lundi 28 février 2011

En lisant... Vladimir Soloviev, Court récit sur l'Antéchrist

Mosaïque du Jugement dernier. Détail : l'antéchrist, marionnette de satan.
Santa Maria Assunta, à Torcello.

Panmongolisme !
Quoique le nom soit sauvage,
Le son m'en paraît caressant,
Comme s'il était gros du présage
Du grand dessein de Dieu...
LA DAME. D'où vient cette épigraphe ?
M.Z. — Je pense qu'elle est de l'auteur du récit.
LA DAME. — Eh bien lisez.
M.Z., lisant. Le XXe siècle après la naissance du Christ fut le temps des dernières grandes guerres, désordres intérieurs et révolutions. La plus grande des guerres extérieures eut pour cause lointaine un mouvement intellectuel né à la fin du XIXe siècle au Japon et qui s'appelait le panmongolisme. Doués pour l'imitation, les Japonais, qui avaient assimilé avec une rapidité et un succès étonnants les formes matérielles de la culture européenne, adoptèrent également certaines idées européennes d'ordre inférieur. Ayant appris des journaux et des manuels d'histoire l'existence en Occident d'un panhellénisme, d'un pangermanisme, d'un panslavisme et d'un panislamisme, ils proclamèrent la grande idée du panmongolisme, c'est-à-dire le rassemblement sous leur suprématie de tous les peuples d'Asie orientale dans le but de mener une lutte décisive contre les étrangers, c'est-à-dire contre les Européens : profitant de ce qu'au début du XXe siècle l'Europe était occupée à mener un dernier combat contre le monde musulman, ils se mirent à la réalisation de leur grand projet, d'abord en occupant la Corée, puis Pékin où, avec l'aide du parti progressiste chinois, ils renversèrent la vieille dynastie mandchoue au profit d'une dynastie japonaise. Les conservateurs chinois s'en firent vite une raison. Ils comprirent que de deux maux il valait mieux choisir le moindre et que, bon gré mal gré, on était entre frères. L'ancienne Chine, de toute façon, n'était pas de force à maintenir son indépendance en tant qu'État et il était inévitable qu'elle se soumît soit aux Européens, soit aux Japonais. Or il était clair que la domination japonaise, tout en abolissant les formes extérieures de l'État chinois, lesquelles s'étaient d'ailleurs de toute évidence avérées bonnes à rien, ne touchait pas aux principes internes de sa vie nationale, tandis que la prépondérance des puissances européennes qui, pour des raisons politiques, soutenaient les missionnaires chrétiens, menaçait les fondements spirituels les plus profonds de la Chine. La haine ancestrale des Chinois envers les Japonais s'était développée au temps où ni les uns ni les autres ne connaissaient les Européens, face auxquels l'animosité de ces deux nations de même nature devenait une guerre intestine et perdait tout son sens. Les Européens étaient pleinement étrangers, ils n'étaient que des ennemis, et leur prédominance ne pouvait en aucune façon flatter la fierté tribale des Chinois, alors qu'entre les mains des Japonais ils voyaient le délicieux appât du panmongolisme, qui justifiait en même temps à leurs yeux ce qu'avait malheureusement d'inéluctable une européanisation extérieure.
« Comprenez, frères obstinés, répétaient les Japonais, que ce n'est pas par penchant pour eux que nous empruntons leurs armes aux chiens de l'Occident, mais pour les battre avec ces mêmes armes. Si vous vous unissez à nous et acceptez notre tutelle pratique, non seulement nous chasserons vite ces diables blancs de notre Asie, mais nous conquerrons leurs propres pays et fonderons sur l'univers entier le véritable empire du Milieu. Vous avez raison d'éprouver de l'orgueil national et de mépriser les Européens, mais vous avez tort de ne nourrir ces sentiments qu'avec des rêveries, et non par une activité raisonnable. Là, nous vous avons devancés et devons vous montrer la voie de l'intérêt commun. Sinon, voyez vous-mêmes ce qu'a donné votre politique de suffisance et de méfiance envers nous, vos amis et défenseurs naturels : peu s'en faut que la Russie, l'Angleterre, l'Allemagne et la France ne se soient partagé tout votre pays, et tous vos efforts de tigre n'ont montré que le bout impuissant d'une queue de serpent ».
Pleins de bon sens, les Chinois trouvèrent cela tout à fait juste, et la dynastie japonaise se trouva solidement établie. Son premier souci fut, bien entendu, de créer une flotte et une armée puissantes. La majeure partie des forces japonaises fut transférée en Chine, où elle encadra une énorme armée nouvelle. Les officiers japonais, qui parlaient chinois, faisaient des instructeurs bien plus efficaces que les Européens qu'on avait chassés et, dans les populations innombrables de la Chine, y compris la Mandchourie, la Mongolie et le Tibet, on trouva tout le matériel humain qu'il fallait. Le premier empereur de la dynastie japonaise montra déjà la puissance de l'Empire rénové en chassant les Français du Tonkin et du Siam et les Anglais de Birmanie, puis en annexant toute l'Indochine à l'empire du Milieu. Son successeur, de mère chinoise, unissait la ruse et la souplesse chinoises à l'énergie, à la vivacité et à l'esprit d'initiative des Japonais. Il mobilisa une armée de quatre millions d'hommes dans le Turkestan chinois et, au moment même où son ministre des Affaires étrangères confiait à l'ambassadeur russe que cette armée était destinée à la conquête de l'Inde, l'empereur de Chine envahit notre Asie centrale et, après en avoir soulevé toute la population, traverse rapidement l'Oural et inonde de ses troupes toute la Russie centrale et orientale, tandis que les unités russes, mobilisées en hâte, quittent précipitamment la Pologne, la Lituanie, Kiev et la Volhynie, Saint-Pétersbourg et la Finlande. Faute d'un plan de guerre préalablement conçu, les troupes russes, devant l'écrasante supériorité numérique de l'adversaire, ne doivent à leurs qualités militaires que de périr honorablement. La rapidité de l'invasion ne permet pas de concentrer les troupes nécessaires, et les corps d'armée se font massacrer les uns après les autres dans des combats acharnés et désespérés. Tout cela coûte aussi très cher aux Mongols, mais ils compensent aisément leurs pertes puisqu'ils sont maîtres de toutes les voies ferrées d'Asie, alors qu'une armée de deux cent mille Russes, rassemblée depuis longtemps déjà aux frontières de la Mandchourie, essaie vainement de percer les excellentes défenses de la Chine.
Laissant une partie de ses forces en Russie pour empêcher la formation de nouvelles armées, ainsi que pour pourchasser les unités de partisans qui s'y sont multipliées, l'empereur de Chine franchit les frontières de l'Allemagne avec trois armées. Là, on est parvenu à s'organiser et une des armées mongoles est battue à plate couture. Mais, au même moment, le parti revanchard obtient la majorité en France et les Allemands se trouvent bientôt avec un million de baïonnettes ennemies sur leurs arrières. Prise entre deux feux, l'armée allemande se voit contrainte de capituler aux conditions honorables que lui propose l'empereur.
Les Français jubilent, fraternisent avec les Jaunes et se répandent à travers toute l'Allemagne, où ils perdent bientôt tout sens de la discipline militaire. L'empereur ordonne à ses troupes d'égorger ces alliés désormais inutiles, ce qui est accompli avec une minutie toute chinoise. Une insurrection d'ouvriers sans patrie éclate à Paris, et la capitale de la culture occidentale ouvre joyeusement ses portes au maître de l'Orient. Après avoir satisfait sa curiosité, l'empereur part pour Boulogne-sur-Mer où, sous la protection de la flotte du Pacifique, on prépare des navires de débarquement pour transporter ses troupes en Grande-Bretagne. Mais il a besoin d'argent et les Anglais lui versent une rançon d'un milliard de livres. Au bout d'un an tous les États européens se reconnaissent vassaux de l'Empereur de Chine. Celui-ci, après avoir laissé en Europe des troupes d'occupation en nombre suffisant, retourne en Orient, d'où il entreprend des campagnes navales contre l'Amérique et l'Australie. Ce nouveau joug mongol sur l'Europe dure un demi-siècle. Du point de vue intérieur,  cette époque se signale par le mélange général et la profonde interpénétration des idées européennes et orientales, par la reprise en grand de l'antique syncrétisme alexandrin et, dans les domaines pratiques de la vie, trois phénomènes apparaissent particulièrement caractéristiques : un afflux considérable d'ouvriers chinois et japonais en Europe – d'où une forte aggravation du problème socio-économique ; la série de mesures palliatives que continuent d'expérimenter les classes dirigeantes pour résoudre ce-problème ; et enfin le renforcement de l'activité internationale des sociétés secrètes, qui ourdissent une vaste conspiration paneuropéenne pour chasser les Mongols et rétablir l'indépendance européenne. Ce complot colossal, auquel prennent également part les gouvernements nationaux dans la mesure où le leur permet le contrôle exercé par les gouverneurs nommés par l'empereur, est préparé de main de maître et réussit brillamment. À l'heure dite, on commence à massacrer les soldats mongols, à rouer de coups les ouvriers asiatiques et à les chasser. Partout sortent au grand jour les cadres secrets des armées européennes, et la mobilisation générale s'effectue selon un plan établi depuis longtemps dans les moindres détails. Le nouvel empereur, petit-fils du grand conquérant, quitte en hâte la Chine pour la Russie, mais là l'armée européenne écrase ses hordes innombrables. Leurs restes dispersés retournent au fin fond de l'Asie, et l'Europe redevient libre. Si la soumission d'un demi-siècle à des barbares asiatiques avait été due à la désunion d'États seulement préoccupés de leurs intérêts nationaux particuliers, la grande et glorieuse libération a été rendue possible parce que les forces coalisées de toutes les populations de l'Europe se sont organisées sur le plan international. Il résulte naturellement de cette évidence que le vieux régime traditionnel des nations perd de son importance et que presque partout disparaissent les derniers vestiges des anciennes institutions monarchiques. L'Europe du XXIe siècle se présente comme une union d'États plus ou moins démocratique : les États-Unis d'Europe. Les progrès de la civilisation extérieure, quelque peu retardés par l'invasion mongole et la lutte de libération, reprennent à un rythme accéléré. Mais les objets qui intéressent la conscience intérieure — le problème de la vie et de la mort, celui du destin final du monde et de l'homme, compliqués et embrouillés qu'ils sont par de nombreuses découvertes et recherches en physiologie et en psychologie — restent toujours sans solution. Un seul résultat négatif important apparaît clairement : le déclin définitif du matérialisme théorique. Plus aucun esprit ne se satisfait de la conception de l'univers comme système d'atomes qui dansent ou de la vie comme résultat de l'accumulation mécanique d'infimes changements de la matière. L'humanité a définitivement dépassé ce stade de l'enfance philosophique. Mais il s'avère clairement par ailleurs qu'elle a aussi dépassé la capacité enfantine de croire naïvement et inconsciemment. Même dans les écoles élémentaires on n'enseigne plus que Dieu a créé le monde ex nihilo. Dans ces domaines, une sorte de niveau théorique commun a été défini, au-dessous duquel aucun dogmatisme ne peut descendre. Si donc l'immense majorité de ceux qui pensent reste tout à fait incroyante, le petit nombre des croyants devient pensant par nécessité, appliquant la recommandation de l'apôtre : soyez des enfants par le cœur, non point par l'intelligence.
En ce temps-là, il y avait parmi les rares spiritualistes croyants un homme remarquable — beaucoup le disaient surhomme — qui était tout aussi éloigné de l'enfance de l'intelligence que de celle du cœur. Il était encore jeune, mais son génie supérieur lui avait valu vers l'âge de trente-trois ans une très vaste réputation de grand penseur, d'écrivain et d'homme public. Conscient de posséder en lui une haute force spirituelle, il s'était toujours montré spiritualiste convaincu, et son intelligence claire ne manquait jamais de lui montrer la vérité de ce en quoi on devait croire : le bien, Dieu, le Messie. Il y croyait mais il n'aimait que lui-même. Il croyait en Dieu mais au fond de son cœur il ne pouvait s'empêcher de se préférer à Lui. Il croyait au Bien, mais l'œil omniscient de l'Éternel savait que cet homme s'inclinerait devant la force du mal dès qu'elle l'aurait corrompu ; non qu'il se laisserait tromper par les sens ou les passions inférieures, ni même par l'appât démesuré du pouvoir, mais qu'il succomberait à l'amour démesuré de soi. Du reste, cet amour de soi n'était ni instinct inconscient ni folle prétention. Outre son génie exceptionnel, sa beauté et sa noblesse, la très grande tempérance, le désintéressement et la bienfaisance active dont il faisait preuve semblaient amplement justifier l'immense amour-propre de ce grand spiritualiste, ascète et philanthrope. Pouvait-on l'accuser, lui si abondamment comblé des dons de Dieu, d'y avoir vu les marques particulières de l'exceptionnelle bienveillance du ciel et de se considérer comme le second après Dieu, comme un fils de Dieu unique en son genre ? En un mot, il pensait être ce que le Christ avait été en réalité. Toutefois cette conscience qu'il avait de sa très haute valeur ne l'amena pas, en fait, à reconnaître qu'il avait une dette morale envers Dieu et le monde mais à y voir un droit et un privilège sur autrui, et sur le Christ avant tout. Initialement, il n'était pas non plus hostile à Jésus. Il reconnaissait Sa dignité et Sa signification messianique, mais, sincèrement, il ne voyait en lui que le plus grand de ses prédécesseurs ; la grandeur morale du Christ et Son unicité absolue restaient incompréhensibles à cette intelligence que l'amour-propre obscurcissait. Il raisonnait ainsi : « Le Christ est venu avant moi ; je suis le second, mais ce qui est postérieur dans l'ordre du temps apparaît au fond antérieur. Je viens en dernier, à la fin de l'Histoire, précisément parce que je suis le sauveur parfait et définitif. Ce Christ-là est mon précurseur. Sa mission consistait à annoncer et à préparer ma venue ». Et, avec ces pensées, le grand homme du XXIe siècle appliquera à lui-même tout ce que l'Évangile dit de la seconde venue du Christ, expliquant cette venue non comme un retour du Christ mais comme le remplacement d'un Christ préalable par un définitif, c'est-à-dire par lui-même.
À ce stade, l'homme-qui-vient présente encore assez peu de traits originaux et caractéristiques. Mahomet, par exemple, considérait ses rapports avec le Christ de façon semblable, et c'était un juste que l'on ne peut accuser de mauvaises intentions. Cet homme imbu de soi se préférera donc au Christ et le justifiera également par le raisonnement suivant :
« Le Christ, en prêchant et en réalisant dans sa vie le bien moral, fut le réformateur de l'humanité, mais moi j'ai pour vocation d'être le bienfaiteur de cette humanité en partie réformée et en partie irréformable. Je donnerai aux hommes tout ce qu'il leur faut. Le Christ, en tant que moraliste, divisait les hommes selon le bien et le mal ; moi, je les unirai par des biens qui sont tout aussi nécessaires aux bons qu'aux méchants. Je serai le véritable représentant de ce Dieu qui fait lever son soleil sur les justes et les pécheurs. Le Christ a apporté le glaive, j'apporterai la paix. Il a menacé la Terre du jugement dernier ; mais le juge dernier ce sera moi, et mon jugement ne sera pas seulement de justice mais de charité. Il y aura bien de la justice dans mon jugement, mais ce ne sera pas une justice de rétribution mais une justice de répartition. Je distinguerai chacun d'entre eux et lui donnerai ce qu'il lui faut ».
Et c'est dans ces excellentes dispositions qu'il attend que Dieu l'appelle clairement à œuvrer au nouveau salut de l'humanité et témoigne de façon évidente et frappante qu'il est le fils aîné, le premier-né, le bien-aimé de Dieu. Il attend, et nourrit son être propre de la conscience qu'il a de ses vertus et de ses dons surhumains — c'est en effet, comme on l'a dit, un homme à la moralité impeccable et au génie hors du commun.
Ce juste plein d'orgueil attend la sanction suprême pour entreprendre le salut de l'humanité... mais il ne la verra pas venir. Il a déjà trente ans, trois années passent encore. Et voici qu'une pensée lui traverse l'esprit et le pénètre comme un frisson brûlant jusqu'à la moelle des os : « Et si... ? Et si ce n'était pas moi, mais l'autre... le Galiléen... S'Il n'était pas mon précurseur, mais le vrai, le premier et le dernier ? Mais alors, c'est qu'Il est vivant... Où donc est-Il ? Et s'Il venait à moi... ici, à l'instant... Que Lui dirais-je ? Il faudrait que je m'incline devant Lui comme le dernier imbécile chrétien, et que je bredouille stupidement comme un moujik : "Not' Seigneur Jésus-Christ, aie pitié d'moi, pécheur", ou que je m'étende les bras en croix comme une vieille Polonaise ? Moi, ce génie lumineux, ce surhomme ? Non, jamais ! »
Alors, au lieu de l'ancien respect froid et raisonnable qu'il avait pour Dieu et le Christ, naît et se développe dans son cœur une certaine terreur d'abord, puis une envie brûlante qui comprime et resserre tout son être, et enfin une haine furieuse qui lui coupe le souffle. « Moi, moi, moi, pas Lui ! Il ne compte pas parmi les vivants, et n'y comptera pas. Il n'est pas ressuscité, non, non et non ! Il a pourri, Il a pourri dans le tombeau, Il a pourri comme la dernière des... » Et l'écume à la bouche, il bondit convulsivement hors de chez lui, saute la barrière du jardin et, par un sentier rocheux, s'enfuit dans la nuit noire...
Sa fureur s'apaisa et fit place à un désespoir sec et lourd comme ces rochers, et sombre comme cette nuit. Il s'arrêta au bord d'un ravin à pic et entendit tout en bas le bruit sourd d'un torrent qui dévalait sur les cailloux. Une tristesse insupportable accablait son cœur. Tout à coup, quelque chose remua en lui. « Dois-je L'appeler et Lui demander ce que je dois faire ? » Et dans l'obscurité une image douce et triste lui apparut. « Il a pitié de moi... Non, jamais. Il n'est pas ressuscité, non, non ! » Et il se jeta dans le vide. Mais quelque chose d'élastique, telle une colonne d'eau, le maintint en l'air. Il ressentit comme une décharge électrique, et une force le rejeta en arrière. Il perdit un instant connaissance et se retrouva sur les genoux à quelques pas du ravin. Devant lui se détachait une figure qui jetait une lumière phosphorescente et trouble. Deux yeux en sortaient, et leur éclat insupportable lui pénétrait le cœur...
Il voit ces deux yeux perçants et entend, à la fois en lui et en dehors, une voix étrange, sourde et comme étouffée, mais en même temps distincte, métallique et totalement privée d'âme, tel le son d'un phonographe. Et cette voix lui dit : « Mon fils bien-aimé, en toi j'ai mis toute ma complaisance. Pourquoi ne m'as-tu pas recherché ? Pourquoi as-tu révéré l'autre, le méchant, et son père ? C'est moi qui suis ton dieu et ton père. L'autre misérable, le crucifié, il nous est étranger, à toi comme à moi. Je n'ai d'autre fils que toi. Tu es le seul, l'unique, mon égal. Je t'aime et n'exige rien de toi. Tu es assez beau, grand et puissant sans cela. Fais ce que tu as à faire en ton nom à toi, pas en mon nom. Je ne suis pas envieux. Je t'aime. Je ne te demande rien. Celui que tu prenais pour Dieu a exigé de Son fils l'obéissance, une obéissance sans limite, jusqu'à la mort de la croix, et Il ne l'a pas aidé sur la croix : je n'exige rien de toi, et je t'aiderai. Pour toi-même, pour ta valeur et ta supériorité propre, par amour pur et désintéressé pour toi, je t'aiderai. Reçois mon esprit. De même qu'auparavant mon esprit t'a engendré dans la beauté, maintenant il t'engendre dans la force ».
Et à ces mots de l'inconnu, les lèvres du surhomme s'écartèrent involontairement, les deux yeux perçants s'approchèrent tout près de son visage, et il sentit un courant âcre et glacé entrer en lui et emplir tout son être. Il éprouva en même temps une sensation de puissance inouïe, de vigueur, de légèreté et de ravissement. Au même instant, la figure lumineuse et les deux yeux disparurent soudain, quelque chose souleva le surhomme au-dessus du sol et le déposa instantanément dans son jardin, à la porte de chez lui.
Le lendemain, non seulement les visiteurs du grand homme mais même ses serviteurs furent frappés de son air particulier et comme inspiré. Mais ils eussent été bien plus étonnés s'ils avaient pu voir avec quelle facilité et quelle vitesse surnaturelles il écrivit, enfermé dans son cabinet, l'ouvrage célèbre intitulé La Voie ouverte vers la paix et la prospérité universelles.
Les livres précédents du surhomme, ainsi que son action sociale, avaient été sévèrement jugés par certains critiques, même si ces derniers étaient surtout des personnes particulièrement religieuses et par conséquent dénuées de toute autorité (je parle, n'est-ce pas, du temps de la venue de l'Antéchrist), de sorte qu'on ne les écoutait guère quand ils relevaient dans tout ce qu'écrivait et disait « l'homme-qui-vient » les marques d'une fatuité et d'un amour-propre tout à fait exceptionnels et considérables, jointes à l'absence de véritable simplicité, de droiture et de qualités de cœur.
Mais son nouvel ouvrage allait même lui valoir la bienveillance de certains de ses critiques et adversaires d'autrefois. Ce livre, composé après l'aventure du ravin, révélera la puissance jusqu'alors sans précédent de son génie. Ce sera quelque chose d'universel et qui abolira toutes les contradictions. On y trouvera un noble respect pour les traditions et les symboles anciens associé au radicalisme ample et audacieux des exigences et considérations sociopolitiques, une liberté illimitée de la pensée alliée à une intelligence très profonde de toute mystique, un indubitable individualisme uni à un dévouement ardent pour le bien commun, et des principes directeurs d'un idéalisme sublime alliés à des solutions pratiques extrêmement précises et proches de la vie. Et tout cela sera réuni et lié avec un art si génial que le penseur ou l'homme d'action le plus borné n'éprouvera aucune difficulté à voir et à accepter l'ensemble de son seul point de vue à lui, sans rien sacrifier à la vérité elle-même, sans se hausser réellement pour elle au-dessus de son propre moi, sans aucunement renoncer en fait à son étroitesse, sans corriger le moins du monde la fausseté de ses vues et de ses aspirations, ni en combler l'insuffisance. Ce livre étonnant sera d'emblée traduit dans les langues de toutes les nations civilisées, et même de certaines qui ne le sont pas. Pendant toute une année, les réclames des éditeurs et l'enthousiasme des critiques empliront des milliers de journaux aux quatre coins du monde. Des éditions à bon marché avec portrait de l'auteur se répandront à des millions d'exemplaires, et tout le monde cultivé — or en ce temps-là cela équivaudra presque à tout le globe terrestre — sera rempli de la gloire de l'incomparable, du grand, de l'unique ! Personne n'opposera d'objection à ce livre et chacun croira y voir la révélation de la vérité totale. Il rendra si pleinement justice au passé tout entier, il donnera une appréciation si impartiale et complète des événements en cours, il rapprochera si concrètement et si tangiblement le présent et les lendemains meilleurs que chacun dira : « Voilà, voilà ce qu'il nous faut ; voilà un idéal qui n'est pas une utopie, voilà un projet qui n'est pas une chimère ». Et, non content d'entraîner tout le monde, le merveilleux écrivain sera agréable à chacun. Ainsi s'accomplira la parole du Christ : « Je suis venu au nom de mon Père et vous ne m'agréez pas ; un autre viendra en son propre nom et vous l'agréerez ». Car pour être agréé il faut être agréable.
Sans doute certains esprits religieux, tout en couvrant le livre d'éloges, finiront quand même par demander pour quoi le Christ n'y est pas mentionné une seule fois. Mais d'autres chrétiens rétorqueront : « Grâce à Dieu ! Dans les siècles passés, le sacré a déjà suffisamment été avili par toutes sortes de zélateurs importuns ; un écrivain profondément religieux doit donc, de nos jours, se montrer très prudent. Du moment que le contenu du livre est empreint de l'esprit authentiquement chrétien d'amour agissant et de bienveillance universelle, que voulez-vous de plus ? » Sur ce point tous seront d'accord.
Peu de temps après la parution de La Voie ouverte, qui avait fait de son auteur le plus populaire de tous les hommes qui eussent jamais vu le jour, l'assemblée constituante internationale de l'Union des États d'Europe devait se réunir à Berlin. Instituée à l'époque de la libération du joug mongol, à la suite des guerres extérieures et intérieures qui avaient profondément modifié la carte de l'Europe, cette Union était menacée par des conflits qui n'opposaient plus, cette fois, des nations, mais des partis politiques et sociaux. Les chefs de file de la politique européenne commune, qui appartenaient à la toute-puissante fraternité des francs-maçons, sentaient que l'on manquait d'un pouvoir exécutif commun. L'unité européenne, obtenue au prix de tant de difficultés, pouvait à chaque instant retomber en pièces. Au Comité permanent universel, il n'y avait pas d'unanimité, car tous les sièges n'étaient pas occupés par des maçons authentiquement initiés. Les membres indépendants du Comité concluaient entre eux des alliances séparées, et la guerre menaçait à nouveau. Alors les « initiés » résolurent d'instituer une autorité exécutive personnelle, dotée de pouvoirs suffisants. Le principal candidat fut un membre occulte de l'ordre : « l'homme-qui-vient ». Lui seul était mondialement connu. Éminent artilleur de profession et, de son état, gros capitaliste, il avait des amis dans tous les milieux financiers et militaires. Autrefois, en des temps moins éclairés, ses origines profondément obscures l'eussent desservi. Sa mère, personne peu farouche, était certes très connue dans les deux hémisphères, mais trop de personnes avaient de bonnes raisons de se prétendre son père. Ces circonstances ne pouvaient évidemment avoir aucune importance en un siècle si avancé qu'il dut même être le dernier. L'homme-qui-vient fut élu à la quasi unanimité président à vie des États-Unis d'Europe. Quand il apparut à la tribune dans tout l'éclat de sa, force et de sa juvénile et surhumaine beauté et qu'il exposa, avec une éloquence inspirée, son programme universel, l'assemblée, captivée et charmée décida dans un élan d'enthousiasme, de lui conférer les honneurs suprêmes et, sans passer au vote, le nomma Empereur romain. Le congrès prit fin dans l'allégresse universelle, et le grand élu fit paraître un manifeste qui commençait ainsi : « Peuples de la Terre ! Je vous donne ma paix », et se terminait par ces mots : « Peuples de la Terre ! Les promesses sont accomplies ! La paix universelle et éternelle est assurée. Toute tentative pour, la troubler se heurtera immédiatement à une résistance invincible. Car il y a dorénavant sur terre un pouvoir central qui est plus fort que tous les autres pouvoirs pris ensemble ou séparément. Ce pouvoir invincible et absolument souverain m'appartient à moi, élu de l'Europe et empereur de toutes ses forces. Le droit international dispose enfin d'une sanction qui, jusqu'ici, lui manquait. Et désormais, aucune puissance n'osera dire "guerre" quand je dis "paix". Peuples de la Terre, la paix soit avec vous ! »
Ce manifeste produisit l'effet désiré. En dehors de l'Europe, et particulièrement en Amérique, se constituèrent partout de puissants partis impériaux qui obligèrent les États à adhérer, selon diverses modalités, à l'Europe unie sous l'autorité suprême de l'empereur romain. Il restait encore des peuplades et des États indépendants en divers endroits d'Asie et d'Afrique. L'empereur, avec une armée peu nombreuse mais formée de régiments d'élite russes, allemands, polonais, hongrois et turcs, part pour une promenade militaire qui le mène d'Asie orientale au Maroc et, sans faire couler beaucoup de sang, soumet tous les récalcitrants. Dans tous les pays des deux hémisphères, il nomme des gouverneurs, choisis parmi les dignitaires locaux éduqués à l'européenne et dévoués à sa personne. Dans tous les pays païens, la population étonnée et émerveillée le proclame dieu suprême.
En un an les fondements de la monarchie universelle, au sens propre du mot, sont établis. Les germes de la guerre sont arrachés jusqu'à la racine. La Ligue universelle pour la paix se réunit une dernière, fois et, après avoir prononcé un panégyrique enthousiaste du grand artisan de paix, elle se déclare inutile et se dissout. Pour la seconde année de son règne, l'empereur romain universel publie un nouveau manifeste : « Peuples de la Terre ! Je vous ai promis la paix, et je vous l'ai donnée. Mais l'ornement de la paix, c'est la prospérité. Celui qui, vivant en paix, est menacé par la misère, ne tire aucune joie de la paix. Venez à moi maintenant, vous tous qui avez faim et froid, pour que je vous nourrisse et vous réchauffe ».
Il annonce alors une réforme sociale simple et universelle, déjà indiquée dans son livre, et qui avait séduit tous les esprits nobles et raisonnables. Maintenant qu'il avait concentré entre ses mains toutes les finances mondiales, ainsi que des propriétés foncières colossales, il pouvait réaliser la réforme souhaitée par les pauvres sans causer de torts sensibles aux riches. Chacun put recevoir selon ses capacités, et chaque capacité selon son travail et ses mérites.
Le nouveau maître de la Terre était avant tout un philanthrope au grand cœur, et non seulement un philanthrope mais un philozdi. Végétarien, il interdit la vivisection et institua une surveillance stricte des abattoirs. Il encouragea par toutes sortes de moyens les sociétés protectrices des animaux. Mais tout cela n'est que détails : il fit bien plus en instaurant solidement dans toute l'humanité l'égalité la plus fondamentale, l'égalité de la satiété universelle. Cela s'accomplit dans la seconde année de son règne. La question sociale et les problèmes économiques étaient définitivement réglés. Mais si la satiété est ce qui intéresse en premier lieu les affamés, les rassasiés ont envie d'autre chose.
Même les animaux repus, d'habitude ne veulent pas seulement dormir, mais aussi jouer. À plus forte raison l'humanité a toujours exigé circenses post panem.
Le surhomme-empereur comprendra ce qu'il faut à la foule. Il recevra alors à Rome la visite d'un grand thaumaturge d'Extrême-Orient, tout enveloppé d'une épaisse brume d'anecdotes étranges et de fables barbares. Selon les bruits répandus parmi les néo-bouddhistes, il sera d'origine divine, et aura pour parents le dieu du soleil Souria et une nymphe de rivière.
Ce thaumaturge, nommé Apollonius, homme indubitablement génial, mi-asiatique, mi-européen, évêque catholique in partibus infidelium, réunira étonnamment en lui la maîtrise des dernières acquisitions de la science occidentale ainsi que de leurs applications pratiques, et la connaissance de la mystique traditionnelle d'Orient en même temps que la capacité d'en utiliser tout ce qu'elle a de vraiment solide et de significatif. Pareille combinaison aura des résultats stupéfiants. Apollonius sera parvenu, entre autres, à maîtriser l'art mi-scientifique mi-magique d'attirer et de diriger à son gré l'électricité atmosphérique, et dans le peuple on dira qu'il fait descendre le feu du ciel. Du reste, tout en frappant l'imagination des foules par des prodiges inouïs, il n'abusera pas prématurément de son pouvoir à des fins particulières. Cet homme se rendra donc chez le grand empereur, se prosternera devant lui comme devant le véritable fils de Dieu, déclarera avoir trouvé dans les livres secrets d'Orient des prédictions claires, selon lesquelles cet empereur sera le dernier sauveur et le juge de l'univers, et lui proposera les services de sa personne et de son art. L'empereur, charmé, le recevra comme un don venu d'en haut. Il le parera de titres pompeux et ne s'en séparera plus. C'est ainsi que les peuples de la Terre, comblés de bienfaits par leur maître, recevront encore, outre la paix universelle et la satiété universelle, la possibilité de se délecter constamment des miracles et des présages les plus variés et les plus inattendus. La troisième année du règne du surhomme, touchera alors à sa fin.
Une fois la question politique et la question sociale résolues avec tant de bonheur, se posait la question religieuse. C'est l'empereur lui-même qui la réveilla, à propos du christianisme surtout. En ce temps-là, la situation du christianisme était comme suit. Quoique le nombre de ses adeptes eût considérablement baissé (il ne restait pas plus de quarante-cinq millions de chrétiens sur toute la Terre), il s'était ressaisi moralement, s'était repris, et avait gagné en qualité ce qu'il avait perdu en quantité. Les gens qu'aucun intérêt spirituel ne rattachait au christianisme n'étaient plus comptés comme chrétiens. Les différentes confessions avaient vu le nombre de leurs fidèles diminuer de façon assez régulière et leurs proportions étaient restées à peu près ce qu'elles étaient ; quant aux sentiments qu'elles éprouvaient les unes pour les autres, ils s'étaient considérablement adoucis — même si l'hostilité n'avait pas fait place à la réconciliation totale — et les oppositions avaient perdu leur ancienne acuité. La papauté avait depuis longtemps déjà été chassée de Rome et, après avoir beaucoup erré, le pape avait trouvé refuge à Saint-Pétersbourg – ville de saint Pierre – à condition de s'abstenir de toute propagande dans la ville et à l'intérieur du pays. En Russie, la papauté prit des habitudes bien plus simples. Sans changer de façon essentielle la composition indispensable de ses collèges et de ses dicastères, elle dut spiritualiser le caractère de leur activité et réduire au minimum la pompe de son cérémonial et de son rituel. Nombre d'usages étranges et séduisants, sans être formellement abolis, cessèrent d'eux-mêmes d'être observés. Dans tous les autres pays, surtout en Amérique du Nord, la hiérarchie catholique comptait encore de nombreux représentants animés d'une volonté ferme et d'une infatigable énergie, et jouissant d'une position indépendante, qui maintenaient plus solidement encore qu'auparavant l'unité de l'Église catholique, et lui permettaient de conserver son importance internationale et universelle.
En ce qui concerne le protestantisme, à la tête duquel se trouvait toujours l'Allemagne — en particulier depuis qu'une partie importante de l'Église anglicane s'était réunie à la catholique — il s'était purifié de ses tendance négatives extrêmes, dont les partisans avaient ouvertement rejoint l'indifférentisme et l'incroyance. L'Église protestante ne comptait plus que des croyants sincères. À leur tête, on trouvait des gens qui unissaient à un vaste savoir et à une piété profonde un désir toujours plus fort de faire renaître en eux l'image vivante du christianisme primitif authentique.
L'orthodoxie russe, après que les événements politiques eurent changé la situation officielle de l'Église, et bien qu'elle eût perdu des millions de membres nominaux et fictifs, eut la joie de se réunir à la meilleure partie des vieux-croyants, et même à de nombreuses sectes religieuses à orientation positive. Si elle ne croissait pas en nombre, cette Église rénovée se mit à croître en force d'âme. Elle eut l'occasion d'en donner la preuve particulière dans la lutte intestine qu'elle mena contre les sectes extrémistes qui s'étaient multipliées dans le peuple et la société et auxquelles l'élément démoniaque et satanique n'était pas étranger.
Pendant les deux premières années du nouveau règne, l'ensemble des chrétiens, effrayés et épuisés par la série de révolutions et de guerres qui avaient précédé, eurent devant le nouveau souverain et ses réformes pacifiques une attitude faite à la fois d'expectative bienveillante, de sympathie résolue et même d'enthousiasme vibrant. Mais, la troisième année, l'apparition du grand mage provoqua chez de nombreux orthodoxes, catholiques et protestants des antipathies et des craintes sérieuses. On se mit à lire avec plus d'attention et à commenter avec ardeur les textes de l'Évangile et des Épîtres sur le prince de ce monde et l'Antéchrist. À certains signes, l'empereur devina qu'un orage menaçait, et il décida de mettre sans tarder les choses au clair.
Au début de l'an quatre de son règne, il publie un manifeste à l'attention de tous ses fidèles chrétiens, sans distinction de confession, les invitant à élire ou à désigner des plénipotentiaires en vue d'un concile œcuménique placé sous sa présidence. C'est en ce temps-là que sa résidence fut transférée de Rome à Jérusalem. La Palestine était alors un territoire autonome habité et administré en majeure partie par les Juifs. De ville libre, Jérusalem devint alors ville impériale. On ne toucha pas aux sanctuaires chrétiens, mais sur toute l'immense plate-forme de Kharam-ech-Cherif, depuis Birket-Israïn et l'actuelle caserne, d'un côté, jusqu'à la mosquée El-Aksa et aux « écuries de Salomon », de l'autre, on édifia une énorme bâtisse qui contenait, outre les deux petites mosquées anciennes, un vaste temple « de l'Empire » pour l'union de tous les cultes, et deux luxueux palais impériaux, avec bibliothèques, musées et locaux particuliers pour les expériences et les exercices de magie. C'est dans ce bâtiment, mi-temple mi-palais, que le quatorze septembre devait s'ouvrir le concile œcuménique.
Comme le protestantisme n'a pas de sacerdoce au sens propre, les hiérarques catholiques et orthodoxes décidèrent — en conformité avec le désir de l'empereur, qui souhaitait donner une certaine homogénéité aux représentations de toutes les branches du christianisme — d'admettre au concile un certain nombre de leurs laïcs, connus pour leur piété et leur dévouement aux intérêts de l'Église ; et puisque l'on admettait les laïcs, on ne pouvait pas exclure le bas clergé, régulier ou séculier. De la sorte, le nombre des participants au concile dépassa les trois mille, et près d'un demi-million de pèlerins chrétiens inondèrent Jérusalem et toute la Palestine.
Trois participants au concile se distinguaient plus particulièrement. Il y avait d'abord le pape Pierre II qui, de droit, dirigeait la délégation catholique du concile. Son prédécesseur était mort sur la route du concile. Un conclave s'était tenu à Damas et avait unanimement élu le cardinal Simone Barionini, qui avait pris le nom de Pierre II. Il était issu du peuple et venait de la région de Naples. Il s'était illustré comme prédicateur de l'ordre des Carmes et avait lutté avec beaucoup de mérite contre une secte satanique qui se développait à Saint-Pétersbourg et dans la région, dévoyant non seulement les orthodoxes mais les catholiques. Nommé archevêque de Mohilev, puis cardinal, il était d'avance désigné pour la tiare. C'était un homme d'une cinquantaine d'années, de taille moyenne et de forte constitution, avec un visage rougeaud, un nez busqué et d'épais sourcils. De caractère vif et impétueux, il parlait avec ardeur en faisant de grands gestes, et captivait davantage son auditoire qu'il ne le convainquait. Le nouveau pape considérait avec méfiance et antipathie le maitre de l'univers, surtout depuis que le défunt pape, sur le chemin du concile, avait cédé aux instances de l'empereur et nommé cardinal le chancelier d'empire et grand mage universel, l'évêque exotique Apollonius, que Pierre considérait comme un catholique douteux et un charlatan indubitable.
Le chef réel, quoique non officiel, des orthodoxes était le starets Jean, très connu dans le peuple russe. Bien qu'il figurât officiellement au nombre des évêques « à la retraite », il ne vivait pas dans un monastère, mais voyageait constamment en tous sens. Différentes légendes circulaient sur son compte. Certains assuraient que c'était Fiodor Kouzmitch, c'est-à-dire l'empereur Alexandre 1er, né environ trois siècles auparavant, qui était ressuscité. D'autres allaient plus loin, et affirmaient que c'était le vrai prêtre Jean, c'est-à-dire l'apôtre Jean, qui n'était jamais mort, et se montrait ouvertement dans les derniers temps. Quant à lui, il ne disait rien de ses origines ou de sa jeunesse. C'était maintenant un vieillard fort âgé mais alerte, aux longs cheveux et à la barbe d'un blanc jauni, et même verdi, haut de taille et maigre de corps, mais aux joues pleines et légèrement rosées, aux yeux vifs et brillants, avec, une expression de visage et une façon de s'exprimer d'une bonté attendrissante ; il portait toujours une soutane et un manteau blancs.
À la tête des représentants de l'Église réformée se tenait un théologien allemand très éminent, le professeur Ernst Pauli. C'était un petit vieillard tout sec au front immense, au nez pointu et au menton rasé de près. Ses yeux se distinguaient par l'expression particulière du regard, à la fois violent et débonnaire. Il se frottait sans cesse les mains, hochait la tête, fronçait les sourcils d'un air terrible, avançait les lèvres tout en émettant sur un ton maussade, l'œil étincelant, ces mots sans suite : « So ! mm ! ja ! so also ». Il était vêtu avec beaucoup de solennité et portait une cravate blanche et une longue redingote de pasteur, avec des insignes et des décorations officielles.
L'ouverture du concile fut imposante. Deux tiers de l'immense temple consacré à « l'unité de tous les cultes » étaient garnis de bancs et autres sièges pour les membres du concile, le dernier tiers étant occupé par une haute estrade sur laquelle, derrière le trône de l'empereur et un trône moins haut pour le grand mage (qui était cardinal et chancelier d'empire), étaient installées des rangées de sièges pour les ministres, les personnes attachées à la cour et les secrétaires d'État. Sur le côté il y avait de longs rangs de fauteuils dont personne ne connaissait la destination. Un orchestre jouait sur la galerie. Sur la place voisine étaient alignés deux régiments de la garde et une batterie de canons pour les salves d'honneur. Les membres du concile avaient célébré leurs offices dans des églises différentes, et l'ouverture du concile devait avoir un caractère tout à fait laïque. Quand l'empereur entra avec le grand mage et sa suite, et que l'orchestre attaqua la Marche de l'Humanité unie, qui servait d'hymne impérial international, tous les membres du concile se levèrent et crièrent par trois fois en agitant leurs chapeaux : « Vivat ! Hourra, Hoch ! » L'empereur vint se placer près du trône et, étendant les mains avec une bienveillance majestueuse, dit d'une voix sonore et agréable :
« Chrétiens de toutes confessions ! Frères et sujets bien-aimés ! Depuis le début de mon règne, que le Très-Haut a béni par de si merveilleuses et glorieuses réalisations, je n'ai jamais eu de raisons d'être mécontent de vous ; vous avez toujours accompli votre devoir en foi et en conscience. Mais c'est encore trop peu pour moi. L'amour sincère que je vous porte, frères bien-aimés, a soif de réciprocité. Je veux que ce ne soit pas par sens du devoir, mais par un sentiment d'amour venu du fond du cœur que vous reconnaissiez en moi votre chef véritable dans tout ce qui est entrepris pour le bien de l'humanité. Outre ce que je fais pour tous les hommes, je voudrais témoigner envers vous d'une bienveillance particulière. Chrétiens, que puis-je faire pour vous rendre heureux ? Que puis-je vous donner, non pas comme on donne à des sujets, mais à des coreligionnaires, à des frères ? Chrétiens ! dites-moi ce que vous avez de plus cher dans le christianisme, afin que je puisse diriger mes efforts dans ce sens ».
Il s'arrêta, et attendit. Un bourdonnement sourd parcourait le temple. Les membres du concile chuchotaient entre eux. Le pape Pierre, avec des gestes vifs, expliquait quelque chose à ceux qui l'entouraient. Le professeur Pauli hochait la tête et faisait furieusement claquer ses lèvres. Le starets Jean, penché vers un évêque oriental et un capucin, leur recommandait quelque chose à voix basse. Après avoir attendu quelques minutes, l'empereur s'adressa au concile sur le même ton affable, sous lequel perçait cependant une note d'ironie à peine perceptible :
« Chers chrétiens, dit-il, je comprends combien il vous est difficile de formuler une même réponse directe. Là encore, je veux vous aider. Vous êtes malheureusement divisés depuis si longtemps en diverses chapelles et partis qu'il n'y a peut-être plus un seul objet commun pour vous attirer. Mais, si vous ne pouvez vous accorder, j'espère accorder tous vos partis en leur montrant à tous un amour égal et une égale disposition à satisfaire les aspirations véritables de chacun. Chers chrétiens ! Je sais que pour un grand nombre d'entre vous, et non des moindres, ce qui compte le plus dans le christianisme c'est cette autorité spirituelle qu'il confère à ses représentants légitimes ; non certes pour leur profit personnel, mais pour le bien commun, puisque c'est sur cette autorité que reposent le bon ordre spirituel et la discipline morale indispensables à tous. Chers frères catholiques ! Comme je comprends votre point de vue, et combien je voudrais appuyer mon pouvoir sur l'autorité de votre chef spirituel ! Pour que vous ne pensiez pas qu'il n'y a là que flatterie et paroles creuses, nous le déclarons solennellement, selon notre volonté autocratique : l'évêque suprême de tous les catholiques, le pape de Rome, est désormais rétabli sur son trône romain avec tous les droits et privilèges autrefois attachés à ce titre et à cette chaire, et qui avaient été accordés par nos prédécesseurs, à commencer par l'empereur Constantin le Grand. De vous, frères catholiques, j'attends seulement, en échange, que vous me reconnaissiez du fond du cœur comme votre unique défenseur et protecteur. Que ceux d'entre vous ici présents qui, en conscience et du fond du cœur, me reconnaissent pour tel viennent à moi ».
Avec des exclamations joyeuses : « Gratias agimus ! Domine, salvum lac magnum imperatorem », presque tous les princes de l'Église catholique, cardinaux et évêques, la majeure partie des laïcs, et près de la moitié des religieux montèrent sur l'estrade et, après s'être profondément inclinés en direction de l'empereur, occupèrent leurs sièges. Mais, en bas, au milieu de l'assemblée, aussi droit et immobile qu'une statue de marbre, le pape Pierre II restait à sa place. Tout son entourage était monté sur l'estrade. Cependant, le groupe éclairci des moines et des laïcs restés en bas s'approcha de lui, et l'entoura en un cercle serré d'où partait une rumeur contenue : « Non praevalebunt, non praevalebunt portae inferni ».
L'empereur jeta un regard étonné sur le pape immobile et haussa de nouveau la voix : « Chers frères ! Je sais qu'il en est parmi vous à qui rien n'est plus cher dans le christianisme que la sainte tradition, les vieux symboles, les vieilles hymnes et les antiques prières, icônes et rites sacrés. En effet, que peut-il y avoir de plus cher à une âme pieuse ? Sachez donc, bien-aimés, qu'aujourd'hui j'ai alloué par décret des fonds considérables pour un musée mondial d'archéologie chrétienne, qui sera situé dans notre glorieuse métropole impériale de Constantinople. Il aura pour mission de réunir, d'étudier et de conserver tous les documents de l'antiquité ecclésiastique, principalement orientale. À vous je demande d'élire dès demain dans votre sein une commission chargée d'étudier avec moi les mesures à prendre pour rapprocher le plus possible de la Tradition et des normes de la Sainte Église orthodoxe les mœurs et les usages contemporains. Frères orthodoxes ! Que ceux à qui ma volonté agrée, et qui en leur cœur peuvent m'appeler leur chef et maître véritable, montent ici ».
Et la majeure partie des hiérarques de l'Orient et du Nord, la moitié des ex-vieux-croyants, et plus de la moitié des prêtres, moines et laïcs orthodoxes montèrent sur l'estrade en poussant des cris de joie et en regardant de travers les catholiques qui y trônaient déjà. Mais le starets Jean ne bougea pas ; il poussait de gros soupirs. Quand la foule qui l'entourait se fut fortement éclaircie, il quitta son siège et vint s'asseoir plus près du pape Pierre et de son cercle. Il fut suivi des orthodoxes qui n'étaient pas allés sur l'estrade.
L'empereur reprit : « J'en connais aussi parmi vous, chers chrétiens, qui plus que tout chérissent dans le christianisme la conviction personnelle et le libre examen de l'Écriture. Il est inutile d'insister sur mon opinion à ce sujet. Vous savez peut-être que, tout jeune encore, j'ai écrit un gros ouvrage de critique biblique, qui fit à l'époque quelque bruit et marqua le début de ma renommée. C'est probablement en souvenir de cela que l'université de Tübingen m'a offert dernièrement le diplôme de docteur honoris causa en théologie. J'ai fait répondre que je l'acceptais avec plaisir et gratitude. Et aujourd'hui, en même temps que je fondais le musée d'archéologie chrétienne, j'ai approuvé la création d'un institut mondial pour la libre recherche sur l'Écriture sainte sous tous les aspects et dans toutes les dimensions possibles, et pour l'étude de toutes les sciences auxiliaires, avec un budget annuel d'un million et demi de marks. J'invite ceux d'entre vous que touche ma sympathie et qui, par un sentiment sincère, ont su reconnaître en moi leur chef souverain, à rejoindre ici le nouveau docteur en théologie ». Les belles lèvres du grand homme furent parcourues d'un étrange sourire narquois.
Plus de la moitié des éminents théologiens se dirigèrent vers l'estrade, non cependant sans quelque lenteur ni hésitation. Tous avaient les yeux tournés vers le professeur Pauli, qui semblait cloué sur son siège, la tête baissée, le dos courbé, tout pelotonné. Les éminents théologiens montés sur l'estrade étaient décontenancés, et l'un d'entre eux fit un geste de la main, sauta en bas sans passer par les marches et, en boitillant, accourut vers le professeur Pauli et la minorité restée avec lui. Le professeur releva la tête et, se dressant d'un mouvement indéfinissable, passa devant les bancs vides en compagnie de ceux de ses coreligionnaires qui étaient restés fermes, et alla s'asseoir avec eux tout près du starets Jean et du pape Pierre et de leurs cercles respectifs.
La grande majorité du concile, dans laquelle figurait aussi la quasi-totalité des hiérarques d'Orient et d'Occident, se trouvait sur l'estrade. En bas, il ne restait que trois groupes qui s'étaient rapprochés, et dont les membres se serraient autour du starets Jean, du pape Pierre et du professeur Pauli.
L'empereur leur adressa la parole d'un ton attristé : « Que puis-je encore faire pour vous ? Singulière engeance ! Qu'attendez-vous de moi ? Je l'ignore. Dites-moi donc, vous les chrétiens abandonnés par la majorité de vos frères et de vos chefs, vous que le sentiment populaire a condamnés : qu'est-ce qui vous est le plus cher dans le christianisme ? »
Alors, tel un cierge blanc, se leva le starets Jean, qui répondit avec douceur : « Sire ! Ce que nous avons de plus cher dans le christianisme, c'est le Christ Lui-même, de Qui procède toute chose, car nous savons qu'en Lui demeure corporellement toute la plénitude de la Divinité. Mais de vous aussi, Sire, nous sommes prêts à recevoir tout bien, à condition seulement que nous reconnaissions dans votre main généreuse la main sainte du Christ. Quant à savoir ce que vous pouvez faire pour nous, nous vous répondrons franchement : confessez ici et maintenant devant nous que Jésus-Christ est le Fils de Dieu venu dans la chair, qu'Il est ressuscité et reviendra ; reconnaissez-Le, et nous vous recevrons avec amour comme authentique précurseur de Sa seconde venue dans la gloire ». Le starets Jean reprenait là les paroles de l'apôtre Jean : « Tout esprit qui confesse Jésus-Christ est de Dieu, et tout esprit qui ne confesse pas Jésus n'est pas de Dieu, mais est celui de l'Antéchrist (...) Vous, mes petits enfants, vous êtes de Dieu ». (I Jean 4, 1-4)
Il se tut, et fixa des yeux le visage de l'empereur. Ce dernier ressentait comme un malaise. En lui s'était levée cette même tempête infernale qu'il avait connue pendant la nuit fatidique. Tout son équilibre intérieur était bouleversé, et toutes ses pensées étaient bandées pour ne pas perdre le contrôle extérieur de soi ni se trahir prématurément. Il fit des efforts surhumains pour ne pas se jeter avec un hurlement sauvage sur son interlocuteur et se mettre à le déchirer à belles dents. Soudain, il entendit la voix venue d'ailleurs qu'il connaissait bien : « Tais-toi, et ne crains rien ». Il garda le silence. Son visage glacé et assombri se contracta seulement tout entier, et ses yeux jetèrent des étincelles. Pendant que parlait le starets Jean, le grand mage faisait des sortes de manipulations sous l'immense manteau tricolore qui recouvrait la pourpre cardinalice. Son regard concentré lançait des éclairs et ses lèvres remuaient. Par les fenêtres ouvertes du temple, on vit qu'un énorme nuage noir s'était approché, et bientôt l'obscurité régna partout. Le starets Jean ne détournait pas ses yeux effarés du visage silencieux de l'empereur ; soudain, horrifié, il se jeta en arrière et, se retournant, s'écria d'une voix étranglée : « Mes petits enfants, l'Antéchrist ! » À ce moment retentit un coup de tonnerre assourdissant, une énorme boule de feu jaillit dans le temple et recouvrit le starets. Pendant un instant tout fut comme paralysé, et quand les chrétiens assourdis reprirent leurs esprits, le starets Jean gisait mort sur le sol.
Pâle, mais calme, l'empereur se tourna vers l'assemblée : « Vous avez vu le jugement de Dieu. Je ne voulais la mort de personne, mais mon Père des cieux venge son fils bien-aimé. L'affaire est réglée. Qui va discuter avec le Très-Haut ? Secrétaires ! notez : « Le concile œcuménique de tous les chrétiens, après que le feu du ciel eut frappé l'insensé qui s'opposait à la majesté divine, a reconnu à  l'unanimité son chef et maître suprême dans la personne de l'empereur tout-puissant de Rome et de tout l'univers ».
Soudain, une parole claire et distincte retentit dans le temple : « Contradicitur ! » Le pape Pierre se leva, le visage cramoisi, tremblant de colère, et brandit sa crosse en direction de l'empereur : « Nous n'avons pour maître que Jésus-Christ, le Fils du Dieu vivant. Et toi, tu as entendu qui tu étais. Vade retro, fratricide Caïn ! Va-t'en, vase diabolique ! Par la puissance du Christ, moi, serviteur des serviteurs de Dieu, je te jette pour toujours, chien immonde, hors du jardin divin, et te remets à Satan ton père. Anathème, anathème, anathème ! »
Tandis qu'il parlait, le grand mage s'affairait fébrilement sous son manteau, et le tonnerre couvrit de son fracas le troisième anathème. Le dernier pape s'écroula, inanimé. « Ainsi périront de la main de mon père tous mes ennemis », dit l'empereur. « Pereant, pereant »,13 s'écrièrent en tremblant les princes de l'Eglise. Il se retourna, et sortit lentement par les portes placées derrière l'estrade, appuyé sur l'épaule du grand mage et suivi de la multitude des siens.
Dans le temple, il ne restait plus que les deux cadavres et le cercle serré des chrétiens à demi morts de peur. Le seul à ne pas perdre la tête fut le professeur Pauli. La frayeur des autres avait comme réveillé en lui toute la puissance de son esprit. Extérieurement, il avait changé aussi : son aspect était désormais majestueux et inspiré. À pas décidés, il monta sur l'estrade, s'assit à la place d'un des secrétaires d'État, prit une feuille de papier et se mit à écrire. Quand il eut fini, il se leva et lut à haute voix : « Gloire à Jésus-Christ notre seul Sauveur. Le concile œcuménique des Églises, assemblé à Jérusalem, après que notre bienheureux frère Jean, chef de la chrétienté orientale, a accusé le grand perfide et ennemi de Dieu d'être véritablement l'Antéchrist annoncé par l'Écriture divine, et que notre bienheureux père Pierre, chef de la chrétienté occidentale, l'a définitivement exclu de l'Église dans les formes et dans les règles, décrète maintenant, devant les corps de ces deux témoins du Christ morts pour la Vérité, que l'on doit cesser tout rapport avec l'excommunié et son abjecte troupe, et s'éloigner dans le désert pour y attendre le retour certain de notre vrai Maître Jésus-Christ ». L'enthousiasme s'empara de la foule, et l'on entendit crier à voix forte : « Adveniat ! Adveniat cito ! Komm, Herr Jesus, komm ! Viens, Seigneur Jésus ! »
Le professeur Pauli écrivit encore quelques mots et lut : « Ayant adopté à l'unanimité ce premier et dernier acte du dernier concile œcuménique, nous signons de nos noms... » et il invita d'un geste les personnes assemblées. Toutes montèrent en hâte à la tribune et signèrent. À la fin, il signa en larges lettres gothiques : « Duorum defunctorum testium locum tenens Ernst Pauli ». « Et maintenant, partons avec notre arche de la dernière alliance ! », dit-il, en désignant les deux défunts.
On plaça les corps sur des civières. Lentement, en chantant des hymnes latines, allemandes et slavonnes, les chrétiens se dirigèrent vers la sortie de Kharam ech-Cherif. Là, le cortège fut arrêté par un secrétaire d'État que l'empereur avait envoyé, escorté d'un officier et d'un détachement de la garde. Les soldats s'arrêtèrent à l'entrée et le secrétaire d'État lut du haut de la tribune : « Ordre de sa majesté divine : pour faire entendre raison au peuple chrétien et le protéger des mauvais desseins de fauteurs de troubles et de corrupteurs, nous avons jugés bon d'exposer publiquement dans la rue des chrétiens (Kharet-en-Nasara), à l'entrée du temple principal de cette religion, nommé le Saint Sépulcre, ou encore la Résurrection, les corps des deux séditieux tués par le feu du ciel. Ainsi, chacun pourra se convaincre qu'ils sont bien morts. Quant à leurs disciples qui, par haine, s'obstinent à rejeter tous nos bienfaits et qui, dans leur folie, ne veulent pas voir les signes flagrants envoyés par la Divinité elle-même, notre miséricorde et notre intercession auprès du Père des cieux leur épargnent la mort par le feu céleste qu'ils avaient méritée. Ils jouissent comme auparavant de leur pleine liberté, avec toutefois cette restriction qu'il leur est interdit, pour le bien de tous, de résider dans les villes et autres lieux habités, afin qu'ils ne troublent ni ne séduisent, par leurs vils mensonges, les innocents et les simples ». Lorsqu'il eut terminé, huit soldats s'avancèrent, sur un signe de l'officier, vers les corps sur les civières.
« Que s'accomplisse ce qui est écrit ! », dit le professeur Pauli. Et les chrétiens qui portaient les civières les remirent sans un mot aux soldats. Ces derniers s'éloignèrent par la porte nord-ouest, et les chrétiens, sortis par la porte nord-est, quittèrent en hâte la ville, et se dirigèrent vers Jéricho en longeant le mont des Oliviers. Des gendarmes et deux régiments de cavalerie avaient auparavant dispersé les foules qui encombraient la route. Il fut décidé de demeurer plusieurs jours sur les collines désertes qui avoisinent Jéricho. Le lendemain matin, des pèlerins chrétiens amis vinrent de Jérusalem et racontèrent ce qui s'était passé à Sion.
Après un déjeuner à la cour, tous les membres du concile avaient été invités dans l'immense salle du trône — non loin de l'emplacement supposé du trône de Salomon — et l'empereur, s'adressant aux représentants de la hiérarchie catholique, avait déclaré que, dans l'intérêt de l'Église, il fallait évidemment élire sans tarder un digne successeur de l'apôtre Pierre, que, vu les circonstances, l'élection devait être prompte, que la présence de l'empereur, chef et représentant de la chrétienté tout entière, compensait largement les entorses faites au rituel, et qu'au nom de tous les chrétiens il proposait au Sacré Collège d'élire son ami et frère bien-aimé Apollonius, afin que leurs liens étroits rendissent l'union de l'Église et de l'État solide et indissoluble, dans l'intérêt de l'une comme de l'autre.
Le Sacré Collège s'était retiré en conclave, et une heure et demie après en était ressorti avec le nouveau pape Apollonius. Pendant le scrutin, l'empereur avait exhorté avec douceur, intelligence et éloquence les représentants orthodoxes et réformés à faire cesser leurs vieilles querelles dans l'optique de l'ère grandiose de l'histoire chrétienne qui s'annonçait, et leur avait donné sa parole qu'Apollonius saurait abolir définitivement tous les abus de l'autorité papale que l'histoire a connus. Convaincus par ce discours, les représentants de l'orthodoxie et du protestantisme établirent un acte d'union des Églises, et quand Apollonius et les cardinaux apparurent dans la salle, salués par les cris de joie de l'assemblée entière, un archevêque grec et un pasteur protestant lui remirent leur papier. « Accipio et approbo et laetificatur cor meum », dit Apollonius en signant le document. « Je suis tout aussi véritablement orthodoxe et tout aussi véritablement protestant que je suis véritablement catholique », ajouta-t-il, en donnant un baiser d'amitié au Grec et à l'Allemand. Puis il s'approcha de l'empereur, qui l'embrassa et le tint longtemps serré contre lui.
Pendant ce temps, des sortes de points lumineux s'étaient mis à circuler en tous sens dans le palais et dans le temple ; ils grandirent et se transformèrent en êtres étranges aux formes brillantes ; des fleurs, telles qu'on n'en avait jamais vu sur terre, tombèrent du ciel, emplissant l'air d'un parfum inconnu. Dans les hauteurs retentirent des instruments de musique aux sons ravissants qu'on n'avait jusqu'à présent jamais entendus, qui vous allaient droit au cœur et vous saisissaient. Les voix angéliques de chantres invisibles célébraient les louanges des nouveaux maîtres de la terre et du ciel. Sur ces entrefaites, un effroyable grondement souterrain se fit entendre à l'angle nord-ouest du palais du milieu, sous Koubbet-elAruach, c'est-à-dire la coupole des âmes où se trouve, selon la tradition musulmane, l'entrée des enfers. Quand l'assemblée, invitée par l'empereur, se mit en marche dans cette direction, tous entendirent clairement d'innombrables voix grêles et perçantes — à la fois enfantines et diaboliques — qui s'exclamaient : « L'heure a sonné, libérez-nous, sauveurs, sauveurs ! » Mais lorsque Apollonius, se collant au rocher, eut crié par trois fois, en direction de la terre, quelque chose en une langue inconnue, les voix se turent et le grondement souterrain prit fin.
Entre-temps, une foule innombrable avait entouré Kharam-ech-Cherif, de tous côtés. À la nuit tombante, l'empereur, accompagné du nouveau pape, sortit sur le perron est et souleva une « tempête d'enthousiasme ». Tandis qu'il s'inclinait affablement dans toutes les directions, Apollonius puisait sans cesse, dans de grands paniers que lui apportaient des cardinaux-diacres pour en sortir de magnifiques chandelles romaines, des fusées et des fontaines de feu qu'il jetait en l'air, après qu'elles se furent allumées au contact de ses mains, et qui tantôt devenaient semblables à des perles phosphorescentes, tantôt prenaient des tons vifs et irisés. Et tout cela, en touchant le sol, se transformait en innombrables feuilles multicolores avec des indulgences plénières et inconditionnelles pour tous les péchés passés, présents et à venir. La liesse populaire était à son comble. Certes, d'aucuns affirmaient bien avoir vu de leurs yeux les indulgences se transformer en hideux crapauds et serpents. Néanmoins, la grande majorité était enthousiaste, et les réjouissances se prolongèrent encore plusieurs jours, au cours desquels le nouveau pape thaumaturge en vint à accomplir des prodiges si étonnants et si incroyables qu'il serait bien vain de les rapporter.
Pendant ce temps, sur les hauteurs désertiques de Jéricho, les chrétiens s'adonnaient au jeûne et à la prière. Au soir du quatrième jour, quand l'obscurité fut tombée, le professeur Pauli pénétra dans Jérusalem avec neuf compagnons montés sur des ânes et avec une charrette. Par les rues latérales, ils contournèrent Kharam-ech-Cherif, atteignirent Kharet-en-Nassara, et s'approchèrent du porche de l'église de la Résurrection, sur le parvis de laquelle gisaient les corps du pape Pierre et du starets Jean. À cette heure, les rues étaient désertes car toute la ville était partie à Kharam-ech-Cherif. Les soldats de garde dormaient d'un sommeil profond. En prenant les corps, on les trouva parfaitement intacts. Ils n'étaient pas même raides ni alourdis. Les hommes les posèrent sur des brancards, les recouvrirent de manteaux qu'ils avaient apportés et, empruntant les mêmes détours, revinrent parmi les leurs.
Mais à peine avaient-ils reposé les brancards à terre que l'esprit de vie revint dans les morts. Ils se mirent à bouger et à essayer de rejeter les manteaux qui les enveloppaient. Tous leur vinrent en aide avec des cris de joie, et bientôt les deux hommes revenus à la vie furent sur pied, sains et saufs. Le starets Jean, quand il eut recouvré la vie, dit : « Voyez-vous, mes petits enfants, nous ne nous étions pas séparés. Voici donc ce que j'ai à vous dire maintenant : l'heure est venue d'exaucer la dernière prière du Christ, qui a demandé que ses disciples fussent un comme Il est un avec le Père. Pour cette unité du Christ, mes petits enfants, révérons notre frère bien-aimé Pierre. Qu'il paisse dorénavant les brebis du Christ. Allons, mon frère ! » Et il embrassa Pierre.
Alors le professeur Pauli s'approcha : « Tu es Petrus », déclara-t-il au pape. « Désormais c'est solidement prouvé et sans l'ombre d'un doute ». Et il lui serra vigoureusement la main, tandis qu'il tendait la main gauche au starets Jean avec ces mots : « Ainsi donc, petit père, nous voici un en Christ ». Ainsi fut réalisée l'unité des Églises, par une nuit sombre, en un lieu solitaire et élevé. Mais l'obscurité de la nuit fut soudain dispersée par une lumière éclatante, et un grand signe apparut dans le ciel : une femme, vêtue de soleil, avec la lune sous ses pieds et, sur sa tête, une couronne de douze étoiles. L'apparition demeura sur place quelque temps, puis se déplaça doucement vers le sud. Le pape Pierre souleva sa crosse et s'exclama : « Voici notre étendard. Suivons-le ! » Et il partit dans la direction de l'apparition, accompagné des deux vieillards et de toute la foule des chrétiens, vers la montagne de Dieu, le Sinaï...
(Ici le lecteur s'arrêta.)
LA DAME. Pourquoi ne continuez-vous pas ?
M.Z. — Mais parce que le manuscrit ne va pas plus loin. Le père Pansophius n'a pas eu le temps de terminer son histoire. Déjà malade, il m'a raconté ce qu'il voulait encore écrire « dès qu'il serait guéri ». Mais il ne s'est pas remis, et la fin de son histoire est enterrée avec lui au monastère Saint-Daniel.
LA DAME. — Mais, n'est-ce pas, vous vous souvenez de ce qu'il vous a dit ; alors, racontez-le-nous.
M.Z. — Je ne m'en souviens que dans les grandes lignes. Après que les chefs spirituels et les représentants du christianisme se furent éloignés dans le désert d'Arabie, où de toutes parts affluaient vers eux des multitudes de fidèles zélateurs de la Vérité, le nouveau pape put sans encombre pervertir par ses miracles et ses prodiges insolites tous les autres, tous ces chrétiens superficiels qui n'avaient pas été désillusionnés sur le compte de l'Antéchrist. Il fit savoir que, détenteur du pouvoir des clés, il avait ouvert les portes qui séparaient le monde terrestre de l'au-delà et, effectivement, les relations entre vivants et morts, ainsi qu'entre hommes et démons, devinrent chose courante. La débauche mystique et la démonolâtrie prirent des formes nouvelles et inouïes. Mais à peine l'empereur s'était-il cru solidement établi sur le terrain religieux et s'était-il proclamé, sur les injonctions de la mystérieuse « voix du Père », seule incarnation véritable de la Divinité suprême de l'univers — qu'un malheur s'abattit sur lui, surprenant tout le monde : les Juifs se soulevèrent. Cette nation, qui comptait alors près de trente millions d'individus, n'était pas tout à fait étrangère à ce qui avait préparé et consolidé le succès universel du surhomme. Quand donc il s'était installé à Jérusalem, entretenant secrètement dans les milieux juifs des bruits selon lesquels son but principal était d'instaurer le règne universel d'Israël, les Juifs l'avaient reconnu comme le Messie, et le dévouement enthousiaste qu'ils lui montraient ne connut pas de limites. Et voilà qu'ils se soulevaient soudain, pleins de colère et assoiffés de vengeance. Ce retournement, incontestablement prédit par l'Écriture comme par la Tradition, le père Pansophius le présentait peut-être avec trop de simplisme et avec un réalisme exagéré. En effet, les Juifs, qui croyaient que l'empereur était un des leurs et un parfait israélite, découvrirent par hasard qu'il n'était pas même circoncis. Le jour même, tout Jérusalem, et, le lendemain, toute la Palestine, se soulevèrent. Le dévouement ardent et sans bornes des Juifs au sauveur d'Israël et au Messie espéré s'était transformé en une haine tout aussi ardente et infinie à l'égard du perfide trompeur et de l'insolent imposteur. Tout le peuple juif se souleva comme un seul homme, et ses ennemis virent avec stupeur que l'âme d'Israël, en son tréfonds, ne vit pas des calculs et de l'avidité de Mammon, mais de la force d'un sentiment profond, qui est l'espérance et le courroux propres à sa foi messianique éternelle. Surpris par cette explosion, l'empereur perdit contenance et fit paraître un édit qui condamnait à mort tous les Juifs et chrétiens insoumis. Ceux qui n'avaient pas eu le temps de s'armer furent massacrés sans pitié par milliers et par dizaines de milliers. Mais bientôt une armée d'un million de Juifs s'empara de Jérusalem et bloqua l'Antéchrist dans Kharam-ech-Cherif. Il ne disposait que d'une partie de la garde, qui ne pouvait vaincre la masse ennemie. Avec l'aide de l'art magique de son pape, l'empereur parvint à traverser les rangs des assiégeants, et bientôt il réapparut en Syrie, à la tête d'une armée innombrable de païens de toutes tribus.
Les Juifs s'avancèrent à sa rencontre, sans grandes chances de succès. Mais à peine les avant-gardes des deux armées étaient-elles au contact qu'il se produisit un tremblement de terre d'une puissance inouïe : sous la mer Morte, près de laquelle s'étaient disposées les troupes impériales, s'ouvrit le cratère d'un énorme volcan, et des torrents de feu qui se fondaient en un grand lac de flammes engloutirent l'empereur, avec ses multitudes de soldats, ainsi que son inséparable compagnon, le pape Apollonius, dont toute la magie ne servit plus de rien. Entre-temps, les Juifs s'étaient enfuis en direction de Jérusalem, invoquant le secours du Dieu d'Israël avec crainte et tremblement. Ils étaient déjà en vue de la Ville sainte quand, dans un éclair, le ciel s'ouvrit de l'Orient à l'Occident, et ils virent le Christ descendre vers eux dans ses habits royaux, avec les plaies des clous sur ses mains écartées. En même temps, la troupe des chrétiens conduits par Pierre, Jean et Paul, avançait du Sinaï vers Sion, et, de divers côtés, accouraient vers eux d'autres foules enthousiastes : c'étaient tous les juifs et les chrétiens exécutés par l'Antéchrist. Ils avaient repris vie, et régnèrent avec le Christ pendant mille ans.
C'est ainsi que le père Pansophius voulait terminer son récit, dont le sujet n'était pas la catastrophe générale de l'univers mais seulement le dénouement de notre processus historique, dénouement dont les éléments sont l'apparition, la glorification et la chute de l'Antéchrist.
L'HOMME POLITIQUE. - Et vous pensez que le dénouement est si proche ?
M.Z. — Oh, il y aura encore beaucoup de bavardage et d'agitation sur la scène, mais la pièce tout entière est depuis longtemps écrite jusqu'au bout. Ni les spectateurs ni les acteurs n'y peuvent rien changer.
LA DAME. - Mais quel est, finalement, le sens de ce drame ? Et puis, tout de même, je ne comprends pas pourquoi votre Antéchrist déteste Dieu à ce point, tout en étant essentiellement bon, pas méchant.
M.Z. — Justement : il ne l'est pas essentiellement. Tout est là. Et je retire ce que j'avais dit en annonçant qu'« on n'explique pas l'Antéchrist à coups de proverbes ». Il s'explique tout entier par un seul proverbe, bien simple d'ailleurs : « Tout ce qui brille n'est pas or ». Cette contrefaçon du bien a autant de brillant que l'on veut, mais de force essentielle, point.
Vladimir Soloviev, Court récit sur l'Antéchrist



Voir aussi "La crise des derniers temps" de Robert-Hugh Benson