lundi 1 octobre 2012

En méditant... Madeleine Delbrêl, La vie quotidienne


L'EXTASE DE VOS VOLONTÉS
Quand ceux que nous aimons nous demandent quelque chose, nous les remercions de nous le demander.
S'il vous plaisait, Seigneur, de nous demander une seule chose dans toute notre vie,
nous en resterions émerveillés,
et d'avoir fait cette seule fois votre volonté
serait l'événement de notre destinée.
Mais, parce que chaque jour, chaque heure, chaque minute, vous mettez dans nos mains un tel honneur,
nous trouvons cela si naturel que nous en sommes blasés, que nous en sommes lassés.
Et pourtant,
si nous comprenions à quel point est impensable votre mystère,
nous resterions stupéfaits
de pouvoir savoir ces étincelles de votre vouloir
que sont nos minuscules devoirs.
Nous serions éblouis de connaître,
dans cette immense ténèbre qui nous revêt,
les innombrables,
les précises,
les personnelles
lumières de vos volontés.
Le jour où nous comprendrions cela, nous irions dans la vie comme des sortes de prophètes,
comme des voyants de vos petites providences,
comme les agents de vos interventions.
Rien ne serait médiocre, car tout serait voulu par vous. Rien ne serait trop lourd, car tout aurait racine en vous. Rien ne serait triste, car tout serait voulu de vous.
Rien ne serait ennuyeux, car tout serait amour de vous.
Nous sommes tous des prédestinés à l'extase,
tous appelés à sortir de nos pauvres combinaisons, pour surgir, heure après heure, dans votre plan.
Nous ne sommes jamais de lamentables laissés-pour-compte, mais de bienheureux appelés,
appelés à savoir ce qu'il vous plaît de faire,
appelés à savoir ce que vous attendez à chaque instant de nous :
des gens qui vous sont un peu nécessaires,
des gens dont les gestes vous manqueraient
si nous refusions de les faire.
La pelote de coton à repriser, la lettre à écrire,
l'enfant à lever, le mari à dérider,
la porte à ouvrir, le récepteur à décrocher,
la migraine à supporter :
autant de tremplins pour l'extase,
autant de ponts pour passer de notre pauvre,
de notre mauvaise volonté,
au rivage serein de votre bon plaisir.

AISANCE
Notre grande douleur, c'est de vous aimer sans joie,
ô vous que nous « croyons » être notre allégresse ;
c'est d'être cramponnés sans aisance et sans grâce
à votre volonté qui nous meut dans nos jours.
Notre grande douleur, ô Seigneur, c'est d'entendre
un artiste jouer la musique des hommes
en se laissant porter par elle sans fatigue,
en rencontrant à travers l'acrobatie de l'harmonie
une vague d'amour qui n'a que taille d'homme.
C'est peut-être de lui qu'il nous faudrait apprendre
à jouer votre amour,
nous pour lesquels cet amour
est trop grand
est trop lourd.
J'ai vu un homme qui jouait un chant tzigane
sur un violon de bois,
avec des mains de chair.
Dans le violon se rencontraient son cœur et la musique.
Ceux qui l'écoutaient n'auraient jamais pu deviner
que ce chant était difficile ;
que longtemps il avait fallu
suivre les gammes,
briser ses doigts,
laisser les notes et les sons
s'enfoncer dans les fibres de sa mémoire.
Son corps ne bougeait presque pas,
sinon les doigts, sinon les bras.
S'il avait longtemps travaillé pour posséder
la science de la musique,
c'est la musique qui maintenant
le possédait,
qui l'animait,
qui le projetait hors de lui-même
comme un enchantement sonore.
Sous chaque note qu'il jouait on aurait pu retrouver une histoire d'exercices, d'efforts, de lutte ;
et chaque note s'enfuyait comme si son rôle était fini
quand elle avait tracé par un son juste, exact, parfait,
le chemin d'une autre note parfaite.
Chaque note durait ce qu'il fallait.
Aucune ne partait trop vite.
Aucune ne s'attardait.
Elles servaient un souffle imperceptible et tout-puissant.
J'ai vu de mauvais artistes contractés
sur des morceaux trop difficiles.
Leur jeu montrait à tous la peine qu'ils prenaient.
On entendait mal la musique tant il fallait les regarder.
Notre grande douleur,
c'est de jouer sans joie votre belle musique,
Seigneur qui nous mouvez de jour en jour.
C'est d'en être toujours au temps des exercices,
au temps des efforts disgracieux.
C'est de passer parmi les hommes
comme des gens chargés, sérieux et malmenés.
C'est de ne pas étendre sur notre coin du monde
parmi le travail, la hâte et la fatigue,
l'aisance de l'éternité.

PASSION DES PATIENCES
La passion, notre passion, d'accord, nous l'attendons, nous savons qu'elle doit venir et il est convenu que nous entendons la vivre avec une certaine grandeur.
Le sacrifice de nous-même, nous attendons qu'en sonne l'heure. Comme une bûche dans le brasier, nous savons que nous devons être consumés. Comme un fil de laine tranché aux ciseaux, nous devons être séparés. Comme un être jeune qu'on égorge, nous devons être supprimés.
La passion, nous l'attendons. Nous l'attendons et elle ne
vient pas.
Ce qui vient, ce sont les patiences.
Les patiences, ces petits morceaux de passion, dont le métier est de nous tuer tout doucement pour votre gloire, de nous tuer sans notre gloire.
Dès le matin elles viennent au-devant de nous :
Ce sont nos nerfs trop vibrants ou trop mous ;
c'est l'autobus qui passe plein,
le lait qui se sauve,
les ramoneurs qui viennent,
les enfants qui embrouillent tout ;
ce sont les invités que notre mari amène,
et cet ami qui, lui, ne vient pas ; c'est le téléphone qui se déchaîne,
ceux que nous aimons qui ne s'aiment plus ;
c'est l'envie de se taire et le devoir de parler ;
c'est l'envie de parler et la nécessité de se taire ;
c'est vouloir sortir quand on est enfermé
et rester à la maison quand il nous faut sortir ;
c'est le mari sur qui nous aimerions nous appuyer
et qui devient le plus fragile des enfants ;
c'est le dégoût de notre ration quotidienne,
et le désir nerveux de tout ce qui n'est pas à nous.
Ainsi viennent nos patiences en rangs serrés ou en file indienne et elles oublient toujours de nous dire qu'elles sont le martyre qui nous fut préparé.
Et nous les laissons passer avec mépris, attendant pour donner notre vie une occasion qui en vaille la peine.
Car nous avons oublié que s'il est des branches qui se détruisent par le feu, il est des planches que les pas usent, tout doucement et qui tombent en fine sciure.
Car nous avons oublié que s'il est des fils de laine tranchés net par les ciseaux, il est des fils de tricot qui s'amincissent au jour le jour sur le dos de ceux qui les portent. Si tout rachat est un martyre, tout martyre n'est pas sanglant. Il en est d'égrenés d'un bout à l'autre d'une vie.
C'est la passion des patiences.

LE NOUVEAU JOUR
Un jour de plus commence.
Jésus en moi veut le vivre. Il ne s'est pas enfermé. Il a marché parmi les hommes.
Avec moi il est parmi les hommes d'aujourd'hui.
Il va rencontrer chacun de ceux qui entreront dans la maison, chacun de ceux que je croiserai dans la rue,
d'autres riches que ceux de son temps, d'autres pauvres, d'autres savants et d'autres ignorants,
d'autres petits et d'autres vieillards,
d'autres saints et d'autres pécheurs,
d'autres valides et d'autres infirmes.
 Tous seront ceux qu'il est venu chercher.
Chacun, celui qu'il est venu sauver.
A ceux qui me parleront, il aura quelque chose à répondre ;
A ceux qui manqueront, il aura quelque chose à donner. Chacun existera pour lui comme s'il était seul.
Dans le bruit il aura son silence à vivre.
Dans le tumulte, sa paix à mouvoir.
Jésus en tout n'a pas cessé d'être le Fils.
En moi il veut rester lié au Père. Doucement lié, dans chaque seconde,
balancé sur chaque seconde comme un liège sur l'eau. Doux comme un agneau devant chaque volonté de son Père.
Tout sera permis dans le jour qui va venir,
tout sera permis et demandera que je dise oui. Le monde où il me laisse pour y être avec moi ne peut M'empêcher d'être avec Dieu ;
comme un enfant porté sur les bras de sa mère n'est pas moins avec elle
parce qu'elle marche dans la foule.
Jésus, partout, n'a cessé d'être envoyé.
Nous ne pouvons pas faire que nous ne soyons,
à chaque instant,
les envoyés de Dieu au monde.
Jésus en nous ne cesse pas d'être envoyé,
au long de ce jour qui commence,
à toute l'humanité, de notre temps, de tous les temps, de ma ville et du monde entier.
A travers les proches frères qu'il nous fera servir, aimer, sauver, des vagues de sa charité partiront jusqu'au bout du monde,
iront jusqu'à la fin des temps.
Béni soit ce nouveau jour, qui est Noël pour la terre, puisqu'en moi Jésus veut le vivre encore.

TU MOURRAS DE MORT
Dans les couvents, souvent ;
on fait des préparations à la mort.
Nous, nous n'avons pas le temps de les faire ;
mais nous sommes quand même sagement préparés.
C'est la vie qui nous prépare à mourir :
et elle connaît bien son métier.
Il suffit de l'écouter, de la voir, de la suivre.
Elle nous explique la mort petitement,
ou grandement selon les jours.
Quelquefois sans nous faire du tout de mal.
D'autres fois en nous disloquant de douleur.
Quelquefois en soulignant nos petites morts quotidiennes,
d'autres fois en étendant morts
ceux que nous aimons plus que nous-mêmes.
La mort, elle s'apprend quand on se peigne le matin
et que nos cheveux quittent notre tête ;
quand la dent qui longtemps nous fit mal s'en va de nous ;
quand notre peau se plisse aux coins des yeux ;
quand on peut dire, en racontant quelques bricoles de souvenirs :
« il y a dix ans, ou vingt ans, ou trente... » ;
quand, chaque année, on vient avec des fleurs
nous souhaiter notre anniversaire,
des fleurs qui ont un tout petit air de cimetière
et qui fêtent cet an de moins avant le dernier de nos ans.
La mort, elle s'apprend à chaque retrouvaille avec ceux-là qui nous conservent notre enfance
et près desquels nous restons encore des petits :
mémoires qui se dérobent ; immobilité qui s'installe ;
secteurs humains occupés d'avance par la mort.
À chaque retour dans le pays de nos jeunesses,
la liste des visites aux vivants se raccourcit
et la visite parmi les tombes se prolonge.
La mort, elle s'apprend à chaque arrachement, définitif, des bien-aimés.
Car même quand la foi et l'espérance réunies,
et même notre charité pour eux
affirment notre joie de les savoir rendus,
nous, nous restons avec notre sang qui proteste,
avec notre chair, creusée, lésée,
notre chair dont on semble avoir tué un grand morceau
et cette horreur de la terre, du noir et du froid
qui a fait pleurer même Jésus.
La mort, elle s'apprend certain soir entre veille et sommeil.
Elle nous révèle son guet, tapie au creux de nous,
elle nous souffle à la figure comme pour nous apprivoiser
et nous sommes surpris d'avoir tant besoin de courage.
La mort, on n'a pas besoin d'être poète pour l'apprendre,
à chaque soir, à chaque octobre,
avec le vieux chien qu'il faut piquer,
et ces étranges petits cadavres de mulots et de lézards,
aplatis sur les routes par les roues des autos.
La vie, c'est notre maîtresse de mort.
Mais, à son tour, la mort nous devient maîtresse de vie,
nous qui savons la pénitence humaine.
Comme la mère souffre l'enfantement de ce qui naît,
comme le père sue pour nourrir l'enfant qui vit,
ainsi portons-nous notre mort
commencée,
et bientôt finie
comme notre propre et définitif enfantement.
Mais il s'agit de bien naître chaque fois où nous mourons,
de naître un peu quand nous mourons un peu,
et de naître beaucoup quand nous mourons beaucoup.
Il s'agit, dans cette fréquentation de la mort,
d'apprendre à fréquenter la vie.
Il s'agit de virer à l'éternel, comme les négatifs
des pellicules photographiques pour le cliché où tous les noirs deviennent blancs.
Il s'agit d'ouvrir nos yeux de foi là où nos propres yeux demeurent en faillite.
De même qu'en regardant notre jardin, nous ne sommes pas consternés par le jaunissement d'un brin d'herbe,
soyons assez intéressés par les « siècles des siècles »,
pour que le temps de notre vie nous indiffère,
et pour que tout ce que nous aimons soit déjà transféré dans une éternité tranquille.
Ainsi apprendrons-nous à mourir de mort,
pour vivre de vie authentique.

LES ZÉROS ET L'INFINI
On ne peut croire à la fois au hasard et à la Providence. Nous croyons à la Providence. Nous vivons comme si nous croyions au hasard. De là viennent les incohérences de notre vie ; ses mauvaises agitations et ses mauvaises passivités.
Nous subissons ce que nous n'avons pas choisi... ce sont nos zéros : zéro du métier imposé, des camarades obligatoires, de la clientèle anonyme, des visites professionnelles. Zéro ! Zéro ! Zéro !
À d'autres circonstances, à d'autres rencontres, à d'autres devoirs, nous attribuons les coefficients 2, 5, 7, de volonté divine. Nous y concentrons le meilleur de nos énergies comme si notre vie commençait là.
Et c'est pourtant chaque matin, notre journée tout entière que nous recevons des mains de Dieu. Dieu nous donne une journée préparée pour nous, par lui. Il n'y a rien de trop et rien de « pas assez », rien d'indifférent et rien d'inutile. C'est un chef-d'œuvre de journée qu'il vient nous demander de vivre. Nous, nous la regardons comme une feuille d'agenda, marquée d'un chiffre et d'un mois. Nous la traitons à la légère, comme une feuille de papier... Si nous pouvions fouiller le monde et voir depuis le fond des siècles cette journée s'élaborer, se composer, nous comprendrions le poids d'une seule journée humaine.
Et si nous avions un peu la foi, nous aurions envie de nous agenouiller devant notre journée chrétienne.
Nous sommes « chargés » d'énergie sans proportions avec les mesures du monde : la foi qui culbute les montagnes, l'espérance qui nie l'impossible, la charité qui fait flamber la terre.
Chaque minute de la journée, qu'elle nous veuille n'importe où pour y faire n'importe quoi, permet au Christ de vivre en nous parmi les hommes.
Alors, il n'est plus question de chiffrer l'efficacité de notre temps.
Nos zéros multiplient l'infini.
Nous prenons humblement la taille de la volonté de Dieu.


Madeleine Delbrêl, in La joie de croire