vendredi 31 mai 2013

En prophétisant... Olivier Clément, une poétique des visages

Il faut refaire de l'homme une question — et lui dire que cette question n'est pas sans réponse ! Une question, beaucoup de questions :
Pourquoi la beauté ? Si le rosier était seulement une machine efficace, il n'aurait pas besoin de tant de fleurs. La beauté est une profusion inutile, la gratuité d'être, un sentiment transcendant de la joie d'être. Le point pourpre de la rose troue l'espace, troue la lumière parfois grise et plate, vers quel ailleurs ?
Pourquoi la mort ? Ou plutôt pourquoi savons-nous que nous mourrons ? Les animaux ne le savent pas, la guenon la plus intelligente traîne son enfant mort, essaie de le nourrir, jusqu'à ce que cette « chose » s'effiloche entre ses bras. Seul l'homme sait qu'il mourra et ressent la mort comme contre-nature. Si la mort, pour lui, n'est pas « naturelle », c'est qu'il n'est pas totalement prisonnier d'elle, qu'il pressent un autre état, une vie plus forte que la mort. Sa nostalgie, son désir, voire sa frénésie de transgression et de paroxysme cherchent un ailleurs… quel ailleurs ?
Et pourquoi l'amour, et pas seulement le sexe ? Pourquoi la passion tragique ou l'humble et bonne fidélité et pas seulement, comme le disait un « philosophe » du XVIIIe siècle, « l'échange de deux fantaisies et le contact de deux épidermes » ? Pourquoi la tendresse, parfois, au-delà du désir, ou les métamorphoses du désir en langage de la tendresse ? Quel ailleurs paradisiaque se laisse pressentir quand la rencontre des corps ne fait que prolonger la communion tremblante des regards ?
« Ainsi donc revenons aux corps, écrivait John Donne, ainsi les hommes pourront voir enfin l'Amour révélé ; les mystères d'amour croissent au fond des âmes mais le corps cependant est le livre d'Amour ».
Mais il n'y a pas seulement des questions. Il y a aussi des réponses. L'ailleurs vient à nous, se révèle. L'amour au-delà du désir, la beauté au-delà de l'utile, la non-naturalité de la mort nous ouvrent aux révélations de l'ailleurs. Il importera donc d'approfondir, à la lumière de l'Esprit Saint, le sens de l'éros, du cosmos, de la mort.
Face à la pauvre banalisation de l'éros, à la rage de tout montrer et de tout voir, nous rappellerons que l'éros peut devenir le langage d'une vraie rencontre entre deux personnes. Nous inventerons une poétique renouvelée pour l'amour et pour la femme : « Un jour, écrivait Rilke, la femme sera. Et ce mot "la femme" ne signifie plus seulement le contraire de l'homme, mais quelque chose de propre, valant en soi. Non plus un simple complément, mais une forme complète de la vie, la femme dans sa véritable humanité ». Alors, ajoute le poète, l'amour deviendra « deux solitudes [...] s'inclinant l'une devant l'autre ».
En ce qui concerne le cosmos, nous développerons les intuitions de saint François d'Assise et de la « contemplation de la nature » dans l'ascèse de l'Orient chrétien, contemplation, dit saint Isaac le Syrien, « des secrets de la gloire de Dieu cachée dans les êtres et les choses ». Dans la divino-humanité, l'Esprit nous permet de déceler les essences spirituelles des choses, non pour nous les approprier mais pour nous les offrir les uns aux autres et, ensemble, au Dieu de la vie, après les avoir nommées, c'est-à-dire marquées de notre génie créateur.
Nous dirons enfin, nous témoignerons, de la victoire pascale sur la mort, victoire toujours présente, toujours renouvelée. La mort biologique est désormais une pâque, un passage vers une lumière très douce et très lucide à la fois où nous nous jugeons, où nous entrons, par la grâce de la Croix qui, dit Maxime le Confesseur, est le jugement du jugement, dans un processus de guérison, de cicatrisation, par la communion des saints qui combattent et prient pour le salut universel. Car Dieu n'est ni l'auteur de la mort, ni le responsable du mal, il est le crucifié du mal qu'il souffre avec nous pour nous ouvrir les voies de la résurrection.
Dans la démarche du poète — et par là sans doute, il prophétise —, il y a suscitation de l'éveil. Les vieux ascètes disaient que le plus grand des péchés est l'oubli : quand l'homme devient opaque, insensible, tantôt affairé, tantôt pauvrement sensuel, incapable de s'arrêter un instant dans le silence, de s'étonner, de chanceler devant l'abîme, qu'il soit d'horreur ou de jubilation. Incapable de se révolter, d'aimer, d'admirer, d'accueillir l'insolite des êtres et des choses. Insensible aux sollicitations secrètes, si fréquentes pourtant, de Dieu.
Alors intervient le poète, et je citerai d'abord le grand, le tragique, Pier Paolo Pasolini :
Il y a pour moi un vide dans l'univers
un vide dans l'univers
et de là tu chantes
C'est ce que peut hurler un prophète qui n'a pas la force de tuer une mouche
et dont la force est dans sa dégradante différence.
Ou encore, plus paisiblement (en apparence), Stéphane Mallarmé :
Je balbutie, meurtri : la Poésie est l'expression par le langage humain ramené à son rythme essentiel, du sens mystérieux de l'existence. Elle doue ainsi d'authenticité notre séjour et constitue la seule tâche spirituelle.
Ainsi la poésie — plus largement l'art — nous éveille. Elle nous approfondit dans l'existence. Elle fait de nous des hommes et non des machines. Elle rend nos joies solaires et nos blessures déchirantes. Elle nous ouvre à l'angoisse et à l'émerveillement.
La poésie prophétique de demain, dans le rayonnement de la Croix pascale, ne sera plus cette volonté d'auto-déification, d'auto-transfiguration, de conquête prométhéenne du Wonderland qui a animé l'alchimie du verbe en Occident depuis le romantisme allemand jusqu'au surréalisme : « Le vrai poète est omniscient, disait Novalis, le philosophe poétique est en état de créateur absolu », « la poésie est le réel absolu ». Et Rimbaud : « Je vais dévoiler tous les mystères : [...] mort, naissance, avenir, passé, cosmogonies, néant. Je suis maître en fantasmagories ». Et Nietzsche « Dès que l'homme s'est parfaitement identifié à l'humanité, il meut la nature entière », « je suis moi-même le fatum et, depuis des éternités, c'est moi qui détermine l'existence ». Mais le mythe du Wonderland s'est évanoui dans les chambres à gaz d'Hitler, dans les neiges de Sibérie où tant de cadavres ont été abandonnés, une plaque de bois attachée à la cheville. Un philosophe allemand a pu dire qu'après Auschwitz il ne pouvait plus y avoir de poésie. Pourtant, nous savons maintenant que bien des zeks ont tenu en se récitant des poèmes, en les récitant à leurs amis. Des poèmes du Wonderlana parfois, mais dépouillés de prométhéisme, rendus à leur nostalgie fondamentale. Des poèmes aussi de ces passeurs, de ces stalkers (au sens que Tarkovsky a donné à ce mot) entre des éclairs de parousie d'une part, la beauté et l'horreur du monde de l’autre. Je pense par exemple à Baudelaire, T. S. Eliot, Mandelstam, Pasternak et Akhmatova. Échos de la liturgie chez Pasternak :
Mais toute chair après minuit
Soudain fera silence.
Le printemps répandra le bruit
Que dès la première éclaircie
La mort sera à la merci
Du grand élan de Pâques
Humilité de la dernière rose chez Akhmatova :
Seigneur, tu vois combien je suis lasse
De ressusciter, de mourir et de vivre.
Prends tout, mais cette rose rouge
Que je sente encore sa fraîcheur
En arrière-plan, j'espère pour demain le développement d'une poésie liturgique rayonnante qui, tout en puisant dans la haute tradition d'Orient et d'Occident telle qu'elle se conserve dans les monastères bénédictins ou hésychastes, rappellera que le Christ ne cesse de descendre en enfer et que le nihilisme occidental, demain planétaire, oui, que le nihilisme est sans doute aujourd'hui le seul lieu possible de la Résurrection. Pareille poésie liturgique émergera comme une haute montagne où le céleste se condense dans la neige, qui elle-même donne naissance aux ruisseaux, aux rivières, aux prairies et aux vergers.
Ainsi est en train de naître, au-delà du Wonderland, au-delà aussi du ricanement et de la dérision contemporains, une poétique humble et grave des choses, des matières, qui part de leur apparaître concret pour y déceler la trans-apparition de la Sagesse, cette Sagesse, dit la Bible, ne cesse de jouer avec Dieu à travers la création. Chaque chose, contemplée par l'œil du cœur, s'ouvre alors sur des horizons infinis. Simplicité si profonde d'un Giorgio Mazzanti, dans il canto della Madre :
Oh il vento
sulle foglie degli olivi,
oh la luce dei mattini
terreni – 

splendore dei tramonti  

 Oh ! le vent
sur les feuilles des oliviers,
oh ! la lumière de la terre des
matins

la splendeur des couchers de soleil
Poétique des choses, demain des visages, car le monde, le monde de Dieu et de l'homme, le monde du Dieu fait homme et de l'homme appelé à se déifier, n'existe que dans le champ de la rencontre des regards, de la communion des visages. L'art abstrait de Kandinsky a permis à son ami Alexej von Jawlensky d'accéder au mystère du visage, à ses structures secrètes, à son Lik, disent les Russes, c'est-à-dire à son icône potentielle (par opposition à Lieina, qui signifie masque). « J'éprouvais le besoin de trouver une forme pour le visage, car j'avais compris que la grande peinture n'était possible qu'en ayant un sentiment religieux. Et ceci, je ne pouvais le rendre que par le visage humain ». Tant d'éclairs chez un Berdiaev, un Athénagoras, plus récemment un Emmanuel Levinas, annoncent cette poétique des visages, et parfois, à la télévision, un visage de vérité, de sainteté – ces dernières semaines celui de sœur Emmanuelle, longtemps compagne des chiffonniers du Caire, à la télévision française – s'impose, parmi tant de mufles, de becs et de groins, comme Véronique sur les portements de croix de Jérôme Bosch...
Alors le cœur profond s'ébranle, chaque chose, chaque personne semble un miracle.
Pareille poésie prophétise. Non qu'elle vaticine ou prédise l'avenir. Dans son humilité, dans son dépouillement, dans sa gloire secrète, elle ne déchiffre pas l'avenir, elle le rend possible. Prophète signifie celui qui parle pour. Celui qui parle pour le plus secret, le plus inaperçu, le plus méprisé, le plus faible - ce Dieu qu'Élie pressentit non dans la tempête ni le tremblement de terre, mais dans un murmure à la limite du silence.
Alors soyons patients. Aujourd'hui, tout l'essentiel semble souterrain, comme la grotte de la Nativité, comme la grotte du cœur. Il le faut. Il faut que le Dieu de la liberté et de la joie rejoigne l'homme postmoderne, à la fois adulte et refusant de l'être, à la fois puissant et désespéré, au plus secret de son angoisse et de son désir. C'est le cri prophétique de Dimitri Karamazov condamné au bagne, au labeur dans les souterrains, ceux aussi de l'âme, condamné pour un crime qu'il a commis sans le commettre, comme nous tous : « Si l'on chasse Dieu de la terre, nous le rencontrerons sous la terre. [...] Alors nous, les hommes souterrains, nous entonnerons dans les entrailles de la terre un hymne tragique au Dieu de la joie. Vive Dieu et sa joie ! Je l'aime ! »
Olivier Clément, in Une saison en littérature (DDB)

lundi 27 mai 2013

En illuminant... Adrienne von Speyr, Mystères du Rosaire

Les Mystères lumineux du Rosaire 1
Dieu a séparé la lumière des ténèbres. La lumière, c'est la lumière du Christ. Les ténèbres sont ce monde dans le péché. Dans cette séparation, les deux se font face : d'un côté le Seigneur et sa lumière, de l'autre côté tout ce que le Seigneur n'est pas. Car il n'y a pas d'autre lumière que la Sienne. Il n'existe pas, lorsqu'il commence à rayonner dans le monde, d'autres lumières auxquelles Il pourrait s'unir pour former une lumière commune. Non, toute lumière vient de Lui. La séparation entre lumière et ténèbres ne signifie cependant pas que les deux restent sans relation. Il serait contraire à la nature de la lumière de ne pas arriver à luire dans les ténèbres. La lumière du Seigneur luit en tout ce qu'Il n'est pas ; car tout est destiné à Lui appartenir (Jean. Les controverses, I, p. 139).
Le baptême dans le Jourdain
Le premier témoin qualifié de la lumière du Christ fut Jean-Baptiste. Son image permet de déchiffrer la nature de toute mission et de tout témoignage. Le mandat de la Nouvelle Alliance, tel qu'il est déjà remis à Jean, contient l'exigence illimitée de rendre témoignage à la lumière.
Il est significatif que Jean, de sa propre initiative, ne baptise que dans l'eau, et que pourtant il ait le mandat de baptiser le Seigneur lui-même, dans un baptême qui devient l'origine de tout baptême dans l'Esprit. À partir de ce baptême, Jean lui aussi baptise dans l'Esprit, transmet lui aussi la vie de la foi, non seulement par la parole, mais encore par le sacrement. Et il est également significatif que le Seigneur ait été conçu par Marie dans l'Esprit Saint et que Jean ait reçu l'Esprit par Marie, dans le sein de sa mère. Tous les fils de la mission passent par les mains de Marie ; c'est Dieu lui-même qui confère la mission, mais Marie transmet à celle-ci quelque chose d'elle-même, de sa fécondité et de sa vitalité.
Toute mission se réalise dans l'Esprit Saint. Si le Seigneur est venu dans le monde afin de révéler le Père, s'Il était Lui-même la révélation du Père, cela ne s'est fait que dans la force de l'Esprit Saint envoyé sur le Fils par le Père. L'Esprit Saint est aussi bien celui qui remet la mission que la mission elle-même. Il est la mission de la mission. D'une part, Il est, en Dieu, le témoin qui témoigne de la relation entre le Père et le Fils, le seul qui peut témoigner pour ainsi dire « objectivement » de leur amour dans l'éternité et du mystère de leur séparation à la Croix. D'autre part, en tant que troisième personne en Dieu justement, Il est l'éternel échange entre le Père et le Fils, leur confident mutuel qui doit transmettre leur amour, le messager et l'envoyé de l'amour. C'est pourquoi l'Esprit auprès du Fils incarné est aussi bien le témoin de sa gloire mise en dépôt auprès du Père — Il la rend visible dans la foi —, que la mission du Père à l'intention du Fils — sous la figure de la colombe (Jean. Le Verbe se fait chair, I, pp. 81-83).
Les noces de Cana
C'est le premier miracle opéré par le Seigneur. Celui-ci l'accomplit en public au temps de sa vie active, comme tous ses autres miracles. Or chacun d'eux est toujours un témoignage et un fruit de sa contemplation. Il les accomplit tous comme un homme qui ne s'écarte jamais de la contemplation parce qu'il vit continuellement dans la vision du Père, et comme Dieu qui a la possibilité d'opérer en tout temps des miracles selon sa propre volonté. Mais parce que comme homme il ne veut rien connaître d'autre que l'obéissance à la volonté du Père, Il veut aussi les accomplir plus par la puissance du Père que par la sienne ; car tous ses miracles doivent être un témoignage de la puissance du Père et servir ainsi à sa glorification. Il ne veut servir le Père et l'aimer que par la propre puissance du Père. Ainsi, tout en étant son action, ses miracles sont-ils puisés à la source plus profonde de la contemplation.
Dans un premier temps, le Fils n'est pas enclin à accéder à la prière de la Mère. Mais la Mère persiste. La voici qui s'adresse aux serviteurs : « Faites ce qu'Il vous dira ». Elle croit, elle a confiance et, dans cette foi confiante, elle sait avec certitude qu'elle est en droit d'avoir cette foi. Si, dans cette foi, elle continue d'insister et si cette insistance apparaît presque comme une volonté d'arriver à ses fins, sa démarche n'est cependant plus personnelle ici, mais a pris sa dimension ecclésiale. Marie inaugure son rôle d'Épouse, c'est-à-dire de l'Église suppliante. À cet instant, elle se tient en un point extrêmement délicat et très exposé, embrassant du même regard le besoin des hommes et l'attitude réservée du Seigneur. Et elle n'a pas le droit de se laisser repousser en ce moment. Sinon, elle ne satisferait pas à son rôle d'intercesseur. Elle est l'Église qui aspire ardemment à l'unité avec le Seigneur. Certes, l'épouse est soumise à l'époux, surtout quand l'épouse est l'Église et l'Époux la personne divine du Fils. Mais l'épouse n'est pas une esclave ; elle est libre et a ses droits vis-à-vis de l'époux. Ce sont ces droits que défend ici la Mère. Il y a certaines choses qu'elle comprend comme femme, comme mère, comme épouse, et de même que le mari doit s'adapter à son épouse s'il veut et doit vivre en sa compagnie, ainsi le Seigneur veut-Il se faire montrer par la Mère certaines perspectives spécifiquement féminines. Le rapport actuel de la Mère au Fils, comparé à celui qu'elle avait avec l'enfant de douze ans, s'est presque inversé. Alors, elle devait apprendre la non-compréhension qui conduit à la Croix. Maintenant, elle se tient à Ses côtés comme une personne du même âge qui a de l'expérience et comprend.
La foi n'est pas déçue ; Dieu répond toujours à la foi qui demande, même s'Il ne le fait pas comme l'attend peut-être humainement le croyant. La foi elle-même ne s'attend à rien de fixe ; elle n'attend que la réponse de la grâce qui va au-delà de l'exaucement. Ce que celle-ci sera reste toujours imprévisible. La foi n'entend donc pas, dans la réponse de Dieu, ce qu'elle aime entendre ; la réponse est à la question ce que le vin est à l'eau.
À partir de ce miracle, la Mère sera impliquée dans tous les autres miracles du Seigneur. Une seule fois, on montre comment elle influence le Fils par ses requêtes. Cette unique fois, qui est en même temps la première, suffit à montrer qu'elle aussi peut opérer des miracles. Qu'elle fasse fléchir le Fils pour qu'Il opère le miracle ou qu'elle l'accomplisse elle-même a peu d'importance. Les possibilités de son pouvoir brillent avec assez d'éclat pour que nous sachions qu'elle reste partout présente, qu'elle est Reine, qu'elle a pouvoir sur son Fils. Ensuite, le rideau retombe, car elle doit entrer dans la souffrance. Mais nous savons à présent qu'elle est toujours la médiatrice. Elle n'a rien demandé pour elle-même, elle a rendu attentif au besoin des hommes. Et la réponse du Fils à sa demande a été la plus surabondante qui soit : aux invités, Il a donné la foi qui est plus que tout ce qu'ils auraient pu désirer, plus que le meilleur vin. Personne dans cette affaire ne s'était adressé à la Mère comme à une médiatrice, parce que personne ne pressentait encore son pouvoir d'intercession. C'est la première fois qu'apparaît sa qualité propre de suppliante ecclésiale. Et pourtant, elle a déjà une position puisqu'elle a le pouvoir et le droit de donner des ordres : « Faites ce qu'Il vous dira ». Ce droit, elle l'a en raison de son titre de Servante qui maintenant se change en celui d'Épouse. Il lui est parfaitement clair qu'elle a le pouvoir et le droit d'agir ainsi. Or, dans son humilité, elle connaît exactement sa dignité et sa position : toutes les générations la diront bienheureuse. Et le temps est venu que les autres aussi soient introduits dans le Mystère (La Servante du Seigneur, pp. 117-122).
L'annonce du Royaume de Dieu et l'appel à la conversion
Le royaume des cieux est le royaume du Père, du Fils et de l'Esprit Saint. C'est un royaume de l'unité consistant en l'amour trinitaire de Dieu. Dieu le Père avec son Fils dans l'Esprit Saint demeure de toute éternité, pour toute éternité, non pas dans un isolement clos, mais dans l'ouverture divine infinie vers le monde. Car Dieu a créé le monde à l'unique fin que celui-ci ait part à la gloire de son royaume. Il invite les hommes à entrer et à se réjouir de sa vision, à partager avec lui sa vie éternelle. De tout temps Il les a ainsi invités. Mais eux ne comprennent rien à ce royaume et ne savent que faire pour correspondre à l'invitation. C'est pourquoi le Seigneur, tout au long de son sermon sur la montagne, qui se révélera comme la grande invitation faite à l'humanité d'entrer dans le royaume de Dieu, explique par quel chemin on peut y accéder (Le Sermon sur la montagne, pp. 9-10).
Rien n'est aussi profondément inclus dans le mystère de l'amour que le péché. Rien n'exige autant d'amour pour être compris ou expliqué. C'est seulement lorsque l'amour du Père et du Fils parvient par le Saint-Esprit jusqu'à nous, que le péché prend le caractère qu'il a depuis la rédemption : le caractère d'un éloignement total de l'amour, du refus et du rejet de l'amour, de l'opposition à l'amour. Alors seulement il s'exprime de façon si forte et exclusive dans sa négativité, que seul l'amour peut à nouveau l'effacer, que seul l'amour le plus pur, l'amour uniquement pur, l'amour divin, peut le ramener au centre de l'amour. Alors le Seigneur donne aux pécheurs qui ont fait l'expérience de son amour et en ont soif, la possibilité de surmonter le péché. Et c'est toujours par l'amour.
Avant la Croix, le Seigneur avait, à plusieurs reprises, préfiguré le sacrement de réconciliation : mais c'était toujours Lui qui pardonnait. Sur la Croix, Il a accompli toute la rédemption, ici-bas et dans l'au-delà, dans le temps et dans l'éternité. Et pour montrer que la rédemption éternelle se produit réellement dès ici-bas et n'est pas simplement « eschatologique », Il en remet l'administration entre les mains de son Église terrestre. Il établit une continuité entre son action et celle de l'Église. Il pardonne lorsque le prêtre pardonne. Le prêtre donne l'absolution au nom du Seigneur (Jean. Naissance de l'Église, I, pp. 243-245).
La transfiguration
La gloire du Fils, c'est qu'Il appartient au Père, qu'Il possède son amour et vit dans la foi en Lui. Pendant le temps de sa vie terrestre, Il ne veut être que le Fils, ne veut vivre que de la gloire reçue du Père. Cette gloire acquiert son unité par la sainteté ; elle ne se laisse plus décomposer dans les différentes parties de la mission et des moyens concrets reçus du Père ; tout élément particulier n'est plus qu'un rayonnement de la plénitude qui est la sainteté de Dieu. Et cette plénitude de la sainteté du Père, le Fils l'apporte aux hommes. Il ne l'apporte pas diminuée et modifiée ; Il l'apporte exactement telle qu'Il l'a reçue : comme un tout, une plénitude. C'est là que le Seigneur se tient. Il est le pont qui enjambe l'écart incommensurable entre Dieu et l'homme.
Le Fils a donné aux hommes les paroles du Père telles qu'Il les a reçues : Il s'est servi de paroles qui dépassaient leur entendement humain. Car telles étaient les paroles que Dieu a confiées au Fils, et le Fils n'avait pas le droit de les amoindrir, de les tronquer, pour les adapter à la capacité humaine. Il ne pouvait pas transmettre une parole et en taire une autre. Il ne pouvait pas atténuer une parole qui était trop puissante. Il devait transmettre le message tel qu'Il l'avait reçu Lui-même.
Et Il a pu laisser à la parole toute sa grandeur uniquement parce qu'Il a assumé par sa vie la médiation entre le ciel et la terre. Parce que, par son amour, Il a offert en même temps la possibilité de comprendre. Il ne laisse donc pas simplement la justice subsister à côté de l'amour, mais Il l'enveloppe dans son amour, Il la communique dans l'amour de sa vie. C'est ainsi qu'elle devient pour nous acceptable et compréhensible. Ainsi le Seigneur est-il partout la médiation vivante entre Dieu et nous : Il a une main dans la main du Père, l'autre Il nous la tend.
En accomplissant les deux mouvements : s'abaisser jusqu'au degré le plus bas, où nous nous trouvons, et en même temps indiquer toujours le Père vers le haut, le Fils nous a prouvé que notre vie chrétienne peut et doit se réaliser parfaitement à notre niveau humain. Le christianisme ne se situe pas au-delà de nous ; il n'est pas réservé à des surhommes, mais il est le moyen de mener, dans l'existence terrestre de tous les jours, une vie tournée vers Dieu. Le Fils nous a tout laissé de ce que nous sommes, de ce que nous étions et de ce que nous serons ; Il nous a laissé notre condition basse et misérable, la pauvreté tout autant que l'amour terrestre, mais en nous ouvrant en même temps vers ses fins à Lui. Extérieurement, tout dans le monde semble pareil à ce qui était avant Sa venue. Intérieurement, tout a changé et se trouve en mouvement vers Dieu (Jean. Le discours d'adieu, II, pp. 276-277, 222-228).
L'institution de l'Eucharistie, expression sacramentelle du mystère pascal
C'est un moment angoissant que celui où le Verbe qui au commencement était auprès de Dieu, qui s'est fait chair et s'est incarné dans l'humain, n'est tout à coup à nouveau plus que parole, parole détachée de tout, que l'on peut entendre. Cette parole déclare : « Ceci est mon corps ». La nouvelle et éternelle Alliance, le christianisme tout entier, tous les événements passés qui y préparaient et tous ceux qui sont encore à venir, tout cela entre maintenant dans la simple parole : « Ceci est mon corps ». Cette parole saisit en elle la mission tout entière et la représente devant le Père. Et ainsi toute la Passion est aussi déjà par anticipation dans cette parole.
Le monde reçoit un nouveau centre. Comme le Fils s'est fait chair, maintenant Il se fait pain. Et comme Il s'est fait pain, Il se fait Église. Au pain Il offre son corps ; à l'Église Il permet de prendre son corps et de se transformer en son corps. Son unique corps prend trois formes : Il est corps incarné, corps eucharistique, corps ecclésial.
Les disciples préfigurent l'Église qui ici n'a ni figure ni vie intérieure encore, mais à laquelle ce corps est offert, sans qu'elle sache déjà comment en user. Le plus angoissant dans toute cette situation, c'est peut-être que le Seigneur s'offre à l'Église comme la Parole qu'Il est et que pourtant l'Église ne naît véritablement que par cette parole. L'Église ne peut donc souffrir avec Lui que parce qu'elle a reçu son corps d'avance et que ce corps vit déjà en elle. Si le Seigneur avait d'abord souffert et ensuite seulement institué l'Eucharistie, l'Église ne participerait pas à sa Passion, elle serait dès le début uniquement l'Église triomphante qui a toujours derrière elle la mort du Seigneur. L'Eucharistie ne serait que le corps ressuscité du Seigneur. Mais l'Église étant composée de pécheurs, une telle chose est impossible. Le Seigneur ne pouvait donc instituer ce sacrement que pendant sa vie précédant la Croix, de même qu'il ne pouvait instituer la confession et l'absolution qu'après la Croix (Au cœur de la Passion, pp. 16-21).
La Mère prononce le oui, et celui-ci devient une condition conjointe de l'incarnation du Fils. Restant ce qu'Il était, Dieu, le Fils se fait homme en se fondant aussi sur le consentement maternel. Sa figure eucharistique, Il la prend uniquement sur la base de sa propre volonté, sans attendre notre assentiment. Mais l'assentiment de la Mère contribue à la possibilité de sa décision de se faire Eucharistie. La fécondité de la Mère est aussi la condition préalable à sa fécondité à Lui dans l'Eucharistie. Le sens du oui à l'incarnation acquiesce intérieurement déjà à la fin de celle-ci : la rédemption universelle. Tout ceci reste plein de mystères, et pourtant ces mystères sont simples puisqu'ils s'appuient tous sur l'incarnation. À l'arrière-plan se trouve la réponse de la Mère qui reste le présupposé de tout, et les croyants sont invités à joindre leur voix à ce premier oui (Passion nach Matthäus, pp. 27-29).
Adrienne von Speyr, in Communio 2006-1

Adrienne Von Speyr, née en 1902 à La Chaux-de-Fonds. Elle est élevée dans le protestantisme, puis se convertit au catholicisme. Laïque, médecin, écrivain et mystique, elle dicte en allemand plus de soixante livres. Meurt en 1967.

1. Toutes les œuvres citées ont été publiées par Lethielleux (Paris), sauf Jean. Les controverses, édité par Lessius (Bruxelles). Les traductions ont été légèrement retouchées. Le dernier livre cité, Passion nach Matthäus, n'est pas encore disponible en français.

vendredi 24 mai 2013

En immaculant... Benoît XVI, Marie, Mère de l'Église


Chers frères dans l'épiscopat et dans le sacerdoce, 
Chers frères et sœurs,
Il y a quarante ans, le 8 décembre 1965, sur l'esplanade de la Basilique Saint-Pierre, le Pape Paul VI concluait solennellement le Concile Vatican II. Il avait été inauguré, selon la volonté de Jean XXIII, le 11 octobre 1962, qui était alors la fête de la Maternité de Marie, et il fut conclu le jour de l'Immaculée. Un cadre marial entoure le Concile. En réalité, il s'agit de beaucoup plus qu'un cadre : c'est une orientation de tout son chemin. Il nous renvoie, comme il renvoyait alors les Pères du Concile, à l'image de la Vierge à l'écoute, qui vit dans la Parole de Dieu, qui conserve dans son cœur les paroles qui viennent de Dieu et, les rassemblant comme dans une mosaïque, apprend à les comprendre (cf. Lc 2, 19-51) ; il nous renvoie à la grande Croyante qui, pleine de confiance, se remet entre les mains de Dieu, s'abandonnant à sa volonté ; il nous renvoie à l'humble Mère qui, lorsque la mission de son Fils l'exige, s'efface et, dans le même temps, à la femme courageuse qui, alors que les disciples s'enfuient, demeure au pied de la croix. Paul VI, dans son discours à l'occasion de la promulgation de la Constitution, conciliaire sur l'Église, avait qualifié Marie de"tutrix hujus Concilii" - "protectrice de ce Concile" 1  et, à travers une allusion au récit de la Pentecôte rapporté par Luc (Ac 1, 12-14), il avait dit que les Pères s'étaient réunis dans la salle du Concile "cum Maria, Matre Iesu" et que, également en son nom, ils en seraient à présent sortis.2
Dans ma mémoire demeure inscrit de manière indélébile le moment où, en entendant ses paroles :"Mariam Sanctissimam declaramus Matrem Ecclesiae" - "Nous déclarons la Très Sainte Vierge Marie Mère de l'Église", les Pères se levèrent spontanément de leurs chaises et applaudirent debout, rendant hommage à la Mère de Dieu, à notre Mère, à la Mère de l'Église. De  fait, par ce titre, le Pape résumait la doctrine mariale du Concile et donnait la clef de sa compréhension. Marie n'a pas seulement un rapport singulier avec le Christ, le Fils de Dieu qui, comme homme, a voulu devenir son fils. Étant totalement unie au Christ, elle nous appartient également totalement. Oui, nous pouvons dire que Marie est proche de nous comme aucun autre être humain, car le Christ est homme pour les hommes et tout son être est un être pour nous. Le Christ, disent les Pères, en tant que Tête, est inséparable de son Corps qui est l'Église, formant avec celle-ci, pour ainsi dire, un unique sujet vivant. La Mère de la Tête, est également la Mère de toute l'Église ; elle est, pour ainsi dire, totalement expropriée d'elle-même ; elle s'est entièrement donnée au Christ et, avec Lui, elle nous est donnée entièrement à tous. En effet, plus la personne humaine se donne, plus elle se trouve elle-même.
Le Concile entendait nous dire cela : Marie est tellement liée au grand mystère de l'Église qu'elle et l'Église sont inséparables, tout comme sont inséparables le Christ et elle. Marie reflète l'Église, elle l'anticipe dans sa personne, et, dans tous les épisodes douloureux qui frappent l'Église souffrante et en peine, elle demeure toujours l'étoile du salut. C'est elle qui est son centre véritable en qui nous avons confiance, même si bien souvent, ce qui est autour pèse sur notre âme. Le Pape Paul VI, dans le contexte de la promulgation de la Constitution sur l'Église, a mis tout cela en lumière à travers un nouveau titre profondément enraciné dans la Tradition, précisément dans l'intention d'illuminer la structure intérieure de l'enseignement sur l'Église développé au cours du Concile. Le Concile Vatican II devait s'exprimer sur les composantes institutionnelles de l'Église : sur les Évêques et sur le Pontife, sur les prêtres, les laïcs et les religieux dans leur communion et dans leurs relations ; il devait décrire l'Église en chemin, "qui enferme des pécheurs dans son propre sein, et est donc à la fois sainte et appelée à se purifier..." (Lumen gentium, n. 8). Mais cet aspect pétrinien de l'Église est inclus dans l'aspect marial. En Marie, l'Immaculée, nous rencontrons l'essence de l'Église d'une manière qui n'est pas déformée. Nous devons apprendre d'elle à devenir nous-mêmes des âmes ecclésiales, comme s'exprimaient les Pères, pour pouvoir nous aussi, selon la parole de saint Paul, nous présenter immaculés devant le Seigneur, tels qu'Il nous a voulus dès le commencement (Col 1, 3-21 ; Ep 1, 4).
Mais à présent nous devons nous demander : Qu'est-ce que signifie Marie l'Immaculée ? Ce titre a-t-il quelque chose à nous dire ? La liturgie d'aujourd'hui éclaire pour nous le contenu de cette parole à travers deux grandes images. Il y a tout d'abord le récit merveilleux de l'annonce à Marie, la Vierge de Nazareth, de la venue du Messie. Le salut de l'Ange est tissé de fils de l'Ancien Testament, en particulier du prophète Sophonie. Celui-ci fait voir que Marie, l'humble femme de province , issue d'une lignée sacerdotale et portant en elle le grand patrimoine sacerdotal d'Israël, est le saint reste d'Israël auquel les prophètes, au cours de toutes les périodes de douleurs et de ténèbres, ont fait référence. En elle est présente la véritable Sion, celle qui est pure, la demeure vivante de Dieu. En elle demeure le Seigneur, en elle il trouve le lieu de Son repos. Elle est la maison vivante de Dieu, qui n'habite pas dans des édifices de pierre, mais dans le cœur de l'homme vivant. Elle est le germe qui, dans la sombre nuit d'hiver de l'histoire, jaillit du tronc abattu de David. En elle s'accomplit la parole du Psaume : "La terre a donné son fruit" (67, 7). Elle est le surgeon, duquel dérive l'arbre de la rédemption et des rachetés. Dieu n'a pas essuyé un échec, comme il pouvait sembler au début de l'histoire avec Adam et Ève, ou bien au cours de l'exil à Babylone, et comme il semblait à nouveau à l'époque de Marie, quand Israël était devenu un peuple sans importance dans une région occupée, avec bien peu de signes reconnaissables de sa sainteté. Dieu n'a pas failli. Dans l'humilité de la maison de Nazareth vit l'Israël saint, le reste pur. Dieu a sauvé et sauve son peuple. Du tronc abattu ressurgit à nouveau son histoire, devenant une nouvelle force vive qui oriente et envahit le monde. Marie est l'Israël saint ; elle dit oui au Seigneur, se met pleinement à sa disposition et devient ainsi le temple vivant de Dieu.
La deuxième image est beaucoup plus difficile et obscure. Cette métaphore, tirée du Livre de la Genèse, nous parle à partir d'une grande distance historique, et ne peut être éclaircie qu'avec beaucoup de peine ; ce n'est qu'au cours de l'histoire qu'il a été possible de développer une compréhension plus profonde de ce qui y est référé. Il est prédit qu'au cours de toute l'histoire, la lutte entre l'homme et le serpent se poursuivra, c'est-à-dire entre l'homme et les puissances du mal et de la mort. Cependant, il est également pré-annoncé que la lignée de la femme vaincra un jour et écrasera la tête du serpent, de la mort ; il est pré-annoncé que la lignée de la femme – et en elle la femme et la mère elle-même – vaincra et qu'ainsi, à travers l'homme, Dieu vaincra. Si nous nous mettons à l'écoute de ce texte avec l'Église croyante et en prière, alors nous pouvons commencer à comprendre ce qu'est le péché originel, le péché héréditaire, et aussi ce que signifie être sauvegardé de ce péché héréditaire, ce qu'est la rédemption.
Quelle est la situation qui nous est présentée dans cette page ? L'homme n'a pas confiance en Dieu. Tenté par les paroles du serpent, il nourrit le soupçon que Dieu, en fin de compte, ôte quelque chose à sa vie, que Dieu est un concurrent qui limite notre liberté et que nous ne serons pleinement des êtres humains que lorsque nous l'aurons mis de côté ; en somme, que ce n'est que de cette façon que nous pouvons réaliser en plénitude notre liberté. L'homme vit avec le soupçon que l'amour de Dieu crée une dépendance et qu'il lui est nécessaire de se débarrasser de cette dépendance pour être pleinement lui-même. L'homme ne veut pas recevoir de Dieu son existence et la plénitude de sa vie. Il veut puiser lui-même à l'arbre de la connaissance le pouvoir de façonner le monde, de se transformer en un dieu en s'élevant à Son niveau, et de vaincre avec ses propres forces la mort et les ténèbres. Il ne veut pas compter sur l'amour qui ne lui semble pas fiable ; il compte uniquement sur la connaissance, dans la mesure où celle-ci confère le pouvoir. Plutôt que sur l'amour, il mise sur le pouvoir, avec lequel il veut prendre en main de manière autonome sa propre vie. Et en agissant ainsi, il se fie au mensonge plutôt qu'à la vérité et cela fait sombrer sa vie dans le vide, dans la mort. L'amour n'est pas une dépendance, mais un don qui nous fait vivre. La liberté d'un être humain est la liberté d'un être limité et elle est donc elle-même limitée. Nous ne pouvons la posséder que comme liberté partagée, dans la communion des libertés : ce n'est que si nous vivons d'une juste manière, l'un avec l'autre et l'un pour l'autre, que la liberté peut se développer. Nous vivons d'une juste manière, si nous vivons selon la vérité de notre être, c'est-à-dire selon la volonté de Dieu. Car la volonté de Dieu ne constitue pas pour l'homme une loi imposée de l'extérieur qui le force, mais la mesure intrinsèque de sa nature, une mesure qui est inscrite en lui et fait de lui l'image de Dieu, et donc une créature libre. Si nous vivons contre l'amour et contre la vérité - contre Dieu -, alors nous nous détruisons réciproquement et nous détruisons le monde. Alors nous ne trouvons pas la vie, mais nous faisons le jeu de la mort. Tout cela est raconté à travers des images immortelles dans l'histoire de la chute originelle et de l'homme chassé du Paradis terrestre.
Chers frères et sœurs ! Si nous réfléchissons sincèrement sur nous et sur notre sur histoire, nous constatons qu'à travers ce récit est non seulement décrite l'histoire du début, mais l'histoire de tous les temps, et que nous portons tous en nous une goutte du venin de cette façon de penser illustrée par les images du Livre de la Genèse. Cette goutte de venin, nous l'appelons péché originel. Précisément en la fête de l'Immaculée Conception apparaît en nous le soupçon qu'une personne qui ne pèche pas du tout est au fond ennuyeuse ; que quelque chose manque à sa vie : la dimension dramatique du fait d'être autonomes ; qu'être véritablement hommes comprenne également la liberté de dire non, de descendre au fond des ténèbres du péché et de vouloir agir tout seuls ; que ce n'est qu'alors que l'on peut exploiter totalement toute l'ampleur et la profondeur du fait d'être des hommes, d'être véritablement nous-mêmes ; que nous devons mettre cette liberté à l'épreuve, également contre Dieu, pour devenir en réalité pleinement nous-mêmes. En un mot, nous pensons au fond que le mal est bon, que nous avons au moins un peu besoin de celui-ci pour faire l'expérience de la plénitude de l'être. Nous pensons que Méphistophélès - le tentateur - a raison lorsqu'il dit être la force "qui veut toujours le mal et qui accomplit toujours le bien" (Goethe, Faust I, 3). Nous pensons que traiter un peu avec le mal, se réserver un peu de liberté contre Dieu est au fond un bien, et peut-être même nécessaire.
Cependant, en regardant le monde autour de nous, nous pouvons voir qu'il n'en est pas ainsi : le mal empoisonne toujours. Il n'élève pas l'homme, mais l'abaisse et l'humilie. Il ne le rend pas plus grand, plus pur et plus riche, mais il lui cause du mal et le fait devenir plus petit. C'est cela que nous devons apprendre le jour de l'Immaculée Conception : l'homme qui s'abandonne totalement entre les mains de Dieu ne devient pas une marionnette de Dieu, une personne consentante ennuyeuse ; il ne perd pas sa liberté. Seul l'homme qui se remet totalement à Dieu trouve la liberté véritable, l'ampleur vaste et créative de la liberté du bien. L'homme qui se tourne vers Dieu ne devient pas plus petit, mais plus grand, car grâce à Dieu et avec Lui, il devient grand, il devient divin, il devient vraiment lui-même. L'homme qui se remet entre les mains de Dieu ne s'éloigne pas des autres en se retirant dans sa rédemption en privé ; au contraire, ce n'est qu'alors que son cœur s'éveille vraiment et qu'il devient une personne sensible et donc bienveillante et ouverte.
Plus l'homme est proche de Dieu, plus il est proche des hommes. Nous le voyons en Marie. Le fait qu'elle soit totalement auprès de Dieu est la raison pour laquelle elle est également si proche de tous les hommes. C'est pourquoi elle peut être la Mère de toute consolation et de toute aide, une Mère à laquelle devant chaque nécessité quiconque peut oser s'adresser dans sa propre faiblesse et dans son propre péché, car elle comprend tout et elle est pour tous la force ouverte de la bonté créatrice. C'est en Elle que Dieu imprime son image, l'image de Celui qui suit la brebis égarée jusque dans les montagnes et parmi les épines et les ronces des péchés de ce monde, se laissant blesser par la couronne d'épine de ces péchés, pour prendre la brebis sur ses épaules et la ramener à la maison. En tant que Mère compatissante, Marie est la figure anticipée et le portrait permanent de son Fils. Nous voyons ainsi que même l'image de la Vierge des Douleurs, de la Mère qui partage la souffrance et l'amour, est une véritable image de l'Immaculée. Son cœur, grâce au fait d'être et de ressentir avec Dieu, s'est agrandi. En Elle, la bonté de Dieu s'est beaucoup approchée et s'approche beaucoup de nous. Ainsi Marie se trouve devant nous comme signe de réconfort, d'encouragement, d'espérance. Elle s'adresse à nous en disant : « Aie le courage d'oser avec Dieu ! Essaye ! N'aie pas peur de Lui ! Aie le courage de risquer avec la foi ! Aie le courage de risquer avec la bonté ! Aie le courage de risquer avec le cœur pur ! Engage-toi avec Dieu, tu verras alors que c'est précisément grâce à cela que ta vie deviendra vaste et lumineuse, non pas ennuyeuse, mais pleine de surprises infinies, car la bonté infinie de Dieu ne se tarit jamais ! »
En ce jour de fête, nous voulons rendre grâce au Seigneur pour le grand signe de sa bonté qu'il nous a donné en Marie, sa Mère et Mère de l'Église. Nous voulons le prier de placer Marie sur notre chemin comme une lumière qui nous aide à devenir nous aussi lumière et à porter cette lumière dans les nuits de l'histoire.
Amen.
Benoît XVI, homélie du 8 décembre 2005

1. Œcumenicum Concilium Vaticanum II, Constitutiones Decreta Declarationes, Cité du Vatican 1966, p. 983
2. Ibid. p. 985

mardi 21 mai 2013

En Ignaçant... Jorge Mario Bergoglio, chanter le Magnificat

Mes frères, je voudrais commencer ces Exercices spirituels par la citation d'un texte qui, en laissant résonner le cantique du Magnificat, est profondément consolateur :
Ce qui nous fait avancer, c'est avant tout le désir de rendre grâce à Dieu et de Le louer car, après tout, « Sa miséricorde s'étend d'âge en âge sur ceux qui Le craignent » (Lc 1, 50). Nous nous sentons aussi appelés à la conversion, poussés à demander et recevoir le pardon de Dieu et heureux de renouveler notre foi, notre espérance en Ses promesses 1.
À l'école de la Vierge Marie, c'est par l'action de grâce, l'adoration et la louange que nous faisons mémoire de la miséricorde du Dieu qui nous soutient. Et l'espérance fondée sur Lui nous dispose à livrer le bon combat de la foi et de l'Amour, pour le peuple qui nous est confié.
Au commencement de ces Exercices spirituels, afin que nous soyons prêts à recevoir le don de l'espérance, il me faut beaucoup insister sur la prière au Saint-Esprit. Lui sait graver et imprimer dans nos cœurs tout ce qui est bon.
Cette espérance spirituelle est beaucoup plus que de l'optimisme. Elle n'est pas tapageuse, elle ne craint pas le silence. Au contraire, elle s'enfouit en nous comme la sève dans les racines en hiver. L'espérance est certaine, c'est le Père de la vérité qui nous la donne. Elle fait la différence entre le bien et le mal. Elle ne voue pas un culte à la réussite : elle ne verse pas dans l'optimisme ; ni ne se complaît dans l'échec : elle n'est pas pessimiste. Puisque l'espérance distingue le bien du mal, elle est appelée au combat ; et elle lutte sans anxiété ni illusion, avec l'assurance de celui qui sait qu'il poursuit un objectif certain, ainsi qu'il est dit dans la Bible : « Nous devons rejeter tout fardeau et le péché qui nous assiège, et courir avec constance l'épreuve qui nous est proposée » (He 12, 1). C'est précisément ainsi que nous allons commencer ces Exercices spirituels : en demandant la grâce d'une espérance combative.
Le Magnificat contre la désespérance
Puisque la combativité de notre espérance s'exprime d'abord en un travail de discernement, il va nous falloir regarder en face les attitudes de désespérance qui, parfois, viennent se nicher jusqu'au cœur des institutions auxquelles nous appartenons. Ces attitudes de désespérance progressent en empruntant les mêmes échelons que ceux qui conduisent à se placer sous « l'étendard de l'ennemi de la nature humaine » et font advenir l'Anti-Règne 2 : elles commencent par un simple manque de modestie, puis passent par la vanité et elles finissent par atteindre à l'orgueil (Exercices Spirituels, 142).
Le Magnificat se chante dans la pauvreté
« Le Seigneur renvoie les riches les mains vides ». Très souvent, notre manque d'espérance est le signe de nos richesses dissimulées, de notre éloignement de la pauvreté évangélique.
Ainsi, devant la pénurie de vocations, nous faisons parfois des diagnostics de riches : riches du savoir des sciences anthropologiques modernes qui, avec leur masque de suffisance absolue, nous éloignent de l'humble prière de supplication et de demande au Maître de la moisson.
De même, devant l'ampleur et la complexité des problèmes que pose à l'Église le monde actuel, nous cherchons à déguiser en richesse la pauvreté des solutions qui sont à notre disposition.
Et l'on pourrait continuer l'énumération.
Il serait bon que pendant cette retraite nous soumettions à la prière ces signes de notre attachement à la richesse, afin que le Seigneur veuille bien nous dépouiller de ces attitudes désespérantes d'être riches, et qu'Il nous rappelle que l'espérance du Royaume ne saurait faire l'économie des douleurs de l'enfantement.
Le Magnificat se chante dans la petitesse et l'humiliation
Sur une terre qui n'a pas été labourée par la douleur, le fruit est condamné à l'insignifiance (Lc 8, 13). Les vanités qui nous assaillent sont nombreuses mais la plus vaine et la plus commune chez les évêques et les prêtres est paradoxalement le défaitisme. Le défaitisme est une forme de vanité parce qu'en étant défaitiste, on se positionne en tant que Général en chef, mais d'une armée vaincue ! Au lieu d'accepter d'être le simple soldat d'un escadron qui, bien que décimé, continue à lutter. Combien de fois, nous évêques, faisons-nous ces rêves expansionnistes propres aux généraux vaincus ! En l'occurrence, nous renions l'histoire de notre Église qui est une histoire glorieuse car elle est faite de sacrifices, d'espoirs et de combat quotidien. La foi de nos pères s'est construite sur des ressources humaines bien précaires, mais au lieu d'en être découragés, ils en étaient vivifiés. Parce que leur espérance était plus forte que toute adversité.
Le Magnificat se chante dans l'humilité
Comme nous venons de le dire, l'orgueil nous a conduits parfois à dénigrer les humbles moyens de l'Évangile. Il y a un paragraphe des Constitutions de la Compagnie de Jésus qui s'applique parfaitement à l'Église d'aujourd'hui. Saint Ignace dit :
La Compagnie [ou l'Église] qui n'a pas été fondée sur des moyens humains, ne peut ni se conserver ni se développer par eux, mais par la main toute-puissante du Christ, notre Dieu et Seigneur. Il faut mettre en Lui seul L'ESPÉRANCE qu'Il conservera et fera avancer ce qu'Il a daigné commencer pour Son service et Sa louange et pour l'aide des âmes (Const., 812).
Si le Seigneur nous accorde la possibilité de vivre ce que nous demande saint Ignace, nous aurons atteint l'humilité de nous considérer comme des intendants fidèles, et non pas comme le Maître de maison. Nous serons des humbles serviteurs, à l'image de la Sainte Vierge Marie, et non pas des princes. Cette humilité se nourrit de l'opprobre et du mépris et non de la flatterie et de l'auto-complaisance.
Voyez l'exemple évangélique des vierges sages (Mt 25, 1-13). Il me semble que cette parabole dispense un enseignement primordial pour l'Église. Vous vous rappelez que les vierges sages refusaient de partager l'huile de leur lampe. Une lecture rapide et primaire nous porterait à condamner leur mesquinerie et leur égoïsme. Une lecture plus approfondie nous montre pourtant la grandeur de leur attitude. Elles n'ont pas partagé ce qui ne peut être partagé... Elles n'ont pas risqué ce qui ne doit pas être risqué : la rencontre avec leur Seigneur et la rétribution de cette rencontre. Peut-être que, dans l'Église même, nous deviendrons objets d'opprobre et de mépris si, pour suivre le Seigneur, nous renonçons à « essayer les bœufs » ou à « acheter un champ » (Lc 14, 18-20). À la suite de notre Seigneur, cependant, notre humilité épousera la pauvreté, puisqu'elle sera alors très proche de connaître « cela seul qui compte ».
Avec le regard de Marie
Le regard de Marie dans le Magnificat peut nous aider à contempler ce Seigneur toujours plus grand. La dynamique du « davantage » (magis) inspire le rythme du Magnificat qui est l'hymne que l'humilité chante à la grandeur.
Cette grandeur du Seigneur, contemplée à travers les yeux purs de Marie, purifie notre regard, purifie notre mémoire dans ces deux mouvements : celui du « souvenir » et celui du « désir ».
Le regard de la Sainte Vierge est combatif dans l'ordre du « souvenir » : rien n'assombrit ni ne souille le passé, les merveilles que le Seigneur a faites. Il la regarda avec bonté dans son humilité et cet amour premier devient le fondement de toute sa vie. La mémoire de Marie est aussi une mémoire qui rend grâce.
Nous regardons avec elle nos « commencements » et nous demandons la grâce d'y découvrir comment le Seigneur nous a aimés le premier (en ceci consiste l'amour, comme le dit saint Jean).
À la lumière du Christ, Image du Dieu invisible, Premier-né de toute créature, [qui] est avant toutes choses et tout subsiste en lui (Col 1, 15-17), nous faisons mémoire de nos « débuts » :
— notre commencement en Dieu,
— le commencement de notre vie chrétienne,
— le commencement de notre vocation,
— le commencement de notre vie sacerdotale et épiscopale ...
En chantant le cantique du Magnificat, nous sentons le regard fortifiant et fondateur du Seigneur posé sur ces commencements de notre vie. Et nous prions pour que le regard de Marie fortifie notre propre regard et qu'en lui nous osions soutenir le regard du Seigneur.
Jorge Mario Bergoglio,
 in Amour, Service & Humilité (Magnificat)
retraite prêchée en 2006 auprès des évêques d’Espagne

1. La fidelidad de Dios dura siempre. Mirada de fe al siglo XX, Madrid, 26 novembre 1999.
2. L'auteur, en employant ici l'expression « Anti-Règne », fait allusion à sa manière à la méditation des deux étendards proposée par saint Ignace de Loyola dans les Exercices spirituels. Dans le texte ignatien, il n'est pas question de « Royaume » et d'« Anti-Royaume », mais de « l'étendard de Jésus Christ, notre excellent commandant en chef, et de celui de Lucifer, le plus mortel ennemi des hommes ». Nous citons donc ici les mots employés par saint Ignace dans le numéro des Exercices auquel se réfère précisément Jorge Mario Bergoglio. [NdE]


lundi 13 mai 2013

En divaguant... Don Carlo Cecchin, Promenade spirituelle à Rome


Divagations spirituelles, sentimentales et esthétiques d’un amoureux de Rome
De retour d’un mémorable pèlerinage à Rome, je voudrais vous faire partager mes passions. Visiter l’Italie et surtout Rome, faire le Grand Tour comme on disait à l’époque, était indispensable pour former le goût de tout jeune homme bien né du XVII-XVIIIe siècle. Pour un artiste, cela s’avérait nécessaire. Certes, les choses ont changé, et, pour bien apprécier Rome, il faudrait faire abstraction du bruit incessant, de la circulation chaotique, de la chaleur, des Romains eux-mêmes…La chose est assez facile, il suffit d’entrer dans une vénérable basilique où le temps semble s’être arrêté, et de rêver… « La vie est un songe » : c’est un lointain souvenir de collège, une œuvre de Pedro Calderòn de la Barca (1600-1681) qui marqua mon adolescence. La réalité, la vraie, est au-delà du rideau, une fois refermé sur la scène du théâtre de notre vie qui se déroule comme une comédie, souvent même comme une tragédie, et qui a pourtant valeur d’éternité.
Le premier jour, en allant vers Saint Paul Hors-les-Murs, nous avons été accueillis par l’église Sainte-Marie in Aracœli et le Capitole dont la place a été conçue par Michel-Ange, avec en son centre la belle statue de Marc-Aurèle et les deux Dioscures au sommet de l’escalier monumental. Quelle vue magnifique sur le Forum, théâtre de tant de gloires, maintenant en ruine ! L’Empire Romain a été voulu par Dieu pour y répandre la vraie foi : Rome et la Grèce sont le substrat culturel, philosophique et juridique sur lequel s’est greffée l’Église. Les empires sont éphémères et j’imagine Jésus pleurant sur Jérusalem, mais l’Église restera, elle, jusqu’à la fin des temps. Voulez-vous rêver ? Promenez-vous sur la Via Appia : le paysage y est idyllique, les cyprès et les pins parasols bordent la voie, alternant avec tombeaux, bas-reliefs funéraires, ruines et cippes. Il me semble entendre les pas des légions romaines partant conquérir le monde, les pas des Apôtres Pierre et Paul : « Qu’ils sont beaux les pieds de ceux qui annoncent la bonne nouvelle » (Rm 10,5) et peut-être aussi les gémissements du jeune Saint Tarcisius, dont le front innocent ruisselle de sang, les bras croisés sur sa poitrine pour défendre l’Eucharistie. A quelques pas de là, il y a les catacombes : devant les tombeaux des martyrs, on y recueille le frémissement héroïque des premiers temps de l’Église, décrit par les distiques du Pape Damase en beaux caractères philocaliens. Les tombeaux des Apôtres Pierre et Paul sont le but principal de notre pèlerinage. Si le tombeau vide du Christ est le fondement de notre foi, dans celui de Pierre il y a le cœur de l’Église, toujours vivant par son successeur, le Pape, qui continue à nous confirmer dans cette foi. Auprès de la tombe de Saint Paul, il nous semble entendre l’écho de sa parole véhémente, expression de son zèle si ardent pour le Christ.
À part les assez nombreuses églises paléochrétiennes et médiévales témoignant de la foi des chrétiens des premiers siècles, telles Saint-Étienne Rotondo, Sainte-Marie-au-Transtévère, Sainte-Praxède ou les Quatre-Saints-Couronnés, c’est la splendeur des églises baroques qui attire particulièrement mon attention. Oh, elles n’ont point la frivolité du rococo nordique, au contraire. Le baroque, héritier de l’Antiquité et de la Renaissance, est le style catholique par excellence. L’esprit baroque semble désirer cette harmonie entre Dieu et la nature, le surnaturel et le naturel, l’âme et le corps, la beauté spirituelle et physique : tout cela se trouve réconcilié par le paradoxe de l’Incarnation du Verbe de Dieu fait chair. Cet univers exubérant et rhétorique du baroque a répondu aux attentes de la Contre-Réforme. C’est dans la pénombre dorée de ces églises que j’aime me recueillir. Sous leurs autels, il y a parfois le corps insoupçonné d’un saint, et lorsque un faisceau de lumière éclaire un détail, c’est tour à tour un angelot malicieux qui vous sourit, ou une tête de mort qui ricane : le trompe l’œil et la réalité. C’est dans ce clair-obscur que le baroque a si bien su exprimer la vie et la mort. Tout se déroule comme une représentation, un opéra sacré, un acte tragique mi-profane mi-sacré, mi-sensuel mi-innocent, mi-humain mi-divin, mi-saint mi-pécheur. Du haut des autels, des personnages à la noble allure semblent poser pour l’éternité : hiératiques ou héroïques, méditatifs ou courroucés, martyrisés et pourtant les yeux levés vers le Ciel en une douce extase, d’une beauté presque outrancière ou d’une laideur répugnante. Les voûtes semblent exploser et nous aspirer dans un mouvement convulsif vers un profond ciel turquoise et une lumière éblouissante : c’est l’apothéose d’un saint, reçu au Ciel dans un frémissement de corps et un bruissement d’ailes angéliques. Pour terminer comment ne pas évoquer la douceur des soirées romaines ? Lorsque le jour se confond avec la nuit et que le ciel est d’un bleu magnifique avec des reflets orangés, assis sur une terrasse ou se promenant en dégustant une glace : on se sent chez-soi ! Mais, gare à vous, on est toujours épiés, non seulement par les innombrables français que vous croisez, mais par les nombreux saints qui vous regardent du haut des façades majestueuses. Hélas, mes divagations doivent prendre fin, il faut rentrer avant 23h00, sous peine de passer la nuit sous un pont !…Demain, il nous faudra retourner à Paris, mais désormais, chacun portera Rome dans son cœur.
Comme j’aime l’Église ! Elle est ma mère !
Don Carlo Cecchin

samedi 11 mai 2013

En tremblant... François Euvé, Le mal toujours présent


Réfléchir sur le péché serait insuffisant si l'on ne réfléchissait pas sur la destinée de l'homme que ce péché entrave. Nous partirons d'une notion simple, qui n'a pas de connotation religieuse particulière, le bonheur. Qui ne souhaite pas être heureux ou, plus modestement, réussir sa vie ? Quels sont les obstacles sur ce chemin ? L'expérience du mal doit-elle faire douter d'un bonheur possible ?
RÉUSSIR SA VIE
Le thème du bonheur constituait déjà l'arrière-plan de l'éthique d'Aristote. Il peut se décliner de diverses façons, du plaisir immédiat à la béatitude de la vie éternelle. Ce thème est aussi présent au cœur de la tradition chrétienne, comme l'attestent les Béatitudes, premier discours de Jésus rapporté par le premier Évangile, celui de Matthieu (Mt 5, 3-12). C'est un bonheur possible, parfois déjà présent, même sous une forme paradoxale : « Heureux les pauvres... »
Thomas d'Aquin propose un commentaire des Béatitudes. Le grand théologien médiéval est frappé par la convergence entre les deux pôles qu'il cherche à réconcilier, l'Écriture chrétienne et la sagesse antique, incarnée par Aristote. Il emprunte au philosophe l'affirmation de l'universalité du bonheur, à laquelle il ajoute une pluralité d'interprétations : « Tous les hommes aspirent à être heureux, mais ils ne s'accordent plus lorsqu'il s'agit de dire ce qu'est le bonheur [beatitudo] : les uns désirent une chose, les autres une autre »1.
Invoquer ce désir de bonheur, c'est souligner que l'homme n'est pas heureux au moment où il éprouve cette aspiration. On désire ce que l'on n'a pas ; le bonheur se fait attendre. Mais le malheur survient, sous des formes diverses : maladies, deuils, pertes subites d'amis, épreuves en tous genres. D'où cette question légitime : l'homme est-il fait pour être heureux ?
La sagesse ancestrale, philosophie, religion, apporte des réponses, que ce soit pour la vie présente ou pour une éventuelle vie « future ». Les propositions divergent : accumuler des biens temporels, satisfaire ses désirs, agir selon la vertu, contempler les vérités divines 2. Les moins ambitieuses affirment que le bonheur est à notre portée, à condition de renoncer aux grands idéaux, aux désirs hors d'atteinte, aux aspirations trop lointaines. « Cultiver son jardin » est une maxime indémodable, surtout à notre époque, revenue des projets grandioses de transformation radicale du monde que portaient les idéologies désormais défuntes. On retrouve aisément, dans ce contexte, la sagesse antique qui fuit tout excès (hubris).
Pour Thomas d'Aquin, le bonheur authentique est dans la relation à Dieu. Mais pour l'homme d'aujourd'hui, cela ne va plus de soi ; aucun ciel n'impose plus sa loi à l'histoire humaine :
En première approximation, on pourrait dire que ce qui caractérise au mieux l'époque contemporaine, du moins dans les démocraties occidentales, c'est la conviction, joyeuse ou nostalgique selon les cas, que la réussite ou l'échec d'une vie ne saurait plus désormais s'évaluer à l'aune d'une transcendance. 3
C'est d'autant plus vrai que les grandes utopies de salut qui ont agité le XXe siècle en promettant à l'humanité un « avenir radieux » ont fini au mieux dans la médiocrité, au pis — le plus souvent — dans des millions de sacrifices inutiles. Les grands rêves de dépassement, d'auto-transcendance, si fascinants qu'ils aient pu être dans leur construction théorique, se sont achevés en utopies meurtrières. À quoi bon vouloir transformer radicalement le monde si c'est au détriment de l'humanité présente ? La sagesse contemporaine prescrit : « C'est ici et maintenant qu'il faut être heureux »4.
Le chemin le plus banal se satisfait de la possession immédiate. On pense aux images publicitaires ou aux récits de ceux qui ont « réussi dans la vie ». Pouvoir et richesse attirent, surtout ceux qui s'en estiment privés. Comme dans la Genèse, l'arbre interdit — ou celui que l'on pense tel — est toujours le plus désirable.
Plus subtilement, on pense trouver le bonheur dans une sorte de réconciliation avec son destin, sur le modèle de l'ancien stoïcisme. Nous serions inscrits dans une totalité cosmique qui donnerait sens à notre existence. La vraie liberté consisterait à coïncider avec la nécessité du monde. Le libre arbitre, capacité arbitraire de choix, serait une illusion, qui peut être dangereuse si elle bouleverse l'harmonie cosmique. Il s'agirait plutôt de se réconcilier avec le monde tel qu'il est, sans nostalgie d'un passé qui n'est plus et ne reviendra jamais, sans refuge onirique dans un avenir qui n'existe pas encore. Le mot d'ordre serait de goûter la plénitude de l'instant présent.
Cette attitude, qu'on peut qualifier de « matérialisme » au sens où elle ne fait appel à aucune transcendance spirituelle, n'est pas sans grandeur. Elle ne doit pas être confondue avec la platitude radicale des utilitarismes qui promeuvent l'égoïsme ordinaire en programme de vie. La communion avec la totalité cosmique rejette l'individualisme de celui qui réduit le bonheur à la satisfaction de ses envies. Elle suppose un décentrement de soi au profit d'un espace plus large. Toutefois, cette attitude peut être qualifiée de « philosophie pour beau temps »5. Face à l'expérience du mal, maladie ou violence, l'acceptation sereine du moment présent devient vite intenable. C'est vrai pour soi-même : il est facile d'accepter son destin quand tout va bien, mais en cas d'épreuve, l'acceptation semble trop rationnelle. C'est vrai aussi face au mal subi par l'autre : le spectacle de la violence dans le monde conduit à vouloir y remédier. Cela implique des transformations sociales, sinon aussi radicales que dans les utopies désormais récusées, au moins décisives. La souffrance appelle une action. Certaines paroles consolatrices peuvent faire plus de mal que l'épreuve subie. L'aspect injustifiable du mal rencontré met en question nos certitudes.
Une troisième voie envisage le bonheur non plus seulement par rapport à soi ou à un monde anonyme, mais dans la relation concrète aux autres personnes humaines, « l'exigence d'une ‘existence avec les autres’ »6. Ces autres sont des personnes singulières : « Nous avons besoin des autres pour nous comprendre nous-mêmes, besoin de leur liberté et, si possible, de leur bonheur, pour accomplir notre propre vie »7. La rencontre de l'autre homme conduit à me décentrer si je veux le rencontrer en vérité, à faire le sacrifice de mon petit moi afin de ressentir ce qui l'anime : sortir de soi pour aller à la rencontre de l'autre. On se trouve ici confronté à la thématique de l'amour, qu'on la réfère ou non à la tradition chrétienne.
L'aspiration au bonheur met en évidence, par contraste, le caractère originaire du mal et de la souffrance 8. C'est le mal qui stimule l'agir et la pensée. La souffrance ne laisse pas indifférent. Face à la personne en détresse, on peut à la rigueur passer son chemin sans réagir, mais il est peu probable que cette rencontre ne m'affecte pas. Le sentiment éprouvé, même un bref instant, peut ne pas se traduire en manifestation extérieure, geste concret ou parole réconfortante ; il n'empêche que quelque chose a été ressenti. Dans les autres cas (les plus fréquents ?), quelque chose est fait pour venir en aide à autrui.
L'action est une réponse. La pensée en est une autre, plus durable peut-être. L'épreuve du mal, dans la mesure où il paraît injustifiable, où il ne s'inscrit pas dans l'ordre des choses, invite la raison à en chercher la cause. Il se pourrait que le point de départ soit cette épreuve plutôt que la simple curiosité, le désir de connaître pour connaître. Savoir « comment ça marche » est intéressant, mais chercher à comprendre « pourquoi j'ai mal » ou, plus simplement, « pourquoi ça ne marche pas » engage un enjeu autrement plus profond. L'étonnement premier est devant le mal 9. On l'a dit, l'identification de la cause permet d'initier le processus de guérison ou de réparation, en représentant déjà un premier pas sur le chemin de sortie, puisqu'elle relie un ensemble de faits que la souffrance tend à disjoindre, elle remet une cohérence là où les choses semblaient en être dépourvues. Le mal est ce qui ne devrait pas être. Pourquoi ? La réponse n'est pas immédiate, mais elle sera fournie par la raison qui, ayant identifié le réseau causal, saura agir sur lui, supprimer le mal à sa racine et le ramener par conséquent à l'inexistence d'où il n'aurait jamais dû sortir.
Entre le mal et la raison, il existe une longue histoire conflictuelle. Entre la prétention à l'explication intégrale des théodicées et la démission sceptique qui renonce à comprendre se trouvent tous les programmes des grandes philosophies : sans doute n'y aurait-il pas de philosophie s'il n'y avait pas de mal. La philosophie propose des distinctions : une première catégorisation distingue le mal subi, le malheur, et le mal commis, la faute. Nous sommes partis de l'expérience du mal subi, car elle est la plus immédiate. Comment penser le second ? Dans ce cas, l'homme est actif : il commet le mal. Dans quelle attitude est-il le plus humain ? N'est-ce pas lorsqu'il agit ? L'intérêt du philosophe se déporte progressivement vers la faute. S'il y a malheur, c'est qu'il y a faute. Entre souffrance et péché, la balance n'est pas égale : le malheur est parfois la conséquence directe de sa propre faute, parfois de celle de quelqu'un d'autre (ses parents, par exemple). Parfois encore il y a indirectement faute dans la mesure où rien n'a été fait pour empêcher ce malheur — en supposant que l'homme le puisse.
La sensibilité ancienne valorisait la faute ; la sensibilité contemporaine, on l'a dit, prête davantage attention aux victimes. On peut estimer ce déplacement conforme à la logique évangélique : Jésus paraît davantage concerné par la guérison des souffrants que par la dénonciation des coupables. À la limite, cela conduit à marginaliser le péché, en tant que culpabilité assumée.
L'AVENTURE MODERNE
La sensibilité croissante à la souffrance et à la victime présente des traits caractéristiques.
Le premier est celui du progrès. Il ne s'agit pas seulement de soulager la souffrance, comme s'y emploie la médecine, de rétablir l'équilibre ou la cohérence d'un organisme, mais aussi de le transformer, l'améliorer. Malgré la violence qui semble démentir périodiquement cette marche en avant de l'humanité, malgré même une malice indéracinable dans le cœur humain (le « mal radical » selon l'expression de Kant), l'espoir est là d'un avenir meilleur. Il ne sera pas meilleur simplement parce que les maux auront été éradiqués, mais parce qu'une métamorphose aura fait coïncider l'état des choses avec les aspirations les plus profondes de l'homme. Le mal fait « voir des problèmes et des anomalies là où on ne voyait que la nature éternelle des choses »10. L'utopie est un rêve, mais le chemin qui y conduit est déjà tracé.
Une autre caractéristique est la valeur donnée à la personne. Les droits de l'homme sont une invention moderne. La sagesse antique ne les ignore pas, mais elle leur préfère la cité ou l'ordre cosmique, auxquels la personne individuelle doit se soumettre. Ces deux traits de la modernité sont couplés : il y a progrès parce qu'il y a responsabilité des acteurs. L'action humaine n'est plus référée à l'ordre cosmique. Philippe Nemo fait l'hypothèse que « c'est la morale judéo-chrétienne de l'amour ou de la compassion qui, en apportant une sensibilité inédite à la souffrance humaine, un esprit — sans équivalent dans l'histoire antérieure connue —de rébellion contre l'idée de la normalité du mal, a donné le premier branle à la dynamique du progrès historique »11. Il voit cette morale tout particulièrement à l'œuvre dans le Sermon sur la montagne 12 (Mt 5-7), où la miséricorde prime sur la justice. Dans ce texte en effet, ce qui est requis du disciple est un « toujours plus », qui excède l'équilibre de la justice traditionnelle. Celle du disciple doit dépasser celle des scribes et des pharisiens qui observent la Loi.
La responsabilité de la personne est cruciale. Emmanuel Levinas a montré avec vigueur comment l'humain s'inaugure dans la responsabilité infinie envers autrui. Pour lui, « c'est autrui qui est le principe régulateur de mon comportement »13. Il n'est pas seulement une composante du monde, une « substance », comme la pierre ou l'étoile, intégrées dans un ensemble plus vaste qui leur donnerait leur consistance. La chose a valeur d'usage, elle est destinée à être transformée ; autrui a valeur par lui-même, il est une fin et non un moyen, distinguait Kant. Je ne me définis que face à l'autre, dans la conscience que je n'aurai jamais fini d'épuiser la dette que j'ai contractée envers lui. Celle-ci, comme l'aveu augustinien, fait échapper au fatum et met en mouvement l'histoire.
Cela signifie aussi que l'humanité de l'homme n'est jamais complètement définie : l'homme est un être en devenir. L'héritage judéo-chrétien accentue ce trait : la création de l'homme à l'image de Dieu ne peut pas être considérée comme effectivement accomplie du seul fait de Dieu, dans le seul instant de l'acte créateur d'un premier homme, mais elle requiert aussi, et non moins nécessairement, le fait de l'homme, sa libre participation à l'acte qui institue l'homme 14.
Le péché serait alors refus de participer à ce processus créateur, démission de la liberté.
Le XXe siècle est un tournant. Il est marqué par une série de violences où est mis en cause le principe d'humanité. C'est ainsi qu'apparaît en droit la notion de crime contre l'humanité. L'idéal d'un progrès rationnel, d'une amélioration continue de l'espèce humaine, s'efface devant la découverte des atrocités commises par des acteurs qui, à bien des égards, semblaient rationnels : « Cette histoire de la raison, qui commence avant Socrate et culmine, de trois manières différentes, dans la pensée des Lumières, dans la philosophie spéculative de Hegel et dans le positivisme comtien, s'achève dans les camps de la mort »15. Le dessein de transformer le monde et l'humanité n'a pas complètement disparu. La technologie continue à se développer ; les attentes demeurent à l'égard d'une médecine de plus en plus performante, mais le doute s'est insinué dans les esprits : peut-on' atteindre le bonheur par le seul progrès de la connaissance ? La crise écologique aggrave la situation, en dévoilant les effets pervers du progrès technique et de la croissance économique.
Dans le même temps, la vision scientifique de l'homme se précise. Dans la modernité classique, l'homme vit au sein d'un monde duel où se distinguent la « chose pensante » (l'esprit, le monde humain proprement dit) et la « chose étendue » (le reste des choses, les objets du monde matériel). L'homme manipule à sa guise une matière qui, par essence, ne peut lui résister. Dépourvue de finalité, réduite à un fonctionnement mécanique, la nature est remise à la maîtrise de l'homme. Avec le progrès scientifique, ce schème mécanique se généralise au vivant et même à l'humain. La théorie évolutionniste montre la continuité entre l'inerte et le vivant, entre le vivant et l'humain. Les neurosciences décryptent le fonctionnement cérébral à l'aide de modèles mécaniques. Que reste-t-il alors de spécifiquement humain ? Parler de volonté, de liberté a-t-il encore un sens si l'on peut expliquer les actions humaines à l'aide de modèles tirés du monde de la matière ?
Notre époque serait-elle marquée par un retour du fatalisme ? L'intérêt revient pour la sagesse antique, le stoïcisme en particulier, une attitude équilibrée, réaliste qui tient compte de cette profonde insertion de l'humain dans la nature, en écartant tout excès de transcendance 16. La situation présente semble partagée entre deux attitudes contradictoires : la grande sensibilité à la souffrance des victimes et la culpabilisation croissante face aux risques écologiques. Ces deux attitudes, poussées à l'extrême, risquent de paralyser la pensée et l'action. Dans le premier cas, je me vois victime d'un mal dont je ne me juge pas responsable, et j'exige la compassion de la part d'autrui. Dans le deuxième cas, à l'inverse, la responsabilité écrasante que je m'attribue est disproportionnée par rapport à ce que je peux réellement entreprendre.
La sensibilité au mal et à la souffrance n'est pas un phénomène récent. D'après Philippe Nemo, c'est une caractéristique de l'héritage biblique et un élément moteur de l'aventure occidentale. Dans un premier temps, le versant actif est privilégié : voir le mal — ou en être soi-même victime — incite à agir, et ce d'autant plus qu'on aura perçu avec plus d'acuité un dysfonctionnement, même sous l'apparence de normalité. C'est à la faveur des violences inouïes du XXe siècle que le renversement se produit. Régis Meyran souligne ce qui oppose la Première à la Seconde Guerre mondiale pour les soldats que l'on qualifierait aujourd'hui de « névrosés » : en 1918, « le névrosé de guerre était un fraudeur, un simulateur ou un lâche ». L'épreuve endurée aurait dû l'inciter à combattre davantage. En 1945, après la libération des camps, les études attirent l'attention sur « la culpabilité lancinante de celui qui n'accepte pas d'avoir survécu au milieu de tant de morts ». Ainsi, « le névrosé est devenu une victime »17.
DU MAL INJUSTIFIABLE À LA RÉCIPROCITÉ DES CONSCIENCES
Les développements précédents procédaient plutôt d'une analyse sociale. Est-ce la bonne approche ? Ne serait-il pas plus justifié d'analyser la conscience individuelle, celle qui affronte le mal sans toujours pouvoir lui conférer une dimension plus générale, plus métaphysique ? Mais ne risque-t-on pas alors de ramener au premier plan le problème irritant de la culpabilité ? Rentrant en elle-même, la conscience risque de rencontrer à nouveau cette zone obscure qu'elle serait fort tentée d'oublier, de repousser plus loin, dans l'irrationnel.
Est-il cependant possible d'échapper à cette confrontation ? N'en va-t-il pas de la valeur de l'homme que de s'affirmer dans une conscience irréductible à toute autre instance, capable même de refuser toute tentative de réduction qui lui serait imposée par une de ces théories ? Une autre expérience est possible lorsque la conscience singulière découvre qu'elle n'est elle-même que dans la rencontre d'autres consciences qui ont traversé les mêmes épreuves.
Dans une remarquable analyse, Jean Nabert définit le mal comme l'injustifiable, c'est-à-dire comme ce qui ne devrait pas être mais qui est pourtant. Il existe de l'injustifiable qui résiste à toutes les entreprises de la pensée normative. Son contenu est impossible à définir, car il échappe à toute caractérisation précise. Il « n'est pas plus quelque chose que l'esprit n'est quelque chose »18. Ce qui le qualifie est plutôt l'opacité, aux antipodes de la transparence de la raison. Sa persistance montre la limite des entreprises de la raison. Il ne s'agit sans doute pas d'un échec définitif, car ces entreprises peuvent toujours être recommencées, affinées, poussées plus loin. Aucune limite ne peut leur être imposée a priori. Et pourtant, la zone d'ombre accompagne les progrès de la lumière, « de nouvelles tensions apparaissent, plus subtiles et plus profondes, qui ajournent l'espérance d'une adéquation entre l'être et ses actions »19. L'injustifiable n'est toutefois pas le mal car la complicité du vouloir lui fait défaut : je ne veux pas que cela soit, mais que vais-je faire face à cela ?
Après l'injustifiable, la deuxième étape est celle de la causalité impure. La volonté intervient alors pour écarter le mal, lutter contre lui. L'homme pressent que c'est dans la réaction au mal que se constitue la conscience humaine. Il réalise que ce combat rencontre des résistances (en dehors de soi, dans la nature, chez les autres). Pourtant, la motivation de la volonté rencontre « à l'intérieur de soi, un empêchement plus caché, plus invincible que ne le sont les résistances venant de la nature »20. Le mal n'est pas seulement extérieur ; il est aussi déjà présent à l'intérieur de la conscience. On ne peut comprendre la situation en théorisant un affrontement entre une liberté pure, dégagée de toute codétermination — le libre arbitre — et la nature comprise comme le règne de la nécessité. Il y a quelque chose d'impur dans la causalité du Moi, qui vient d'un élément déjà présent dans la conscience, qui la précède et qui la fausse. Cette impureté conteste le schème du rationalisme moral qui voudrait que chaque acte, chaque production de la volonté recommence l'être du Moi ; elle rejette l'idée d'une construction de soi à partir de soi, auto-fondation absolue, liberté détachée de toute histoire.
Parler de causalité impure n'est pas situer la conscience dans le mal. Combattre le mal dans le monde est une action bonne. L'impureté des motivations ne pervertit pas le résultat. Une distinction doit être faite entre le plan des motivations et celui des résultats de l'action.
La causalité impure se révèle une « intime complaisance au Moi »21. L'action morale se veut désintéressée, pure, et pourtant elle ne l'est pas autant qu'on le voudrait. L'adéquation d'un acte à une loi morale, que l'on pense sincèrement bonne, laisse un sentiment mitigé, et révèle bien mieux qu'une transgression cette impureté de motivation : « L'égoïsme est la raison d'être de la causalité impure »22. Voilà ce que Nabert qualifie de péché. L'ambivalence de ce sentiment demeure car, « par le sentiment du péché, nous sommes ramenés, bien au-delà de la transgression de la loi, à l'idée d'une conscience pure dont nous sommes la négation vivante »23. Par-dessous ce sentiment retentit encore l'appel de la conscience pure, comme une affirmation plus originaire que toutes les décisions concrètes, réelles mais ambiguës : « Par-delà toute relation empirique, la conscience éprouve au fond de soi une aspiration invincible qui la fait se refuser à croire que tout espoir de restauration — ou plutôt de recréation — de son être lui est interdit »24. L'écoute de cet appel ou de cette « voix »25 atteste que l'impureté de la conscience peut être transcendée par une autre instance, plus essentielle.
Le péché se révèle comme complaisance, avons-nous dit, en nous appuyant sur Nabert. C'est la fermeture sur soi qui rend la causalité impure, si accordée soit-elle en apparence à l'objectivité morale. Cette complaisance n'est pas nécessairement autojustification ou contemplation narcissique de soi : à l'inverse, elle peut prendre la forme d'une auto-accusation. Par là, l'analyse de Nabert rejoindrait paradoxalement la dénonciation faite par Nietzsche de la culpabilité, le pécheur se torturant lui-même « sur la roue cruelle d'une conscience inquiète et voluptueusement malade »26. Se sentir coupable serait encore se tourner vers soi-même, chercher en soi la cause de ce malaise, dans une sorte de complicité avec une souffrance que l'on s'inflige à soi-même.
La rencontre de l'autre brise le cercle de la complaisance. La conscience ne peut rester isolée : « C'est grâce à la diversité de ces relations de réciprocité que chaque Moi, cessant d'être prisonnier d'un seul visage, se libère pour soi, comme en retrait, et tend à s'affirmer à titre de conscience de soi supérieure à toutes ces relations »27. L'être est impuissant à se régénérer par ses propres forces, mais l'appel à la vie qui lui est adressé ne résonne pas dans le vide.
La lutte entreprise contre le mal permet de saisir la division intérieure de la conscience : « Nous ne comprenons pas le mal, mais nous comprenons qu'il est possible chaque fois qu'une liberté détourne au seul profit du Moi propre les conditions sans lesquelles il n'est pas de justification réelle pour la conscience »28. Ces conditions sont celles de l'accomplissement authentique de la personne dans l'ouverture à autrui : « L'existence du Moi est d'autant plus forte qu'il s'ouvre davantage à d'autres »29.
LA RENCONTRE RÉVÉLATRICE
L'existence du mal est massive, autour de soi et en soi. Aucun terrain neutre, aucun fondement vraiment solide ne peut servir de point d'appui fiable pour entamer le combat avec la garantie de l'emporter. Le piège des morales est de prétendre indiquer un chemin infaillible en indiquant ce qui est permis et défendu. C'est la tentation biblique de « la connaissance de ce qui est bon et mauvais » (Gn 2,17). Faudrait-il adopter une forme de scepticisme qui assume ce résultat en ne proposant à l'homme qu'une gestion raisonnable de sa vie ?
La tradition biblique est plus ambitieuse. Elle a la prétention de « refuser la normalité du mal »30. Elle affirme une création bonne, sans trace de mal originel. L'existence effective du mal dans le monde ne peut être récusée, mais la Bible défend que son apparente efficacité ne ruine pas définitivement la bonté de la création, pas plus que la victoire de la mort individuelle ne signe la défaite définitive de la vie. Est-ce à dire que, à défaut d'une origine naturelle, cosmique, le mal serait d'origine humaine ? L'humanité serait-elle responsable de la perversion d'une création bonne ? Est-il vrai que cette culpabilité lancinante, irréductible, qui tapisse le fond de ma conscience, qui m'habite avant même que j'aie commencé à la découvrir serait, sinon la vérité de mon existence, du moins une composante inamissible, impossible à écarter à moins d'« idéalisme » ou d'anesthésie ? L'humanité serait-elle irrémédiablement « enfermée dans le péché » ?
Dans notre lecture du récit de la guérison de l'aveugle-né, nous avions entendu Jésus refuser le moindre lien direct entre le malheur et le péché, qu'il soit le sien ou celui des ancêtres. Cette distinction fait aussi l'objet du Livre de Job, un texte étrange, dérangeant, poème de sagesse qui ne se réfère pas explicitement à la tradition juive classique et qui n'a cessé d'intriguer les commentateurs. Job est présenté comme un homme intègre et droit, « craignant Dieu ». Sa richesse manifeste, selon l'interprétation habituelle, qu'il est béni de Dieu, récompensé de sa piété. Il est pourtant frappé par le malheur sous toutes ses formes : perte de ses biens, de ses enfants, maladie. À ses amis qui veulent lui faire prendre conscience d'un mal qui l'habite, d'un malheur mérité par quelque faute cachée, même ancienne, oubliée, Job proteste de son innocence. Elle est confirmée par Dieu à la fin du livre : « C'est Dieu lui-même qui contredit l'explication de ce mal par le péché des origines »31.
La force du poème vient de ce qu'il n'est pas une méditation paisible, rationnelle sur l'origine du mal et de la souffrance. C'est une lamentation, un cri. Le propos de Job, déplorant le jour de sa naissance, contraste avec les réflexions pondérées de ses amis. Ces dernières peuvent être justes sur le fond ; elles sont fausses dans ce contexte précis, désaccordées de ce qui se passe, et elles s'avèrent incapables d'entendre vraiment la situation présente. La plainte de Job est une imprécation lancée à Dieu, un Dieu espion, un Dieu du regard : « Quand cesseras-tu de m'épier ? » (Jb 7,19) — un Dieu qui semble vouloir que l'homme soit coupable pour justifier sa propre justice (Jb 9,29.) Il faut que Job expulse de lui cette image de Dieu pour pouvoir lui clamer son innocence. Mais écarter une fausse image de Dieu n'est pas se priver de transcendance : c'est bien à Dieu que Job adresse la question : « Combien ai-je de crimes et de fautes ? » (Jb 13,23) C'est dans la souffrance que Job ose lui parler.
Le récit présente cette souffrance comme une mise à l'épreuve. Malgré son malheur, malgré surtout ces images perverses de Dieu qui encombrent encore sa conscience, Job reste fidèle jusqu'au bout. Il s'adresse à Dieu plutôt qu'à des amis qui voudraient l'enfermer dans une culpabilité imaginaire pour mieux justifier leurs raisonnements. Dans l'épreuve décisive, Dieu reste le seul interlocuteur possible.
Le Livre de Job a le mérite de désarticuler la liaison perverse, toujours récurrente, entre malheur et culpabilité. Job est un solitaire, une victime innocente, mais d'abord — au commencement et à la fin de l'histoire —, c'est un « maître », possédant famille et troupeaux, « le plus grand de tous les fils de l'Orient » (Jb 1,3). Le malheur le dépouille, car tout le monde le fuit, ses amis le repoussent ; pourtant, à la fin, il recouvre tous ses biens. Dieu le récompense en lui redonnant tout ce qu'il avait perdu, et même davantage. La fin est un retour au commencement, sans que le seuil de la mort ait été franchi.
La Bible présente une autre figure de victime innocente, Jésus de Nazareth. Comme Job, il souffre, abandonné de tous, même de celui qu'il appelait son Père (« Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ? »). Les deux figures sont-elles comparables ?
Avant de souffrir, à la fin de sa vie, Jésus a été celui qui soulageait la souffrance des autres, en particulier ceux et celles qu'il rencontrait au hasard de sa route. La contemplation de Jésus insulté, fouetté, crucifié, agonisant a pu attirer le regard au point de faire oublier la figure plus discrète de celui qui « passait en faisant le bien ». Il y a chez lui, comme en tout homme sans doute, mais de façon plus manifeste, une compassion pour le malheur d'autrui. La parabole du bon Samaritain (Lc 10,29-37) met en exergue la différence entre ceux qui passent leur chemin sous divers prétextes — ils ont vu, mais font comme s'ils n'avaient rien remarqué — et celui qui se laisse toucher par le blessé au bord de la route.
Il n'y a pas en Jésus que de la compassion, au sens d'une sympathie universelle un peu vague. Chez lui, elle se transforme en une « force » qui guérit. L'activité thaumaturgique du Christ est devenue, pour notre époque contemporaine, un peu étrange, presque magique. Derrière le miracle, l'esprit rationnel soupçonne sinon la supercherie, du moins le hasard ou l'inexplicable. Les miracles évangéliques ont été trop souvent exploités comme arguments apologétiques, preuves de l'action divine. Une telle présentation peut empêcher d'y lire, plus simplement, la force de la compassion.
C'est le signe d'une communication rétablie, là où la maladie isolait le malade de la société humaine ou l'enfermait dans son propre malheur. Le cas des lépreux, dont plusieurs sont guéris, est emblématique. Quel que soit son malheur, le souffrant est mis à part physiquement, ou moralement ; il est différent des autres, et cette différence est insupportable. Or il semble que Jésus ne peut supporter l'exclusion, car la vie humaine est faite de relations. En effet, ce qui frappe le plus est la volonté de maintenir la relation jusqu'au bout, jusqu'au terme de la mort. Dans l'Évangile de Jean, il est dit à propos de ses disciples qu'« il les aima jusqu'au bout » (Jn 13,1). Aucun repli sur soi, aucune complaisance envers soi, même aux moments où elle serait le plus compréhensible : à l'agonie, lors du dernier combat, Jésus ne s'enferme pas dans son malheur. Sur la croix, il pardonne à ses bourreaux, promet à l'un des brigands crucifié avec lui qu'il sera « dans son paradis », il remet son esprit à un Dieu qui, pourtant, lui semble si loin.
Ainsi se rejoignent souffrance et culpabilité. La souffrance isole, fragmente, disperse les groupes, renferme sur soi. Elle est le plus grand défi à la construction de soi dans la relation à l'autre. Y aura-t-il à proximité une main tendue, un regard qui cherche le contact ? Dieu n'est-il pas ce regard attentif d'un ami, et non plus celui, accusateur, de Jéhovah devant Caïn ?
François Euvé, in Crainte et tremblement,
Une histoire du péché (Seuil)

1. Thomas d'Aquin, Lectura super Matthaeum, éd. R. Cai, Turin/ Rome, Marietti, 1951, cap. 5, 2, p. 403-408.
2. Ibid.
3. Luc Ferry, Qu'est-ce qu'une vie réussie ?, Paris, Grasset, 2002, p. 19.
4. Ibid., p. 28.
5. Ibid., p. 428.
6. Ibid., p. 468.
7. Ibid , p. 471.
8. Jérôme Potée, Le Mal. Homme coupable, homme souffrant, Paris, Armand Colin, 2000, p. 14.
9. Ibid , p. 21.
10. Philippe Nemo, Qu'est-ce que l'Occident ?, Paris, PUF, « Quadrige », 2004, p. 38.
11. Ibid., p. 35. Ce n'est pas dire que la modernité est de provenance directement chrétienne. Il y aurait trop de contre-arguments. Mais l'intérêt de cette thèse est qu'elle tranche précisément avec le lieu commun de l'opposition radicale entre modernité et christianisme.
12. « Sermon » est ici simplement la transposition du latin sermo qui signifie « discours » : il s'agit du grand discours de Jésus au début de l'Évangile de Matthieu. La « montagne » sur laquelle il est prononcé est un renvoi à la montagne du Sinaï où la Loi a été donnée à Israël.
13. Agata Zielinski, Levinas. La responsabilité est sans pourquoi, Paris, PUF, « Philosophies », 2004, p. 103.
14. Joseph Moingt, Dieu qui vient à l'homme De l'apparition à la naissance de Dieu, Paris, Cerf, « Cogitatio fidei », 2005, p. 204.
15. Jérôme Porée, Le Mal, op. cit., p. 9.
16. Les philosophies d'André Comte-Sponville et de Luc Ferry, malgré leurs différences, en sont de bons exemples : voir André Comte-Sponville et Luc Ferry, La Sagesse des modernes. Dix questions pour notre temps, Paris, Robert Laffont, 1998.
17. Régis Meyran, « Les effets pervers de la victimisation », Sciences humaines, n° 178, janvier 2007.
18. Jean Nabert, Essai sur le mal, Paris, Cerf, 1997, p. 59.
19. Ibid. , p. 60.
20. Ibid., p. 66.
21. Ibid., p. 68.
22. Alain Cugno, L'Existence du mal, Paris, Seuil, « Points Essais », 2002, p. 112.
23. Jean Nabert, Essai sur le mal, op. cit., p. 104.
24. Jean Lacroix, Philosophie de la culpabilité, op. cit., p. 67.
25. Voir Gaudium et Spes, n° 16.
26. Friedrich Nietzsche, La Généalogie de la morale, op. cit., troisième dissertation, § 20, p. 873.
27. Jean Nabert, Essai sur le mal, op. cit., p. 113.
28. Ibid., p. 163.
29. Alain Cugno, L'Existence du mal, op. cit., p. 119.
30. Antoine Vergote, « Condition monothéiste du péché », op. cit., p. 63.
31. Ibid., p. 67.