. Mais ses yeux ne sont pas illuminés, comme les miens, jusqu'à l'éblouissement, par l'image captivante de la France. Il voit, il regarde surtout un autre visage, plus austère, à qui vont d'abord son culte et sa ferveur : celui du devoir.
Quand il a quitté sa mère en larmes, il n'a pas ergoté sur les origines et les conséquences de la guerre, ni cherché ses consolations dans des perspectives de revanche triomphale. Honnête homme dans tous les actes de sa vie, il fut, ce jour-là, honnête comme d'habitude. La loi commande d'être soldat : il est parti. Le sacrifice était dur, par conséquent d'une valeur rare : malheur au lâche qui discuterait ! Toute sa morale de guerre tient en cette formule : un devoir, me voici.
Autour de lui, de nous, de nos camarades, les soldats, venus ici plus ou moins volontiers, s'habituent à la longue à penser comme les chefs. Suivant ses tendances, chaque homme prend modèle sur l'un ou l'autre type. Ils s'améliorent, nous aussi ; et nous sommes heureux.
Je me demandais parfois, avant le mois d'août 1914, si nous aurions jamais la bonne fortune de faire l'expérience préalable des nobles joies dont il faudrait donner l'appétit aux hommes pour les détourner de leur bassesse. La guerre nous les a toutes apportées.
Allons ! je puis, avec mes compagnons d'armes, reprendre les gais propos dont j'ai, un moment, rougi comme d'un sacrilège. Je puis, tout en veillant sur l'ennemi, demeurer insouciant. Je me perfectionne à mon insu, et les braves gens qui m'entourent font de même. Si, par surcroît, la gloire, de qui je n'implore rien pour moi-même, vient, un soir de bataille, illuminer le front de l'un de nous, je bénirai la belle visiteuse et, les mains tendues, je lui demanderai pardon d'avoir, cette nuit, dans ma tranchée, préféré à sa radieuse figure celle du devoir, plus grave et moins accoutumée au sourire des hommes.
En nous ramenant, pour de longs mois, à l'âge des cavernes, la guerre aura rendu nos goûts simples et nos ambitions modestes. Nous avons non seulement fait ici des travaux pénibles, mais il a fallu défendre nos tranchées et nos abris contre les violences de la nature et celles des hommes. Sans désespoir, presque sans plaintes, nous avons tout supporté. Supporterons-nous, dans la paix, que des imposteurs recommencent à prêcher aux paresseux la philosophie du bien-être, et qu'on insulte à nos souffrances et à celles de nos morts en revendiquant, pour une nouvelle génération de jouisseurs, le droit au bonheur et le droit de vivre ?
Il n'était pas question de nos droits, à la mi-décembre 1914. Les Allemands ayant, quelques jours plus tôt, bombardé, puis surpris et bouleversé une partie de nos tranchées, nous les avions chassés, et nous attendions une deuxième attaque, quand une autre ennemie se présenta : la pluie.
Représentez-vous une nuit de veille dans le poste des officiers 2. Le capitaine dort à terre sur quelques déchets de paille humide. À ses pieds son ordonnance, Joseph. C'est le serviteur fidèle, qui ne parle que de son bon capitaine, de ses bons lieutenants, de la bonne Marie, sa femme. Il n'a jamais eu d'autre oreiller que les jambes et les cuisses de son chef, ramassées en chien de fusil. Ils ronflent tous deux, tas informe sur lequel on tâche de ne pas buter. Un homme de garde, affalé sur des sacs, raconte, d'une voix de berceuse, d'interminables histoires du pays à un petit gaillard, svelte et narquois, qui s'applique à fixer au plafond des toiles de tente pour parer à l'inondation. Nous sommes là, deux lieutenants, assis sur le même bout de planche et la pluie tombe, violente au dehors, traîtresse et froide sur nos crânes, nos mains, dans nos cous : en tout, six hommes, utilisant si habilement le trou maudit, qu'une souris ne passerait pas entre nous. Voilà deux heures que la pluie coule ainsi. À tour de rôle, mon ami et moi, nous allons dans la tranchée. Point de caoutchoucs : nous ne connûmes que plus tard ce luxe. Pas de lampes de poche, non plus : on était parti à la guerre sans penser si loin. Quand vient mon tour, je vais causer un peu avec les veilleurs. Je les trouve trempés jusqu'aux os. Nous avons subi des pluies plus fortes ou plus longues : jamais nous n'avons vu tant d'eau. De minuit à minuit, pendant vingt-quatre heures, il fallut assister à la débâcle des terres autour de nous, et finalement à la destruction de nos tranchées. Pour échapper un instant à la boue qui m'arrive plus haut que le cheville et, par endroits, jusqu'aux genoux, je monte dans la plaine derrière nos lignes et je rince dans l'herbe humide mes souliers pesants. Il y a là une grande    fouille creusée la veille pour y installer notre nouveau poste. On n'a pas eu le temps de la couvrir et je veux voir s'il en reste quelque chose. Je descends : c'est plein d'eau, sauf dans un coin surélevé, qui doit servir de couchette. J'y trouve une vieille caisse et je m'assieds, mélancolique, quand un souffle chaud m'arrive sur la joue. Quelle est cette forme noire aux gestes lents qui sort de l'ombre à deux doigts de mon visage et va me toucher ? Un chien mouillé, un gros chien silencieux, qui me parle à l'oreille : il est bien malheureux et moi aussi, je sais. Mais, d'où sort-il ? Je le caresse : c'est comme si je touchais, une éponge dans un baquet d'eau tiède. Je m'éloigne, il me suit. Jamais rien ne m'a impressionné comme les précautions de cette bête pour ne pas faire de bruit. Il y a des chiens qui aboient à la lune et hurlent à la mort. Le gosier de celui-là devait être serré par le deuil universel. Il descendit avec moi dans la tranchée. Je l'entendais barboter dans l'eau et respirer tristement. Il consentit, à ma prière, à se blottir une heure contre Joseph. On m'a dit le lendemain qu'il avait disparu comme un fantôme.
Car le lendemain, c'est par ouï-dire que je connus le sort de notre abri et de ses habitants. Nous dûmes, mon ami et moi, nous consacrer aux hommes, qui avaient besoin de sentir auprès d'eux leurs chefs, impuissants, hélas ! mais vaillants pour l'exemple. Nous apprîmes que le toit de notre poste, vers quatre heures du matin, s'était effondré sur le capitaine. Le pauvre homme, déjà vieux, avait, avec mille peines, gagné l'abri d'un sous-officier : il fut évacué quelques jours plus tard. Quant au fidèle Joseph, il resta dans ce trou toute la nuit et tout le jour, veillant sur le matériel et résolu, moitié dévouement, moitié peur, à mourir dans ces marécages plutôt que de franchir les fondrières d'alentour, que, la veille, nous appelions pompeusement le boyau du commandement, le poste des agents de liaison, le poste téléphonique. Il ne mangea, ni ne bougea, jusqu'à la nuit suivante, où il fallut bien l'aller chercher : c'était la relève.
Alors commencèrent une série de déboires, où fut mise à l'épreuve, jusqu'à l'héroïsme, la résignation des hommes. Il y avait tellement de boue dans ce qui restait des tranchées, que des soldats, obligés d'aller chercher, pour s'équiper, leurs fusils abandonnés dans quelque créneau, durent se déchausser et retrousser leurs culottes jusqu'au haut des cuisses. C'était nouveau : ils en rirent. Mais où vint l'envie de pleurer, c'est quand la compagnie, ayant mis sac au dos pour aller se reposer au village voisin, reçut l'ordre imprévu de demeurer en seconde ligne. On veut bien faire cinquante jours de tranchées. Quand, en route pour le cantonnement, on apprend qu'il y a contre-ordre et qu'il va falloir choisir entre demeurer sous la pluie battante ou se coucher tout mouillé dans des caves glacées, pleines de boue, le cœur se gonfle. Les pauvres types se blottirent toute la nuit contre des arbres nus, qu'à cette époque on n'avait pas encore jetés à terre.
Le lendemain, quarante d'entre eux étaient sur la route proche, se partageant des pelles pour réparer les dégâts du déluge, quand un obus de 77 vint en sifflant tomber au milieu d'eux. Nous nous couchâmes tous. J'étais à quinze mètres : quand je me relève, je vois courir tout ce monde comme une volée de moineaux effarés. Ils disparaissent en un instant, dans la tranchée, sauf quatre qui se traînent. Nous courons à eux ; quatre blessures graves, mais point mortelles. Et savez-vous de quoi l'on parla, tout le long du chemin, qui, le soir, par un temps redevenu meilleur, nous conduisit enfin au repos ? De la pluie et des souffrances sans nom qu'on lui devait, pas un mot. On remarqua qu'un de nos obus de 75, tombant à la même place, aurait tué les quarante hommes ; et l'on méprisa les Allemands.
Quand nous revînmes, quatre jours après, la tranchée était refaite : nos camarades avaient bien travaillé.
Aujourd'hui, de pareils malheurs ne nous arriveraient plus. Nous avons des puisards dans les boyaux, des revêtements-le long des parapets de tir, et des abris solides.
Le labeur que fournissent les hommes pour arriver à ces résultats est considérable. Au début, nous possédions une tranchée de tir, le long de laquelle chacun creusait un trou, comme il pouvait, pour essayer de dormir. Puis on fit une autre tranchée, parallèle à la première, avec de petits boyaux de raccord. Dans cette deuxième tranchée, qui ressemblait à une rue, chacun installait, à droite, à gauche, sa maisonnette ou sa cave. On donna toutes sortes de noms à ces cases ; cagna, guitoune, gourbi ; officiellement, ce sont des abris. Cette double ligne était isolée du monde, et l'arrière ne communiquait avec elle que la nuit. On inventa alors les grands boyaux de communication, qui permirent de passer en plein jour du front aux cantonnements. Aujourd'hui, les boyaux se croisent en quantité innombrable comme les rues d'une ville. Il a fallu nommer ces rues : boyau des rats, boyau des Allemands, boyau Castelnau. Essayez de vous reconnaître parmi ces chemins tous pareils. S'il y avait une auberge à ce carrefour et l'épicerie ou la pharmacie à ce coin, on aurait bientôt fait. On a mis des pancartes partout et l'on s'y perd encore.
Évaluera-t-on jamais la main d'œuvre qu'ont représentée de pareils terrassements ? Nos hommes, s’ils  trouvent quelque sécurité dans leurs chemins creux et quelque repos dans leurs maisons de terre, peuvent en jouir sans remords : ils l'ont gagné.
C'est surtout dans l'architecture des gourbis qu'ils excellent aujourd'hui. Il y a deux écoles : la cave, ou l'abri couvert.
Un instant, on dut, dans certaines régions, prohiber les caves, qui s'éboulaient. Chez nous, on les recommande au contraire, mais très profondes et étayées : nous avons dans nos rangs des mineurs du Nord et du Pas-de-Calais qui les construisent.
Au début, on couvrait mal les abris : quelque vieille porte, avec un peu de terre. On n'était pas difficile. Quand on sentait au-dessus de sa tête, dans la tranchée, des branchages et sa toile de tente, on faisait la manille en sécurité. Un obus éclatait : on répondait en jetant un atout. Des hommes furent tués ainsi. Beaucoup périrent dans des gourbis couverts de bois et de toiles, qu'ils croyaient sûrs. Peu à peu, on multiplia les abris à l'épreuve et nos hommes, à l'heure qu'il est, passent le plus clair de leur temps à transporter, de l'arrière au front, d'énormes rondins de bois, qu'ils placent ensuite en couches serrées et superposées sur nos toits.
Tout ce que je raconte ressemble peu à la guerre.
Si vous préférez des récits de hauts faits, d'autres vous les diront. Il y a ici un peuple de héros, et nous pourrons, à la paix, nous enivrer de gloire en revivant des souvenirs qui s'accumulent. Mon objet est d'honorer toutes les vertus, même les plus modestes et de déterminer la leçon que tirera chacun de nous de l'épreuve tout entière. Je note donc que nous sommes, quels que soient notre rang, notre fortune, notre éducation ou notre science, devenus des terrassiers ou des portefaix. On se plaignait, au quartier, de la corvée de pommes de terre. Ici, ce sont les cuisiniers qui pèlent nos légumes. Mais à peine a-t-on déchargé son fusil au retour d'un petit poste, où l'on se sentait, avec orgueil, le gardien avancé de la France, il faut aller, par les boyaux boueux, chercher des madriers énormes, les charger sur l'épaule en se mettant à trois ou quatre hommes de même taille et, la tête penchée, le front mouillé de sueur, marcher au pas, non comme des soldats, mais comme des forçats. On donne ses muscles et son amour-propre. Nuit et jour, on se plie à un labeur, que, dans la vie civile, on tiendrait pour dégradant. Mais c'est le devoir : par la vertu de ce mot magique, que nous avions désappris et que nous a rendu la guerre, les tâches viles s'ennoblissent.
La preuve, c'est la gaieté de nos cœurs. Nous tirons de la joie des moindres choses et nous rions sans cesse : signe de santé morale et de bonheur. Ne me faites pas dire qu'il n'y a pas, dans la paix, de plaisirs désirables. Mais, saturés de jouissances, nous avions, comme les enfants riches, trop de jouets sous nos mains. À l'école de la souffrance, nous apprenons à nous contenter de peu. Ce caporal, qui, avec un vieux ressort de pendule, trouvé dans les ruines d'un village, a fabriqué une scie aux dents fines pour mordre dans l'aluminium et façonner des bagues, est plus heureux, avec son outil de fortune, qu'au temps où il usait ses loisirs à courir les brasseries. La leçon est forte : ne la laissons pas passer.
Elle est forte pour tous, du petit au grand. Les hommes font les corvées. Mais les gradés et les officiers, qui les commandent, sont tout au plus des contremaîtres, attachés à un labeur pénible et sans gloire. Ils s'y plient.
Je vois encore le commandant V... surveillant la nuit, une distribution de pelles et de pioches entre tous les hommes de notre compagnie. Officier breveté, il poursuit maintenant sa carrière à la tête d'un beau régiment. Je regretterai toujours le départ de ce chef, dont la science et les vertus m'émerveillaient. Il était très dur dans le service, mais dur envers lui-même d'abord. Avec nous, quand il avait donné ses ordres, toujours précis, il se montrait d'une amabilité charmante. Il recevait des siens de gros colis et nous faisait avec joie partager ses richesses. Au bas des petites notes de service qu'il nous passait, nous lisions, presque chaque jour, un article ainsi conçu :
Pour les officiers, un artichaut, un gâteau, trois œufs frais.
Une autre fois, c'étaient une petite boîte de foie gras, des sardines. Il nous envoya les premiers radis du printemps.
Par exemple, s'il s'agissait de faire vivement un boyau, il entendait que le compte d'outils fût exact, que la répartition entre les secteurs se fît en ordre, en silence et au plus vite. Il pouvait pleuvoir à flots : il était là, dans les betteraves, droit comme un i, ponctuant ses ordres avec son bâton.
Il piquetait d'ailleurs lui-même les travaux. Je passai toute une nuit à ses côtés, pour jalonner ainsi une nouvelle voie de communication, qu'il voulait établir entre notre première et notre deuxième ligne. Deux fois j'essayai de lui dire que je me tirerais d'affaire sans lui : il n'admettait pas qu'un chef prît du repos quand ses subordonnés se trouvaient à la tâche.
Avec mes amis, nous admirions souvent l'attachement de cet homme à d'aussi menus devoirs. Il avait donné, dans les heures tragiques du début de la campagne, la haute mesure de sa valeur. Cela nous encourageait à faire, sans rougir, notre humble métier de cantonniers.
Quant au colonel, je verrai toujours la caverne de brigand où il habitait quand commença la guerre de tranchées. Comme il n'y avait pas encore de boyaux, on ne communiquait avec lui qu'à partir de la tombée du jour. Et, si le temps était bien noir, on errait interminablement dans les betteraves. Les hommes disent, quand on tourne sur place, sans parvenir à s'orienter, qu'on garde les vaches. Cela nous est arrivé souvent, hélas ! Enfin, voici un filet de lumière qui paraît sortir de terre. On tâtonne, on descend quelques marches et voici, derrière une toile d'emballage, lourde de toute la pluie du ciel, un réduit carré. On y trouve une couchette de paille, un poêle, de la vaisselle, des livres, des fusils et des casques allemands, des cartes en quantité, un nombre appréciable de bouteilles, un appareil téléphonique, une épaisse fumée de tabac, une table surchargée de journaux, de notes, de papiers de toutes sortes et, derrière cette table, un homme magnifique, en gilet de chasse, culotte de velours, tête nue. Est-ce un soldat ? On dirait un beau philosophe, enfoui sous la terre pour goûter, à l'abri du monde, ses plaisirs favoris : la lecture et la méditation. Mais il a une puissante mâchoire d'homme d'action, qui me déroute. Et puis sur son visage, je vois trop de gaieté : cet homme n'est pas un ermite. D'où vient sa joie ? Il a connu les horreurs de la guerre et s'apprête à faire cent fois, jusqu'à la paix, le sacrifice de sa vie. Alors les privations et les misères, qui offensent habituellement les mortels, ne l'atteignent pas. Par contre, les moindres distractions prennent, dans son taudis, la proportion d'événements radieux ; dont il tire toutes les délectations. Ainsi moi-même je n'ai jamais tant ri, ni de si bon cœur, que depuis qu'a éclaté cette guerre horrible. Ne dites pas : rire nerveux. C'est un rire d'épanouissement.
Un soir, sur la grand'route, trois fous chantaient et couraient, se tenant par les bras : avouerai-je que j'en étais ? Nous venions de sortir des boyaux, deux de mes camarades et moi. Il devait être minuit. Les hommes marchaient devant nous, heureux d'aller goûter au cantonnement quelque repos.
Ayant dû passer avec une certaine minutie les consignes aux officiers qui nous relevaient, nous suivions de loin la compagnie, au lieu de la précéder. Quand, ayant monté les marches de terre qui nous libéraient du dernier fossé, nous sentîmes, pour la première fois depuis quinze jours, de l'air vif autour de nous, et, sous nos pieds, une vraie route de pierre, nos cœurs bondirent d'allégresse. Oh ! la joie de tourner le dos à l'ennemi ne nous animait guère. Nous quittions la zone des balles pour celle des obus, et le cantonnement, objet de nos ardents désirs, est constamment bombardé. Mais nous échappions à nos tombes ! Je me rappelle que le ciel était gris, avec de vastes taches sombres, qui paraissaient pleines d'eau et couraient majestueusement. La lune, à travers cet écran humide, jetait assez de clarté pour faire apparaître, en les grandissant encore, deux ou trois arbres solitaires dans la plaine. J'eus le temps, au milieu de ma gaieté, de penser à Corot. C'est ainsi, dans la nuit blafarde, qu'il devait aimer à voir fondre le feuillage et s'étirer les bras des ormes noirs. Le sol dur et blanc d'une vraie route de France nous charmait d'ailleurs plus que la poésie des arbres tragiques. Nous tapions du talon sur ces pierres et Dieu sait si les talons des soldats font du bruit.
Nous gonflions nos poitrines et, un moment, nous nous surprîmes à proclamer, tous trois ensemble, que nous étions heureux. Les fusées belliqueuses, à droite, à gauche, par derrière, dansaient dans l’horizon, qui nous parut en fête. Des canons rugissaient très loin, comme des lions de ménagerie. En sourdine, nous entonnâmes de vieux refrains de chez nous et tous les frais souvenirs de mon adolescence montèrent en moi. J’étais ainsi, il y a bien longtemps, avec d’autres enfants de mon âge, à gambader sur la route qui longe la plage de Midelkerque. Je ne songeais pas alors que Midelkerque serait un jour à l’extrême droite de la plus terrible armée d’invasion de l’Histoire, encore moins qu’à cette heure de désolation, je me surprendrais, comme aux beaux matins d’antan, à chanter Frère Jacques, avec des amis tout aussi chers.
Antoine Redier, in Méditations dans la tranchée (1918)

1. Charles de Navacelle, lieutenant au 338e régiment d’Infanterie, petit-fils du maréchal Canrobert, mort pour la France devant Fouquescourt (Somme), le 12 décembre 1915.
2. Devant Fouquescourt. L’abri se trouvait à l’intersection des tranchées de première ligne et de la route Méharicourt-Fouquescourt.