Après nous
avoir révélé, au-delà des signes sonores, cet élément de divin et d'éternel qui
est le plus profond secret de l'art, nos recherches sur le mystère de la
musique nous mettent en face d'un autre mystère qui est celui de notre âme. Le
beau, considéré sous son double aspect objectif et subjectif, jaillit d'une
relation, d'une harmonie entre un monde inconnu et notre propre monde
intérieur, et c'est ce dernier que nous devons essayer de sonder.
Certes,
l'émotion à la fois bouleversante et apaisante que suscite en nous une musique
merveilleuse affecte, en définitive, une région qui dépasse de beaucoup en
profondeur notre froide raison et notre cœur de chair. Nous ne doutons pas que
la beauté étant d'ordre intelligible et infiniment aimable, nos facultés de
connaître et d'aimer se dilatent, sous sa touche, avec une sorte d'ivresse.
Mais le fait qu'elle n'engendre généralement aucune idée claire, le caractère
indéfinissable et soudain de son emprise, l'impression de béatifiante plénitude
dont elle nous envahit, cette libération, enfin, qu'elle suscite en nous
entraînant hors de nos propres limites et de nos égoïsmes quotidiens — tel un
grand souffle du large qui balayerait un instant nos enlisements terrestres —,
tout cela nous porte à croire qu'il existe en notre âme des abîmes inexplorés
et mystérieusement accordés à une réalité invisible dont la musique, comme tout
art, « est le désir perpétué » (Jules Laforgue).
Mais
comment scruter ces abîmes et tenter de les définir ? Nous sommes des
êtres tellement scellés ! Ce n'est qu'à l'heure de la grande révélation,
quand, loin des sens dont l'expérience, sans cesse, nous informe, nous
passerons dans la sphère de l'éternité, que nous nous verrons à nu, dans la
lumière de celui qui est la Vérité même. Mais ici-bas, que percevons-nous de
notre âme, sinon ses mouvements de surface et ses réactions parfois
déconcertantes ? Pourtant, toute âme naturellement droite et profonde,
moyennant sans doute le concours d'une grâce dont il n'est pas possible de
mesurer la portée, pressent ses gouffres et voudrait y pénétrer. Une sorte
d'instinct secret l'avertit de sa noblesse originelle et de ce quelque chose de
sacré qu'elle porte au plus intime d'elle-même.
Un
philosophe païen, Proclus 1, dont la doctrine spirituelle
émerveillait Tauler, découvrait en lui une zone cachée qu'il appelle une
« intelligence silencieuse, insensible, plongée dans une sorte de sommeil,
divine ; une recherche mystérieuse de l'Unique, élevée bien au-dessus de la
raison ».
De nos
jours, un autre philosophe, mais lui tout imprégné du christianisme le plus
authentique, Louis Lavelle, achevait un de ses livres, L'erreur de
Narcisse, par la description de ce qu'il appelle le sommet de l'âme ou
la conscience. Selon lui, ce sommet est une région de bonheur où la pensée et
la volonté cherchent à s'établir et qu'on ne voudrait jamais quitter après
l'avoir une fois touché. Il le voit comme une pointe brillante que seule est
capable d'atteindre l'activité la plus pure, le lieu de l'équilibre à la fois
le plus parfait et le plus instable de l'âme. Et encore, une intention si
simple, si droite que le monde, vu pour ainsi dire du dedans, lui est docile et
semble recevoir une signification qui la réalise ; la région enfin de la paix
souveraine que ne peut troubler aucun des états de la partie inférieure de
l'âme. Il est bien certain qu'il n'est nullement question ici de l'inconscient des
psychologues, mais plutôt d'une supraconscience ou d'une conscience
supra-temporelle inadaptée aux idées nettes dans les circonstances de la vie
pratique, et par laquelle nous communions, dans une sorte de passivité
silencieuse, à l'éternel et au divin.
Or il
me semble qu'il est deux catégories d'hommes qui peuvent nous éclairer sur
cette profondeur de notre être spirituel, parce que ce sont les seuls qui
peuvent en avoir quelque expérience : ce sont les mystiques et les poètes.
Gardons-nous
bien de les confondre ! Bien que le mystique puisse être un poète et le
poète un mystique — et l'on ne saurait rêver alliance plus heureuse —, en tant
que tels cependant, ils se tiennent sur deux plans différents : les
premiers étant connaturalisés à Dieu par la charité, les seconds aux puissances
secrètes qui se jouent dans l'univers ; les premiers se voyant et voyant
toutes choses dans la lumière de celui qui les a rachetés, recréés par sa
grâce, les seconds à la clarté de celui qui, dans son éternel présent, les crée
avec tout l'ensemble des êtres fluant comme lui de l'Être, et continue, à
travers eux, l'œuvre de sa création.
Tous
deux sont des inspirés : les uns, par le souffle de l'Esprit aux sept dons
qui les ramène à la source vive d'où il émane pour les entraîner dans le grand
courant de la vie trinitaire, les autres, par le souffle du Dieu présent à tout
ce qui tient de lui être et vie, du Dieu libre de dispenser à l'homme, dans
l'ordre naturel, ce que nous appelons le génie, comme il est aussi, dans
l'ordre surnaturel, l'origine de toute sainteté. C'est en confrontant
l'expérience des mystiques touchant Dieu au plus intime de leur âme avec celle
des poètes dans leur intuition de l'Être et de leur moi le plus profond, que
nous comprendrons mieux vers quels abîmes d'intériorité la musique,
véritablement messagère, comme tout art, de la beauté divine, nous amène, et la
place qui lui revient dans la vie humaine. Dès lors, le plus sûr n'est-il pas
de recourir à ce double témoignage ?
* * *
Les
grands spirituels d'abord : ne sont-ils pas pour leurs frères humains
comme des phares dans la nuit, ayant poursuivi cette science de la connaissance
de Dieu et de soi-même qui est bien la plus digne de l'activité de
l'homme ? Noverim te, noverim me, s'écriait
dès sa conversion saint Augustin 2 dans
l'élan d'un désir qui ne s'apaiserait qu'au-delà de la mort. C'est à eux
surtout que le mystère de l'homme s'est ouvert jusque dans ses plus émouvants
arcanes, avec cette conjugaison de misère et de grandeur dont nous trouvons un
si admirable écho en Pascal.
Il
semble que la notion du mens tel que le concevait saint
Augustin 3 soit à la base de tout ce qu'on a pu penser ou
écrire sur le fond de l'âme, de cette âme que Dieu semble avoir créée avec une
disposition d'amour si particulière qu'il l'a faite avec un soupir, comme s'il
l'avait tirée de la région de son cœur. Mais pour saisir ce qu'est ce fond de
l'âme, il faut remonter jusqu'à l'acte créateur qui consiste dans le don de
l'être, selon des modes et des degrés indéfinis, par celui qui, seul, est
l'Être. « Dieu voit dans ses idées toutes les manières dont son existence
peut être manifestée ; et il produit ses créatures sur le modèle de ses
idées, mettant ainsi, par toute l'étendue de ce qui est fait, le sceau de sa
ressemblance, ne détachant les choses de la vie qu'elles avaient en lui et où
elles étaient lui-même, que pour retracer un vestige de lui »4.
C'est
déjà beau, pour toute créature, d'être un vestige de Dieu et de répondre à une
idée éternelle, mais c'est encore bien plus beau, pour l'homme, d'être fait à
l'image de son Créateur en raison de son âme libre et immortelle, de porter au
plus intime de son âme l'empreinte indélébile de cette image.
Or,
c'est précisément dans cette « intelligence silencieuse et passive »
dont parlait Proclus, à ce « sommet de la conscience » que découvre
Louis Lavelle, dans ce « germe d'éternité, dès maintenant respirant
au-dessus du temps », évoqué par le Père de Lubac à la suite de Maritain,
que repose vivante, lumineuse, l'idée qui préside à notre création.
C'est
pourquoi, au-delà de nos facultés, là où celles-ci s'enracinent, il est un
mystérieux sanctuaire où nous sommes inséparablement unis à Dieu, maintenus par
lui sur les abîmes du néant et constitués le miroir vivant de son être et de sa
vie : miroir où notre regard intérieur, au-delà de notre conscience
habituelle, rencontre le regard de notre Créateur, par delà tous les espaces et
toutes les durées.
Je ne
puis citer ici tant de pages admirables où, de saint Augustin à nos jours, de
grands contemplatifs ont parlé de ce fond, de ce centre ou sommet de
l'âme 5. Ce centre, ce fond, ils l'appellent également une
« vie vivante » puisqu'elle communie directement à celui qui est la
Vie même, une « passivité » qui est aussi activité suprême
puisqu'elle rejoint celui qui est l'acte pur ; car c'est lorsque l'âme est
lucidement remontée vers ce centre qu'elle agit le plus puissamment sur Dieu et
sur le monde ; une fine pointe qui est comme l'extrémité
de notre être dans l'ordre de l'origine et dans l'ordre de notre retour à Dieu.
C'est, on le voit, la région de la simplicité parfaite et de l'unité, le lieu
de la nativité de la grâce et celui de son terme. Là est la vraie patrie que
nous sommes appelés à retrouver moyennant une ascension en profondeur vers
notre être de source et une effusion de la grâce qui, divinisant nos facultés
de connaître et d'aimer, les ramène, par une sorte de reflux au plus intime de
nous-même, vers le Père. Car le Père ne nous a créés par son Verbe et son
Esprit d'amour que pour nous ramener par eux en son insondable unité 6.
Là est
le repos, la vie béatifiante, prélude de la vie paradisiaque, que rien ne peut
atteindre, la solitude comblée par une présence que l'on ne saurait trouver,
dans son envahissement, qu'en cesinteriora
deserti, dont parle l'Écriture, c'est-à-dire au cœur du
plus profond désert (Exode 3, 1). Là est, en effet, le royaume de Dieu où tout
est nudité, dépouillement et pourtant richesse infinie, car c'est en lui que se
touchent et se compénètrent les extrêmes en une parfaite harmonie et que le
fond du vide et du néant rencontre le jaillissement et la plénitude de l'être.
On appelle encore ce lieu ciel de l'esprit ou étincelle
enflammée, en raison de la propension irrésistible selon laquelle nous y
sommes attirés à Dieu, tout en étant avec lui dans le repos.
Enfin,
d'autres ont appliqué à ce fond le nom de mémoire parce que,
en l'homme fait à l'image de la Trinité sainte qui le crée et dont la vie,
comme celle de Dieu, est intelligence et volonté, la mémoire, où s'enracinent
ses facultés de comprendre et d'aimer, est une similitude du Père qui, caché
dans l'impénétrable silence de la Déité, ne s'exprime à l'intérieur de sa
propre essence comme au-dehors que par son Verbe et son Esprit. Mais ici la
notion de mémoire s'approfondit singulièrement.
Certes
la mémoire, selon le sens que nous donnons ordinairement à ce mot, est une
faculté assez mystérieuse, et nous comprenons que ses surprenantes activités
puissent remplir d'admiration l'âme d'un saint Augustin. Qu'on se rappelle ces
pages des Confessions où le saint Docteur, avec sa pénétration
habituelle, tâche de sonder ces vastes palais (lata praetoria), ce
sanctuaire impénétrable et sans limites (penetrale amplum et infinitum). Il
n'arrive pas à en découvrir les replis et ne peut que constater, avec une sorte
d'effroi, la multiplicité profonde et sans bornes (nescio quid horrendum profunda et infinita multiplicitas) de
cette capacité sans mesure (immensa capacitas) dont la
puissance est extrême (magna
vis ista, magna vis ista)... (Confessions 10, 8-17).
Toutefois,
même si son contenu et les modes de son activité restent inscrutables, cette
mémoire, à la fois sensitive et intellective, reste d'une certaine façon sous
l'emprise de notre conscience. Mais saint Augustin, approfondissant cette
notion, constate en nous l'existence d'une mémoire qui est « la faculté de
retrouver en soi, à tout moment, la présence latente de Dieu, particulièrement
de sa bonté et de sa puissance ». Car, comme il le dit si bien, Dieu est
toujours avec nous, même si nous ne sommes pas toujours avec lui. Étienne
Gilson étudiant l'influence de la pensée augustinienne sur le Moyen âge,
déclare : « Il y a donc au sommet de la pensée un point secret où
réside le souvenir latent de la bonté et de la puissance divines ; là
aussi est le trait le plus profondément gravé de son image, celui qui va
évoquer les autres et achever de nous rendre semblables à lui. En Dieu, le Père
engendre le Fils, et le Saint-Esprit procède de l'un et de l'autre. De même, en
nous, immédiatement et sans aucun intervalle de temps, la mémoire engendre la
raison, et la volonté procède de l'une et de l'autre. La mémoire possède et
contient en soi le terme où l'homme doit tendre ; la raison connaît aussi
qu'il faut y tendre ; la volonté y tend, et ces trois facultés sont une
sorte d'unité, mais trois efficaces, de même que, dans la Trinité divine, il
n'y a qu'une substance, mais trois personnes ». Continuant à s'appuyer sur
un admirable texte de Guillaume de Saint-Thierry : Memoria habet quo tendendum sit, ratio quod tendendum
sit, voluntas tendit, le même auteur
ajoute : « Voilà donc ce que Dieu a créé, voilà donc aussi ce qui est
l'état naturel de l'homme : celui d'une raison qui ne connaît que Dieu,
d'une volonté qui ne tend que vers Dieu, parce que la mémoire dont elles
procèdent n'est pleine que du souvenir de Dieu. Telle était aussi l'image
divine dans l'homme lorsqu'elle y resplendissait dans toute sa splendeur, avant
qu'elle y eût été ternie par le péché... »7.
C'est
précisément en ce quo, ce sanctuaire de la mémoire où se
cache, inviolée derrière la rouille du péché, la pure image dont nous sommes,
au fond de nous-mêmes, le miroir vivant, que les saints sont revenus. Selon la
belle expression de saint Grégoire de Nazianze, « ils ont rendu à l'Image
(le Verbe) la beauté de l'image » (Imagini, imaginis decus reddamus), et cela
par une fidélité à la grâce qui, s'épanouissant toujours, finit par les déposer
au bord de ce terme où la foi va se changer en vision et où ils peuvent dire
avec saint Jean de la Croix à celui qui est tout leur amour :
« Rompez la toile de cette douce rencontre ». À travers le temps, à
travers la souffrance, en passant par la porte étroite, ils sont parvenus à la
joie de ce qui est éternel et leur âme débouche sur tout l'infini de Dieu. Tout
au long d'une série de nuits, ils se sont enfoncés toujours plus profondément
dans la lumière. En se laissant sans cesse façonner par la main de celui qui
leur est plus intime que leur propre moi 8, ces grands
obéissants ont accédé à la liberté souveraine de l'amour ; ils sont
devenus véritablement une nouvelle créature n'ayant avec le Christ Jésus, dont
ils sont comme une humanité de surcroît, qu'une seule et même vie.
Enfin,
par la remontée de leur je vers leur moi, ils ont
conquis leur vraie personnalité. Car il apparaît bien que c'est dans ce
mystérieux sanctuaire, bien plus que dans les particularités de tempérament
provenant des contingences de race, d'atavisme, de milieu social, d'éducation,
que se trouve notre véritable moi, que nous sommes constitués une personne,
c'est-à-dire une réalité inimitable, unique, parce qu'elle répond à une idée
unique de Dieu, parce qu'elle est fondée sur une relation unique de nous à
Dieu, parce qu'elle est enfin la réponse à un appel particulier de Dieu et
qu'en elle s'achève l'être qui nous a été donné. C'est dans ce centre profond
que nous pouvons voir inscrit ce nom nouveau que connaît seul celui qui le
reçoit (Ap 2, 17). Or, ce nom caché, c'est celui de l'intimité divine portée à
son plus haut degré, et pour la conquête duquel nous sommes recréés dans le
sang de Jésus. Il est le nom de l'enfant qui, atteignant l'âge parfait du
Christ, a acquis son plein héritage de grâce en prenant place dans la royale
famille des Trois Consubstantiels.
C'est
donc dans cette réalité intime de notre véritable moi, là où il n'est que
lumière, calme, ordre, joie, tendresse, que le mystère de l'âme nous conduit.
En déplorant, avec le vénérable Louis de Blois, que tant d'hommes, même
spirituels, n'aient pas le courage de gravir les pentes solitaires et dépouillées
qui aboutissent à ce centre et, bien plus, que tant d'hommes en ignorent même
l'existence, nous comprenons que tout le sens de notre vie est dans le retour
vers ce lieu de délices où, en attendant le face-à-face éternel, nous jouirons,
avec la possession de notre vraie et perdurable personnalité, de la seule
vérité, du seul amour, de la seule présence qui comptent.
Cette
région est un centre, disions-nous. À ce titre, elle est aussi un point
d'observation juste, vaste, qui embrasse tout l'univers des créatures. Comment
cela ? C'est que cette profondeur, en nous insérant à Dieu, nous insère
aussi à son acte créateur. Là, nous voyons toutes les choses créées en celui
qui est leur cause efficiente, exemplaire et finale, et une immense solidarité
se découvre au regard ravi de l'esprit. Le saint contemplatif se voit le frère
de toutes les créatures qui, comme lui, jaillissent des gouffres du néant par
l'effet d'une bonté puissante et infinie dont nous sommes, tous ensemble,
soutenus et enveloppés. Or c'est précisément dans une similitude de cette vue
qui appartient au don de Sagesse, ainsi que dans le sentiment d'un au-delà
indéfini où l'âme s'enracine dans le mystère de l'être, que l'expérience du
poète présente une analogie avec celle du mystique et nous ramène, elle aussi,
dans la zone transcendante des réalités invisibles. Si bien que quand le poète
nous confie ce que la touche inspiratrice lui montre dans son âme devenue un
centre de vision, nous éprouvons un saisissement comme devant la révélation d'un
monde inconnu qui s'accorde à nos plus secrètes aspirations.
* * *
Ô part,
ô réservée, ô inspiratrice, ô partie réservée de moi-même ! ô partie
intérieure de moi-même !
Ô idée de moi qui étais avant moi !
Ô partie de moi-même qui es étrangère à tout lieu et ma ressemblance éternelle
qui
Touches à certaines nuits...
Ainsi
s'exprime Claudel en des lignes frémissantes 9, expression
d'une découverte sans prix. Il s'agit bien ici, mais sur le plan naturel, de
cette profondeur sacrée dont nous venons de parler. Le poète, lui aussi, la
touche et c'est à son contact qu'il saisit le pourquoi de sa vocation. C'est là
qu'il se situe pour authentifier sa veine créatrice et justifier sa mission. Et
voici encore un témoignage non moins émouvant, celui de Thomas Traherne :
J'étais
ma vie toute simple, toute nue ;
Cet acte si profondément brillait
Sur la terre, la mer, le ciel
Qu'il était la substance de l'esprit.
J'étais le sens lui-même.
Je ne sentais ni impureté ni matière dans mon âme ;
Ni bords ni limites comme nous en voyons
Dans un vase ; mon essence était capacité...
C'est
dans cet acte simple, à cette hauteur où il se domine lui-même dans la
limpidité d'une immense vue, que resplendit, pour le poète, cette contemplation
des choses par le dedans dont il tente de nous communiquer l'expérience :
Cela
sentait toutes choses...
Ceci
m'a rendu co-présent, toujours
Avec tout ce que j'ai pu voir.
Un objet, s'il était devant
Mes yeux, était par la loi de la nature
À l'intérieur de mon âme. Ses ressources
Étaient tout aussitôt à l'intérieur de moi : tous ses trésors
Étaient mes plaisirs immédiats et internes,
Joies substantielles qui informaient mon esprit.
De tout ce qu'elle fabriquait
Mon âme était chargée ;
Et tout objet dans mon cœur engendrait
Ou était une pensée. Je ne pouvais pas dire
Si les choses
Apparaissaient là elles-mêmes,
Elles qui dans mon esprit, vraiment, semblaient résider ;
Ou si mon esprit, avec son pouvoir de se conformer les choses,
N'était pas précisément tout ce qui brillait là...
Un
étrange orbe très étendu de joie céleste
Procédant de l'intérieur
Qui de tous côtés déployait
Sa force ; et était proche parent
De Dieu, de tous côtés,
Se dilatait instantanément,
Et pourtant restait un centre indivisible,
Embrassant en soi l'éternité... 10
L'éternité !
Oui, c'est bien elle qui est retrouvée, comme le constate aussi Rimbaud, et
c'est elle que le poète doit projeter sur la terre : « Si tu sais
discerner l'œuvre d'art d'un ouvrage artificiel, disait Carlyle, tu
distingueras l'éternité regardant, à travers le temps, le divin rendu
visible ». Et il est si vrai que c'est au plus intime de son être que le
poète la touche qu'il conclut :
Ô orbe
vivant de vue,
Toi qui es, au cœur de moi-même, mon moi !
Avec
l'éternité, en effet, c'est aussi son propre moi que trouve le poète. La
merveille est bien que, « dans ce sens intérieur de l'esprit » où il
est posé d'une façon ineffable « sur le pouls même de l'être »
(Claudel), le poète, loin de se dissoudre avec tout ce qui coexiste à lui et ne
fait qu'un avec lui, découvre dans cette unité et cette harmonie sa propre
personnalité. Son moi, son véritable moi, c'est dans « la lumineuse
conscience de la totalité » (Hugo von Hoffsmantal) qu'il le rencontre.
Mais s'il se retrouve lui-même en toutes choses, c'est parce qu'il a toujours
été avec toutes choses, enveloppé comme elles dans la présence de celui en qui
toutes choses vivent éternellement et que toutes choses ont mission de
signifier et de dire, selon leur degré et leur mode de participation à l'Être.
Et le sublime de sa vocation est précisément dans cette rencontre avec cette
réalité invisible, transfiguratrice de tout le créé, et dans le don qu'il en
fait à ses frères humains. Avec William Blake, il peut dire :
Je ne
me repose pas de mon grand devoir
Qui est d'ouvrir les mondes éternels, d'ouvrir les yeux
Immortels de l'homme au monde de la pensée, à l'éternité.
Certes, il
peut éclater de joie celui qui voit tout dans l'unité de ce qui est éternel, et
le temps qui flue sans cesse co-exister à ce qui, simplement, demeure.
La
feuille jaunit et le fruit tombe, mais la feuille dans nos vers ne périt pas,
Ni le fruit mûr, ni la rose entre les roses !
Elle périt, mais son nom dans l'esprit qui est mon esprit ne périt
plus. La voici qui échappe au temps !
Ris,
immortel, de te voir parmi les choses périssables !
Et raille, et regarde ce que tu prenais au sérieux, car elles font semblant
d'être là, et elles passent.
Et elles font semblant de passer et elles ne cessent pas d'être là,
Et toi tu es avec Dieu pour toujours ! 11
Ainsi
le poète rachète le temps. Toutes ces choses fugitives qui fluent avec lui de
l'éternité, par lui y sont ramenées. Telle est sa mission, telle est sa joie.
Joie profonde, certes, mais douleur aussi, surtout quand il est un de ces
« poètes de la nuit »12 qui, loin des certitudes de
la foi, ignore le secret de cet invisible, de cet éternel qu'il touche pourtant
avec une merveilleuse intuition. Il se voit devant un mystère béant, plus
saisissant que celui des espaces stellaires dont l'infinité et le silence remplissaient
d'effroi l'âme de Pascal ; mais ce mystère, il ne le pénètre pas. Il
touche une réalité qui exerce sur lui un attrait puissant, sans pouvoir
toutefois s'enfoncer dans ses arcanes et l'étreindre. Il se sent dans une
étrange solidarité avec l'Être et les êtres au plus intime de lui-même, mais
son expérience est obscure et fuyante. Il voit se dérober à ses prises un
secret, le seul précisément dont la révélation rendrait la vie digne d'être
vécue, et côtoie ainsi, dans une sorte de vertige, des abîmes de grandeur et de
désespérance.
On
comprend aisément combien son expérience d'une réalité éternelle et divine
diffère de celle du mystique qui, ayant rejoint son moi profond dans la charité
du Christ, et les « yeux grands ouverts à la lumière déifique »,
touche le mystère de son Dieu dans cette « nuit sans obscurité » que
chantait le psalmiste (Ps. 138).
* * *
Peut-être
le lecteur pense-t-il que ces considérations nous ont conduit bien loin de la
musique. Mais non, précisément nous sommes au cœur. Car qu'est-elle donc cette
musique souveraine, sinon la forme de la poésie la plus enivrante, la plus
spirituelle, la plus adaptée, par le jeu de symboles sonores dont elle use, à
l'expression du mystère d'un monde inconnu et de ce silence intérieur et divin
qui est à la racine de tout art et en émane ? Parce qu'elle est le langage
d'un ineffable que les mots ne peuvent circonvenir, c'est à elle qu'il
appartient de réaliser de plein droit ce que la poésie pure s'efforce en vain
d'atteindre.
Si pour
découvrir ce fond secret de l'âme d'où sourd toute véritable inspiration nous
avons fait appel à l'expérience et aux confidences du poète, c'est parce que
celui-ci nous parle avec des mots, c'est-à-dire avec des signes conformes aux
exigences de notre intellect. Ce qu'il nous dit ou nous suggère, c'est d'abord
par la pensée que nous le saisissons, quel que soit le magique pouvoir
d'évocation des termes auxquels son génie infuse une sève nouvelle. Mais le
musicien, lui, nous livre le secret de son inspiration en un langage qui
échappe à la précision des concepts et, d'emblée, nous jette en plein
inconnu 13.
Maintenant,
une constatation capitale s'impose. Quoique nous ne soyons pas de grands
mystiques, quoique « piètres et sans génie », toutefois nous aussi,
comme le saint, comme le musicien ou le poète, même si nous vivons trop en
surface pour en avoir conscience, nous avons tous au plus profond de nous-mêmes
ce sanctuaire caché de la mémoire où s'enracinent nos facultés, ce miroir
vivant de Dieu, cette étincelle enflammée, cette intelligence silencieuse et
divine, cette part réservée étrangère à tout lieu et au temps, cet orbe vivant
qui est, au cœur de notre être, notre vrai moi et, dans l'embrassement d'une
même soudure, nous rend solidaire de tout ce qui flue, avec nous, de l'Être de source. S'il n'en était ainsi,
comment la musique souveraine trouverait-elle en nous tant de résonances à la
fois discrètes et puissantes ? Voici en effet qu'au contact, hélas trop
passager, de la beauté, il se produit en nous une sorte d'éveil qui est le
fruit d'une vertu libératrice, et nous pressentons alors nos gouffres. Comme
tout art, mais semble-t-il avec une pénétration inégalée, la musique est
« dans une certaine mesure et à un certain moment, la force qui fait
éclater la voûte du souterrain où nous étouffons »14.
Qu'il
se développe dans une zone confidentielle, comme une mélodie de Fauré ou de
Duparc, qu'il soit doué d'un caractère cosmique comme quelque gigantesque
symphonie, tout chef-d'œuvre, si nous savons entendre son message, nous tire de
cette inconscience où nous enchaîne, avec la fascinatio nugacitatis une
double indigence : celle d'un intellect qui, fait pour embrasser
l'universel et avide de connaître l'essence des choses, ne procède que par
raisonnements successifs et reste combien borné dans l'exercice et le résultat
de ses investigations ; celle d'un cœur rapetissé par nos égoïsmes, alors
que notre volonté, à son insu, tend à s'épanouir en un amour sans bornes. Avec
la beauté, c'est un flot de vie, de tendresse qui nous arrive des immenses et
éternels espaces.
* * *
Si la
musique nous révèle nos véritables dimensions, elle est donc grave et sérieuse.
Dès lors, lorsqu'elle vient à nous avec son merveilleux pouvoir de captation et
toute sa saine et pure beauté, nous devons l'accueillir avec une sorte de
respect, comme on se préparerait à un message d'au-delà le créé, uni à une très
haute délectation de l'esprit. Aussi est-il des œuvres que, en raison même de
la densité de leur contenu spirituel, nous ne devons pas entendre trop souvent.
Ne serait-ce pas une sorte de profanation que de manquer de tempérance à leur
égard ? N'est-il pas vrai que, porteuse de grâce, la beauté exige de nous
que nous soyons à son niveau ? C'est en souveraine qu'elle vient à nous 15.
Peut-être
saisirons-nous avec plus de précision le caractère sacré des œuvres de génie si
nous pensons, non plus seulement à nous, mais à ceux qui ont mission, par
l'art, de nous porter les voix de mondes inconnus. Car la transmission de son
message demande généralement de l'artiste qui vit en pleine pâte humaine un
passage à travers le sacrifice et la douleur.
Comment
pourrait-il en être autrement ? Si le don du génie implique une
inspiration du Dieu Créateur, s'il adapte l'homme aux puissances secrètes de
l'univers, s'il comporte une ouverture sur l'éternité, il en résulte pour celui
qui en est le sujet une véritable distension qui n'est pas sans
souffrance : « L'homme génial, écrivait Gustave Thibon, est à la fois
profondément uni au monde et profondément séparé du monde : son génie naît
de communion et d'isolement et du déchirement qui en résulte. L'œuvre de génie,
c'est la communion réfléchie, éternisée par l'isolement ; c'est le monde
retrouvé, recréé dans le miroir de Narcisse »16.
En
outre, cette œuvre n'est pas toujours le résultat d'une spontanéité joyeuse,
mais parfois celui d'un douloureux enfantement. Nous n'y pensons guère en
entendant un chef-d'œuvre, pas plus que nous ne songeons, en voyant un enfant
de belle venue, à nous enquérir si sa mère a beaucoup et longtemps souffert
pour le mettre au monde. La beauté est là, et cela suffit. Mais est-ce vraiment
chose aisée, à moins d'un secours exceptionnel, de continuer l'activité
créatrice de Dieu, de lui offrir sans le trahir un canal forcément imparfait, d'accorder
les profondeurs supra-conscientes de l'âme à toutes les vibrations de la
sensibilité et au jeu des facultés conscientes qui entrent pour une grande part
dans l'élaboration et la réalisation de l'œuvre ? Est-ce chose facile de
concilier les exigences d'une sincérité qui se veut totale, par la fidélité à
l'influx créateur, avec celles de la beauté exprimée sur le plan
matériel ? Le fait de résoudre tous les problèmes d'équilibre et
d'harmonie que demande la perfection structurale d'une composition, n'est-il
pas souvent une source de labeurs et de perpétuelles
insatisfactions ? 17 Ajoutons à cela le déchirement,
entre ces deux sentiments également impérieux : le désir, qui est comme
une nécessité, de traduire dans une œuvre ce que l'on porte en soi — « ce
que j'ai dans le cœur, il faut que cela sorte », disait Beethoven — et
cette sorte de pudeur meurtrie devant l'extériorisation et le don fait à tous
de ce que l'on a en soi de plus intimement sacré.
Comprenons
également que cette musique qui nous parle d'éternel, d'infini, et nous relie à
un amour qui surpasse tous les autres, s'est maintes fois frayé un chemin à
travers les plus bouleversantes épreuves d'une existence d'homme, et que c'est
avec le sang du cœur qu'elle a été écrite. Voyez Bach, si serein, si objectif
pourtant. Est-ce un tort de voir dans les deuils qui ont tant de fois déchiré
son âme très aimante l'origine de la tristesse poignante qui inspira certaines
cantates, quelques chorals et les pages sublimes des passions où la communion
aux souffrances du Crucifié n'est peut-être pas exempte d'humaines
résonances ? 18
Et
Beethoven ? Aurait-il atteint les sommets que sont la cinquième, la
septième, la neuvième symphonie, les dernières sonates pour piano, s'il n'avait
pas connu toutes les détresses, toutes les dérélictions de la solitude, de
l'incompréhension, de la maladie ? Pour lui comme pour bien d'autres,
l'épreuve, parfois terrible, était le pressoir qui faisait jaillir en pure et
déchirante beauté ce que son cœur avait de plus grand. C'est par elle que,
au-delà des amours terrestres, l'unique amour trouvait une issue pour se frayer
une voie et s'épancher.
Ainsi,
du musicien nous pouvons dire ce que Léon Bloy disait du poète, qu'il est
« un vase de souffrance ». C'est en passant par ce creuset que
l'artiste accomplira cette œuvre qui est comme une « re-création »,
symbole magnifique de celle de la grâce, et exercera sa fonction qui est, nous
dit Sa Sainteté Pie XII, de « briser le cercle étroit et angoissant du
fini dans lequel, ici-bas, l'homme est enfermé, et d'ouvrir comme une fenêtre à
son esprit aspirant à l'infini »19.
En ce
merveilleux débouché sur les sources éternelles de l'Être où il n'est que
clarté, amour, innocence, joie, même au sein de la douleur humaine, le monde
visible et celui des humbles réalités quotidiennes sont transfigurés par un
rayon d'invisible : le premier tout chargé de la solennité et de
l'allégresse d'une naissance toujours actuelle et virginale ; les secondes
tout imprégnées sous leur voile de simplicité d'une grandeur supraterrestre et
mystérieuse.
L'art
ne nous donne pas Dieu, mais il penche vers Lui, d'où il émane, et auquel il
nous ferait adhérer sans cesse si nous n'étions pas enlisés dans le péché ou
engourdis par notre légèreté. Quels que soient les signes par lesquels elle se
fait jour, toute beauté créée est comme cette fenêtre du Cantique des
cantiques qui sépare le Bien-Aimé de sa fiancée. À travers le
treillis, celui-ci regarde sans être vu et il attend. Il ne veut pas révéler
pleinement qu'il est là, il voudrait que le désir de l'âme, trop souvent
rebelle à ses appels purement intérieurs de grâce, pressente sa venue, que le
cœur, avant les yeux, le devine. Certes, il y a loin de cette intervention
discrète de Dieu à travers la beauté créée, même la plus immatérielle, et celle
du Christ qui, ayant vaincu le monde, frappe à la porte et demande à entrer,
pour consommer son union avec l'âme dans l'intimité d'un festin magnifique (Ap
3, 20). Toutefois c'est le même Dieu qui vient, la tête encore pleine des gouttes
de la nuit, quand la fiancée n'est pas encore éveillée, et celui qui apparaît
tout resplendissant des gloires de sa conquête sur le péché et sur la mort,
afin d'introduire l'épouse dans les celliers divins. Le Dieu Créateur et le
Dieu Rédempteur ne sont qu'un. En définitive, c'est lui qui est le Poète et la
Poésie même, le Musicien et la Musique même, à la fois la Beauté suprême et
l'Art du Dieu tout-puissant, sans lequel il n'y aurait ici-bas ni art ni
beauté.
C'est
lui qui, parce qu'il est amour, veut nous introduire dans la joie qui est sa
joie, joie dont la musique souveraine est peut-être, à qui sait l'entendre, le
plus merveilleux pressentiment. « Oui, croyez cela fermement, avec une
assurance inébranlable, écrivait Claudel à Gabriel Frizeau : il n'y a de
vérité que dans la joie immense, éperdue, bienheureuse, telle que les plus
sublimes œuvres d'art, Virgile, Dante, Beethoven, Shakespeare, nous en donnent
une petite idée ; tout ce qui nous confirme dans cette idée est vrai, tout
ce qui nous en éloigne est faux. Il n'est pas douteux que nous sommes nés pour
le bonheur sans limite, pour d'inénarrables délices… »
Sœur Élisabeth-Paule Labat,
in Essai sur le mystère de la musique (Fleurus, 1963)
Disponible (février 2015) en l’abbaye Saint-Michel de Kergonan
dans une édition de 2006 (Saint-Armel Diffusion)
1. Proclus,
philosophe néo-platonicien du VIe siècle, était également un hiérophante
initié aux mystères d'Éleusis. Ses écrits dénotent une spiritualité dépouillée
et profonde. Mais sur la part d'illuminisme qui peut entrer dans son expérience
mystique, nous ne saurions nous prononcer.
2. Soliloques, 2,
1.
3. Au
sujet de la notion du mens d'après saint Augustin et saint
Thomas, voir le livre du Père GARDEIL, o.p., La structure de l'âme,
Paris 1927, tome I, première partie.
4. J.
MARITAIN, Art et scolastique, « Frontières de la
poésie », p. 147.
5. Les
termes de « centre » ou de « sommet » s'emploient selon que
l'on considère tout ce qui est créé comme étant extérieur ou inférieur à cette
pure région. Le terme de « fond » implique une réalité cachée,
impénétrable.
Nous ne
prétendons nullement exposer ici une doctrine exhaustive de la notion du fond de
l'âme. Celle-ci a été traitée par les théologiens depuis saint Augustin et
saint Thomas jusqu'au Père Gardeil et au Père Théry, o. p. (cf. l'introduction
à la nouvelle traduction des Sermons de Tauler), avec toutes
les nuances que comporte une question aussi délicate. Notons également qu'il
s'agit d'une réalité qui, en raison de sa profondeur spirituelle et de son
caractère insaisissable, ne trouve aucun point d'appui dans le monde des
réalités créées. De même, son vocabulaire courant n'est pas fait pour elle et
ne peut que suggérer, non définir. Nous ne pouvons donc que dire ici ce qui est
nécessaire pour la compréhension du sujet que nous touchons et indiquer
quelques références. Outre saint Augustin et ses commentateurs, Guillaume de
Saint-Thierry (en particulier son remarquable traité De la nature et de
la dignité de l'amour), saint Bonaventure, lui aussi disciple de saint
Augustin, et surtout les grands mystiques allemands et flamands :
Ruysbroeck l'Admirable, en ses divers traités, Henri Suzo, Tauler dans les
sermons duquel le retour à la profondeur de l'âme constitue une sorte de
leitmotiv, Louis de Blois, abbé de Liessies, qui est comme le confluent de ces
derniers dont il résume la doctrine au terme de son Institution
spirituelle, traité admirable qui fut très goûté de saint François de
Sales. Enfin, plus près de nous, les traités des deux grands mystiques
espagnols du Carmel. N'oublions pas non plus le Vénérable Jean de Saint-Samson,
pionnier de la réforme du Carmel en France. Plus près de nous encore, également
les belles pages du Père Rabussier sur l'Oraison du mariage
spirituel recueillies par Mme C. Bruyère, abbesse de Sainte-Cécile de
Solesmes, pages d'abord inédites puis publiées par le Père de Guibert dans sonDictionnaire
d'ascétique et mystique.
6. » Laissez-vous
écouler en ce grand tout qu'est Dieu, en sorte que vous-même vous ne soyez rien
qu'en lui seul. Vous étiez en lui avant tous les temps dans son décret
éternel ; vous en êtes sortie pour ainsi dire, par son amour qui vous a
tirée du néant. Retournez à cette idée, à ce décret, à ce principe, à cet
amour » (BOSSUET, Lettre 54 à la Sœur
Cornuau, ouvres complètes, Bar-le-Duc 1863, tome VIII, p. 341).
7. La
théologie mystique de saint Bernard, Paris 1934, p. 222-223.
8. Intimior intimo meo et superior summo meo (saint
AUGUSTIN, Confessions 3, 6).
9. Ce
texte, ainsi que ceux qui suivent, est cité par M. de CORTE dans ses
remarquables articles « Ontologie de la poésie », Revue
thomiste, nov.-déc. 1937, dont nous nous inspirons ici.
10. Thomas
Traherne, Mon esprit, traduction de Jean Wahl. [ndvi].
11. Paul
Claudel, Cinq grandes Odes. [ndvi].
12. L’expression
est de Claudel ; c'est le cas d'un Poe, d'un Mallarmé, d'un Baudelaire,
d'un Rainer Maria Rilke.
13. À
noter ici que la peinture, la sculpture, comme la poésie, ne nous arrachent pas
aussi radicalement que la musique au monde extérieur. Quel que soit le
rayonnement d'invisible qu'elles possèdent, elles nous laissent dans le cadre
familier des lignes, des formes, des couleurs, des mots.
14. E.
HELLO, L'Homme, Paris 1918, p. 286. Le même auteur ajoute dans
un langage sans doute un peu emphatique mais qui exprime une pensée juste et
profonde : « pauvres notes fugitives, pauvres syllabes qu'emporte le
vent, majestés invisibles, que vous êtes impuissantes ! Vous remuez la
terre et 1e ciel vous écoute. Dans les instants solennels où nous vous appartenons,
l'âme a de l'air : elle respire, elle prend conscience d'elle-même. Oui,
mon Dieu, je suis grande et je l'avais oublié. Par vous, l'âme humaine goûte
les prémices de sa délivrance ; elle s'étonne alors de ses oublis
habituels ; elle s'étonne de ne pas se rappeler toujours ce qu'elle se
rappelle instantanément. La lumière accidentelle lui découvre la profondeur des
ténèbres ordinaires. En face du réveil, elle ne comprend plus que lui et ne se
souvient du sommeil que pour s'en étonner. Une porte épaisse et lourde, la
porte de notre prison, nous masque notre grand amour ».
15. Il
convient de noter ici que la musique peut cependant, sans se rabaisser, être un
délassement, une détente pour l'homme. Une musique légère, aimable, si sa
source reste saine et pure, ne faillit pas à son rôle et reste noble. La Marche
turque de Mozart, les Contes de ma mère l'Oie de
Ravel, la Danse de Puck de Debussy, bien qu'elles
n'appartiennent pas aux hautes sphères de la musique, sont des œuvres
empreintes d'un charme bienfaisant.
16. Le
pain de chaque jour, Monaco 1945, p. 125.
17. Nous
savons par exemple — George Sand en fut le témoin — par quels tourments passait
Chopin pour buriner ses Préludes. C'était souvent en vain
d'ailleurs. Après bien des efforts, il s'apercevait que leur premier
jaillissement avait pris, d'emblée, la forme la plus parfaite.
18. On
sait que Bach, qui fut excellent père et époux, eut la douleur de perdre sa
première femme en des circonstances particulièrement douloureuses (en son
absence), et que sur les vingt et un enfants qu'il avait eus de ses deux
mariages, huit seulement étaient vivants quand il mourut.
19. Discours
de Sa Sainteté PIE XII sur l'Art sacré, adressé aux artistes de la
« Quadriennale romaine », Documentation catholique, 8
avril 1952.