HÖLTERS : Mesdames, Messieurs, nous avons souvent l'impression que, comme le vent et la mer, le mensonge et la politique sont indissociables. Alors que la morale chrétienne considérait surtout le mensonge comme un problème propre à l'individu, il existe, depuis Socrate et Platon, un second courant traditionnel qui traite du rapport entre le mensonge, la politique et l'État. Une question centrale de notre discussion sera de savoir dans quelle mesure le débat sur le mensonge en politique, tel qu'il nous a été historiquement transmis, a encore quelque chose à voir avec notre réalité, donc la question de savoir si le mensonge politique traditionnel se distingue du mensonge politique moderne.
Commençons par une citation qui est,
dirais-je, liée à la tradition. Dans une lettre de 1736, Voltaire écrit : « Le
mensonge n'est un vice que quand il fait mal. C'est une très grande vertu quand
il fait du bien. Soyez donc plus vertueux que jamais. Il faut mentir comme un
diable, non pas timidement, non pas pour un temps, mais hardiment et toujours.
Mentez, mes amis, mentez »1. Si nous voulons contribuer ici à
la définition du concept de mensonge, cela nous amène à la question de savoir
si n'appartient à ce concept du mensonge que la tromperie intentionnelle ou également
l'intention de nuire ?
ARENDT : La citation de Voltaire
est évidemment habilement et fort bien choisie. Mais nous ne savons pas avec
certitude si Voltaire pensait exactement ce qu'il a écrit dans cette lettre.
Dans la question que vous posez, ce qui importe à mon avis, c'est qu'au nombre
des dix commandements il n'y ait pas de commandement qui dise : « Tu
ne mentiras point ». Il est plutôt dit : « Tu ne feras pas de
faux témoignage ». Mais c'est là quelque chose de bien plus spécifique que
le mensonge. Historiquement, les mensonges, au sens où nous les entendons
aujourd'hui, n'ont été jugés mauvais en tant que tels que très tardivement, je
ne pense pas avant les XVIe-XVIIe siècles. Au fond, cela
s'est produit en même temps que la fondation de la Royal Society en Angleterre,
c'est-à-dire en même temps que le regroupement des scientifiques, ce qui mérite
d'être souligné. Il fallait que les scientifiques, par amour de la science, et
pour rien d'autre, pussent être sûrs que l'on ne mentait pas. C'est encore le
cas aujourd'hui dans les sciences de la nature. Quelqu'un qui ment sur ses
expériences est un homme fini. Cela le distingue de l'homme politique, qui
tantôt peut mentir, tantôt ne pas mentir, ou aussi de l'historien, qui peut
présenter l'histoire tantôt sous un angle, tantôt sous un autre. Il existe en
tout cas un domaine spécifique dans lequel il est impossible de mentir sans
détruire celui-ci. C'est en même temps le début de l'attitude puritaine à
l'égard du mensonge et, au fond, cela n'a pas changé jusqu'à nos jours.
Si nous réfléchissons maintenant de
manière plus générale à ce problème, il convient de dire un certain nombre de
choses sur le mensonge. Il y a d'abord ceci que l'homme est capable de
mentir. Cela est lié au fait que nous sommes libres. Nous ne sommes pas
intégrés dans les faits du monde au point d'être absolument en accord avec eux.
Nous avons toujours la liberté de dire « oui » ou « non »,
et cette forme de liberté, à son tour, se rapporte à un cercle spécifique de
choses. Si quelqu'un s'obstine totalement en affirmant que deux fois deux font
cinq, il lui arrivera quelque chose d'assez désagréable : il sera conduit
dans une clinique psychiatrique. Cela signifie que la vérité possède cette propriété d'être
contraignante, comme le disait déjà Aristote. Mais cela ne concerne que le type
de vérités que, depuis Leibniz, nous appelons les vérités de raison
(Vernunftwahrheiten), donc des vérités dont nous ne pouvons pas nous imaginer
qu'elles soient autrement qu'elles ne sont. Vous pouvez également dire qu'elles
sont évidentes par elles-mêmes. Pour toutes les autres choses, nous avons la
possibilité de dire « oui » ou « non ». Et cette
possibilité vaut en grande partie également pour les vérités de fait. Or
aucune vérité de fait ne se soutient d'elle-même, elle doit d'abord être
attestée par d'autres. Nous devons croire à cette attestation, la vérité ne
peut être établie que de cette manière-là. Cela signifie que ce n'est pas la
raison elle-même qui l'établit. De plus, à propos de chaque fait, nous pouvons
nous imaginer qu'il aurait très bien pu être autre qu'il n'est. Le fait que les
choses auraient pu être autres signifie, premièrement, que les faits en tant
que tels ne sont pas autant susceptibles de convaincre que les vérités de
raison et, deuxièmement, que les faits peuvent être confirmés ou niés par nous.
Nous pouvons toujours dire d'une chose qui s'est produite : « J'aurais
préféré que les choses se soient passées autrement ». Caton le Jeune
disait : « Victrix causa diis placuit, sed victa Catoni » (La cause victorieuse a plu
aux dieux, mais la cause vaincue à Caton) 2. Donc, ce que nous considérons toujours comme critères
ultimes, à savoir le succès ou l'échec, Caton ne les a pas acceptés comme
critères ultimes.
HÖLTERS : Madame Arendt, vous disiez que les
vérités de fait doivent être attestées. Existe-t-il alors quelque chose comme
un accord tacite pour ne pas accepter certains faits, ou pour ne pas les
accepter dans cette mesure, de cette manière ? Peut-être existe-t-il un accord tacite entre
les hommes politiques pour déduire de la vérité un certain rabais, à partir
duquel on doit d'abord interpréter la vérité de leurs énoncés ?
VOGEL : Bon, Madame Arendt nous
a certes offert une excellente introduction au mensonge, mais elle n'a pas
défini l'homme politique. Ce n'était pas non plus son intention, ni la tâche
qui lui a été fixée. Je pense qu'il est un peu dangereux de compter tous ceux
qui ne sont pas des scientifiques parmi les hommes politiques. Il faudrait donc
poser la question : comment cela est-il possible ? Où doit commencer
cet accord tacite dont vous venez de parler, Monsieur HÖLTERS ? Pour moi, cette question n'est pas
tellement importante parce que, à mon avis, cet accord tacite n'existe pas.
HÖLTERS : Permettez-moi de vous
interrompre. Les termes « accord tacite » viennent de Frédéric le
Grand.
VOGEL : J'aurais scrupule à
qualifier Frédéric le Grand, au sens actuel et personnel de la notion, d'« homme
politique ». On pourrait en discuter, mais je crois que, dans le contexte
de notre débat, nous n'y sommes pas obligés. Mais je contredirais également
Voltaire lorsqu'il affirme que le mensonge n'est un vice que quand il fait mal.
Il est aussi un vice quand il fait soi-disant du bien. Mais, au risque
d'ajouter à la confusion, je dois dire que je ne pense pas non plus qu'il
s'agisse déjà d'un mensonge lorsque les hommes politiques, ou ceux qui se
prennent pour des hommes politiques, ne disent pas tout ce qu'ils savent, mais
que, le cas échéant, ils conservent par-devers eux certaines connaissances.
HAFFNER : Je dois franchement
reconnaître que le sujet me trouble un peu. Nous savons que, pour une part, la
politique est sans doute un combat. En tout cas, dans de nombreuses régions du
monde, la guerre est toujours un moyen de la politique, que cela soit reconnu
ou non. Et le fait qu'au cours d'une guerre on mente et que l'on doive mentir
pour tromper l'ennemi est, pour ainsi dire, une règle respectée en politique.
On dirait qu'un général ou qu'un homme politique qui ne le fait pas se rend
coupable de haute trahison. À l'inverse, les Anglais se sont toujours vantés de
leurs ruses de guerre, par exemple d'avoir minutieusement trompé Hitler sur le
lieu du débarquement, et personne ne leur a fait le moindre reproche. Cela fait
partie de la guerre, en effet.
Mais cela ne s'arrête pas avec la
guerre. La politique, pour une part du moins, est un combat, même lorsqu'il n'y
a pas de guerre. Je ne veux pas dire que la politique consiste uniquement en un
combat, mais il y a toujours un combat : la lutte diplomatique entre les
puissances en temps de paix, la lutte entre les partis à l'intérieur d'un pays,
y compris la lutte au sein d'un parti, par exemple pour sa direction. Et,
lorsqu'on lutte, ne ment-on pas s'il le faut ? Et si le mensonge réussit,
n'est-il pas pardonné ? Et, naturellement, à cela s'oppose le fait que,
lorsqu'on surprend un homme politique en train de mentir effrontément, cela lui
nuit, tant politiquement que moralement, c'est clair. Il existe de célèbres
exemples de cela : Profumo, le ministre de la Défense britannique dont la
carrière fut ruinée à jamais parce qu'il avait menti devant le Parlement sur
une affaire, au fond, privée — il avait des relations intimes avec une certaine
jeune femme.3
En Allemagne, Strauss a également
subi un sévère revers politique parce que, dans ce qu'on a appelé « l'affaire
du Spiegel », il ne s'en est pas tenu à la vérité devant le
Bundestag.4
Je ne veux pas trop m'avancer, mais
telle était l'impression générale. Le fait d'être surpris en flagrant délit de
mensonge nuit donc. C'est pourquoi le mensonge en politique est un moyen dangereux,
même là où il est coutumier. C'est un moyen qu'on ne peut employer que s'il y a
vraiment l'espoir de s'en tirer. Et, dans ce cas, il peut même rendre célèbre.
J'aimerais donner un exemple et un
contre-exemple de cela. En 1940, Roosevelt a été élu sur la base d'un mensonge
manifeste, à savoir qu'il laisserait les États-Unis en dehors de la guerre. Il
n'a pas laissé le pays en dehors de la guerre et il n'a jamais eu l'intention
de le faire. Avant 1940, il œuvrait tout à fait en faveur d'une intervention
des États-Unis dans la guerre. Mais sans ce mensonge, il n'aurait probablement
pas été élu, compte tenu de l'opinion publique américaine de l'époque. Sans ce
mensonge, les États-Unis ne seraient pas entrés en guerre, et celle-ci se
serait très mal terminée, pour les États-Unis certainement, mais peut-être pour
le monde entier. A-t-il eu raison ou tort de mentir ? De toute manière,
cela lui a été pardonné. Il est considéré comme un grand président, y compris
par ses anciens adversaires. On ne lui a pas reproché après coup d'avoir menti.
Inversement, Hitler a menti en 1938
en disant : « Les Sudètes seront ma dernière revendication
territoriale ». Ce mensonge a été révélé en tant que mensonge par Hitler
lui-même, dès 1939, lorsqu'il a envahi le reste de la Tchécoslovaquie et a,
ensuite, revendiqué pour lui le corridor 5, etc. C'est une mauvaise manière de
mentir, et elle est donc interdite. Un mensonge dont on sait qu'il va bientôt
être révélé en tant que mensonge nuira à la cause pour laquelle on a menti et,
par conséquent, il sera aussi répréhensible sur le plan politique.
Tout cela aboutit à la conclusion
suivante : la science — et j'aimerais reprendre ce qu'a dit Madame Arendt
— , la science, donc, existe pour explorer la vérité. Telle est son unique finalité,
pour autant qu'elle en ait une. En revanche, la politique n'existe pas pour
explorer ou pour imposer la vérité, mais elle poursuit certaines fins (Zweck) : conserver le pays, augmenter la
puissance de celui-ci, installer un parti au pouvoir, le renversement d'un
gouvernement et le remplacement de celui-ci par un autre. Ce qui sert à ces
fins — ce qui leur sert vraiment et ne leur nuit pas — doit, jusqu'à un certain
degré, être considéré comme admissible, même si cela est moralement douteux.
ARENDT : Évidemment, c'est une
lapalissade de dire que le mensonge, la vérité et la politique ne font pas bon
ménage. Cela a toujours été le cas. La question est simplement celle-ci :
quel est le but (Ziel) ? Roosevelt,
au fond, n'a pas menti. Lorsqu'il s'agit d'une question de vie ou de mort,
comme c'est parfois le cas en politique, alors se pose toujours la question de
savoir si le mensonge ne serait pas légitime. Mais ce qui légitime ici le
mensonge, c'est vraiment un cas extrême. Les mensonges que nous avons connus au
cours de notre siècle sont d'une tout autre nature et ont une teneur tout à
fait différente. Le mensonge de Hitler à propos des Sudètes a été, d'une
certaine manière, le moins grave. Vous vous souvenez peut-être que, même dans
les plus hautes sphères, on n'avait le droit de parler de la soi-disant « Solution
finale » que dans un langage imposé,
rempli d'euphémismes. Hitler lui-même, lorsqu'on lui a fait cette réflexion un
jour : « Que dira le monde s'il apprend que des millions de gens ont
été assassinés ? », a déclaré : « Ce n'est pas grave, parce
que le monde ne le croira pas ». Cela était absolument vrai, on ne l'a pas
cru. Les victimes ne l'ont pas cru, mais le monde non plus ne l'a pas cru.
Les mensonges dont Haffner a parlé
sont des mensonges très ciblés, c'est-à-dire qu'il faut cacher certaines
choses à l'ennemi. Les mensonges auxquels nous avons affaire concernent tout
le monde. À ce moment-là, on élève vraiment le mensonge au rang de
principe. Nous avons connu cela d'une manière totalement grotesque sous
Staline, qui s'efforçait de réécrire sans cesse l'histoire de la Révolution en
faisant chaque fois tomber dans l'oubli certaines personnes ou certains
événements, c'est-à-dire en les faisant disparaître par des mensonges :
Trotski n'a pas existé, l'Armée rouge n'a quasiment pas existé non plus, et les
camps de concentration encore moins. Quiconque en parlait risquait sa vie. Là
où des mensonges de ce type apparaissent, qui finissent par obliger tout le
monde à mentir, le mensonge devient un principe. Contrairement à cela, le
mensonge en politique — même dans la politique de la raison d'État — n'est en
aucun cas un mensonge par principe. Ici, nous avons affaire à un petit groupe
de gens, des hommes d'État, des diplomates, des politiciens, dont le métier
est, entre autres, de protéger certains secrets et de mentir dans ce but. Tout
le monde le sait. Ceux qui y participent savent que, dans tous les cas, il faut
faire bon marché de la vérité. Ce petit groupe de gens ne risque jamais de se
mentir à lui-même. Il y a un passage célèbre des Frères Karamazov, de
Dostoïevski, dans lequel Dimitri, l'un des frères Karamazov, qui était un
menteur notoire, vient chez le starets et lui demande : « Que dois-je
faire pour gagner la vie éternelle ? », et le starets, qui savait
qu'il avait affaire à un menteur, répond : « Ne te mens jamais à
toi-même »6.
Vous voyez, dans tous ces cas la
vérité trouve quelque part un dernier refuge parce que ceux qui mentent savent
clairement distinguer entre le mensonge et la vérité, et ils savent exactement
que « là, j'ai menti ». Ce mensonge-ci peut être corrigé et réparé.
L'autre mensonge, en revanche, ne peut pas l'être. L'autre mensonge traverse
toute la population qui, certes, sait qu'il existe des camps de concentration,
des camps d'extermination, mais qui, en même temps, est consciente que l'on
risque sa vie si l'on en parle. Partout où règne la terreur, le mensonge
contraint et forcé peut être élevé au rang de principe universel. Cela n'est
pas possible ailleurs. Chez nous, Monsieur Nixon a tenté de parvenir à toutes
sortes de choses en mentant, mais il a échoué parce qu'il ne disposait pas d'un
groupe pour répandre la terreur dans la population et qui, par sa terreur,
aurait pu élever le mensonge au rang de principe. Cela signifie qu'il a échoué
parce que, en général, en Amérique, on ne ment pas. En Amérique, le mensonge
est un délit bien plus grave qu'en Europe. Cela vaut également pour
l'Angleterre, comme vous pouvez le voir dans « l'affaire Profumo ».
La raison de cela réside en partie dans la procédure judiciaire
anglo-américaine, où l'on peut déposer en sa propre faveur, et cela sous
serment, bien qu'on ne soit pas obligé. Il existe une disposition légale en
vertu de laquelle nul ne peut être contraint de déposer contre lui-même. Mais
cela ne veut pas dire qu'il a le droit de mentir. Le fait que le faux serment
soit considéré comme un délit bien plus grave qu'en Europe est dû à ceci que
nous avons un gouvernement, qu'il le veuille ou non, qui est lié par la
Constitution, c'est-à-dire que l'instance suprême n'est pas incarnée par des
hommes, mais par la loi elle-même — cela fait une très grande différence.
Le fait que l'homme soit capable de
mentir signifie qu'il n'adhère pas tout à fait aux réalités. Naturellement, les
hommes politiques ont facilement tendance à mentir, ne serait-ce que parce
qu'ils ne se soucient pas d'interpréter le monde, mais qu'ils veulent que l'on
se représente comment il pourrait être. Et, en effet, il pourrait être
différent de ce qu'il est réellement. On n'est pas obligé de reconnaître ce qui
est. Que je puisse dire « oui » ou « non » à ce qui est,
justement comme Caton le Jeune — c'est la cause vaincue qui plaisait à Caton —,
cela fait partie des libertés fondamentales de l'homme — indépendamment de tous
les régimes (Staatsformen).
HÖLTERS : Nous avons donc affaire à deux
types de mensonges. Premièrement, le mensonge occasionnel, répondant à des fins
utilitaires, qui, comme l'a écrit Madame Arendt, peut tout à fait s'imposer
dans le monde. Et, deuxièmement, le mensonge total, la tromperie totale, qui
comprend également le mensonge à soi-même, où le menteur est en même temps
celui à qui l'on ment, l'escroc celui qui est escroqué, où il ne peut plus
s'arracher au contexte du mensonge, alors que naguère, dans le cercle fermé des
gouvernants, on disait bien la vérité, seulement on ne la laissait pas filtrer
à l'extérieur. Le contexte nouveau consiste en ceci que même celui qui ment ne
sait plus à quoi s'en tenir sur la vérité, ce qui a pour conséquence que la
vérité peut ainsi disparaître.
Étant donné qu'il me semble que nous
rencontrons encore les deux phénomènes dans notre réalité, je propose que nous
nous concentrions davantage sur le mensonge occasionnel à des fins utilitaires,
et que nous traitions l'autre type de mensonge plus tard dans notre discussion.
VOGEL : Maintenant, les choses
deviennent un peu difficiles. Qu'est-ce qu'un mensonge à des fins utilitaires ?
Je suis d'accord avec Madame Arendt pour dire que le fait que l'homme puisse
mentir est une preuve de sa liberté. Il n'est pas obligé de dire la vérité,
mais il peut aussi mentir, et cette chance ou cette possibilité atteste sa
liberté. C'est certainement vrai. Je ne suis pas d'accord — j'ai failli dire
évidemment — avec Madame Arendt pour dire que les hommes politiques constituent
le groupe de ceux dont le mensonge est l'un des attributs de la profession.
ARENDT : J'ai fait exprès de
formuler cela de manière exagérée.
VOGEL : Bon, peut-être cela
devient-il plus clair par exagération. Mais lorsque l'on prend la phrase :
« Les hommes politiques constituent le groupe de ceux dont le mensonge est
l'un des attributs de la profession », alors se pose la question suivante :
que veut dire mentir ? Tromper, se tromper, passer sous silence, omettre,
faire croire, donner l'impression ? Nous serons bien obligés de mieux
différencier et de définir plus clairement le terme « mentir », si
souvent employé.
Je pense que les hommes politiques
n'ont pas le droit de mentir. Mais je pense également — et je l'ai déjà indiqué
tout à l'heure — que les hommes politiques peuvent se tromper, c'est-à-dire
qu'ils peuvent prendre pour vrai quelque chose qui, ultérieurement, se révèle
faux. Ainsi peuvent-ils, par exemple, s'attendre à une reprise économique. Mais
ce n'est pas la même chose si je dis que la reprise aura lieu bien que je sache
qu'elle n'arrivera pas, et si je dis que la reprise aura lieu parce que je suis
vraiment convaincu qu'elle se produira. Je ne présumerai donc pas que quiconque
dit cela ment, mais seulement qu'il se trompe, et peut-être même pas. Avant de
dire, de manière générale, que les hommes politiques sont constitués par le
groupe de ceux dont le mensonge est l'un des attributs de la profession, nous
devons définir de manière plus rigoureuse le terme « mensonge ».
ARENDT : Je n'ai pas dit cela,
et si c'est l'impression que j'ai donnée, je retire ma phrase. Vous avez tout à
fait raison, l'erreur n'est pas le mensonge, quoique en grec le mot pseudos ait
été employé pour désigner l'erreur et le mensonge. Mais nous n'allons
pas aborder ce sujet ici. De manière générale, nous devrons éviter d'aborder
des questions philosophiques.
Simplement, si, lorsqu'un homme
politique, en disant que la reprise économique aura lieu, a tendance à exprimer
cela comme n'étant pas son opinion personnelle, mais comme une vérité,
il ne s'agit pas de la même chose. Il se sert de la réputation dont il
jouit auprès du peuple et, au lieu de dire « J'espère que la reprise aura lieu », il dit
que certains signes l'indiquent. C'est une sorte de tromperie parce qu'il
prétend savoir quelque chose que nul ne peut savoir. Sur cette question, il
existe une science encore assez jeune — il s'agit, à mon avis, d'une
pseudo-science — , à savoir la futurologie, dont les représentants croient que
l'on peut étudier le futur comme on peut étudier le passé. Il est déjà
difficile d'étudier le passé, mais étudier le futur est totalement impossible —
et cela par principe. On peut le prouver. Si un homme politique présente une
chose de cette manière, alors il trompe son monde. Mais la tromperie n'est pas
nécessairement un mensonge, bien qu'elle en soit proche. Tant qu'un homme
politique est assez prudent pour dire : « Je suis un être humain, et
je peux me tromper », et tant que cela transparaît d'une manière ou d'une
autre dans chacun de ses propos, il évolue encore, à mon avis, sur le terrain
de la vérité, même s'il ne dit pas tout ce qu'il sait.
Mais lorsque les idéologues du
marxisme ou du socialisme ou du capitalisme arrivent et déclarent que le train
de l'histoire va dans telle ou telle direction, et que quiconque ne veut pas
monter dans ce train se met en dehors de l'histoire et n'a pas saisi la situation
historique — lorsque ce genre de chose commence, nous avons alors une sorte de
politique mensongère, peu importe quelle en est la provenance, que ce soit de
la droite ou de la gauche. Toutes les deux s'affrontent ensuite et, au fond,
elles se disputent pour des vétilles, c'est-à-dire pour quelque chose qu'elles
ne savent pas et ne peuvent savoir. Si l'on introduit la notion d'histoire et
de lois de l'histoire dans cette discussion — et je crains que cela n'arrive
souvent —, on a alors, à mon avis, dépassé les limites de ce qui est permis, y
compris les limites très larges de ce qui est permis à un homme politique ou à
un homme d'État.
HAFFNER : Je voudrais encore
revenir à la question de savoir si le mensonge est un attribut de la profession
d'homme politique. Il existe deux professions, absolument nécessaires et
reconnues, qui possèdent une tare, c'est de ne pas toujours pouvoir se passer
du mensonge. Ce sont les professions de commerçant et d'homme politique.
ARENDT : Et de médecin.
HAFFNER : En ce qui concerne le
médecin, je ne sais pas si le mensonge fait partie de l'image de sa profession.
Il se retrouve certainement parfois dans la situation de ne pas informer le
patient, par humanité, parce qu'il n'y a plus aucun espoir pour ce dernier.
Mais, dans son activité normale, il n'a pas besoin de mentir, si je puis
m'exprimer ainsi. En tant que médecin, il est également un représentant des
sciences de la nature, dans lesquelles le mensonge est proscrit, voire voué à
l'échec. S'il voit que l'appendice est enflammé, il ne peut et ne doit pas dire
que cet appendice n'est pas enflammé — ce faisant, il se disqualifierait
lui-même en tant que médecin. Mais passons.
Aussi bien la profession du
commerçant, qui se qualifie volontiers d'« honnête » parce qu'il a, d'une
certaine manière, besoin de ce qualificatif — mais évidemment, je ne veux pas
dire par là qu'il n'y a pas de commerçants honnêtes —, que la profession
d'homme politique, qui est également une profession nécessaire et honorable,
possèdent une tare, la malhonnêteté. Cela est dû à la raison suivante : le
commerçant est obligé — à moins d'oublier son devoir de commerçant — de
chercher son intérêt ou, disons, l'intérêt de sa firme ou de son entreprise.
S'il ne le faisait pas, il rendrait un mauvais service à tous ceux qui
dépendent de cette firme, de cette entreprise. Devoir faire de bonnes affaires,
cela fait partie du métier, et les bonnes affaires ont cette particularité
d'être probablement de mauvaises affaires pour le partenaire. Acheter bon
marché et vendre cher — tel est le principe du commerçant. Quiconque agit
contrairement à ce principe est un mauvais et non un bon commerçant.
Évidemment, il devrait éviter de mentir effrontément. Un commerçant qui se fait
surprendre en flagrant délit de mensonge — qui déclare par exemple que la
situation financière de son entreprise est saine alors qu'en vérité elle est en
banqueroute —, un tel commerçant risque éventuellement la prison, du moins
perd-il sa bonne réputation auprès des autres commerçants et, par son mauvais
comportement, se montre un mauvais commerçant. Mais mauvais commerçant est
aussi celui qui, par pur amour de la vérité, révèle tous ses secrets
commerciaux, ou les recettes de son succès au concurrent.
Maintenant, en ce qui concerne
l'homme politique, je suppose naturellement qu'il a le droit de se taire sur
certaines choses, ce n'est pas encore un mensonge, nul n'a le devoir de tout
dire, nul ne peut tout dire. Le cas échéant, on a le droit de vraiment mentir.
La question est seulement de savoir dans quel cas et dans quelles conditions.
J'ai déjà évoqué Roosevelt, qui aurait rendu un très mauvais service à son pays
en reconnaissant qu'il œuvrait en faveur de l'entrée en guerre des États-Unis ;
il se serait empêché d'accéder à la présidence.
Je voudrais encore donner un exemple
plus proche de nous — et je le fais vraiment ici avec une intention polémique —,
à savoir l'exemple de Konrad Adenauer. Ce dernier, qui, avec l'humour qui le
caractérisait, reconnaissait volontiers qu'il ne disait pas toujours toute la
vérité, plaisantait parfois en disant qu'il distinguait trois types de vérité :
la vérité simple, la vérité entière et la vérité pure. Certes, c'était une
plaisanterie. Mais, en ce qui concerne le souci principal de sa politique — je
suis désolé de devoir le dire —, il a tout simplement menti : c'était
d'intégrer à tout prix la RFA dans l'Otan et dans la communauté des pays de
l'Ouest, de regagner la confiance des puissances occidentales, qui avaient été
nos ennemies pendant la guerre, de faire non seulement la paix avec celles-ci,
mais de conclure une alliance avec elles, ce qui était de toute manière,
objectivement, et sûrement aussi subjectivement, un objectif (Ziel) patriotique.
Et, en poursuivant cet objectif, Adenauer a toujours dit que, ce faisant, il
aspirait à la réunification, bien qu'il ait certainement su, ou qu'il ait dû savoir,
que l'Otan et la réunification étaient incompatibles, du moins dans un avenir plus
ou moins rapproché. Il a donc menti. Mais, du point de vue de la politique
qu'il poursuivait, et qui était tout à fait légitime, et qui s'est en grande
partie vue justifiée, comme nous le savons aujourd'hui, il a agi de manière
patriotique et juste. C'est bien une page de gloire qu'il a écrite. En
revanche, si, à l'époque, il avait clairement expliqué aux Allemands : « Si
vous adhérez à l'Otan, si vous adhérez à la Communauté européenne, vous devrez
provisoirement renoncer à l'idée de réunification », je pense que les
Allemands n'auraient pas approuvé cette politique et ils se trouveraient
aujourd'hui dans une situation bien plus grave que celle dans laquelle ils
sont.
Vous avez là un exemple frappant du
fait que le mensonge effronté fait, dans certaines conditions, véritablement
partie de la politique, et qu'il est, pour ainsi dire, du devoir de l'homme
politique de mentir. Naturellement, il ne doit pas se laisser prendre. Et, de
plus, la grande question est de savoir à qui il a le droit de mentir. Je crois
qu'il est indiscutable qu'il a le droit de mentir à l'ennemi pendant une
guerre. Il est discutable qu'il ait le droit de mentir à l'adversaire politique
mais, en gros, on lui accordera ce droit. Cependant, a-t-il également le droit
de mentir à son propre camp ? A-t-il le droit de mentir à son peuple ?
Ce sont vraiment des questions difficiles.
ARENDT : Je ne pense pas que le
fait de se laisser prendre doive être le seul critère pour nous orienter. Permettez-moi
d'abord de répondre à ce que Monsieur Haffner a dit tout à l'heure, qu'il était
du devoir du commerçant de tirer un maximum de profit dans une affaire. Ce
n'est pas son devoir, mais son intérêt ! Où est-il écrit, d'où sortez-vous
cet étrange impératif qu'il doive gagner autant d'argent qu'il peut ?
C'est un impératif qui n'est ancré ni dans une religion ni dans une éthique. Ce
que vous oubliez également, en disant qu'il ne doit pas se laisser prendre,
c'est quelque chose de tout à fait décisif, à savoir la confiance. Pour un
peuple qui doit développer un sentiment de solidarité pour pouvoir exister en
tant que peuple, en tant que communauté, la création d'une base de confiance
mutuelle est de la plus grande importance.
Lorsque, aujourd'hui, je vais dans un
magasin et que le propriétaire me dit : « Je n'ai pas cet article,
mais vous trouverez l'article souhaité dans tel ou tel autre magasin » —
chose qui vous arrive d'ailleurs très souvent et témoigne contre l'impératif du
commerçant formulé par Monsieur Haffner —, pour moi cela signifie que je peux
avoir confiance dans ce magasin et dans ce commerçant. Un rapport de confiance
entre moi et l'autre s'est établi. En revanche, les mensonges le détruisent.
Vous connaissez le proverbe : « On ne croit pas celui qui a menti une
fois, même lorsqu'il dit la vérité ». Telle est précisément l'une des
conséquences désastreuses du mensonge : il détruit la confiance entre les
hommes.
HÖLTERS : Si le mensonge est découvert !
ARENDT : Il ne s'agit pas de
savoir si le mensonge est découvert. Du fait que ce commerçant me dit, contre
son intérêt, où je trouverai ce dont j'ai besoin, il a fait naître une
confiance, qui était toujours possible, mais qui devient maintenant une réalité.
Je me rappelle mes débuts en
Amérique. Il y a eu une histoire de négociations entre des éditeurs. L'homme
qui négociait pour nous était un Allemand, et il est revenu tout souriant en
disant qu'il avait tout obtenu à notre avantage. Là-dessus, le chef lui a dit :
« Qui vous a demandé de tout obtenir ? Cela ne peut avoir que
des conséquences néfastes pour notre collaboration future. Nous dépendons l'un
de l'autre, nous vivons ensemble, ce que j'attendais de vous, c'était un
compromis. Un compromis ? a dit notre homme d'origine allemande. Un
compromis, c'est quelque chose d'affreux ». Mais, à la longue*, ce
qui importe, c'est toujours la possibilité de tomber d'accord, c'est le
compromis dans lequel deux parties font des concessions et se retrouvent ainsi
quelque part pour un accord acceptable. Cela crée une atmosphère dans laquelle
les hommes peuvent vivre ensemble parce qu'ils savent que l'autre ne fera rien
uniquement pour leur nuire. Cela me paraît essentiel.
En ce qui concerne Konrad Adenauer,
je considère l'affaire de la réunification comme n'étant pas tellement grave.
Comment Adenauer pouvait-il savoir si elle n'était pas une possibilité ouverte
sur l'échiquier politique ? À mon avis, elle n'a été à aucun moment une
possibilité politique réelle. J'ai toujours pensé que la reconnaissance de la
frontière Oder-Neisse était la question décisive de la politique allemande, et
qu'il faut définitivement parvenir à cette reconnaissance. Il ne s'agissait pas
seulement de la réunification allemande, mais aussi et surtout de rétablir une
relation de confiance avec les pays dévastés et violés par l'Allemagne. Cela a,
en effet, été une tâche très difficile.
Je me fais une assez haute opinion
d'Adenauer. Mais sur un point il a menti de facto et, à mon avis, bien
plus gravement que sur la question de la réunification de l'Allemagne.
Voyez-vous, Adenauer a toujours affirmé que la majorité du peuple allemand
était contre Hitler. C'est un mensonge. Si on l'exprime en pourcentage, on peut
dire que 10 % des Allemands étaient toujours à 100 % pour Hitler, que 10 %
étaient toujours à 100 % contre Hitler, et que les 80 % qui restent ont changé
d'avis d'une année sur l'autre. Hitler n'aurait évidemment jamais pu gouverner
sans ce soutien du peuple. Aucun type comme Hitler ne peut gouverner seul, cela
n'existe pas. Tout homme, s'il veut agir, a besoin d'autres gens pour l'aider.
Ce qui est décisif, c'est de savoir comment, dans quelle proportion et par
quels moyens il obtient cette aide des autres. Nous n'avons pas besoin de
discuter du caractère psychologique de Messieurs Staline et Hitler, même pas de
celui de Monsieur Nixon. Aucun d'entre eux n'aurait pu réussir quoi que ce soit
sans le concours des autres. À cet égard, Adenauer a donc vraiment menti,
puisqu'il savait que les faits politiques n'étaient pas conformes à la manière
dont il essayait de les présenter.
Or, pas plus que Khrouchtchev au
célèbre XXe Congrès du PCUS, en 1956, ne pouvait se permettre de
dire à son peuple : « Vous êtes pleins de criminels », ce qui
était la pure et simple vérité, Adenauer n'a pu avouer combien d'Allemands
avaient, d'une manière ou d'une autre, pactisé avec les nazis. Cela a fort bien
réussi à l'Allemagne. Cela a beaucoup moins réussi à la Russie, comme vous le
savez. Je ne pense certainement pas qu'il y ait là-bas, aujourd'hui encore, un
pouvoir (Herrschaft) stalinien, cela a effectivement changé et, grâce
aux sciences politiques, on peut décrire avec précision ce qui a changé.
Toutefois, aujourd'hui encore, il y a des millions de gens internés dans des
camps qui, à leur manière, sont des camps d'extermination, pour la simple
raison que, dans ces camps, un certain nombre de personnes ne peuvent pas
survivre pendant un certain nombre d'années. Vous voyez, ces choses sont dangereuses.
De manière générale, la politique est une affaire dangereuse.
HAFFNER : Au milieu de cet
exposé, me sont venues à l'esprit certaines objections qui ne concernent pas ce
que vous avez dit à la fin.
Vous avez dit qu'il n'existe ni
religion ni éthique autorisant le mensonge. En mettant la religion de côté, il
existe bien une éthique, à savoir l'éthique de la responsabilité selon Max
Weber. Elle vaut à la fois pour le commerçant et pour l'homme politique. À
propos du commerçant, vous avez évoqué l'exemple où vous entrez dans un magasin
et où le commerçant vous rend service en disant : « Je n'ai pas tel
article, mais tournez au coin de la rue et là vous trouverez tout ce dont vous
avez besoin ». Il est clair que ce commerçant vous dit une vérité qui est
à son désavantage. Mais, à juste titre, vous avez ajouté qu'en réalité il ne
s'agit pas d'une vérité qui est à son désavantage, mais que c'est plutôt
bénéfique pour lui parce que vous avez le sentiment d'avoir affaire à un homme
aimable et honnête chez qui vous achèterez volontiers à l'avenir. Si la vérité
peut aider l'homme à faire son devoir, c'est-à-dire chercher l'avantage (Vorteil)
de son entreprise, de son peuple, de son État, de son parti, tant mieux.
Bismarck, qui était un homme
politique magistral, a dit – et il n'a pas menti en le disant — qu'il n'aimait
pas mentir. Il a dit qu'il n'aimait pas du tout recourir au mensonge, qu'il ne mentait
notamment jamais à des souverains. Là, il a dit la vérité. Si c'est possible,
c'est très bien. Mais, pour rester sur l'exemple de Bismarck, ce dernier
faisait souvent de la vérité un usage dont nombre de ses partenaires et
adversaires disaient qu'il s'agissait, au fond, d'une sorte plus subtile de
mensonge. Bismarck disait une vérité à laquelle personne ne croyait. Il
révélait ses intentions avec une telle brutalité que la plupart des gens ne
croyaient pas à leur réalisation. Il existe une blague juive : « Lorsque
tu dis que tu vas à Lodz, cela veut dire que tu vas à Rawicz. Or tu me dis que
tu vas à Lodz, alors que tu vas vraiment à Lodz. Pourquoi mens-tu ? »
C'est également une forme de mensonge politique, et peut-être la meilleure.
C'était la première chose que je voulais dire.
La deuxième chose est en fait plutôt
en accord avec ce qui a été dit, et je voudrais citer un bref passage de Thomas
Mann. Permettez-moi de vous lire un court paragraphe de son essai Mon temps,
de 1950 :
« [...] le mensonge [est]
insupportable, du point de vue à la fois esthétique et moral ; et il
apparaît ainsi que ces deux domaines sont apparentés de plus près, s'imbriquent
plus que ne se le figurent sans doute leurs tenants souvent aux prises. Or,
l'État totalitaire exige qu'on croie à des mensonges. Il n'est pas le seul, je
le sais. L'imposture a cours partout, même dans le monde libéral. L'intérêt
requiert une parure idéologique, la politique de puissance se déguise en
messianisme, et ce qu'on appelle la propagande n'a jamais grand-chose en commun
avec la vérité ; mais ce n'est pas à cela que je fais allusion. Un peu de
truquage, même beaucoup, n'est pas la foi dans l'imposture — et encore, dans
l'imposture en tant que force capable de forger l'Histoire. Il est permis de se
demander si l'Histoire est vraiment la réalisatrice de la vérité. [...]
L'historien-né, lui, n'en est pas affecté. Gregorovius, dans son Histoire de
la cité de Rome au Moyen Âge, là où il traite de la naissance de l'Église
chrétienne et de ses articles de foi, par exemple la primauté de l'évêque de
Rome et donc l'institution du pouvoir pontifical, écrit avec une parfaite désinvolture :
"Si la puissance d'une tradition d'ailleurs respectable, basée sur la foi
des siècles, semble étrange, il convient de songer que, dans toute
religion qui prend corps, des traditions et des légendes se trouvent à la
base des réalisations pratiques. Dès l'instant où le monde les a admises,
elles deviennent en lui des faits".
« Une erreur singulière se
dégage pour moi de cette phrase flegmatique. Eh quoi ? Des légendes
peuvent — dès l'instant où on les admet — devenir des vérités ? Des
mythes, des contes, des falsifications, des mensonges peuvent servir de base à
la réalisation historique ? Et ce serait là l'œuvre propre et essentielle
de l'Histoire ? En ce cas, elle serait une forme répugnante de poésie, la
poésie de la violence ; car toute mutation de la non-vérité en vérité est
somme toute une contrainte »7. Je m'arrête là, bien que la
suite soit également encore très intéressante. Je crois que cette citation
touche ce que vous dites, mais j'aimerais aussitôt m'écarter un peu de votre
position. Vous avez évoqué le massacre des Juifs, organisé par Hitler, en
disant que ce dernier s'est tu sur tout cela, et qu'il pensait que personne
n'allait le croire. Le crime véritable était le meurtre. Je dirais que le fait
de garder le silence était, pour ainsi dire, un acte a posteriori qui
n'est pas punissable.
Et maintenant, en ce qui concerne
Staline. Ce dernier a fabriqué de gros mensonges historiques, mais également
des mensonges qui ont eu un impact sur la politique quotidienne, par exemple au
moment des procès de Moscou contre les prétendues conspirations de Trotski,
etc. Il a imposé par la force ces mensonges aux gens de son pays, et il les a
obligés à faire comme s'ils y croyaient. Mais, là aussi, le crime est la
violence. Le pur mensonge était dans ce cas un mauvais mensonge, parce qu'il ne
pouvait pas être imposé sans violence. De manière étonnante, le mensonge digne
de foi suscite une certaine confiance, parce qu'il est plus crédible que la
vérité. Quelqu'un a dit un jour que celui qui veut dire la vérité doit y
ajouter un peu de mensonge, sinon cette vérité ne sera pas crue. C'est une
formule très politique. Et l'homme politique — voilà à quoi je reviens toujours
— n'est pas tenu de dire la vérité, mais il a une obligation envers les gens
dont il est responsable : en tant qu'homme d'État à la tête de son État,
en tant que chef de parti ou également en tant qu'homme au sein de la direction
d'un parti, de son parti, à l'intérieur duquel il veut imposer une certaine
cause qu'il considère comme absolument juste et nécessaire. Pour un homme
politique, ne pas le faire afin de ne pas être obligé de mentir une fois serait
une sorte de manquement à son devoir.
VOGEL : Monsieur Haffner, c'est
Hitler qui a encore plus surpris que Bismarck en disant la vérité que nul n'a
crue. Il est connu que Hitler, dans Mein Kampf, avait d'abord écrit une
grande partie des choses qu'il a ensuite réalisées, mais soit on ne l'a pas lu,
soit ceux qui l'ont lu ne l'ont pas pris au sérieux. Mais je ne voudrais pas
discuter maintenant des différences entre Bismarck et Hitler, qui sont beaucoup
plus importantes que ce qui les rapproche peut-être.
Ce que Madame Arendt a dit tout à
l'heure, à savoir qu'un compromis ne doit pas nécessairement contenir des
éléments de non-vérité, me semble important. C'est très important pour la suite
de notre réflexion, parce que cela relativise un peu le mensonge et la vérité.
En politique, tout n'est pas aussi vrai que deux fois deux font quatre, ni
aussi faux que deux fois deux font cinq. Je crois qu'il faut davantage prendre
en considération cette relativisation. Mais, pour défendre encore les
commerçants, je ne pense pas qu'une affaire soit d'autant meilleure qu'elle est
mauvaise pour l'autre, mais elle peut être une affaire optimale si elle apporte
un bénéfice optimal tant au vendeur qu'à l'acheteur. Cependant, dans notre
problématique, il ne s'agit pas du commerçant, mais de l'homme politique, et de
la question de savoir s'il a le droit de mentir. Pour moi, la
question de savoir s'il est obligé de mentir et si, par conséquent,
cette histoire de se salir les mains en faisant de la politique est vraie ou
fausse, est en réalité plus importante. Et vous avez signalé à plusieurs
reprises, deux fois je crois, qu'il faut mesurer l'homme politique à l'aune de
la réponse à la question de savoir s'il défend bien la « cause » pour
laquelle il veut s'engager. Pouvons-nous nous mettre d'accord pour dire qu'il
existe des « causes » très différentes ? Je me rapprocherais de
Madame Arendt sur certains points en disant qu'il peut mentir lorsqu'il se sent
obligé envers l'État qu'il sert. Mais c'est tout à fait différent si, à
la place de l'État, il met le parti envers lequel il se sent obligé, et s'il
ment pour cette raison. Si l'on prend en considération cette relativisation, je
peux être d'accord avec vous pour soutenir que la question de savoir si l'homme
politique, en mentant, sert vraiment ce qu'il veut servir, est un aspect
essentiel, mais il doit s'agir en même temps d'une valeur qui mérite qu'on se mette
à son service. Il faudrait développer tout cela de manière bien plus détaillée
que ne le permet le cadre de notre discussion.
Après que nous avons uniquement
employé l'expression « homme politique » pour les grands hommes
politiques de la stature au moins de Konrad Adenauer, j'ai du mal à me désigner
moi-même comme un homme politique. Je voudrais dire néanmoins que ce qui est
intéressant dans le métier d'homme politique, c'est que ce métier représente un
risque, comparable à une dangereuse randonnée en montagne où l'on peut aussi
bien tomber d'une montagne digne d'intérêt qu'atteindre le sommet. Ce qui en
fait partie, c'est le risque d'être obligé de mentir tout comme la chance de ne
pas être obligé de mentir. À cet égard, c'est certainement l'un des métiers les
plus humains que l'on puisse imaginer parce que c'est l'un des métiers les plus
passionnants, les plus variés, les plus excitants, les plus dangereux, ou comme
bon vous semblera.
Permettez-moi de revenir à Adenauer,
ou à la formule « La reprise aura lieu » — ce qui est intéressant,
c'est que, éventuellement, la reprise peut justement arriver, si
suffisamment de gens disent avec conviction : « La reprise va
se produire ». Il n'est pas vrai que soit la reprise a lieu, soit elle n'a
pas lieu, mais il est possible qu'elle ait lieu parce que suffisamment de gens
sont convaincus de son advenue. Je vous demande de tenir compte de ce
contexte au moment de l'étude de la question de savoir si la formule était ou
non un mensonge.
Permettez-moi encore une remarque sur
la majorité des Allemands qui soutenaient Hitler. C'est toujours la question de
savoir quand Hitler avait une majorité ou non ; une chose est sûre :
le jour de la conquête de Paris, sa majorité était plus grande que le jour de
la défaite de Stalingrad. Mais je dois mettre fortement en doute l'affirmation
selon laquelle il a toujours eu une majorité au sein du peuple allemand, bien
qu'il soit exact qu'il ait toujours eu besoin d'appuis dans le peuple pour
pouvoir être Hitler.
ARENDT : Je ne peux
naturellement pas le prouver, c'est une opinion et non une vérité historique
considérée comme certaine. Je voudrais revenir sur un point de votre
argumentation. Vous dites que la fin (Zweck) doit valoir le coup. Bon,
on dit communément qu'il existe quelque chose comme l'intérêt général (Gemeinwohl)
envers lequel l'homme politique a une obligation. Si j'ai bien compris
Monsieur Haffner, cet intérêt général est réalisé de manière optimale lorsque
chacun poursuit de la manière la plus résolue et la plus brutale possible son
intérêt particulier (privates Wohl).
HAFFNER : Je n'ai pas dit ça.
VOGEL : Mais il a peut-être dit :
poursuit un avantage (Vorteil).
ARENDT : Bon, supposons
l'avantage. C'est la théorie d'Adam Smith, qui dit qu'une « main invisible »
dirige l'ensemble de façon que, si chacun défend son intérêt particulier, tous
ces intérêts particuliers s'additionneront et donneront l'intérêt général. Je
considère cette théorie comme l'une des théories les plus nuisibles, les plus
malfaisantes et aussi les plus erronées qui soient. Il y a une chose qu'un
homme politique doit savoir : lorsqu'il s'est consacré à l'intérêt
général, il a, ce faisant, promis à tous ceux qui l'ont élu qu'il ferait passer
ses intérêts particuliers et privés au second plan. Cela signifie que les
intérêts particuliers ne s'additionnent jamais pour donner l'intérêt général —
entre autres à cause de la vie humaine.
Prenez un litige à propos du loyer
entre le propriétaire d'un immeuble et les locataires. Vous avez là, pour ainsi
dire, deux classes qui s'opposent. L'enjeu véritable est l'immeuble. Cet
immeuble a la particularité — s'il est construit solidement et correctement
entretenu — d'avoir une espérance de vie supérieure à tout propriétaire et
locataire. Il est donc raisonnable de poser la question du bien (Wohl) de
l'immeuble. C'est très difficile et il est également très difficile de demander
cela aux différents locataires. Mais nous vivons dans un monde qui existait
avant nous, qui doit encore exister lorsque nous mourrons. Nous-mêmes, nous
sommes simplement les habitants éphémères de ce monde. L'enjeu est donc ce monde-ci.
Et ce qui distingue l'homme d'État, ce qui lui confère sa dignité, c'est
que ce qui existait déjà, ce qui existe encore maintenant et ce qui doit être
conservé au-delà de notre époque se trouve au centre de son intérêt (Interesse).
L'intérêt individuel doit passer au second plan par rapport à cela.
Certes, cela n'a rien à voir avec la
question du mensonge. J'ai uniquement parlé de ce sujet parce que vous,
Monsieur Vogel, vous avez dit que la fin devait valoir le coup. Et si c'est ce
monde-ci, et si nous aimons suffisamment ce monde-ci, qu'il nous intéresse,
alors c'est lui la fin qui vaut le coup, même si ce monde semble être éclaté
entre différents continents, entre différentes nations, etc.
HAFFNER : J'ai l'impression que
nous atteignons maintenant des sphères très élevées. Monsieur Vogel a déjà dit
que nous parlons ici des hommes politiques qui ont au moins la stature de
Konrad Adenauer, mais nous ne devrions vraiment pas le faire. Je pense que
l'homme politique individuel, le politicien à l'échelon local, communal, veut
que l'on mette un terme à certains dysfonctionnements dans sa commune, qu'on
améliore le réseau des canalisations, etc. On ne peut pas lui demander de
penser au monde entier et à l'humanité entière. C'est sa ville qu'il veut
améliorer. S'il veut cela honnêtement, c'est un homme politique honnête, même si,
pour atteindre cet objectif, il emprunte parfois des voies détournées.
HÖLTERS : Peut-être, comme
dernier point, voudrais-je discuter de ce sur quoi Madame Arendt a
particulièrement insisté dans ses deux premières interventions au cours de la
discussion. Contrairement au mensonge traditionnel, elle constate
aujourd'hui un mensonge organisé. Autrefois, il s'agissait de garder des
secrets, aujourd'hui il s'agit de transformer, par le mensonge, des faits
généralement connus et donc aussi le contexte d'ensemble. Peut-être
pourriez-vous, Madame Arendt, développer cela en quelques phrases, et Messieurs
Vogel et Haffner prendront ensuite position.
ARENDT : Ce que nous pouvons
vraiment observer partout, c'est la pénétration de la publicité (Reklame) dans
tous les domaines de notre vie. Cela se comprend parce que nous vivons, après
tout, dans une société de consommation. Simplement, cette évolution a eu des
conséquences très néfastes.
Voyez-vous, depuis les « documents
du Pentagone » 8, nous savons que l'Amérique a mené toute cette
guerre au Vietnam par souci de son image — soit par souci de l'image de
l'Amérique aux yeux des électeurs si quelqu'un voulait gagner les prochaines
élections présidentielles (qui voudrait bien être le premier président à perdre
une guerre ?) ; soit il s'agissait de l'image de l'Amérique dans le
monde, de prouver qu'elle est réellement la plus grande puissance du monde.
Mais les choses ne s'arrêtent pas là. On voulait absolument que le monde crût
aussi que l'Amérique était le pays le plus fort du monde. Tout s'est passé
selon l'idée qu'un fait n'est un fait que si tous le croient — ce qui
est évidemment une erreur parce que, si tous le croient, un non-fait est
également un fait.
Il existe d'ailleurs une superbe
petite anecdote sur Clemenceau, à la fin des années 1920. Stresemann vient chez
lui et, au cours de la conversation, il lui demande : « Monsieur
Clemenceau, d'après vous, que diront les historiens futurs sur la question de
la responsabilité de la Grande Guerre ? » Clemenceau répond : « Je
ne sais pas, mais ils ne diront sûrement pas que, le 4 août 1914, la Belgique a
envahi l'Allemagne ». Vous voyez, Clemenceau s'est montré là un vieil
homme politique rusé, parce que c'est exactement à quoi ces mensonges organisés
voulaient de facto aboutir. Naturellement, si Hitler avait gagné, nous
aurions eu un jour des livres d'histoire dans lesquels il aurait été écrit que,
le 4 août 1914, la Belgique a envahi l'Allemagne, et que toute autre
affirmation était un mensonge.
Les publicitaires sont là pour rendre
une pareille chose plausible. Ils peuvent vous dire que tel savon est le
meilleur du monde, vous n'avez pas la possibilité de le tester. Qui peut tester
tous les savons du monde ? Mais si le slogan apparaît assez souvent sur
l'écran, ce savon finit par être le meilleur savon du monde. Vous avez là un
exemple de ce que j'appelle le mensonge élevé au rang de principe.
Or le véritable succès de ces
méthodes ne consiste pas dans le fait que les hommes croient ceci ou cela. Les
hommes deviennent, ce faisant, cyniques et ne croient plus rien. C'est au fond
le seul effet que produisent réellement tous ces mensonges. Mais il se passe
quelque chose de bien plus grave que la propagation d'un cynisme spécifique, à
savoir le fait qu'il n'y a plus de distinction entre la vérité et le mensonge,
qu'on ne peut plus dire « Ça, c'est un mensonge » et « Ça, c'est
une vérité ». Dans ce siècle terrible, où tant de choses se sont déjà passées,
nous devons être modestes. Nous devons être bien contents si nous parvenons
encore à distinguer la vérité du mensonge ; et la citation de Dostoïevski,
tout à l'heure, dans Les Frères Karamazov, selon laquelle il faut
prendre garde à ne pas devenir soi-même la victime de ses propres mensonges, va
effectivement en ce sens. Si vous pensez que c'est uniquement le nombre de
personnes qui fait qu'une vérité est une vérité ou un mensonge, alors il suffit
que vous vous imaginiez combien de gens regardent les publicités. Tous veulent
appartenir au monde que présente la publicité, tous veulent se servir d'une
chose que quelqu'un vient d'inventer. À ce moment-là, ces gens deviennent de
véritables escrocs escroqués. Et je crains plus qu'à bien des égards nous
courions le risque de devenir des escrocs escroqués que je n'ai peur des
menteurs.
HÖLTERS : Peut-être Monsieur
Vogel et Monsieur Haffner peuvent-ils rapidement prendre position sur le
problème de l'homme politique en tant qu'escroc escroqué, et sur la
désorientation du citoyen qui ne sait plus où est la vérité et où est le
mensonge ?
VOGEL : Oui, c'est très
difficile à faire en quelques mots, et c'est la raison pour laquelle je vais
simplement reprendre un point, à savoir celui de la publicité pour une marque
de savon. Madame Arendt, nous devons veiller à ne pas croire qu'un savon dont
la publicité affirme qu'il est le meilleur est du même coup le
meilleur. Et cela signifie que, dans le règne de la concurrence et de la
compétition, quelqu'un qui fabrique un mauvais savon ne pourra pas continuer de
soutenir sur le long terme l'affirmation que son savon est le meilleur.
Transposé dans le domaine de la politique, cela signifie que, si nous croyons
au principe de vérité, la concurrence entre des opinions est bénéfique à la
recherche de la vérité. C'est pourquoi je pense que Madame Arendt a raison de
dire que l'on peut aujourd'hui organiser le mensonge à une autre échelle, totalement
différente, parce qu'on peut organiser le monde de manière différente, mais
que, tant qu'existe une concurrence — à savoir une concurrence entre idées —,
la vérité a sa chance. En partant de ma position, je dois répondre clairement « non »
à la question que nous discutons ici : y a-t-il une légitimité du mensonge
en politique ? Naturellement, le mensonge en politique n'est pas légitime,
ce qui ne veut pas dire qu'il n'existe pas.
HAFFNER : Au fond, cela nous
ramène à la question fondamentale que nous avons déjà, à plusieurs reprises,
non seulement effleurée, mais vraiment discutée, à savoir le fait selon lequel
le mensonge, en tant que moyen de la politique, ne peut pas être tout à fait
aboli. À mon avis, il est même légitime, sous certaines conditions qui sont
très difficiles à définir. Le mensonge en tant que fondement (Grundlage) et
fin (Zweck) de la politique se condamne lui-même, c'est certain. Une
politique fondée sur le mensonge, où le menteur sait que c'est un mensonge, une
politique qui ne veut rien d'autre sinon que le mensonge devienne de force une
vérité ou soit reconnu de force comme une vérité, une telle politique fera
probablement naufrage. Sur ce point, je suis un peu plus optimiste que Madame
Arendt, mais peut-être n'est-elle pas non plus aussi pessimiste que ses propos
ont pu le laisser entendre. Je crois plutôt bizarrement que, à notre époque, la
sensibilité à distinguer la vérité et le mensonge n'est pas moindre mais plus
développée qu'à des époques antérieures, et cela parce que la puissance qui
domine vraiment notre époque, et dont les méthodes ou les modes de pensée
pénètrent aussi la conscience générale, c'est la science. Nous avons constaté
qu'en science, on n'a pas le droit de tricher, celui qui fausse les expériences
ne va pas loin. Cela finit par se savoir, de sorte que, dans d'autres domaines
également, les gens sont devenus plus sensibles qu'avant au mensonge effronté,
qui est devenu un pur mensonge de propagande.
Dans ma vie, j'ai vécu plusieurs
époques historiques, et j'ai remarqué que, dans le public allemand — je ne veux
pas médire des gens de la génération antérieure à cause de cela — , par exemple
à l'époque de la Première Guerre ou aussi à l'époque de la république de Weimar
— pour ne pas parler de l'époque de Hitler —, il y avait une plus grande
disposition qu'aujourd'hui à se laisser enivrer, à se laisser entraîner à
croire quelque chose qui, à y regarder de plus près, n'est pas vrai. À cet
égard, la télévision joue sûrement un rôle salutaire. La guerre du Vietnam,
notamment, n'aurait pas été reconnue comme cette erreur terrible qu'elle était
si elle n'avait pas été retransmise tous les jours par la télévision dans les
salons des Américains. Pour en rester à notre sujet, la télévision est, entre
autres choses, un détecteur de mensonges. L'homme politique — et je ne pense
pas seulement aux grands hommes d'État, mais à l'homme politique normal qui se
présente devant un public à la télévision dans une discussion, avec un
interviewer, ou tout autrement, et cela signifie devant le citoyen individuel
qui est assis avec sa femme et ses enfants adultes dans son salon devant
l'écran de télévision —, cet homme politique, donc, nous en apprend plus sur
lui-même et sur sa vérité ou son mensonge que ce qu'il pense sciemment. Mon
opinion personnelle est que la télévision produit un effet qui rend plus
difficile qu'avant le mensonge en politique.
HÖLTERS : Pour conclure, je voudrais trouver refuge auprès d'un
homme politique qui n'avait sûrement pas trop de scrupules, à savoir Frédéric
le Grand, qui a dit : « Tromper est une faute grave si on va trop
loin ». Cela montre qu'en politique nous ne pouvons pas nous passer
totalement de la confiance et de la fiabilité. Un opportunisme sans compromis
n'est tout simplement plus opportun. Nous avons besoin d'un minimum de morale,
ne serait-ce que pour des raisons pragmatiques. Et, dans l'un de ses Mémoires (Denkwürdigkeiten),
Frédéric le Grand écrit : « J'espère que la postérité, pour
laquelle j'écris, saura distinguer chez moi le philosophe du prince et l'homme
d'honneur de l'homme politique ».
Dans cette citation, il n'est
évidemment pas question d'une légitimité du mensonge politique, mais elle
illustre clairement que le mensonge, pour l'homme politique, doit toujours être
une nécessité, peut-être même une nécessité inévitable, mais qu'il n'est jamais
une vertu.
Hannah Arendt, Interventions
1971-1975,
in Édifier un monde (Seuil)
in Édifier un monde (Seuil)
1. Voltaire, lettre à Thiriot du 21 octobre 1736.
2. Lucain, Pharsale, chant V.
La formule est également citée in H. Arendt, La Vie de l' esprit, vol.
1 : La Pensée, trad. Lucienne Lotringer, PUF, 1981, à la fin du
livre, p. 242. Elle est attribuée à tort à Caton l'Ancien.
3. John Dennis Profumo a été, de 1960 à 1963, ministre de
la Défense britannique. La découverte de ses relations intimes avec la
call-girl Christine Keeler, qui entretenait, de son côté, des relations avec
l'attaché naval soviétique Ivanov, ainsi que le fait que Profumo n'ait d'abord
pas dit la vérité sur cette affaire devant le Parlement, l'ont conduit à
démissionner en juin 1963, et à mettre un terme à sa carrière politique. Ce
qu'on a appelé le « scandale Profumo » a ébranlé la position du
gouvernement Macmillan.
4. Franz Josef Strauss, ministre fédéral de la Défense de
1956 à 1962, a dû démissionner de son poste en décembre 1962, après avoir fait
de fausses déclarations au Bundestag sur son implication dans l'action menée
contre le magazine d'information Der Spiegel, soupçonné de haute
trahison, action déclenchée par la police judiciaire en coopération avec les
services de la Bundeswehr (armée allemande).
5. En signant avec Hitler les accords de Munich les 29 et
30 septembre 1938, qui prévoient l'annexion par l'Allemagne d'une partie de la
Tchécoslovaquie (le territoire des Sudètes), la France et la Grande-Bretagne
pensent « sauvegarder la paix ». À peine six mois plus tard, le 15
mars 1939, Hitler viole ces accords et envahit le reste de la Tchécoslovaquie.
En juillet-août 1939, les Allemands réclament le « corridor de
Dantzig » qui relie la Pologne à la mer Baltique en divisant le territoire
allemand. Les Polonais refusant de négocier, Hitler envahit la Pologne le 1er septembre 1939, après avoir conclu le pacte germano-soviétique
de non-agression mutuelle avec Staline. Le 3, la Grande-Bretagne et la France
se trouvent contraintes de déclarer la guerre à l'Allemagne.
6. Dostoïevski, Les Frères Karamazov, livre II,
chapitre 2.
7. Thomas Mann, Mon temps, in Sur le mariage.
Lessing. Freud et la pensée moderne. Mon temps, trad. Louise Servicen,
Aubier-Flammarion, 1970, p. 176-179 (trad. modifiée).
8. Cf. Hannah Arendt, « Du mensonge en
politique », in Du mensonge à la violence, trad. Guy Durand,
Calmann-Lévy, 1972, rééd. Agora, 1994.