En face du problème du mal, deux
possibilités se sont toujours offertes à la réflexion.
— Le mal serait une partie de
l'univers. Il est et il serait une chose parmi les autres. On devrait le
considérer comme une pièce du scénario destinée à mieux faire apparaître le
triomphe de l'ordre et du bien. C'est ce qu'on peut appeler la voie de
l'apaisement, qu'elle relève des philosophes, tel Leibniz, de certaines
théologies chrétiennes ou de la dialectique marxiste. Dans les trois cas, c'est
la même intuition, à la limite épouvantable, on aurait besoin du mal pour
expliquer l'ordre de l'univers.
— L'autre solution considère le mal
comme une négation, absurde, inclassable. Tout serait pourri et mangé par sa
présence. On ne peut que rejeter cet univers et s'enfuir du cycle infernal.
C'est la voie de la révolte. Dieu n'est plus l'horloger de l'univers, mais un
monstre qu'il faut éliminer. Après bien d'autres, c'est l'hypothèse de
Jean-Paul Sartre. Ne reste que l'absurde et le suicide.
C'est pour éviter d'enfermer l'esprit
dans ces deux seules voies que la pensée chrétienne propose un autre chemin. Le
mal n'est ni du même ordre que les choses, ni non plus une pure négation qui ne
laisserait place qu'à l'absurde.
Entre le néant, l'absence totale de
tout, et l'état achevé, plénier, parfait des choses, il y a l'état
d'inachèvement, de devenir, de marche vers la plénitude qui laisse possibles
des moments de privation, d'absence de ce qu'on devrait avoir pour être soi-même
pleinement. D'où la conclusion de la théologie : le mal n'a pas de consistance
isolée. Bien sûr il existe, mais il n'est pas comme sont les choses. Il
n'existe que sous ce statut très spécial de privation.
La privation de ce qui est dû à une réalité pour qu'elle soit elle-même. Ne
voyons pas ici un jeu de mots alors qu'il s'agit au contraire d'une des plus
extraordinaires capacités de discernement de l'esprit humain. Finalement très
simple à comprendre. Prenons l'exemple de la santé et de la maladie. Il y a
erreur fatale à les imaginer de consistance identique comme deux routes
parallèles, comme deux branches d'un même tronc. En effet la santé est l'état
normal, plénier de l'être existant, tandis que la maladie n'est que la
privation, l'absence – tragique – de ce qui est dû à cet être. On ne peut pas
les penser de la même manière.
Le mal n'est pas une chose parmi les
choses, ou une qualité comme la couleur ou la température, mais une certaine
absence. Certes n'importe quelle absence, n'importe quel manque même, n'est pas
un mal car nous pouvons tout désirer, voire l'impossible. Il n'y a aucune
commune mesure entre le mal dont souffre la mère au lit de mort de son enfant
et celui dont peut se plaindre un riche propriétaire parce qu'il n'a pu
acquérir le terrain qui aurait arrondi son domaine, voire à un autre degré le
pilote d'une compagnie d'aviation qui mobilise les syndicats et gèle les
transports pour maintenir un salaire privilégié. Le mal n'est pas une pure
absence. Il est déperdition ou, il faut le redire inlassablement après saint
Augustin, désertion du meilleur.
L'homme n'est pas mauvais parce qu'il n'a pas l'agilité de la chèvre ou la
force du lion. Le mal est absence de ce qui soutient avec un être un certain
rapport pour que cet être soit pleinement lui-même. La cécité est un mal pour
l'homme, elle ne l'est pas pour la taupe.
On a régulièrement caricaturé de bien
des manières cette idée de privation.
C'est facile. Elle serait, en effet, insupportable, elle n'a aucun sens si on ne tient pas compte en même temps, de
l' idée complémentaire d'appel, d'achèvement, d' ébranlement, d' inspiration
vers un plus inscrit en toute chose.
Impossible de s'en sortir en face du problème du mal, si
l'on ne cherche pas à penser le bien
dans son ordre propre. Il n'est pas une chose
parmi d' autres.
Comment préciser le mécanisme propre
selon lequel opère le bien ? Il est bon de revenir ici à l'intuition
géniale d'Aristote lorsqu'il distingue les quatre causes.
Le bien n'agit pas comme la cause
matérielle. Le rôle de la matière est d'être support du réel visible et
quantifiable.
Le bien n'agit pas comme une idée,
une forme ou un exemple. Le rôle de la forme est d'offrir à chaque
réalité l'héritage qui lui revient.
Le bien n'agit pas comme une cause
efficiente, un fabricateur ou un producteur qui provoque à l'existence, et
impulse et propulse le mouvement et l'être. Ainsi pour qu'une statue existe il
faut de la matière (bois, glaise ou marbre) ; il faut une forme, une
intuition directrice (comme dit Aristote en regardant un bloc de marbre :
« Sera-t-il miroir, table ou cuvette ? ») ; enfin, il faut
un sculpteur, une cause efficace.
Reste à préciser une quatrième cause :
comment joue le but, la fin, le bien au nom duquel on fait la statue ?
Or, il y a une originalité propre à
la manière dont le bien exerce son influence, son rôle, qui est trop souvent
méconnue et ramenée à l'une des trois autres voies.
Le bien agit par attirance. C'est la séduction
qui seule permet de préciser — un peu — le mode, irréductible à tout autre,
selon lequel le bien est le bien et agit comme bien. Il provoque un
ébranlement, une blessure, une soif, une attente, un appétit, une attirance. À
côté des trois autres causes qui permettent de comprendre le réel (la cause
matérielle, la cause formelle, la cause efficace), c'est l'attirance vers la
plénitude qui est irréductiblement propre à la cause finale, présente en tout
être dans la mesure où il comporte du bien. Si l'on n'a pas discerné cette
particularité du bien, toute parole qui voudrait respecter le problème du bien
et du mal est à l'avance caduque et impossible.
Il y a du mal pour l'homme parce
qu'il est capable de résister à l'attirance du meilleur. L'homme peut
dire non. On sait comment lors du déplacement de frontières entre l'Allemagne
de l'Est et la Pologne, des conflits éclatèrent entre populations sur la ligne
Oder-Neisse. Même des religieux capucins en vinrent aux mains entre couvents du
même ordre, mais d'origines ethniques différentes. Bien sûr derrière cette
agressivité, il y avait l'excuse de cent cinquante ans de spoliation de la
Pologne par les Allemands et par les Russes. Les mêmes drames se produisent au
Rwanda, au Burundi, au Zaïre, de manière encore plus terrible. L'horreur à
l'état inimaginable en Bosnie, en Angola, au Cambodge, au Soudan, en Algérie.
Comment oser parler et penser ? Et pourtant il le faut bien.
On peut tous rompre ou déserter la
séduction d'un plus qui mènerait
peut-être là où l'on ne serait plus son seul maître. Parfois on préfère se
replier sur un moindre bien. Le propre de la liberté humaine est de pouvoir
dire non. C'est la seule lumière qui permette de pressentir l'unique porte de
sortie pour la pensée en face de l'énigme du mal. On peut toujours refuser ou
sortir de la lumière qui conduirait vers un davantage
(ou plutôt ne pas entrer dans l'attirance de cette lumière). Le vin ne
donne que l'extase du vin. Et en choisissant cette extase, il est impossible de
ne pas avoir conscience — au moins vaguement — qu'on ne choisit que ce
plaisir-là. Du même coup, on perd ce qui donne tout son prix à la
liberté : le pouvoir d'être ouvert à un certain infini. L'homme n'est pas
ligoté à une seule attirance. C'est sa grandeur. Et sa misère est de se savoir
capable de résister à la séduction du meilleur. Contre tout objectant, il
faudra toujours maintenir que la dignité (et la misère) de l'homme est sa
capacité de dire oui ou non à une attirance qui le conduit au-delà de lui-même
pour son propre bonheur ou son propre malheur. Le péché n'est pas d'abord le
fait de sortir du code de la route, ni d'aller à droite au lieu d'aller à
gauche ou d'aller à gauche au lieu d'aller à droite, mais de repousser l'idée
d'entrer dans le code de la route.
La redoutable menace du péché vient
de ce que l'intelligence de l'homme peut refuser son laissez-passer à la
volonté. La passion de l'homme peut se bloquer sur un appétit inférieur — nous
avons donné l'exemple de celui du vin — pour interdire ainsi à l'esprit humain
d'entrer dans une lumière plus large. Suivre le code de la route n'est pas du
tout brimer notre bonheur ou notre plaisir par de l'arbitraire, mais simplement
respecter la hiérarchie des différents biens. Or la liberté a le pouvoir de
mettre en haut de la pyramide du bien autre chose que ce qui doit y être. Et
pour ce faire l'habileté est aussi indéfinie que les tentations de saint
Antoine.
Le procès Papon a reposé une fois de
plus à la conscience — au moins française — la question : quand faut-il
dire non ? Depuis le procès de Nuremberg, on redit toujours la même
chose : « Je ne faisais qu'obéir aux ordres » ou bien « Je
ne savais pas ».
Quand
ils ont arrêté des communistes
Je ne me suis pas inquiété
Je me suis dit :
"Un ou deux communistes de plus ou de moins..."
Je ne me suis pas inquiété
Je me suis dit :
"Un ou deux communistes de plus ou de moins..."
Quand
ils ont arrêté des Juifs
Je ne me suis pas inquiété
Je me suis dit :
"Un ou deux juifs de plus ou de moins…"
Je ne me suis pas inquiété
Je me suis dit :
"Un ou deux juifs de plus ou de moins…"
Quand
ils ont arrêté des catholiques
Je ne me suis pas inquiété
Je me suis dit :
"Un ou deux catholiques de plus ou de moins..."
Je ne me suis pas inquiété
Je me suis dit :
"Un ou deux catholiques de plus ou de moins..."
Quand
ils ont frappé à ma porte
… Il n'y avait plus personne pour s'inquiéter.
… Il n'y avait plus personne pour s'inquiéter.
(Bertolt Brecht)
J'ai déjà cité ce fait, mais
l'actualité oblige à l'évoquer de nouveau tellement il est réel, non seulement
pour les autres, mais pour chacun de nous. Un avocat, au procès des bourreaux
de Treblinka, demande à Globke, qui fut conseiller au ministère de l'Intérieur
du IIIe Reich, avant d'être secrétaire d'État d'Adenauer, s'il avait
essayé de connaître la vérité au sujet de l'extermination des Juifs.
Globke répondit : « Non,
cela ne relevait pas de ma juridiction. — Qu'auriez-vous fait, enchaîna
l'avocat, si vous en aviez eu conscience officiellement ? — Eh bien,
j'aurais dit, cela regarde un tel et un tel, voyez-le à ce sujet ».
On imagine les hommes qui menacent,
qui brutalisent, qui hurlent. Mais un tel est occupé, un tel n'est pas là. Il
ne reste qu'une abstraction portée par des papiers et des coups de téléphone.
« On est venu », « on a emmené ». On : tout le monde
et personne.
Qui donc est coupable ?
* * *
Plus le rapport est étroit entre un
être et sa tension vers la plénitude, plus le mal est mal. Le mal est le manque
de ce qui devrait être ; ce n'est plus seulement le vide de ce qui pourrait
être, nous l'avons dit, ce n'est ni une pièce du scénario de l'univers
(solution de Lénine aussi bien que de certains théologiens), ni une négation
pure et simple (solution de l'absurde de Sartre), mais une
« privation », et une privation de plus en plus forte à mesure que se
trouve davantage atteint ce qui constitue l'intégrité des êtres et de leurs
activités.
Bien sûr, il y a privation et
privation. Il n'y a pas de commune mesure entre ce qui atteint l'existence même
et les caprices de nos fantasmes. La différence de réactions en face de ce que
nous ressentons comme nos manques permet de juger de notre santé mentale ou
vertueuse. Le rêveur le plus utopique réagira peut-être autrement en face d'une
maladie grave, d'une mutilation sérieuse, de la perte d'un ami, voire de sa
fortune, qu'en face d'un souhait qui flatterait son ambition. Il pressentira
parfois une certaine disproportion entre ses chimères, ses rêves et les
atteintes mettant en péril les réalités premières. Ce n'est pas la même chose
d'être inquiet devant le risque de maladie pour son enfant ou d'être provisoirement
privé de son permis de conduire ou d'être déçu d'avoir encore à attendre la
prochaine promotion pour l'espoir d'une décoration. Le mal, au sens propre,
est, dans un être, privation d'une des virtualités de ce qu'il devrait ou
pourrait avoir, pour être pleinement lui-même. Il concerne les biens
qui, plus ou moins essentiellement, représentent la plénitude et l'intégrité
des êtres à qui ils manquent. Plus la privation entame profondément la
structure essentielle de notre être, plus le mal lui-même est profond, plus
nous en souffrons. Cela revient à dire que le mal, dans notre monde, se glisse
dans l'intervalle qui toujours sépare les êtres de ce qu'ils sont et de ce
qu'ils peuvent et doivent devenir. Seul Dieu est tout de suite à son
terme ; seule la Trinité Sainte est parfaite et peut se suffire à
elle-même, alors que tout être limité est dépendant de ce qui lui manque pour
devenir ce qu'il peut et doit être. C'est dans la mesure où un être n'est pas
arrivé à sa perfection, ou encore dans le cas où il peut perdre celle qu'il
possède déjà, que le mal peut l'atteindre, l'empêchant de parvenir à son état
plénier ou le faisant déchoir de celle qu'il a réalisée. C'est dire que la
possibilité du mal est liée à un inachèvement radical et à une certaine fragilité
qui demeurent sous-jacents à toute réalité créée. La menace d'une mutilation
plane sur tout être limité du fait qu'il n'est pas l'infini, purement,
simplement et parfaitement ; ni même dès le point de départ ce qu'il
pourrait être (un caillou peut toujours devenir sculpture). Lorsqu'il s'agit
d'un esprit, il peut de plus accepter ou refuser l'attirance de la plénitude.
Même dans les cas ultimes, demeure encore une faible lueur qui permet à la
conscience de se laisser prendre ou de sortir de cette attirance.
Derrière la révolte, il y a l'idée
que le monde pourrait être mieux fait et le reproche qu'il ne soit pas
meilleur. Tout commence ici. Il est simple et en même temps difficile
d'admettre que l'idée du « meilleur des mondes possibles » est
stupide, nulle, erronée, fausse et qu'elle n'est même pas une idée. En effet,
pour peu qu'on l'examine, elle ne tient pas. C'est une contradiction :
comme le serait par exemple l'idée de la plus grande vitesse possible. Il
pourra toujours y avoir une vitesse plus grande. À la question : le monde
actuel est-il le meilleur possible ? On ne peut que répondre en même
temps : « Non », il pourrait toujours exister un monde plus
proche de Dieu ; et « Oui », c'est le meilleur possible, mais
cela dépend désormais de nous.
À la limite on ne peut que
constater : ou bien il n'y a que Dieu — parfait et rien d'autre (le
meilleur monde possible ne pouvant être que Dieu) ; ou bien il y a Dieu et
notre monde, et ce monde trouve un sens en acceptant d'être, à l'intérieur même
de ses limites, appelé à devenir Dieu. Il dépend alors de notre liberté de nous
construire nous-mêmes et de nous préparer à nous unir à Dieu. Un monde
statique, de cristaux parfaits, n'aurait aucun intérêt. Encore une fois, il
pourrait exister des cristaux encore plus beaux, le seul cristal pleinement et
absolument parfait ne restant au terme que Dieu lui-même ! Singulière
perfection que celle de la solitude du cristal infini.
* * *
Le jeu de mots de l'empereur Auguste,
quand on lui annonce la nouvelle de l'exécution des deux fils d'Hérode, est
historique : « En somme, à la cour d'Hérode, il vaut mieux être un uon
qu'un uios [c'est-à-dire son cochon plutôt que son fils], car au
moins on y respecte l'interdiction de manger du porc ». Ce même Hérode
avait demandé que l'on désigne ceux que l'on devrait faire périr à Jéricho au
moment de sa mort afin d'être assuré qu'il y ait des pleurs lors de son
enterrement. Sur ses neuf épouses, il en aura déjà fait tuer six.
Au mois de juin 1942, un officier
allemand s'avance vers un jeune homme et lui dit : « Pardon,
monsieur, où se trouve la place de l'Étoile ? » Le jeune homme
désigne le côté gauche de sa poitrine...
Saint Augustin a raison quand il se
demande en pensant au mystère de Dieu : « Que peut-il dire, celui qui
parle de Vous ? Et pourtant malheur à ceux qui se taisent de Vous, car en
parlant, ils sont muets ». On doit exactement dire la même chose en
pensant au problème du mal.
Des trois voies proposées à l'homme
telles que nous les avons évoquées, l'apaisement, la révolte ou la fuite, il ne
reste finalement que deux issues : la révolte, qui multiplie le mal au
carré, ou la confiance, qui reconnaît les limites de tout raisonnement et
accepte de se mettre à genoux en entrant dans l'interrogation suppliante.
Le chemin poursuivi conduit alors à
quatre étapes, oserions-nous dire, à quatre débrayages dont le dernier n'est
pas de même nature que les précédents. Si les trois premières peuvent être
admises par tout homme, croyant ou non, la dernière étape appelle et suppose la
foi.
Il faut en premier lieu reconnaître
qu'il n'y aura jamais un meilleur des mondes possibles, car qui dit création,
nature, cosmos, univers, dit forcément « limites ».
Deuxièmement, entrer, aussi
modestement que ce soit, dans l'expérience de la liberté, donnée aux humains
pour remédier à cette limite des choses.
Troisièmement, reconnaître que si
personne ne vit au sommet de sa propre liberté de création du bien, d'autres y
suppléent à notre place. À chaque génération, il y a des Vincent de Paul ou des
Mère Teresa. Cela s'appelle pour certains la solidarité, pour d'autres la
communion des saints. Quelle que soit la croyance, c'est un fait que, dans
l'univers tel qu'il est et malgré le pouvoir du mal, l'équilibre penche
secrètement, quand même, davantage vers le bien.
Quatrièmement, cela laisse entière la
question du pari de la création. « Pourquoi Seigneur ? » On ne
peut ici que rejoindre la question posée par le Christ et pressentir qu'entre
la révolte et la confiance mieux vaut continuer à suivre l'amour parce qu'on
est entré dans l'amour qui n'a pas permis à Dieu de demeurer seul. Alors peut
naître en nous le pressentiment de ce qui fut la lumière du Christ à Pâques. Le
calvaire du Vendredi saint ne sera toujours, comme le désigne la liturgie
catholique à la suite du rituel juif, que l'oblation du Vendredi des Préparatifs. C'est la plénitude de la vie divine qui,
dès l'offertoire du Jeudi saint, consumait l'humanité du Christ. Cette humanité
était habitée de Dieu et c'est cela qui, depuis la crèche, la préparait à
l'explosion et à la consommation du matin de Pâques : le pourquoi de la
création n'aurait aucune réponse si ce n'était pas pour se terminer dans le don
infini, fou, absolu d'une vie divine.
Sinon, Ivan Karamazov aurait raison en voulant rendre son ticket d'entrée dans
ce monde.
Au problème posé par Luther de
l'impuissance humaine en face de l'angoisse du mal, angoisse qui devrait
normalement conduire au désespoir, y a-t-il réponse plus juste, plus forte,
plus concise que cette réflexion de Thérèse de Lisieux ? « Quand je
pense à cette parole du Seigneur : "Je viendrai bientôt et je porte
ma récompense avec moi, pour rendre à chacun selon ses œuvres", je me dis
qu'Il sera bien embarrassé pour moi : je n'ai pas d'œuvres. Eh bien, Il me
rendra selon ses œuvres à Lui ».
Dieu mérite-t-il d'être puni ?
Un cri monte qui rejette Dieu, non
seulement comme inutile, mais comme coupable. Nous n'en sommes plus à Prométhée
qui a envie de dérober le feu du ciel mais à Sisyphe, homme révolté, qui chaque matin doit reprendre son rocher pour le
remonter au sommet de la colline alors que le rocher redescend chaque nuit.
« S'il y a quelqu'un au-dessus de nous, il mériterait d'être puni... »
Cette ouvrière de la banlieue parisienne résume le rejet implicite de Dieu présent
à toute civilisation, ne serait-ce que sous forme de peur.
On est ici en face d'un athéisme qui
se veut « moral ». Le défi est fantastique. C'est le cri de
Camus : « Comment pourrais-je chanter les louanges de l'Auteur d'une
création dans laquelle tant d'enfants innocents sont immolés ? »
Quand on offre au monde l'affirmation
que Dieu est amour, ce qu'on porte
n'est pas seulement la foi, mais la possibilité — compte tenu de cette
connaissance de l'abominable dans la création — que l'amour soit croyable, quand même. Nous ne sommes pas seulement
des philosophes qui auraient à proposer quelque système de pensée. Notre
mission est terrible : faire que, dans une humanité contrainte à la
lucidité, cette affirmation « Dieu est Père », soit croyable...
encore.
Chrétiens, on va vous dire :
« Dieu l'Éternel nous demande essentiellement de répéter :
"Notre Père" ».
Mais quel est donc alors le Père qui,
le pouvant, resterait avec cette patience, illimitée semble-t-il dans le temps,
devant une pareille torture de ses enfants ? et d'une telle multitude
incalculable de ses enfants ?
Il faut récuser toutes les
réponses, fussent-elles bien pensantes, qui ne seraient que des réponses en
paroles, toute réponse qui ne relèverait que de la pensée, fût-elle
philosophique, théologique, dialectique ou politique. Il n'y a pas ici de
réponse avec des mots.
Qu'est-ce que peut nous faire la
splendeur de la Nature, la nécessité de l'Univers ou la marche de l'Histoire
tant qu'il y a cette injustice qui semble laisser le Tout-Puissant indifférent ?
La mère qui pleure la mort de son enfant répondra éternellement que peu lui
importe la machine de l'univers, l'histoire du monde, ou la dialectique du
progrès, mais qu'on lui rende son enfant ! Et elle aura raison, car ces
questions-là ne se résolvent pas par la machine du monde ou la dialectique.
En excluant toutes les autres
réponses, on maintient un scandale. Le scandale des scandales. Les chrétiens le
renforcent, dans la mesure où ils affirment qu'il n'y a du mal que s'il y a du
bien, dans la mesure où ils proclament non seulement que Dieu est bon, mais que
le monde, ce monde-ci où le mal apparaît, répond à une intention de Dieu qui a
dit de ce monde : « J'ai vu que cela était bon ». Les saints ont
accepté le risque de ce blasphème.
Mais ils ont toujours en même temps
maintenu ces deux vérités.
— La quantité de mal est telle qu'il
n'y a pas de réponse humaine uniquement notionnelle, abstraite, intellectuelle,
à la question : « Pourquoi, pourquoi, Seigneur ? »
— C'est alors d'autant plus grave de
soutenir que Dieu a voulu ce monde, ce monde-ci dans lequel existent toutes ces
horreurs. Dieu a voulu ce monde. Et c'est pourquoi la réponse ne relève ni du
pouvoir de la dialectique, ni des princes de l'esprit, ni de la science, ni du
raisonnement.
Dans ses Derniers Entretiens, Thérèse
de Lisieux est allée jusqu'au bout de l'inévitable dialogue de l'homme avec sa
liberté et sa souffrance : « Bientôt viendra le jour. C'est alors
qu'Il dira : "Maintenant mon
tour. Tu m'as donné sur la terre le seul asile auquel tout cœur humain ne veut
pas renoncer, c'est-à-dire toi-même, et maintenant je te donne pour demeure ma
substance éternelle, c'est-à-dire : Moi-même. Voilà ta maison pour
l'éternité" ».
Optimistes et pessimistes
On tombe régulièrement, même avec
bonté, dans le piège de classer les gens en catégories, dans le besoin
d'établir des différences entre personnes, de laisser jouer des préférences et
de signifier ainsi certaines lignes de démarcation. Il faudrait se rappeler
constamment ce que dit Pascal : « Vus de l'infini, tous les finis
sont égaux ». Était-ce ce qui avait motivé le pseudonyme d'Hubert
Beuve-Méry lorsqu'il signait ses éditoriaux dans le journal Le Monde par
le titre de Sirius ? Je ne sais.
J'aurais dû le lui demander dans nos amicales conversations. En tout cas je
suis sûr que la principale ligne de démarcation ne passe pas sur terre entre croyants et incroyants, mais plutôt entre ceux qui, ayant le courage d'avoir
peur, acceptent comme Abraham et saint Pierre, de témoigner de l'espérance,
contre toute espérance et refusent d'en rester aux critiques et aux soupçons.
Il ne s'agit pas d'être optimiste ou pessimiste, mais de ne pas se mettre en
dehors de l'espoir d'une part, et de l'angoisse de l'autre, pour dire que c'est
l'espoir qui a raison. Car c'est de l'intérieur même du fait d'espérer en face
du mal que l'angoisse n'a pas le dernier mot. On n'a pas d'autre façon de le
dire. Et cette façon existe puisqu'il y a des hommes qui espèrent. On ne peut
prouver que la confiance et l'espérance ont raison autrement qu'en espérant
soi-même. Mais il n'y a de réponse acceptable que pour celui qui n'attend pas
la réponse pour espérer.
Quelques semaines avant sa mort,
Thérèse de Lisieux porte le fer au rouge en confiant : « Cette parole
de Job : "Quand bien même Dieu me tuerait, j'espérerais encore en
Lui", m'a ravie dès mon enfance. Mais j'ai été longtemps avant de
m'établir à ce degré de confiance et d'abandon. Maintenant, j'y suis ; le
Bon Dieu m'y a mise, il m'a prise dans ses bras et m'a posée là ».
Au même moment, du vivant de Thérèse
de Lisieux, Mikhaïl Alexandrovitch Bakounine, théoricien de l'athéisme
révolutionnaire, ne s'est pas trompé dans son livre Dieu et l'État : « Le christianisme est la religion par excellence,
parce qu'il expose et manifeste, dans sa plénitude, la nature, la propre
essence de tout système religieux, qui est l'appauvrissement, l'asservissement
et l'anéantissement de l'humanité au profit de la divinité ».
En face du mal et de tout risque de
blasphème qu'il peut entraîner, je n'ai pas d'autre réponse que de reprendre
l'aveu de Job. La foi qu'on imagine être la vraie foi est celle qui tient tant
que le fardeau n'est pas trop lourd. Mais cette foi, admirable, apparemment
parfaite, ne fait pas le poids en face de l'épreuve totale. Il y a un moment où
même cette attitude authentique, édifiante, exaspérante peut-être, est en
danger d'éclater si elle ne se transforme pas radicalement.
Que peut-on dire de plus, au nom de
la foi elle-même, que ce que Job exprime ? Pouvait-il y avoir attitude
plus parfaite : « Dieu a donné, Dieu a retiré. Que le nom du Seigneur
soit béni ». « Il n'a pas son pareil sur terre ». Et pourtant
nous constatons que même cette confiance, cette foi apparemment parfaite ne suffisent
pas et ne tiennent que jusqu'à un certain point seulement.
« Ils n'ont pas connu le vrai
malheur », mais : « Qu'ils en soient préservés… » C'est la
prière, c'est la supplique de tout homme pour son frère, de tout père pour son
fils, de tous ceux qui sont revenus de quelque enfer que ce soit :
« Qu'ils en soient préservés… »
Et voici que nous sommes ici
affrontés à nouveau au visage du Christ. Au moment même où l'on tremble de ne
pas tenir, au moment même où l'on espère de toutes ses forces être dispensé des
ruines et du malheur, on découvre dans la bouche même du Christ à l'égard de
ses apôtres la demande, la même demande qui ouvrait l'histoire de Job.
Au dernier moment, avant
l'arrestation et le Calvaire, une dernière fois le Christ répète à ses apôtres
qu'ils ne seront pas dispensés du risque de faire naufrage devant la profondeur
du mal : « Simon, Simon, voici que Satan va vous cribler comme le
froment... » Mais Simon-Pierre ne veut pas encore imaginer que sa foi
puisse trahir.
C'est le parallèle exact de Job.
C'est la même, l'éternelle histoire, la nôtre qui recommence.
Ici ne venez pas, vous, amis de Job,
nous présenter une foi améliorée, une foi devenue si subtile, raffinée ou adulte qu'elle soit dispensée de
soutenir le choc du mal. Sous les prétextes d'ouverture à l'incroyance, d'écoute
du monde, d'adaptation, on nous
présente trop souvent une foi effectivement devenue si discrète et subtile
qu'elle ne connaît plus le risque de faire naufrage, car elle a déjà fait
naufrage avant même d'être criblée.
Il y a ici un sophisme terrible,
c'est-à-dire un faux-semblant de vérité, justement parce qu'on frôle la vérité.
Sous prétexte de ne pas se couper des incroyants, au nom d'un idéal de
fraternité, pour arranger les choses, et avec toutes les justifications
apparentes de la théologie, certains osent le prétendre : la foi véritable
serait ce qui reste de la foi au moment où on l'aurait perdue parce qu'à ce
moment-là, elle serait enfin purifiée de toutes ses illusions, de sa naïveté et
de ses mythes. La déroute de la foi serait comme un progrès qui aurait
l'avantage supplémentaire de communier à l'incrédulité moderne, donc d'être
plus évangélique... Et pour aller jusqu'au bout des exigences de cette
purification, il ne faudrait plus accorder trop d'importance, il ne faudrait
pas prendre avec trop de sérieux ces affirmations sur le réalisme de la
Résurrection, la Présence eucharistique, sur le péché, le jugement, l'au-delà,
voire sur la divinité du Christ, car elles ne seraient que d'illusoires
consolations.
À confondre la perte de la foi avec
l'épreuve de la foi, on tombe dans une erreur tragique. On a trop facilement
parlé d'athéisme purificateur. C'est l'affrontement avec le mal au risque de
défaillir qui est purificateur. Ce n'est pas l'athéisme. C'est la foi exposée qui est victorieuse, mais la foi
exposée au choc de l'iniquité, non pas la foi qui s'aligne sur l'incroyance.
Ne serait-ce pas à Thérèse de Lisieux
que pensait Bernanos lorsqu'il écrivait : « J'ai vu mourir un saint,
moi qui vous parle, et ce n'est pas ce qu'on imagine. Il faut tenir ferme
là-devant : on sent craquer l'armure de l'âme ».
Bernard Bro, op, in Aime et tu sauras
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